Histoire de la conquête de l’Inde par l’Angleterre (Barchou de Penhoën)/Livre XIV

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Au comptoir des imprimeurs-unis (tome 4p. 127-261).

LIVRE XIV.

SOMMAIRE.


Ouverture de la seconde campagne. — Siège de Bangalore par les Anglais. — Mort de Moorhouse, colonel d’artillerie. — Prise de la ville. — Préparatifs pour le siège de Seringapatam ; jonction de l’armée anglaise avec les armées du nizam et des Mahrattes. — Marche de lord Cornwallis sur Seringapatam. — Position du corps d’armée mahratte avant sa jonction avec les Anglais. — Siège de Darwar. — Prise d’Hoolidroog, etc. — Les Lambadys ou Brindjarries ; leurs mœurs, leurs usages ; ils approvisionnent l’armée anglaise. — Situation respective de Tippoo et des Anglais. — La guerre contre Tippoo reçoit l’approbation du parlement. — Opérations de l’armée du nizam et de l’armée anglaise avant le renouvellement des opérations contre Tippoo. — Opérations de l’armée mahratte. — Fragilité d’un brahme et ses conséquences. — Armée de Bombay. — Opérations de Tippoo (1791-93). — Lord Cornwallis rentre en campagne. — Tippoo prend position devant Seringapatam. — Ses lignes. — Lord Cornwallis prend la résolution de les attaquer. — Ses dispositions. — Succès de cette attaque. — Le champ de bataille au point du jour. — Lord Cornwallis prend position et commence le siège de Seringapatam. — Jonction du corps d’Abercromby. — Ouverture de la tranchée. — Tippoo fait des ouvertures de paix. — Négociations préliminaires. — Les fils de Tippoo livrés en otage. — Conclusions d’un traité définitif. — Ses conditions. — Réflexions sur ces conditions. — Deux systèmes politiques sur l’Inde, de nouveau en présence ; lord Cornwallis et Muns. — Nécessité des conquêtes dans l’Inde. — Nouvel arrangement entre la présidence de Madras et le nabob du Carnatique. — La cour des directeurs. — Lord Cornwallis en Angleterre. — Renouvellement de la charte de la Compagnie (1793). — Suite du procès de Hastings. — Discours de Hastings à la chambre des pairs. — Nouvelle prorogation du procès. — L’accusation devient peu à peu impopulaire. — Exposition de la défense, et réplique de l’accusation. — Nouvelle et dernière prorogation. — Jugement et acquittement de Hastings. — La cour des directeurs lui accorde une pension de 4,000 livres sterling.
(1791 — 1795.)


Séparateur


À la nouvelle de la rupture de la paix avec Tippoo, lord Cornwallis avait formé le projet de se rendre à Madras. Il voulait se charger lui-même de la conduite de la guerre. Apprenant la nomination du général Medows à cette présidence, il abandonna cette intention. L’issue de la première campagne l’y fit revenir. Il la communiqua à la cour des directeurs ; mais, jaloux de ménager le général Medows, il ajoutait qu’il était bien loin d’imaginer faire mieux comme militaire que ce dernier ; qu’il espérait seulement, en raison de la supériorité de son emploi, convaincre par sa présence les princes indigènes de toute l’importance de cette guerre aux yeux de la Compagnie, et de la ferme résolution où elle était de la pousser avec vigueur. Le général Medows s’était proposé de se porter sur Seringapatam par une des passes méridionales des montagnes. La fatale issue de cette campagne détermina lord Cornwallis à prendre une autre ligne d’opérations, celle de Velore, Amboore et Bangalore. L’inconvénient de ce plan était d’obliger l’armée au siège de Bangalore, l’une des plus fortes places de Tippoo ; il avait d’un autre côté l’avantage d’assurer à l’armée une ligne d’opérations directe et facile à garder. L’armée anglaise, entrant en campagne le 5 février (1791), se dirigea sur Moogly, où elle arriva le 17. Là, lord Cornwallis reçut des propositions de la part de Tippoo ; sa réponse fut que les préliminaires de toute négociation devaient être l’évacuation du Carnatique par ce dernier. Croyant que peut-être les Anglais n’oseraient se hasarder à en sortir tant que lui-même y demeurerait, Tippoo se dirigea sur Gingee. Trompé dans cette conjecture, il se hâta de repasser lui-même les ghauts (montagnes), et trouva le moyen d’arriver devant Bangalore deux jours avant lord Cornwallis. Une seule idée, une idée fixe, à laquelle il sacrifiait toute autre considération, dominait ordinairement l’esprit de Tippoo. Pendant son séjour dans les environs de Pondichéry, ses négociations avec les Français avaient été cette idée ; maintenant il ne pensait qu’à sauver à tout prix son harem, alors enfermé dans Bangalore. Les petites places de Oscottah et de Colar se rendirent à la première sommation de l’armée anglaise. Le 4 mars, les Anglais aperçurent dans leur voisinage plusieurs détachements considérables de cavalerie mysoréenne ; Tippoo lui-même les dépassa par leur flanc gauche. On crut qu’il épiait l’occasion d’attaquer les bagages, on se mit en garde contre ce dessein. L’armée, qui, au coucher du soleil, était formée sur quelques collines, attendit jusqu’au lever du jour pour voir où était Tippoo. L’aile droite de la cavalerie et le bagage se mirent alors en marche. L’aile gauche conserva quelques instants sa position, puis suivit ce mouvement. En ce moment le feu de 12 canons, d’ailleurs sans effet en raison de l’éloignement des Anglais, annonça l’arrivée de Tippoo. Plus tard, un terrain défavorable et un ruisseau fort profond l’empêchèrent de disposer avec promptitude de cette artillerie. Profitant de la circonstance, Cornwallis hâta son mouvement, son aile gauche se trouva bientôt hors de la portée des canons de Tippoo, qui continuèrent de tirer sans plus d’efficacité ; huit ou dix hommes seulement furent mis hors de combat. Dans la soirée, l’armée prit position dans les environs de Bangalore.

Le lendemain, un détachement de 2,000 hommes de cavalerie et de trois bataillons d’infanterie s’approcha de la place, sous le commandement du colonel Floyd. Il devait protéger les ingénieurs chargés de reconnaître le point d’attaque. Divers corps de cavalerie mysorienne vinrent caracoler sur ses flancs, pendant qu’il remplissait cette mission. Laissant derrière lui son infanterie, sous le commandement d’un major, le colonel Floyd les poursuivit à la tête de sa cavalerie : emporté par son ardeur, il ne tarda pas à se trouver en face de l’arrière-garde de Tippoo. En ce moment même, ce dernier arrivait sur le terrain ou son projet était de camper. À l’apparition inattendue des troupes anglaises, l’arrière-garde de l’armée mysoréenne se disperse. Floyd la charge avec détermination, s’empare de neuf pièces de canon placées sur une éminence, et se dirige aussitôt vers une autre colline, où il voulait essayer de rétablir l’ordre parmi ses propres troupes. Atteint, pendant qu’il exécute cette manœuvre, par une balle de mousquet à la joue, il tombe de cheval ; la blessure n’étant pas considérable, il y remonte aussitôt. Mais le sang qui remplit sa bouche, et ses dents brisées, lui ôtent toute possibilité de se faire entendre ; la confusion achève de se mettre parmi les Anglais. Le jour finissait, et l’obscurité s’accroissait de moment en moment. Les régiments, jusque-là séparés, ne recevant aucun ordre, ne sachant quelle direction tenir, se mêlent, se confondent. Après avoir rallié sa propre infanterie, Tippoo dirige sur cette masse confuse quelques pièces de canon qui achèvent d’y porter le désordre. La retraite commence avec quelque ordre, se change en une fuite tumultueuse et précipitée, rendue périlleuse par la nature du terrain, tout rempli de crevasses et de rochers. Les traîneurs sont aussitôt massacrés par les Mysoréens, qui ne font aucun quartier. Par bonheur, l’infanterie demeurée en arrière était commandée par un officier brave et expérimenté ; dès qu’il entendit le bruit du canon et de la mousqueterie, il s’était dirigé de ce côté, et à la vue des troupes de Floyd revenant en désordre, avait pris position sur une hauteur avec ses trois bataillons. Le feu de ces troupes, parfaitement dirigé, arrêta les Mysoréens, et la cavalerie anglaise put se rallier. La blessure de Floyd avait, sans doute, été la cause première de toute cette confusion ; mais, peut-être, fut-elle, à tout prendre, un événement heureux. S’il n’avait pas été contraint de s’arrêter, Floyd, emporté par son ardeur brillante, se serait probablement lancé jusqu’au milieu de l’armée ennemie ; dans ce cas, aucun des siens n’eût probablement regagné le camp anglais. Le lendemain, à l’étonnement général, 250 prisonniers de ce malheureux détachement se présentèrent au camp. Tippoo, après avoir fait panser leurs blessures et donné à chacun une pièce de toile et une roupie, les renvoyait à lord Cornwallis. Cette conduite, fort différente de celle qu’il tenait d’ordinaire, donna naissance à un grand nombre de conjectures. Les uns croyaient y voir la preuve de son désir d’une réconciliation avec les Anglais ; les autres, une ruse pour s’attacher la cavalerie et l’exciter à la désertion. Quoi qu’il en soit, cette affaire et ce traitement des prisonniers lui firent beaucoup d’honneur dans les rangs de l’armée anglaise.

La journée du lendemain fut plus favorable aux armes anglaises. Le pettah (le faubourg) de Bengalore était entouré d’un fossé sec de 20 pieds de profondeur, et d’une haie presque impénétrable de bambous et d’arbres épineux. Seulement du côté du nord, vis-à-vis l’une des portes, se trouvait un étroit terre-plein, formant comme une sorte de pont massif sur le fossé ; c’est de ce côté que l’attaque fut résolue. Quelques coups de canon suffirent pour jeter bas la porte ; à la vérité, une barricade assez élevée, formée de terre et de pierres, se trouvait derrière. Un détachement de 20 hommes d’artillerie se précipite pour le démolir ; d’abord repoussé, ce détachement laisse 14 hommes sur la place. Le canon ne pouvait plus agir, un second détachement tenta de nouveau l’entreprise, et ce fut avec succès ; une étroite ouverture fut pratiquée à travers la barricade, et une compagnie du 30e régiment, suivie par le reste de ce régiment, s’y précipita. La garnison, composée de 2,000 hommes, se dispersa instantanément ; ce ne fut bientôt plus qu’un sauve-qui-peut général. Peu d’instants après le drapeau anglais flotta sur Bangalore. À la vérité, la joie de ce succès fut bien empoisonnée : la mort du colonel Moorhouse, blessé mortellement à l’attaque de la barricade, excitait d’universels regrets. Au dire de tous, c’était l’officier le plus capable de l’armée. Un de ses compagnons d’armes, devenu l’historien de ce temps, en parla dans ces termes : « La perte des Anglais dans cet assaut, fut de 181 hommes ; mais aucune mort ne fit autant d’impression que celle du lieutenant colonel Moorhouse, qui commandait l’artillerie. Il fut tué en voulant forcer la barricade. Il s’était élevé des rangs, mais la nature elle-même s’était plue à en faire un gentleman. Sans éducation, il s’était fait homme de science ; une carrière toute semée de faits honorables lui avait valu la considération générale, son aimable caractère l’attachement de tous. Les regrets du général, ceux du gouvernement, sont attestés par le monument qui lui fut élevé, aux frais du trésor public, dans l’église de Madras[1]. »

Le jour de l’attaque du pettah de Bangalore ; Tippoo se montra dans le voisinage de l’armée anglaise, mais ne manifestant aucun projet d’attaque ; il semblait vouloir se borner à la surveiller. Lorsque celle-ci fut établie dans le Pettah, il essaya de la surprendre. Du côté par où ce quartier se joignait au fort, il n’existait ni muraille, ni haie, ni fossé. 4,000 hommes d’infanterie mysoréenne se glissant le long du chemin couvert du fort, en attaquèrent à la fois plusieurs rues. Ils furent repoussés avec une perte de 3,000 hommes, celle des Anglais ne montant qu’à 45. Après cet échec, Tippoo continua de demeurer dans les environs de Bangalore, mais cessa de se laisser voir. Les Anglais purent continuer le siège de la forteresse sans interruption, toutefois pendant long-temps sans avantage décisif. D’abord une première batterie de brèche fut établie à onze cents verges du fort, puis deux batteries d’enfilade à huit cents. La première de ces batteries ne produisant aucun effet, on en éleva une seconde seulement à quatre cent cinquante verges. En peu de temps celle-ci produisit de grands résultats ; une partie de la courtine fut renversée. Depuis quelque temps, Tippoo se donnait beaucoup de mouvement ; il semblait préparer une attaque qui forçât les assiégeants à ralentir, sinon à abandonner les travaux du siège. Le 17 mai, 15 pièces de canon ouvrirent effectivement tout-à-coup leur feu sur l’aile gauche des Anglais. Grâce à la nature du terrain, et à son habileté à en profiter, Tippoo était parvenu à exécuter cette manœuvre sans être aperçu. Les Anglais, surpris, se formèrent rapidement en bon ordre ; ils se placèrent en bataille, en avant du camp, sur lequel tirait Tippoo, ce qui les empêcha de souffrir de cette canonnade. L’artillerie mysoréenne n’en continua pas moins à tirer sur le camp anglais, où se trouvait la multitude des valets et des suivants de l’armée. Tout en montrant beaucoup de troupes, pour engager lord Cornwallis à risquer le combat, Tippoo avait pourtant caché derrière une colline un détachement considérable. Ce détachement devait attaquer le camp anglais et prendre l’armée en queue quand ce dernier se porterait en avant. Mais Cornwallis, résolu à éviter tout engagement pour continuer plus facilement le siège, demeura sur le même terrain, ce qui déjoua le stratagème de Tippoo.

Au reste le siège se continuait avec assez de lenteur ; comme la place n’était point complètement investie, il était loisible à Tippoo d’y faire entrer autant de troupes fraiches qu’il le jugeait convenable. Voulant cependant en finir, lord Cornwallis fit des dispositions pour donner l’assaut. Tippoo se prépara de son côté à opérer une vigoureuse diversion en faveur des assiégés. Profitant d’un brouillard épais, il parvint à placer, le 21 mars, son artillerie dans une position favorable ; elle pouvait battre le camp des Anglais et enfiler leurs principaux ouvrages. Lord Cornwallis, dès qu’il s’en aperçoit, se met en mouvement pour prendre l’offensive ; son avant-garde menaça bientôt l’aile droite du sultan. Tippoo, qui craint de la voir coupée, se retira en emmenant son artillerie ; mais vers le même soir il la remet en batterie au même endroit. Cette circonstance, et l’état de la brèche, alors praticable, achevèrent de confirmer lord Cornwallis dans la résolution d’en finir. L’assaut est ordonné pour la soirée. Les grenadiers et l’infanterie légère européenne furent commandés pour aborder les premiers la brèche. Le 36e et le 76e régiment devaient les seconder ; le commandement général de l’attaque est confié au colonel Maxwell. À six heures, les Anglais abandonnent en silence les tranchées, et se dirigent vers la brèche par un clair de lune magnifique ; c’était une de ces nuits où l’éclatante lumière du soleil se trouve remplacée par une clarté plus douce, mais dont les ténèbres sont également bannies. Parvenus au pied de la brèche, les assaillants sont accueillis par un feu très vif, d’ailleurs assez mal dirigé. Ils continuent d’avancer, et un combat s’engage. Des échelles appliquées aux murailles permettent aux grenadiers d’escalader le rempart en quelques endroits. Ils allaient faire feu ; arrêtés par leurs officiers, ils se contentent de pousser trois hourras, qui doivent être un signal pour les troupes du camp. De nouveaux détachements ne tardent effectivement pas à les rejoindre ; le combat continue ; au premier rang sur la brèche, Bahadar-Khan, qui commandait la place, soutient les efforts des assaillants et encourage les siens. Attaqué par deux soldats, il se défend quelques instants, mais ne tarde pas à tomber mortellement blessé. Les assiégés, dont chacun ne pense plus qu’à son propre salut, abandonnent alors la brèche. Les troupes qui avaient escaladé les murailles, s’étant formées, pendant ce temps, en deux divisions, se répandent sur le rempart, par la droite et la gauche. La garnison ne tente plus de résistance ; elle se jette en toute hâte vers le côté opposé à celui où se trouve l’ennemi. Là était une porte par où chacun espérait gagner la campagne ; malheureusement la foule qui s’y précipite et veut la franchir à la fois, l’obstrue, l’encombre ; les malheureux qui s’y entassent tombent sans résistance sous les balles, le sabre, la baïonnette des Anglais. Ils s’égorgent parfois entre eux pour essayer de gagner la tête de la foule, et d’ouvrir les portes ; les plus furieux se frappent les uns les autres à coups de poignard. Le lendemain 700 cadavres étaient entassés aux environs de cette porte ; 5 ou 600 gisaient çà et là dans les autres endroits du fort. Bahader-Khan était noblement tombé sur la brèche et criblé de coups de baïonnette, car les soldats, irrités de sa résistance, s’étaient acharnés sur lui après sa chute. C’était un beau vieillard âgé de soixante-dix ans, d’une haute taille, avec une grande barbe blanche qui lui descendait jusqu’à la ceinture ; une de ces majestueuses figures, nous dit un de ceux qui le virent, qui peuvent donner l’idée d’un prophète. L’armée entière, depuis le dernier soldat jusqu’au général en chef, voulut contempler cette noble victime de la guerre.

Deux mille hommes étaient enfermés dans la forteresse de Bangalore. À très peu d’exceptions près, ils furent tous blessés ou faits prisonniers. Au contraire, la perte des Anglais ne dépassa pas 20 hommes, ce qui ne saurait s’expliquer, si l’ennemi n’avait pas été surpris. Les assiégés s’attendaient effectivement à l’assaut pour le 20 ; comme il n’eut pas lieu ce jour-là, et que le 21 Tippoo vint camper à portée de canon de la place, ils ne crurent pas les Anglais assez hardis pour oser le donner ; aussi n’étaient-ils nullement sur leurs gardes. À peine instruit de la chute de la place, Tippoo s’éloigna ; et un corps de troupes, campé dans les fossés et le voisinage de Bangalore, le rejoignit dans sa marche, et lord Cornwallis put alors jouir de sa victoire en sécurité. Les résultats en étaient importants, car les choses pouvaient peut-être prendre, d’un moment à l’autre, une tournure fâcheuse. Bangalore était plus fortifiée qu’il ne l’avait supposé d’abord ; Tippoo avait placé son artillerie de manière à attaquer avec avantage les ouvrages des Anglais ; le fourrage et le grain, trouvés dans le pettah, étaient consommés depuis long-temps ; les villages voisins entièrement détruits ; la ressource de creuser, pour trouver quelques racines de plantes ou d’herbes dans l’intérieur du camp depuis long-temps complètement épuisée : à peine en restait-il quelques fibres çà et là ; enfin, le grain, aussi bien que toutes les autres munitions, touchaient au moment de manquer. Cependant, lever le siège, c’était s’exposer à plusieurs résultats très défavorables. Le moindre inconvénient eût été la perte de toute l’artillerie de siège. Une retraite sur les dépôts de la côte de Coromandel, pressée avec toute l’énergie que cet événement aurait donné au sultan, aurait eu de terribles résultats[2].

Le 28, lord Cornwallis, se mettant en mouvement, quitta Bangalore en se dirigeant au nord. Il se proposait de faire sa jonction avec un corps de cavalerie envoyé à son secours par le nizam. Pendant cette marche, le sultan et les Anglais furent un moment en vue les uns des autres ; mais il était dans les projets de Tippoo de ne plus accepter de combat. Deux forts, Deouhully et le petit Balipoor, se rendirent sans coup férir à Cornwallis ; les polygars qui les commandaient se joignirent même à l’armée victorieuse. En revanche, de grandes difficultés surgirent bientôt ; Tippoo était disparu, on n’en avait aucune nouvelle, on ignorait également la direction où l’on s’était engagé ; il semblait urgent de sortir au plus tôt de cette situation, lord Cornwallis n’en fit pas moins une halte de cinq jours. Bientôt, de fausses nouvelles lui font craindre de ne pas rencontrer la cavalerie du nizam dans la direction qu’il a prise ; il en change, et marche de nouveau vers le nord, ce qu’il avait cesse de faire. Le but de ce mouvement était de rencontrer un convoi qui s’avançait par la passe d’Amboor. À la fin de la journée, d’autres nouvelles le font revenir sur ses pas. Au bout de deux jours, grâce à un hasard aussi heureux qu’imprévu, il opère enfin sa jonction avec la cavalerie du nizam. Les forces de celui-ci se montaient nominalement à 15,000, et en réalité à 10,000 hommes de cavalerie, d’ailleurs fort bien montés, et dont il semblait qu’on put attendre un bon service. Lord Cornwallis voulait s’en servir pour reconnaître et fouiller le pays, en connaître les ressources, et en disposer au profit de l’armée. Cette espérance ne tarda pas à s’évanouir bientôt, ils se montrèrent incapables de protéger leurs propres fourrageurs, dans les circonstances les plus ordinaires de la guerre. Ils ne se hasardèrent jamais au-delà des avant-postes anglais ; consommant des grains, du fourrage, ils ajoutèrent de toute façon aux embarras, à la détresse de l’armée, et ne lui furent d’aucune utilité.

Lord Cornwallis fit en toute hâte les préparatifs nécessaires pour le siège de Seringapatam. Le 4, l’armée quitta Bangalore et se dirigea sur cette capitale ; elle emmenait un équipage de siège de quinze bouches à feu. Tippoo avait dévasté les routes de Chinapatam et de Shevagunga, les meilleures et les plus courtes ; il fallut en prendre une autre plus longue et plus difficile, celle de Cankanelly. On ne trouvait ni grain ni fourrage ; l’un et l’autre étaient soigneusement détruits par Tippoo à mesure que l’armée avançait ; d’ailleurs le terrain tout couvert de bois, et resserré des deux côtés par des montagnes, était peu fertile et peu productif. Après beaucoup de fatigues et de difficultés, la perte de beaucoup de bagages, l’armée arriva à un lieu nommé Ariskera ; lord Cornwallis avait résolu d’y passer la rivière, et d’y opérer sa jonction avec Abercromby. Ce dernier avait reçu l’ordre de pénétrer dans l’intérieur des États du sultan, et depuis quelques jours se trouvait à Periapatam ; ayant avec lui une quantité considérable de riz et un équipage de siège. Mais la Cavery en cet endroit était profonde, rapide ; le passage en eût été dangereux ; abandonnant ce premier projet, lord Cornwallis résolut d’aller tenter cette opération à Caniambaddy, à huit milles au-dessüs de Seringapatam. L’armée mysoréenne couvrait ce passage ; elle s’appuyait par sa gauche à une chaîne de collines, parallèles à la rivière dont elles étaient distantes de dix milles, par sa droite à la rivière elle-même. À cette vue, lord Cornwallis résolut d’attaquer Tippoo par sa gauche, seul point où il fût abordable.

Les deux armées n’étaient qu’à six milles l’une de l’autre. Cependant l’armée anglaise en avait dix à faire avant de joindre la gauche de l’ennemi ; elle était obligée, pour le surprendre, de passer par derrière la chaîne des montagnes. Six bataillons d’Européens et douze de Cipayes, destinés à cette opération, se mirent en route à onze heures du soir. Ils devaient commencer l’attaque avant le lever du soleil. Le mauvais état des routes, abîmées par la pluie, retarda leur marche ; à sept heures seulement du matin, le détachement anglais aperçut les Mysoréens, et il en était encore à deux milles. Il redouble aussitôt de vitesse pour s’emparer d’une hauteur qui domine leur gauche. Devinant leur intention, Tippoo dirige de ce côté un corps considérable ; en même temps il fait charger par sa cavalerie l’aile droite des Anglais, au moment où ils passent un ravin profond avec quelque désordre. Lui-même, à la tête du reste de ses troupes, se porte sur leur front ; il engage un feu très vif, tandis que le corps qui a gagné le pied des collines les franchit pour les prendre en flanc. Les Anglais éprouvent une perte considérable ; parvenus avec peine à se former, après avoir passé le ravin, ils se portent rapidement sur la colline. Ils y rencontrent une vive résistance, toutefois l’enlèvent. Le combat continue, et l’infanterie mysoréenne excite la surprise et l’admiration des Anglais. Elle soutient sans s’ébranler le feu des assaillants, défend chaque poste, puis se réforme partout où le terrain lui est favorable. Obligée enfin de céder le champ de bataille, elle se retire en bon ordre. La perte des Anglais fut de 600 hommes, celle de Tippoo à peu près égale.

Les Anglais demeurèrent ainsi les maîtres de passer la Cavery ; mais ce passage était devenu parfaitement inutile. La saison, trop avancée, ne permettait déjà plus d’entreprendre le siège de Seringapatam. D’un autre côté, l’armée se trouvait entièrement dénuée de moyens de transport. Depuis plusieurs jours, l’artillerie, traînée à bras, n’arrivait jamais avant le milieu de la nuit à l’endroit du campement. Au moment même où ils allaient atteindre leur but, où ils étaient parvenus à l’extrémite de leurs lignes d’opérations, les Anglais se trouvaient dans la nécessite de revenir sur leurs pas. Tant de fatigues et de misères étaient donc en pure perte ! Tant de dépenses ruineuses pour le gouvernement ne produisaient aucun résultat ! L’équipage de siège, les bagages les plus pesants furent détruits. Il n’y avait plus de temps à perdre pour sauver l’armée si la chose était encore possible. L’ordre de retourner à la côte de Malabar fut expédié en toute hâte au général Abercromby, qui ne le reçut pas sans quelque surprise. Lui aussi fut obligé de détruire son artillerie de siège et une partie de ses bagages ; il enterra quelques pièces de canon à l’entrée de la passe et commença son mouvement rétrograde. En ce moment, les deux corps d’armée anglais se trouvaient dans une situation d’autant plus critique que l’ennemi connaissait à merveille leurs dangers et leurs embarras. Les jours précédents, le spectacle de leur artillerie péniblement traînée par les troupes avait déjà réjoui les yeux de ceux-ci. Le 26, l’armée anglaise commença tristement sa retraite, ses pièces tirées à bras, ses malades et ses blessés sur des brancards, car les charrettes étaient en fort petit nombre. Mais ce même jour l’événement le plus heureux et le plus inattendu vint relever le courage des Anglais. Quelques cavaliers mahrattes, après avoir rôdé une partie de la journée autour des Anglais, parvinrent à se joindre à eux ; ils annoncèrent le corps d’armée de leur nation qui ne se trouvait plus qu’à une journée de marche. Les Mahrattes venaient de faire trois cents milles en moins d’un mois. Une centaine et plus de messagers (hircanahs) avaient été dépêchés par les chefs à lord Cornwallis ; mais les routes étaient si bien gardées par Tippoo, l’armée anglaise si bien enveloppée par ses postes avancés, qu’aucun n’était parvenu. Les Mahrattes donnèrent à leurs alliés des vivres et des bœufs de trait, dont ceux-ci manquaient. Grâce à eux, le bétail qui restait encore aux Anglais, mais à demi mort de faim, revint à la vie. Leur nombreuse cavalerie entourait ; comme d’une barrière mobile, une vaste étendue de terrain ; bœufs et moutons pouvaient pâturer à l’aise dans l’intérieur de ces limites. Sans l’arrivée des Mahrattes, il est difficile de conjecturer ce que serait devenue l’armée anglaise ; le petit nombre de bœufs d’attelage encore vivants ne pouvaient manquer de mourir en route ; Bangalore contenait fort peu de grains ; et, dans l’impossibilité de s’y arrêter, l’armée aurait probablement continué sa route sur Amboor. Loin de là, les choses prenaient dès lors une tournure toute différente.

Le dernier traité avait promis aux Mahrattes l’assistance d’un détachement de l’armée anglaise. Ce détachement, parti de Bombay le 20 mai 1790, franchit la passe d’Ambah, et se joignit à leur corps d’armée commandée par Purseram-Bhow, et consistant en 20,000 chevaux et 10,000 fantassins. La jonction se fit auprès de la ville de Coompta, à cinquante milles environ de la passe. Ne rencontrant aucune résistance, les Mahrattes avancèrent jusqu’à Darwar, une des forteresses de Tippoo, située sur la frontière du nord, à quelques milles au midi de la rivière Malpurva, à soixante-dix milles et à l’est de Goa. Le 18 septembre, ils prirent position, c’est-à-dire qu’ils dressèrent çà et là leurs tentes au midi de la ville, à la distance de deux milles du fort, n’exécutant d’ailleurs aucun des travaux de la guerre des sièges. Ils se bornaient à amener tous les matins quelques canons sur une hauteur qui dominait la ville. Cette artillerie, protégée par un ou deux bataillons d’infanterie, faisait feu de temps à autre, puis rentrait le soir au camp. Les choses durèrent près de deux mois de cette manière ; cependant, une attaque très vive fut enfin exécutée, le 13 décembre, par les assiégeants contre la ville. Le capitaine Little, chef du détachement anglais qui accompagnait l’armée des Mahrattes, la conduisait ; malheureusement il fut blessé, et cette tentative n’eut pas le succès qu’on en pouvait attendre. Un renfort demandé à Bombay arriva dans les premiers jours de janvier, conduit par le colonel Frederick. Ce dernier remplaça le capitaine Little dans le commandement du détachement anglais ; dès le lendemain de son arrivée, une entrevue fut convenue entre lui et Purseram-Bhow, général des Mahrattes. Escorté d’une compagnie de soldats européens, et d’une compagnie de grenadiers cipayes, précédé par les drapeaux de son régiment, suivi d’une troupe de musiciens, le colonel s’achemina vers le chef mahratte. D’après l’étiquette réglée, le Bhow l’attendait à moitié chemin, monté sur un magnifique éléphant, lui-même entouré d’un cortège considérable. Le colonel fut aussitôt conduit au durbar, qui se tenait dans une pagode à un mille du fort. Purseram-Bhow était un homme de cinquante à cinquante-cinq ans, d’une taille ordinaire, d’une physionomie douce et intelligente. Les deux chefs tombèrent d’accord de poursuivre les opérations de la guerre. Le siège continua donc, mais avec la même lenteur. Les Mahrattes s’étaient bien laissé persuader par les officiers anglais d’élever quelques batteries ; mais, grâce à leur façon d’agir, le parti qu’ils en tiraient n’était pas considérable. Un canon venait-il d’être chargé, les artilleurs qui le servaient s’asseyaient à l’entour ; on causait, on fumait, on racontait des histoires, on dormait. Au bout d’une heure, quelqu’un se souvenait qu’il y avait un coup à tirer. On le tirait effectivement. On suivait avec curiosité l’effet produit par le boulet. Si l’on apercevait quelque poussière s’élever sur le rempart, on poussait de triomphants houras ; puis on reprenait la conversation interrompue. Celui qui racontait quelque merveilleuse histoire en reprenait le fil où il l’avait laissée ; les commentaires s’ensuivaient en fumant et en mâchant du bétel, jusqu’à ce que l’idée de recharger le canon se présentât de nouveau à quelqu’un. D’ailleurs, de midi à trois heures, jamais le moindre bruit d’artillerie ou de mousqueterie ; assiégeants et assiégés s’accordaient et temps de repos par une sorte de convention tacite, mais jamais enfreinte.

Le colonel Frederick, homme d’un caractère aventureux et entreprenant, supportait difficilement cette lenteur. Il n’épargna ni prières, ni exhortations pour décider les assiégeants à tenter un assaut général ; ils s’y conduisirent avec beaucoup de bravoure, mais n’en furent pas moins repoussés. Parmi les morts se trouvèrent plusieurs officiers de mérite. Les jours suivants, un grand nombre de blessés dont les blessures en apparence étaient légères succombèrent ce qui tenait à une espèce singulière de projectiles dont se servaient les assiégés. De la grosseur d’une balle, ils étaient formés de quatre morceaux de plomb réunis par une sorte de clou dont souvent la pointe les dépassait. À la moindre résistance, au moindre choc, ils éclataient en quelque sorte ; les morceaux s’en séparaient, et déchiraient cruellement les chairs de la blessure. La moindre de ces blessures, dans certaines parties du corps, dans le ventre par exemple, était presque inévitablement mortelle. C’étaient de diaboliques balles, nous dit un brave officier qui les entendit souvent siffler à ce siège. Purseram-Bhow fit faire des représentations au commandant de Darwar sur la honte qu’il y avait à employer de semblables armes ; ce procédé, disait-il, était indigne de braves soldats. Le kelledar répondit qu’il n’avait pas de meilleures balles pour le moment ; il ajouta, avec une courtoisie ironique, qu’il regrettait beaucoup qu’elles ne fussent pas du goût de Purseram-Bhow. D’ailleurs, à cela près de ces diaboliques balles[3], les Anglais n’étaient nullement à plaindre. Un seul bataillon étant de garde à la fois au poste avancé, le tour ne venait que tous les quatre jours pour chacun. Le reste du temps se passait fort agréablement ; le pays d’alentour foisonnait en gibier ; le bétail, les légumes, les fruits étaient en abondance ; le campement qui s’étendait sur un espace immense présentait les scènes les plus variées. Les soldats jouaient à des jeux de hasard, préparaient leurs armes, exerçaient leurs chevaux ; des prêtres accomplissaient des cérémonies religieuses ; des marchands ouvraient leurs boutiques autour desquelles se pressait la foule. Ça et là des groupes de jeunes femmes, accompagnées d’un musicien, représentaient des pantomimes ou des drames, chantaient d’anciennes légendes ; souvent aussi improvisaient de nouveaux récits dont les derniers événements formaient le sujet. Dans ceux-ci, les exploits du détachement anglais n’étaient point oubliés. Les noms des officiers, même des soldats européens, venaient alors se mêler de temps à autre et ceux des grands capitaines mahrattes, ou bien encore à ceux des héros fabuleux des grands poèmes épiques de l’Inde.

Le 24 février, la tranchée des Mahrattes arrivait à peu près jusqu’au pied des glacis. De là de fréquentes escarmouches entre les assiégeants et les Mysoréens. Dans une de ces escarmouches, un officier qui commandait un corps de Mahrattes eut la jambe brisée par un biscaïen ; tirant aussitôt son sabre, il se coupa ce membre mutilé sans laisser échapper la moindre plainte. Des fièvres épidémiques, promptement multipliées par la chaleur du climat, éclatèrent bientôt parmi les Anglais. Le colonel Frederick fut au nombre des malades. Le 8 mars, les assiégés firent une vigoureuse sortie ; Purseram, qui en était averti dès le point du jour, n’avait pas quitté la tranchée d’un seul instant. Le 13, le colonel Frederick rendit le dernier soupir ; son caractère hardi, impétueux, ne pouvait se ployer aux lenteurs de ce siège, auquel il était obligé d’assister. Il comprenait l’influence funeste que pouvaient avoir tous ces délais sur le sort du corps d’armée principal. Ces angoisses d’esprit, s’ajoutant aux souffrances du corps, triomphèrent de la force de sa constitution et le firent succomber. Le commandement du détachement anglais échut alors au major Sartorius. Les assiégés firent de nombreuses sorties pendant la dernière quinzaine de mars ; dès le 29, les tranchées avaient cependant gagné la crête du glacis ; une compagnie de Cipayes parvint à s’y loger. Le 30, éclata un orage terrible ; toutefois les travaux n’en furent point interrompus, car les Mahrattes eux-mêmes commençaient à comprendre la nécessité de se hâter. Sur la demande du commandant de Durwar, qui témoignait le désir d’entrer en négociation, les hostilités furent interrompues le 31, puis reprises et continuées les deux jours suivants. Le 3, les conditions de la capitulation furent définitivement réglées ; le vieux Kelledar abandonna les murs qu’il avait long-temps et vaillamment défendus, et se rendit en palanquin à la tente de Purseram-Bhow. Il portait une robe entièrement blanche, serrée au corps par une riche ceinture ; son air était grave, triste, mais fier et nullement abattu ; une vieille cicatrice achevait de donner à l’ensemble de sa personne un air martial, belliqueux. Un grand nombre d’officiers anglais s’étaient placés sur son passage pour considérer l’adversaire qu’ils venaient de combattre. Salué par quelques uns d’eux, il s’empressa de prévenir lui-même les autres par un salut plein de noblesse et de dignité.

Darwar était un des boulevards de la frontière septentrionale de Tippoo ; cela rendait essentiel pour les Mahrattes de s’en emparer avant de pénétrer plus avant dans les États du sultan. La possession de cette place assurait leurs communications avec leur propre pays ; elle les eût mis à même, s’ils s’en fussent emparés plus tôt, de faire une diversion favorable aux Anglais en ravageant les États de Tippoo, en coupant ses convois, en détruisant ses magasins. Laissant immédiatement Darwar, l’armée mahratte se dirigea à petites journées vers Toombudra ; elle triompha aisément, chemin faisant, de la résistance que tentèrent de lui opposer quelques petits forts mysoréens. Dès le mois de mai, Purseram-Bhow s’occupa de sa jonction avec lord Cornwallis. Ce dernier, dans une lettre adressée à Poonah, lui avait donné rendez-vous sous les murs de Seringapatam. Apprenant la marche de l’armée anglaise sur cette capitale, Purseram-Bhow se hâta de se diriger de ce côté avec toute la diligence possible. Pendant cette route, il opéra sa réunion avec le corps d’armée de Hurry-Punt. Cet autre chef était entré dans les États de Tippoo par une route plus à l’est, recouvrant dans sa marche les conquêtes jadis faites sur les Mahrattes par Hyder et son fils. Les forces de Purseram-Bhow montaient alors à 20,000 hommes, celles de Harry-Punt à 12,000 hommes, tant infanterie que cavalerie. Le 28 mai, se fit, comme nous l’avons déjà dit, la jonction de ces chefs mahrattes et du général anglais ; et dès les jours suivants survinrent quelques difficultés. Les Mahrattes ne pouvaient reprendre la campagne, ou du moins ne le voulaient pas, à moins de recevoir quelques secours en argent. Lord Cornwallis consentit à leur faire un prêt de douze lacs de roupies. Dénué lui-même pour le moment de ressources pécuniaires, il se servit d’un expédient hardi : il donna l’ordre au gouverneur et au conseil de Madras de se saisir de l’argent porté par les vaisseaux venant de la Chine, de le faire frapper en roupies, et de le lui envoyer dans le plus bref délai possible.

Dans toute l’étendue de ses États, Tippoo avait annoncé le combat du 15 mai comme une grande victoire. Bien qu’il eût perdu le champ de bataille, les résultats lui étaient en effet tout-à-fait favorables ; les Anglais se voyaient obligés de se retirer après avoir détruit leur artillerie et leurs bagages. Le 26, il fit tirer le canon pour célébrer sa propre victoire et leur retraite. En même temps qu’il trompait ainsi le peuple de Mysore, en quelque sorte à l’européenne, il ouvrait d’un autre côté des négociations avec lord Cornwallis. Dès le 18 février, à l’époque où l’armée anglaise s’était mise en marche, il avait déjà fait quelques ouvertures qui furent repoussées ; il renouvela ces tentatives. Il revenait sur le hasard qui, selon lui, avait amené contre son gré l’attaque des lignes de Travancore, se défendait de toute idée d’insulte au gouvernement anglais ; et demandait à rentrer en négociation. À cela nulle réponse ; alors, le 27 mars, dans une autre dépêche, il offrit d’envoyer un ambassadeur ; lord Cornwallis déclina cette offre, alléguant qu’il n’était point autorisé à traiter pour ses alliés le nizam et les Mahrattes ; or, il ne voulait pas séparer les intérêts anglais de leurs propres intérêts. Dans le cas où le sultan voudrait mettre ses propositions par écrit, le général anglais lui offrait toutefois d’en donner connaissance à ses alliés. Le 17 mai, ne voulant pas demeurer en arrière de la générosité de Tippoo, il lui renvoya les prisonniers d’Ariskery. Le sultan fit encore de nouvelles propositions d’entrer en négociations. Lord Cornwallis répondit par de nouvelles instances de mettre ces propositions par écrit ; il ajouta que le nizam et les Mahrattes s’empresseraient sans doute de nommer des commissaires pour les examiner ; il avertissait en même temps Tippoo que dans le cas où celui-ci désirerait une suspension d’hostilités, il était disposé à l’accorder. Cette communication, faite le 19, demeura quatre jours sans réponse. Au bout de ce temps, Tippoo, rompant enfin le silence, ne dit pas un mot de la suspension d’hostilités, mais insista de nouveau pour que des commissaires fussent nommés, afin de régler les points en litige. Lord Cornwallis commença à se relâcher sur le point des propositions par écrit, sur lequel il avait d’abord insisté comme indispensable ; il proposa d’envoyer des commissaires à Bangalore, tant en son nom qu’en celui de ses alliés. Cette lettre, comme la précédente ; demeura quelques jours sans réponse. Mais le 27, l’armée étant alors en vue de Seringapatam, le principal interprète persan de l’état-major reçut une dépêche du secrétaire de Tippoo ; accompagnée d’un présent de fruits offert par celui-ci au général anglais. La réception de ce présent pouvait peut-être exciter quelque défiance et quelque jalousie parmi ses alliés ; aussi le présent fut-il renvoyé sans qu’on y eût touché. L’armée avait cru voir dans l’arrivée des chameaux chargés de ces fruits l’annonce d’une paix prochaine ; elle battit des mains quand ils reprirent le chemin du camp mysoréen avec les corbeilles de fruits intactes. Le 19, Tippoo répondit enfin à la lettre de Cornwallis. Après s’être longuement étendu en vagues assurances de son désir de la paix, il finissait par demander qu’avant de commencer la négociation, lord Cornwallis fût au-delà des frontières du Mysore.

L’armée combinée se retira sur Bangalore ; elle n’y fit point de séjour, et, passant la rivière de Madoor, marcha dans la direction du nord. Un détachement fut chargé de reconnaître Hoolidroog, place qui pouvait résister long-temps, si la garnison eût été en disposition de le faire ; elle se rendit tout au contraire à la première sommation, à cette seule condition que les propriétés particulières seraient respectées. Des approvisionnements assez considérables en bétail et en grains s’y trouvaient renfermés. Le fort ne parut pas valoir la peine d’être conservé, parce qu’il aurait fallu y laisser une garnison assez considérable : on le fit sauter. Après quelques marches et contre-marches, lord Cornwallis vint prendre position dans les environs de Bangalore. Le moment était arrivé de songer sérieusement à pourvoir aux besoins de l’armée, dont la situation, sous ce rapport, devenait critique. Les Mahrattes avaient bien des approvisionnements de grain et de bétail, mais s’ils consentaient à en céder aux Anglais, c’était à des prix excessivement élevés. D’ailleurs, ces ressources, dont lord Cornwallis profita d’abord avec empressement, ne tardèrent pas à devenir insuffisantes ; elles menaçaient de jour en jour de s’épuiser. Dans cette circonstance, un officier de la Compagnie, le capitaine Read, suggéra un moyen de se tirer d’affaire. Le capitaine Read, fort au courant des mœurs, des langues, des usages de l’Inde, donna au général en chef le conseil d’avoir recours à une sorte de caste nomade, spécialement vouée au commerce des grains ; les membres de cette caste, ou tribu, sont connus dans l’Inde sous le nom de Lambadys ou Brindjarries.

Les Lambadys sont une de ces nombreuses castes nomades qui errent çà et là dans l’immensité de la presqu’île. Leur origine n’est pas bien connue ; par la religion, les coutumes, les mœurs, la langue même, ils diffèrent sur beaucoup de points de la plupart des autres castes. Une ressemblance physique assez marquée rend toutefois probable une communauté d’origine entre eux et les Mahrattes ; la distinction du tien et du mien leur est aussi encore plus étrangère s’il est possible. En temps de guerre, les armées belligérantes des princes du pays sont leur rendez-vous ordinaire ; ils y arrivent de toutes parts, attirés qu’ils sont par le désordre et la confusion, comme les animaux de proie sur un champ de bataille par l’odeur des cadavres. D’ailleurs, ils se rendent utiles en approvisionnant les armées : car ce sont eux qui dans toute l’Inde font exclusivement le commerce des grains. À dos de bœufs et de chameaux, ils le transportent à d’immenses distances, en convois si nombreux, qu’on dirait des corps d’armée. Les Lambadys ne logent jamais dans les maisons, mais campent au dehors en disposant leurs tentes avec une sorte de régularité ; ils ne manquent pas de courage, et font une grande résistance quand on les attaque. Observant, du reste, la plus stricte neutralité entre les parties belligérantes, ils n’ont pour but que de vendre leurs grains et de louer leurs attelages à qui les paie le plus cher. Cette tribu est de toutes celles de ces contrées celle dont les mœurs sont les plus rudes, les plus brutales, les plus farouches. Leurs traits grossiers, leur malpropreté révoltante en font un objet d’horreur. Leurs femmes sont renommées par leur lubricité : on les voit parfois, réunies en troupe, en quête d’hommes, et ceux qu’elles rencontrent sont forcés de satisfaire leurs désirs sous peine de périr. Entre autres coutumes singulières, ils ont celle de ne jamais boire l’eau de rivière ou d’étang ; les usages de leurs castes leur défendent de se désaltérer ailleurs qu’à des puits ou à des sources. Quand cette espèce d’eau vient à manquer, pour s’en tenir à la lettre de la loi, ils creusent un petit trou au bord de la rivière ou de l’étang, et c’est là qu’ils puisent l’eau qui leur est nécessaire et qui semble ainsi provenir de source ou de puits. À d’autres coutumes aussi étranges, les Lambadys joignent l’usage atroce d’immoler des victimes humaines. Le terrible sacrifice est-il résolu, la première personne que le hasard leur offre devient leur victime ; ils l’enlèvent, s’enfuient avec elle dans quelque lieu désert ; et là creusent une fosse, où ils l’enterrent jusqu’au cou. Ils lui placent alors sur la tête, demeurée dehors, une espèce de grande lampe faite avec de la farine pétrie qu’ils emplissent d’huile et où ils mettent quatre mèches allumées. Hommes et femmes se prennent alors par la main, forment un grand cercle, et dansent autour de la victime en poussant de grands cris, en chantant, ou plutôt en hurlant certaines litanies religieuses jusqu’à ce qu’elle ait expiré[4].

Tels étaient les nouveaux alliés avec lesquels le capitaine Read mit les Anglais en communication. À la nouvelle qu’on avait besoin d’eux, les Lambadys se, hâtèrent d’accourir. En peu de jours, les premières arrivées de leurs bandes fournirent dix mille charges de grain. 40,000 bœufs de trait avaient succombé dans la dernière campagne. De nombreux agents eurent mission d’en acheter à tout prix à Madras ou ailleurs. D’un autre côté, les officiers européens se chargèrent de transporter leurs propres tentes moyennant une indemnité mensuelle ; les officiers des Cipayes prirent un engagement analogue pour leurs propres tentes et celles de leurs bataillons ; et ces mesures produisirent quelque soulagement. Cent éléphants du Bengale arrivèrent en outre à Velore. D’ailleurs, les armées confédérées n’en durent pas moins se séparer, pour la facilité des subsistances, jusqu’à l’ouverture de la campagne suivante. Le nizam rappela sa cavalerie détachée auprès de l’armée anglaise ; Hurry-Punt demeura à Bangalore avec les Anglais ; Purseram-Bhow, avec le détachement anglais commandé par le capitaine Little, dirigea sa course vers Sera. Aucune tentative de Tippoo contre l’un ou l’autre de ces corps d’armée ne semblait à redouter ; lui-même aurait trop eu à craindre d’être inquiété dans sa retraite. Sa situation devenait critique ; il suffit, pour s’en convaincre, d’un coup d’œil jeté sur les résultats de la campagne.

L’armée anglaise ne possédait aucun poste à l’ouest de Bangalore ; elle s’était, en outre, retirée de Seringapatam après en avoir pour ainsi dire touché les murailles, jusqu’aux confins du Carnatique. Cependant, depuis le commencement de mai, la puissance de Tippoo se trouvait grandement réduite. Les intempéries de la saison, funestes à la moitié de la cavalerie des Anglais, et presque à la totalité de leurs bœufs de trait, ne l’avaient pas épargné, et les résultats en étaient bien plus fâcheux pour lui. La plus grande facilité existait pour ceux-ci à se procurer des chevaux et des bœufs ; cerné de tous côtés, c’était au contraire pour le sultan la chose impossible. À sa dernière apparition sur les bords de la Cavery, il n’avait pas plus de 4,000 chevaux, nombre bien amoindri depuis lors, par leur séjour dans les environs de Seringapatam, contrée exposée aux vents glacés de la mousson de l’ouest[5]. Jadis le sultan tirait principalement ses approvisionnements du territoire des Mahrattes et du nizam ; ressource alors anéantie par la guerre. Moins maltraitée que la cavalerie, l’infanterie avait fait cependant des pertes considérables ; elle aussi se trouvait de beaucoup diminuée. Aucun moyen ne lui restait de réparer ces pertes : les environs de Seringapatam étaient complètement dépeuplés, les provinces éloignées dans les mains de ses ennemis, ou n’ayant avec lui que des communications très précaires. Dans leur marche pour rejoindre les Anglais, les Mahrattes avaient ravagé la plus grande partie des provinces situées entre Serah et Seringapatam ; ils firent de même dans leur marche rétrograde sur Bangalore. Dans toutes ces provinces, on ne rencontrait que des villages brûlés, désertés de leurs habitants fuyant au loin le théâtre de la guerre, ou bien cachés dans les bois et les rochers. Les places contenant les magasins de Tippoo, outre Seringapatam, étaient Chitteldroog, Gooty, Ballary et Currumconda : toutes régulièrement investies, ou à peu près bloquées. Les seuls lieux d’où quelques vivres pouvaient encore venir étaient Bidanore et une partie de la côte de Malabar ; il arrivait encore de là, mais à peine en quantité suffisante, quelque bétail et un peu de grain pour sa consommation journalière. L’affaiblissement de son armée l’empêchait de tenter quelque grande opération offensive. Réduit aux seuls magasins de Seringapatam, il se fût trouvé, en courant cette chance, dans l’obligation d’emporter tout avec lui ; sa marche en fût devenue aussi lente que celle des Anglais. Ce précieux avantage des mouvements rapides et inattendus eût été perdu pour lui. Dans une situation bien différente, les Anglais étaient au centre de la domination de Tippoo, avec une armée tout aussi forte qu’à leur premier passage des ghauts, en mesure de se recruter, suivant l’occasion, d’Européens ou de Cipayes. La détresse de vivres et de bétail dont on avait un moment souffert n’existait plus ; le Carnatique fournissait d’abondantes ressources. Ils occupaient la contrée délivrée d’ennemis depuis le mois de février, tout aussi bien cultivée qu’elle eût pu l’être au sein de la plus profonde paix. Ils avaient pris position dans le voisinage de Seringapatam. Tippoo ne pouvait les empêcher d’en former le siège, dont l’issue pouvait amener la ruine de sa domination.

Le 22 décembre 1790, la guerre contre Tippoo devint le sujet d’une vive discussion dans le parlement. Fox prit le premier la parole ; il attaqua la justice de la cause des Anglais ; car, selon lui, l’agresseur était le rajah de Travancore, tant par ses lignes construites sur le territoire de Cochin, que par ses achats des Hollandais. Il blâma de même le système politique suivi. Les Mahrattes étaient, disait-il, les ennemis les plus dangereux des Anglais dans l’Inde ; il démontra que la politique anglaise devait tendre avant tout à asseoir sur une base solide une alliance avec Tippoo ; d’ailleurs, les ressources de celui-ci rendaient toute guerre avec lui plus difficile et plus dispendieuse qu’avec tout autre. Or, les finances de la Compagnie, dans l’état d’épuisement où elles étaient, pourraient-elles suffire à tant de dépenses nouvelles ? Fox, appliquant à l’Inde les idées de la politique européenne, s’efforçait d’y retrouver une sorte de balance de pouvoirs analogue à celle qui avait existé en Europe ; il craignait surtout de voir l’équilibre de ces pouvoirs troublé par ambition de la Compagnie. Plusieurs orateurs, entre autres MM. Francis et Happesly, parlèrent dans le même sens. Au commencement de l’année suivante le traité d’alliance avec les Mahrattes ayant été connu en Angleterre, la même question se reproduisit. Fidèle aux mêmes idées, Fox attaque de nouveau cette alliance avec un acharnement extrême ; le pillage, la ruine et la destruction d’un prince légitime en étaient, suivant lui, le but ; il disait encore : « Les progrès des lumières, de la justice, de la civilisation, tendent à introduire en Europe une politique nouvelle ; toute alliance offensive est au moment de disparaître de notre droit public, et c’est ce moment qu’on choisit pour faire fleurir plus que jamais ce genre d’alliance dans l’Inde ! » En réponse à Fox, le ministère, par l’organe de Pitt, s’efforça de prouver que la guerre et les alliances dont il s’agissait étaient toutes défensives. Il en démontrait la justice ; il prouvait la nécessité où s’était trouvé le gouverneur-général de mettre les établissements anglais à l’abri des tentatives ambitieuses de Tippoo ; il lui prédisait une heureuse issue, qui assurerait la paix pour long-temps. Sur la proposition de M. Dundas, les trois motions suivantes furent mises aux voix : 1° que Tippoo avait violé le traité qui le liait aux Anglais par son attaque sur les lignes de Travancore ; 2° que lord Cornwallis avait mérité l’approbation du parlement pour sa résolution de poursuivre la guerre avec vigueur ; 3° qu’il l’avait également méritée pour le traite passé avec le nizam et les Mahrattes ; toutes trois passèrent sans division. La faveur publique ne se borna pas à de vaines paroles à l’égard du gouverneur-général. La cour des directeurs lui envoya 500, 000 liv. sterl. en espèces, un renfort d’artillerie, de nouvelles recrues ; elle vota en outre une augmentation de fonds de dépense pour un corps de troupes royales dont elle avait demandé le service. Enfin elle, s’occupa de mettre immédiatement en exécution toutes ces mesures.

Après la campagne, les Anglais, le nizam et les Mahrattes s’étaient séparés. Les grandes opérations de la guerre demeurèrent dès lors suspendues ; toutefois, les trois corps d’armée ne restèrent pas oisifs. Pendant la campagne, l’armée du nizam s’était emparée des deux forts de Gunjicottah et de Kopaul. Ni l’une ni l’autre de ces places n’eût pu être prise sans le détachement anglais. Depuis le mois d’août, cette armée était employée au siège de Goorumcondah. La ville était défendue par deux forts, l’un en plaine, l’autre sur une colline élevée. L’artillerie du nizam n’avait produit d’effet ni sur l’un ni sur l’autre. Il fallut demander à Bangalore un renfort d’artillerie anglaise ; celle-ci, deux jours après son arrivée, avait déjà ouvert une brèche au moins élevée de ces forts. Des préparatifs furent faits pour l’assaut, les Anglais offrirent au nizam de le conduire eux-mêmes ; ils réussirent complètement et sans grande perte. Peu après un détachement considérable arriva d’Hyderabad sous la conduite du second fils du nizam. Le second ou le plus élevé de ces forts paraissait trop fortifié pour qu’il fût possible de l’enlever d’assaut. On se contenta donc de laisser dans celui déjà capturé un détachement chargé d’y établir une palissade. Pendant ce temps, le corps principal de l’armée anglaise s’était posté dans le voisinage de Colar dans le but de couvrir un convoi qu’on attendait de Madras ; le parti à tirer de ce mouvement n’échappa point à la perspicacité de Tippoo. Hyder-Saëb, son fils aîné, apparut tout-à-coup devant Goorumcondah à la tête d’un petit détachement ; il s’empara du fort inférieur, et fit prisonnier le détachement chargé de construire la palissade. Cette manœuvre força le corps d’armée de Cornwallis à revenir sur ses pas, et d’abandonner la protection du convoi. Ce dernier avait franchi les Ghauts et atteint Vincatghery, et aurait sans doute couru le plus grand danger si le détachement de Hyder-Saëb eût été plus considérable ; mais celui-ci dut se contenter de jeter des secours dans Goorumcondah, emmenant avec lui quelques unes des familles les plus considérables du pays ; il effectua ensuite sa retraite sur Seringapatam.

L’armée anglaise, de son côté, mettait le temps à profit. La passe de Polycade donnait un passage facile de l’intérieur du Mysore dans le Carnatique, c’est par là que s’étaient faites les principales excursions de l’ennemi. Elle était commandée par deux forts, Oossoor et Ragocottah ; lord Cornwallis résolut de s’en emparer, et le 4 juillet il mit l’armée en marche sur la première de ces deux places. Son artillerie de siège consistait en quatre pièces de gros calibre, qui heureusement n’avaient pas été emmenées à Seringapatam ; son artillerie de campagne, en quatre pièces de fer de douze. La place était bien fortifiée ; à l’approche des Anglais, elle n’en fut pas moins abandonnée par sa garnison. Sous les ordres du major Gowdie, un autre détachement s’achemina sur Ragocottah, qui, ainsi que Goorumcondah, consistait aussi en deux forts separés, l’un au pied, l’autre au sommet d’une montagne escarpée. Les Anglais prirent d’assaut le premier fort, puis, en poursuivant les fugitifs, s’emparèrent en outre de deux murailles qui fermaient le passage de celui-là au second. Ce dernier, soit par les ouvrages dont il était entouré, soit par la nature même de sa situation, était susceptible d’une longue défense. Le major Gowdie avait l’ordre de se borner à lui faire une sommation, puis de se retirer s’il n’était pas écouté, tout au plus d’essayer une première attaque. Cependant, comme le logement qu’il avait fait sur la montagne mettait ses troupes à couvert du feu de la place, il demanda à lord Cornwallis l’autorisation de continuer le siège. Cette conduite hardie, secondée par la nouvelle de l’arrivée du reste de l’armée anglaise qui parvint au kelledar, produisit l’effet désiré. La place ouvrit ses portes ; les propriétés particulières furent respectées, le kelledar et sa famille obtinrent la faculté de se retirer dans le Carnatique. D’autres forts de moindre importance situés dans l’intérieur de la passe se rendirent, sans tenter de résistance. Un convoi anglais avait quitté Madras, et s’acheminait par Amboor, il reçut l’avis de se diriger vers le corps d’armée principal par la route nouvellement ouverte. L’armée demeura dans les environs de Oossoor pour couvrir sa marche. Il arriva le 10 août, et sa vue réjouit singulièrement l’armée. C’était, il est vrai, un magnifique convoi : cent éléphants chargés d’argent, et dix mille bœufs de riz, marchaient deux à deux, suivis d’une centaine de chariots portant de l’arack ; le tout accompagné de quelques centaines de coolies. À cette époque, Tippoo fit de nouvelles ouvertures pour la paix ; elles ne furent point écoutées, par suite de certaines difficultés de forme.

Les communications des Anglais avec le nord ainsi qu’avec l’armée du nizam ne tardèrent pas à devenir fort difficiles ; elles étaient interceptées par quelques forts situés entre Bengalore et Goorumcondah. La brigade du major Gowdie fut de nouveau mise en réquisition et chargée de les réduire. Le major se présenta d’abord devant Nundydroog ; ayant sous ses ordres un régiment européen, six bataillons de Cipayes, six pièces d’artillerie de siège et quatre mortiers. Situé au sommet d’une montagne de dix-sept cents pieds inaccessible sur la presque totalité de sa surface, le fort ne pouvait être assailli que d’un seul côté, et de ce côté il était défendu par une double enceinte et par un ouvrage avancé qui couvrait la porte d’entrée. Une route fut tracée sur les flancs d’une montagne voisine, et l’artillerie mise en batterie sur un plateau qui la couronnait. Mais, aux premiers coups, on s’aperçut qu’elle était trop éloignée du but ; son feu ne pouvait produire aucun effet. Il fallut essayer d’une attaque par la montagne même sur laquelle le fort était situé ; l’artillerie fut portée par les éléphants, qui eurent besoin, pour accomplir cette tâche sur une pente presque à pic, de toute leur force et de toute leur adresse. Après quatorze jours d’un travail non interrompu, les batteries furent élevées, et en peu de temps deux brèches pratiquées à l’enceinte extérieure. L’autre enceinte, à quatre-vingts verges de la première, se trouvait à l’abri des boulets. Le commandant du fort fut sommé, refusa, et l’assaut fut résolu ; lord Cornwallis, nouvellement arrivé parmi les assiégeants, l’engagea alors à renvoyer les femmes, les enfants, les vieillards, enfin tout ce qui ne portait pas les armes. Le général Meadows s’offrit à conduire l’entreprise. Le projet était de pénétrer dans la première enceinte par les brèches, d’enlever par escalade l’enceinte intérieure ; si cette tentative d’une extrême hardiesse échouait, de faire au moins un logement entre les deux enceintes pour procéder de là à une attaque régulière.

Le soir venu, les compagnies désignées pour l’assaut se trouvaient placées à droite et à gauche des brèches, où des logements avaient été pratiqués. Pendant ces moments d’attente, le bruit se répandit parmi les soldats qu’une mine était pratiquée sous les remparts ennemis : « S’il y a une mine, dit gaiement le général Meadows, ce ne peut-être qu’une mine d’or, » faisant allusion au butin qui devait suivre la victoire. À minuit, les derniers ordres furent donnés, tout le monde se tint prêt à agir au signal convenu : c’était un coup de fusil qui devait être tiré de la tente du général en chef. À peine est-il entendu, que les compagnies s’élancent au pas de course et gagnent le pied de la brèche. En ce moment, le fort est tout-à-coup illuminé d’une lumière vive et bleuâtre ; un feu de mousqueterie très vif part des parapets ; de grosses pierres, des quartiers de rochers, roulent çà et là le long des flancs de la montagne. L’artillerie ni la mousqueterie ne produisent pas beaucoup d’effet ; en revanche, les pierres et les rochers enlèvent de nombreuses files de soldats ; elles les entraînent, les écrasent sur les flancs de la montagne. Les deux brèches sont rapidement franchies ; les assaillants se précipitent alors vers la seconde enceinte ; leur rapidité est telle, qu’ils ne donnent pas le temps à la garnison d’en barricader les portes, à peine même celui de les fermer : aussi, après une résistance de peu de durée, sont-elles enfoncées. Tout cela s’était passe avec une promptitude extrême, et par cette raison la perte ne fut considérable ni du côté de la garnison ni de celui des assaillants.

De Nundydroog, le gros de l’armée se porta dans la passe dans le but de protéger les convois venant de Madras. Un détachement, sous les ordres du colonel Maxwell, fut envoyé dans la vallée de Baramhal. Ce détachement, après avoir soumis un fort de peu d’importance nommé Panagra, se porta devant un autre fort nommé Kistnogherry ; ce dernier, comme la plupart de ceux de l’Inde, était aussi situé sur une montagne élevée et d’un accès difficile. Le colonel Maxwell n’étant point en mesure de faire un siège régulier, voulait seulement s’emparer du pettah, entouré de murailles et situé au bas de la montagne ; il en vint à bout sans difficulté. Mais alors l’ardeur des assaillants les emporte ; ils s’élancèrent à la poursuite de l’ennemi, dans l’espoir d’entrer dans le fort en même temps que les fugitifs. Ceux-ci eurent à peine en effet le temps de fermer les portes. Les assaillants n’avaient point d’échelle ; il leur fallut quelque temps pour s’en procurer. Elles furent dressées, appliquées à la muraille ; mais d’énormes pierres, roulées du haut des remparts, les brisèrent ; les renversèrent en peu d’instants, avec les soldats dont elles étaient chargées. Les mêmes tentatives furent renouvelées pendant deux heures ; mais un clair de lune permettait aux assiégés de voir ce qui se passait ; ils pouvaient rouler leurs pierres ou diriger leur feu presque à coup sûr sur tout ce qui se montrait sur les flancs de la montagne. Force fut de renoncer à l’entreprise ; le colonel Maxwell se décida à effectuer sa retraite. Il soumit quelques autres forts d’une moindre importance ; après quoi il opéra sa jonction avec le corps d’armée principal.

Entre Bangalore et Seringapatam se trouve une chaîne de collines couvertes de bois, s’étendant des environs de Bangalore à la rivière Madoor. Ce pays, par lui-même d’un accès fort difficile, est parsemé de forts susceptibles d’une longue défense ; il forme une sorte de zone de postes retranchés à l’entour de Seringapatam. Le plus considérable parmi eux était celui de Savendroog ; sa possession mettait d’ailleurs les Mysoréens à même d’intercepter les communications des Anglais avec Bangalore, dans le cas où ceux-ci assiégeraient Seringapatam. Lord Cornwallis résolut de s’emparer d’abord de ce point important. La montagne, au sommet de laquelle se trouvait Savendroog, de sept à huit milles de circonférence à sa base, s’élevait presque perpendiculairement ; une forêt naturelle pour ainsi dire impénétrable la couvrait presque entièrement. D’épais bambous avaient été semés par la main des hommes là où elle venait à cesser. Un sentier étroit, tortueux, pratiqué dans le bois, et coupé çà et là par des barricades, menait de la base au sommet de la montagne. Plusieurs ouvrages détachés avaient été élevés sur les pentes les moins escarpées ; enfin, pour que rien ne manquât à ce système de défense, à quelques centaines de pieds de la base la montagne se partageait en deux sommets, dont chacun couronné par une forteresse. Les exhalaisons et l’humidité de la forêt en rendaient le voisinage aussi périlleux qu’elle-même était périlleuse à attaquer. En apprenant la nouvelle de ce siège, Tippoo s’en réjouit hautement : « Le fer et le feu, disait-il, nous déferont de la moitié de l’armée anglaise, la peste de l’autre moitié. » Le colonel Stuart, chargé de l’entreprise, prit position le 10 septembre au pied de la montagne. Dès le lendemain, les ingénieurs s’occupèrent de se frayer un chemin, à force de travaux, sur ses pentes les moins escarpées. Les assiégés, partageaient la confiance de Tippoo dans la force de la place ; ils laissèrent les Anglais faire paisiblement leurs approches, élever leurs batteries, transporter leur artillerie avec d’immenses travaux ; ils n’opposèrent aucune résistance, ils ne tentèrent pas même une sortie. Cependant, le 18 décembre, l’artillerie put ouvrir son feu. Le 21, la brèche fut jugée praticable, et l’assaut décidé pour ce même jour. Lord Cornwallis et le général Meadows gravirent alors la montagne, et se placèrent dans les tranchées ; ils se proposaient d’assister au grand spectacle qui se préparait. À onze heures du matin, deux coups de canon donnent le signal. La musique du 32e régiment joue l’air Britons strike home ; les compagnies désignées pour l’assaut s’avancent résolument au pied de la brèche ; les assiégés accourent pour la défendre, mais ils sont frappés d’une terreur panique à l’aspect des Européens ; cet excès de hardiesse leur avait toujours paru impossible ; ils lâchent promptement pied. À la tête de la première compagnie, le capitaine Gage pénètre sans difficulté dans l’intérieur de la place. Les assiégés cherchent alors à gagner l’autre fort, situé sur le sommet opposé ; ils se précipitent dans l’étroit sentier qui doit les y conduire ; mais pressés, entassés, ils ne peuvent bientôt ni avancer ni reculer. Quelques coups de canon tirés sur cette foule en augmentent le désordre et la confusion. Le capitaine Monson, à la tête d’une compagnie de grenadiers, se met à la poursuite des fugitifs. Ils ne tardent pas à les atteindre ; une centaine d’entre eux périt sous le sabre et la baïonnette ; d’autres roulent dans les précipices qui, des deux côtés, bordent le sentier où ils se trouvent ; d’autres enfin, mais en plus petit nombre, sont faits prisonniers. Les Anglais franchissent en même temps qu’eux toutes les barrières qu’ils trouvent sur le chemin, ils arrivent aux portes de l’autre fort, et s’en emparent aussi sans éprouver la moindre résistance. Malgré la hardiesse, ou pour ainsi dire à cause de la hardiesse de l’entreprise, qui frappa de terreur les assiégés, les Anglais ne perdirent pas un seul homme.

Ootragood était une autre forteresse à peu près du genre de Savendroog ; le colonel Stuart fut désigné à ce choix par le succès du siège de cette dernière, et chargé de la réduire. À l’époque où l’armée s’était portée devant Seringapatam, cette forteresse avait été sommée par lord Cornwallis. Le commandant répondit : « J’ai mangé le sel de Tippoo pendant vingt ans ; si vous voulez ma forteresse, prenez d’abord Seringapatam. » Les mêmes sentiments l’animaient encore ; il fit même tirer sur un parlementaire qui lui fut envoyé. Toutefois la défense ne répondit guère à l’énergie de ces paroles ; l’escalade ayant été donnée dès le lendemain, les assiégés s’enfuirent à la première apparition des Anglais sur les remparts. À peine si quelques coups de fusils furent tirés sur les soldats qui enfonçaient les portes ; deux seulement furent blessés. Pour éviter le sabre et la baïonnette, les assiégés se précipitèrent en toute hâte du haut des remparts sur des rochers, où bon nombre d’entre eux trouvèrent la mort. Le kelledar fut fait prisonnier avec un petit nombre des siens. Il raconta que sa garnison s’était révoltée à l’approche des Anglais, que plus de 400 soldats avaient déserté pendant la nuit. La chute de ces places, dont la force était connue de tout le pays, entraîna celle de plusieurs autres moins importantes. La ligne de communication fut rendue parfaitement sûre entre toute la chaîne des postes anglais. Un nouveau convoi fort considérable arriva de Madras. Les Lambadys continuaient à se montrer fort exacts à approvisionner l’armée. 50,000 bœufs étaient journellement employés à apporter des grains qu’ils allaient quelquefois acheter jusqu’au centre même de la domination de Tippoo, L’amour du gain leur faisait braver tout péril. Enfin, ce qui n’était encore arrivé à aucun général anglais dans l’Inde, lord Cornwallis se trouvait à la tête de finances florissantes.

Avant de se séparer de l’armée anglaise, Purseram-Bhow avait témoigné le désir de la voir manœuvrer. Des ordres furent donnés pour le satisfaire. Mais lord Cornwallis, n’allant jamais à éléphant, monture à laquelle il n’était pas accoutumé, n’aurait pu accompagner Purseram-Bhow qu’à la condition que ce dernier eût monté à cheval. Or cette manière de paraître en public semblait au chef mahratte dérogatoire à sa propre dignité ; il aima mieux renoncer à son projet. Après avoir pris congé de lord Cornwallis, il se dirigea vers Sera, capitale d’une grande province citée par sa fertilité ; elle parut cependant inférieure sous ce rapport à beaucoup d’autres parties du royaume de Mysore. Parvenus là, plusieurs corps mahrattes se refusèrent à aller plus avant sans avoir touché leurs arrérages. L’insurrection menaçait de gagner rapidement toute l’armée ; il fallut payer la solde réclamée. Purseram-Bhow se porta ensuite sur Butnugherra, montagne couronnée d’une forteresse, puis sur Erroor, jolie ville de quelque étendue, entourée d’une muraille flanquée de tours de distance en distance. Les Mahrattes s’en emparèrent sans que la pensée de la résistance se fût seulement présentée aux habitants ; elle n’en fut pas moins pillée, ravagée, saccagée par les conquérants. Dans les premiers jours d’août, Purseram-Bhow ayant atteint Chitteldroog, campa dans les environs, à quinze milles à peu près de la ville, avec l’intention d’y faire quelque séjour. Les maladies propres à ces climats commençaient à faire de grands ravages dans les rangs du détachement anglais. Le capitaine Little se détermina à envoyer ses malades et ses blessés à Hurry-Hall, où un hôpital avait été récemment établi. L’armée mahratte dressa ses tentes à dix milles de Chitteldroog, près de Guntnoor, village autrefois florissant, mais récemment brûlé. Un fossé profond, une espèce de marais séparaient le détachement anglais et l’armée mahratte ; après une forte pluie les communications se trouvaient ainsi presque interrompues entre les deux camps. Les Mahrattes se tenaient dans la plus complète immobilité ; à peine faisaient-ils de temps à autre quelque détachement pour se procurer des fourrages et des grains. Purseram-Bhow voulait avant toutes choses donner quelque repos à ses hommes et à ses chevaux.

Au commencement d’août, l’armée se présenta cependant devant le petit fort de Tulkh, qui fut emporté au bout de deux jours. Elle y trouva une grande quantité de bétail et de grains. Au commencement de septembre, elle se rapprocha de Chitteldroog. Le capitaine Little et quelques officiers mahrattes en firent la reconnaissance ; quoique Purseram-Bhow n’eût pas le projet de l’attaquer, il espérait en obtenir la possession par voie de négociation, en quoi il se trompait ; non seulement le commandant était fidèle de cœur à Tippoo, mais le sultan avait pris ses précautions ; il tenait à Seringapatam, comme otage, une partie de la famille de ce dernier. Au reste, la même mesure était employée à l’égard de tous les commandants des forteresses éloignées. Chitteldroog avait alors une garnison de 10,000 hommes d’infanterie et de 10,000 chevaux. C’était la capitale d’une province de même nom, formant autrefois le gouvernement d’un rajah ; Hyder-Ali s’en était emparé en 1776, et l’avait ajoutée à sa domination. La citadelle, située au sommet d’une montagne, entourée de plusieurs enceintes de fortifications, comme le sont ordinairement ces rochers fortifiés, passait pour une des plus fortes places de toute l’Inde. La ville, située au bas de la montagne, était entourée d’un fossé profond et d’une épaisse muraille flanquée de tours de distance en distance. Le mois d’octobre venu, l’armée mahratte prit une nouvelle position plus au nord de la montagne, et seulement à quatre milles de distance. Le bruit se répandit que le kellador avait fait pendre cinq brames, personnages d’importance, suspectés de trahison. Jusqu’à ce moment les grains s’étaient vendus à des prix fort élevés dans le camp des Mahrattes ; ils commencèrent dès lors à baisser de jour en jour. Les Lambadys en apportèrent d’immenses quantités. D’ailleurs, malgré l’activité de ce commerce, et le produit qu’ils en retiraient, ils ne se mêlaient ni avec les Mahrattes ni avec les Anglais : ils campaient toujours à l’écart. Leur neutralité, reconnue dans l’Inde par tous les indigènes, les mettait d’ailleurs à l’abri de tout danger.

Le 2 novembre, Purseram-Bhow, marchant au sud, s’empara d’un défilé jusque là demeuré libre ; il compléta par là le blocus de la ville. Le reste du mois fut employé à réduire quelques forts dont il avait négligé de se rendre maître. Pendant ce temps, de fréquentes escarmouches, mais sans importance, avaient lieu entre les Mahrattes et la garnison mysoréenne. En deux ou trois occasions, les Mysoréens déployèrent à l’égard des prisonniers la plus grande cruauté. Un jour, entre autres, qu’ils avaient pris quelques femmes, ils les renvoyèrent, dès le lendemain, le nez et les oreilles coupés. Purseram-Bhow, tout en continuant le blocus, ne laissa pas que d’entreprendre le siège de Hooly-Honora ; il prit position devant la place le 18 décembre. Le fort d’Hooly-Honora était un carré flanqué de tours aux quatre angles, et de deux tours sur chaque face ; le fossé entouré d’eau d’une profondeur assez inégale, mais d’une dizaine à une vingtaine de pieds ; le pettah était grand, étendu, bien bâti, et fort peuplé. La brèche fut ouverte dès le 19 ; le capitaine Little fit donner l’assaut la nuit suivante, et la place fut emportée. Elle était pleine de femmes et d’enfants qui furent scrupuleusement respectés du vainqueur. Cette belle parole du général Medows avait été entendue de l’armée : « Un ennemi vaincu, disait-il quelquefois, n’est plus un ennemi. » Dans la maison du kelledar ou commandant, on trouva beaucoup de papiers, entre autres une lettre de Tippoo, assez curieuse par son contenu. Tippoo recommandait au kelledar de la vigilance et de l’activité dans la défense de la forteresse qui lui était confiée ; puis il faisait le récit des grands et nombreux succès que lui-même n’avait cessé d’obtenir dans le cours de la guerre actuelle. Il lui disait comment il avait successivement battu, tantôt séparées, tantôt réunies, toutes les armées confédérées. Il avouait toutefois que, dans la dernière action (action qui, d’après la date de la lettre, ne pouvait être que celle avec le colonel Floyd), la victoire était demeurée sinon tout-à-fait indécise, du moins incomplète, par le fait de sa cavalerie. Il ne s’en louait pas moins de la bravoure de ses cavaliers ; mais il attribuait ce fâcheux résultat à l’emploi de la martingale nouvellement introduit dans ses troupes, et qui arrêtait, selon lui, l’impétuosité du cheval ; en conséquence, il ordonnait qu’on cessât d’en faire usage à l’avenir. Il faisait observer au kelledar que les Anglais ne s’en servent jamais. Ce qu’il y a de singulier dans la lettre de Tippoo, c’est que l’affaire du colonel Floyd, dont il parle avec cette modestie, est précisément celle où il remporta un avantage moins douteux. En feignant d’amoindrir un succès incontestable, et qui devait être connu dans toute l’étendue de ses États, Tippoo avait sans doute une intention secrète ; il voulait, suivant toute probabilité, se ménager des chances d’être cru dans quelques autres occasions, quand il s’agirait, par exemple, de dissimuler ses revers ou de les changer en victoires.

À une époque antérieure de la campagne, Tippoo avait chargé un de ses lieutenants de maintenir ses communications avec les provinces de Bednore et de Mangalore. Ce dernier avait d’abord pris sous les murs de Simoga une position qu’il ne tarda pas à quitter à l’approche des Mahrattes. Il se porta à quelques milles à l’ouest, au milieu de bois épais ; son projet était d’attaquer à son avantage Purseram-Bhow pendant les opérations du siège. La nouvelle position occupée par les Mysoréens était une des plus fortes qu’il fût possible de choisir. Dès qu’ils l’eurent reconnu, Purseram-Bhow et le capitaine Little sentirent la nécessité de les en déloger avant de commencer le siège. Les Mysoréens avaient leur droite appuyée à la rivière Toom ; leur gauche à un bois fort épais, distant de la rivière d’un mille environ ; leurs derrières à un bois impénétrable ; enfin, un profond ravin, au-delà duquel se trouvait un bois fort épais, protégeait leurs fronts. Le camp mysoréen n’occupait qu’un espace de six cents verges. De tous points, nous dit le capitaine Little, c’était une des positions les plus inaccessibles qu’il eût encore rencontrées. La cavalerie mahratte était incapable d’agir dans un terrain semblable ; aussi fut-ce au détachement anglais qu’échut toute l’entreprise. Ayant laissé une partie de ses troupes à la garde du camp, à la tête de 750 hommes et de dix pièces d’artillerie de campagne, Little se dirigea vers les Mysoréens. D’abord il s’engagea dans un bois qui semblait devenir de plus en plus épais à mesure que les Anglais y pénétraient davantage. À peine ont-ils gagné la lisière qu’ils sont accueillis par un feu très vif et très meurtrier de canon et de mousqueterie. Les Cipayes commencent à s’ébranler, et les Européens eux-mêmes montrent quelque hésitation. Les assaillants, ne pouvant passer le ravin que par détachements fort peu nombreux, ne peuvent attaquer à la baïonnette la masse compacte des Mysoréens ; leur feu est d’ailleurs, en raison de leur petit nombre, presque insignifiant. Le capitaine Little, comprenant la gravité de sa situation, tente alors un effort décisif. À la tête des grenadiers, il attaque l’ennemi par la droite, pendant que le reste de ses troupes se présente de front. Les Mysoréens, qui se voient tournés, lâchent pied. Les Anglais, enhardis, les poursuivent, et s’emparent de leur artillerie, qui consistait en dix pièces de canon. Pendant ce temps les Mahrattes, se livrant en sécurité à leur habitude favorite, pillent à l’envi le camp abandonné. Au rapport des prisonniers, ce corps d’armée mysoréen ne montait pas à moins de 10,000 hommes. De retour au camp, après ce coup de main, les Anglais n’avaient pas été moins de dix-huit heures sous les armes, sans repos, sans nourriture, sans rafraîchissements d’aucune sorte ; quoique la nuit fût déjà venue depuis long-temps, Purseram-Bhow envoya demander au capitaine Little la permission de le voir. Ce dernier s’en défendit sur l’heure avancée. Mais dès le lendemain, au lever du soleil, le bhow était déjà dans la tente du capitaine. Il complimenta le détachement en termes très flatteurs. Il pressa le capitaine Little de prendre autant de canons qu’il en voudrait parmi ceux récemment conquis et de les attacher à son détachement. Il lui répéta plusieurs fois « qu’aucune troupe ne savait mieux s’en servir, ni mieux s’en passer[6]. »

L’armée mahratte put dès lors se livrer aux travaux du siège de Sinoga sans crainte d’être interrompue. Le 2 janvier 1792, une batterie de cinq pièces de canon commença son feu. Le jour suivant la brèche fut praticable ; la garnison se rendit à la condition que les propriétés particulières seraient respectées, et demanda sur ce point la garantie du détachement anglais. Tous ces succès récents élevant l’ambition de Purseram, il aspira bientôt à la conquête et au pillage de Bednore. Il se mit en mouvement au commencement de janvier ; à la fin du mois il prit position devant cette ville et commença tout aussitôt à battre en brèche. On apprit alors qu’un des généraux de Tippoo venait de quitter Seringapatam avec des forces considérables. Purseram-Bhow ne douta pas que ce corps d’armée ne fût envoyé du côté de Bednore. Le terrain où il était, tout couvert de bois, ne lui permettait pas de se servir de sa cavalerie, la meilleure partie de ses forces. En conséquence, il prit le parti de se retirer immédiatement, ce qui amena peu après sa jonction avec l’armée confédérée. Dans le cas contraire, c’est-à-dire s’il se fût trouvé à même d’espérer une aussi riche proie que Bednore, peut-être ne se fût-il jamais déterminé à l’abandonner. Un autre événement fort singulier avait eu, disait-on, une grande influence sur les derniers mouvements du chef mahratte.

D’un caractère fort hospitalier, Purseram-Bhow avait toujours à sa suite, mangeant à sa table, une cinquantaine de brahmes, rarement moins, quelquefois davantage. Un des plus jeunes de ces derniers se souvint trop qu’il était homme pour ne pas oublier qu’il était brahme ; aussi se laissa-t-il prendre aux charmes d’une femme de la tribu des chummars, ou savetiers. La belle chummar, flattée d’un hommage éclatant, ne fut point cruelle ; un commerce intime et long-temps secret s’établit entre eux. À la fin, soit négligence de précautions de leur part, soit qu’un hasard malheureux les eût trahis, la chose fut découverte. La nouvelle, d’abord débitée tout bas, ne tarda pas à se répandre dans tous les rangs de l’armée ; et alors éclatèrent dans toutes les tribus supérieures une désolation, une consternation dont nous ne saurions nous faire aucune idée ; la peste, en se manifestant tout-à-coup au milieu d’une armée européenne, causerait bien moins d’effroi. Les brahmes Chactryas, Sudras couraient ça et là dans tout le camp les vêtements en désordre, le visage bouleversé, suivant les renseignements recueillis de toutes parts. Ce scandale durait depuis plusieurs mois, sans défiance aucune ; les uns et les autres avaient continué de communiquer avec le coupable ; personne ne pouvait donc se croire à l’abri de la souillure de son attouchement. Ceux mêmes qui n’avaient eu aucune relation directe avec lui en avaient eu nécessairement d’indirectes par quelque tiers. S’il en était d’ailleurs quelques uns qu’un hasard miraculeux eût préservés, aucun moyen n’existait pour eux de rassurer leur conscience. La Toombudra, une des rivières saintes de l’Inde, à quelque distance de là, offrait bien ses eaux pour les purifications requises. En même temps il était fort douteux dans l’esprit de plusieurs d’entre eux que les eaux de cette rivière fussent suffisamment sacrées, eussent une vertu assez efficace pour suffire à l’abomination du cas. Purseram-Bhow, pour ne rien négliger des moyens de purification qui s’offraient à lui, se servit d’abord des eaux de cette rivière. Il se transporta ensuite à Koorly, village éminemment sacré, et situé au confluent des deux rivières la Zoom et la Budra. Là il fit de nouvelles purifications, et distribua parmi les brahmes desservant la pagode du village la valeur de son propre, poids en monnaie d’or et d’argent. Cette pesée du coupable, contre de l’or et de l’argent, est une manière commune de déterminer, dans l’Inde, le montant d’une aumône ou d’une offrande aux dieux. En 1764, peu de temps avant son couronnement, Surajah se pesa contre de l’or, ce qui fit une somme de 16,000 pagodes. La même cérémonie est pratiquée par les Mahométans aussi bien que par les Indous. Sir Thomas Roë, à l’époque de son ambassade auprès du grand-mogol, vit celui-ci se peser contre de l’or destiné à une offrande[7].

Or cette souillure avait eu, à ce qu’il paraît, une influence décisive sur le plan de campagne de Purseram. D’abord il avait eu le projet de se confiner dans les environs de Chiteldroog et de Changerry ; mais en raison de l’état d’abomination où lui et ses frères se trouvaient, par suite de l’accident qui vient d’être raconté, il comprit que ni Hurry-Punt ni aucun de ses brahmes de la grande armée ne voudraient entrer en communication avec lui ou avec qui que ce fût de son corps d’armée. C’est pour cela qu’il prit d’abord position sur les bords de la Toombudra, comme la rivière la plus voisine qui put servir aux purifications. Ce mouvement le conduisit dans le voisinage de Hooly-Honora ; et, pour mettre à profit le temps employé aux préparatifs de la purification et de la pesée, il fit attaquer cette forteresse par le détachement anglais. Le succès l’encouraga ; et alors se voyant encore du temps avant le moment de rejoindre l’armée d’Abercromby, il résolut de tenter la réduction de Simoga, comme nous l’avons déjà raconté.

L’armée de Bombay quitta ses cantonnements dans le voisinage de Tellicherry ; elle s’assembla à Cannanore le 23 novembre, et, le 5 décembre, commença sa marche à travers les ghauts. Les torrents de pluie de la mousson avaient détruit la route ; il fallut de grands travaux pour la réparer. Lord Cornwallis avait calculé que l’armée de Purseram-Bhow, avec le détachement anglais du capitaine Little, passeraient la Cavery pour se joindre à l’armée d’Abercromby ; dans ce cas ils auraient aidé ce dernier à transporter sa grosse artillerie, ils n’auraient plus eu à redouter Tippoo ; enfin ils se seraient trouvés en mesure de compléter l’investissement de Seringapatam par le côté méridional. L’expédition des Mahrattes du côté de Bednore, dont le seul but était de piller cette ville, déjoua le calcul de lord Cornwallis. Il envoya au général Abercromby l’ordre de placer son artillerie en lieu de sûreté au sommet des ghauts, et de se tenir prêt à se mettre en mouvement au premier signal avec le moins de bagages possible. À l’arrivée de ces ordres, Abercromby était déjà parvenu au sommet des ghauts ; d’après leur contenu, il se tint prêt à marcher.

Pendant ce temps, trahissant par là la faiblesse de ses moyens, Tippoo ne tenta rien d’important. À la fin de juin, il envoya un détachement attaquer Coïmbatore et lever des contributions sur le pays voisin. La place se trouvait dégarnie ; l’officier qui la commandait avait ordre de se retirer si l’ennemi se montrait en force ; mais il se flatta de repousser le parti qui se présentait. Effectivement, quoique la brèche fût faite et l’assaut donné, les Mysoréens n’en furent pas moins repoussés avec un grand carnage. Un détachement arriva peu après de Palacatcherry au secours des assiégés, et le siège fut levé. Le sultan, à la tête de son armée, se dirigeait alors vers le nord, ayant, suivant toute probabilité, l’intention d’aller attaquer Purseram-Bhow dans la province de Chitteldroog. Il se borna cependant à remporter quelques avantages sur un corps de l’armée de Purseram-Bhow, laissé par ce chef sur la route de Sora ; et, satisfait de ce dernier succès, prit le parti de s’en retourner dans les environs de sa capitale. De là, il détacha le premier de ses lieutenants à Coïmbatore, en le chargeant d’inquiéter et de troubler de ce point les communications de l’armée anglaise. Cet officier, Kummeru-Deen-Khan, se porta donc devant cette dernière place à la tête de 500 chevaux de cavalerie régulière et de 8,000 hommes d’infanterie. Il avait quatorze pièces de canon, et un corps de cavalerie et d’infanterie irrégulières. Le manque de munitions était la seule chose que la garnison eût à craindre. Elle en recevait de temps à autre par petite quantité, de la part du major Cappage, qui commandait à Palacatcherry. Le major se mit lui-même en campagne avec trois bataillons de Cipayes, six pièces de campagne, et deux bataillons de Travancore. Les Mysoréens se déterminèrent, en raison de leur supériorité numérique, à prévenir son approche. Ils se portèrent au devant de lui à la distance de six milles de Coïmbatore. Une fois en vue de l’ennemi, Kummeru-Deen sembla vouloir décliner l’engagement. Mais tout-à-coup, par un mouvement rapide, il tourna hardiment les Anglais par leur droite, en menaçant leurs derrières. L’officier anglais se trouva alors dans une position difficile. En marchant sur Coïmbatore, par le chemin demeuré libre, il laissait l’ennemi sur ses derrières, avec toute facilité pour se porter sur Palacatcherry, en retrogradant de manière à se mettre en mesure de défendre cette dernière place, il abandonnait Coïmbatore. Ce dernier parti fut celui qu’il choisit. Les Mysoréens, aussitôt qu’ils aperçurent ce mouvement, se portèrent hardiment sur les Anglais avec la résolution d’attaquer ; ils firent un feu très vif sur le détachement. Leur cavalerie vint caracoler jusque sur les baïonnettes anglaises ; elle fut repoussée plusieurs fois. Mais comme les Anglais rétrogradèrent, le Khan proclama hautement sa victoire, et retourna triomphant devant Coïmbatore. Les munitions de la place étaient presque épuisées ; une brèche fut faite, et comme tout espoir de secours était désormais perdu, le lieutenant Chalmert capitula le 2 novembre. Il avait été stipulé que les propriétés seraient respectées et que la garnison se rendrait sur parole à Palacatcherry. Mais ces conditions ne furent point observées : la garnison, d’abord retenue prisonnière jusqu’à ce que Tippoo eût prononcé, plus tard, par ordre de ce dernier, fut envoyée à Seringapatam.

Au commencement de l’année 1792, la grande armée des confédérés, celle où se trouvait lord Cornwallis, était campée aux environs de Ootradroog. Elle attendait l’arrivée de l’artillerie de siège et sa jonction avec l’armée d’Hyderabad pour se porter devant Seringapatam. L’armée d’Hyderabad ne s’était pas encore emparée de Goorumcondah ; elle leva le siège en laissant derrière elle un détachement pour conserver le pettah et continuer le blocus. Le 25 janvier, les deux armées firent leur jonction. Le gouverneur-général sortit de son camp, et se porta à une assez grande distance avec une suite nombreuse pour recevoir le chef allié. Hoolydroog avait été repris par les Mysoréens ; les fortifications en avaient été réparées. Sommé par le colonel Maxwell, le kelledar ne s’en rendit pas moins sur-le-champ, effrayé qu’il était des grands préparatifs montrés par les Anglais. Le 1er février, les forces confédérées, quittant Hoolydroog, se mirent en mouvement. À cette occasion, l’armée anglaise mit pour la première fois en pratique un nouvel ordre de marche tout récemment adopté. Dans les guerres précédentes, dans celle-ci même jusqu’à ce moment, l’armée marchait sur une seule colonne, ayant son artillerie à l’arrière-garde. Retardée par les mauvais chemins, celle-ci se trouvait souvent séparée du corps d’armée ; fréquemment elle n’atteignait le lieu du campement que le jour suivant. On essaya de la mettre au centre de la colonne ; mais, en ce cas, elle séparait l’armée en deux, la marche du corps qui venait derrière se trouvait singulièrement retardée. Après quelques autres essais, l’ordre suivant finit par être adopté : l’armée marchait sur trois colonnes : 1° au centre la grosse artillerie, les caissons, les voitures, cheminant sur la grande route ; 2° à droite, parallèle à la première, à la distance de cent verges environ, l’infanterie avec les pièces de campagne : c’était le côté le plus voisin de l’ennemi ; 3° à gauche, à la même distance du centre, les charrettes, les vivres, les bagages, cette foule toujours à la suite du camp. De cette façon, il suffisait d’un déploiement de la colonne du côté de l’ennemi pour lui faire face. Le général disposait facilement son artillerie légère qui déjà était en ligne. La grosse artillerie et les bagages se trouvaient protégés et en arrière des combattants. Les armées des alliés suivaient dans leur ordre, ou, pour mieux dire, leur désordre habituel.

L’armée anglaise arriva le 5 février devant Seringapatam. Le premier soin de lord Cornwallis fut d’expédier immédiatement au général Abercromby l’ordre d’occuper un gué à quarante milles environ de la place. Lord Cornwallis avait d’abord le projet d’employer le nizam à maintenir les communications entre son propre corps d’armée et celui d’Abercromby ; mais force fut d’y renoncer : séparées des Anglais, les troupes du nizam ne savaient seulement pas se suffire à elles-mêmes. Purseram-Bhow ne se montrait pas davantage en mesure de servir à l’investissement de la place, d’intercepter les convois. L’armée anglaise prit position dans la vallée de Millgotah, à la distance d’environ six milles de Seringapatam. À gauche se trouvait une chaîne de montagnes ; à sa droite un amas de rochers très élevés, au pied desquels s’étendait un large étang, ou très grand réservoir d’eau. Les rochers non seulement défendaient la droite, mais dérobaient à la vue de l’ennemi une partie du camp. La réserves et les bagages étaient placés un mille plus loin. Ensuite, à quelque distance, venaient l’armée des Mahrattes et celle du nizam, la première à droite, la seconde à gauche de la réserve.

Tippoo avait pris, en face des Anglais, une position très forte. Sa droite était appuyée à une petite éminence surmontée par une pagode ; sa gauche s’étendait parallèlement à la rivière Sommer-Pet ; un ruisseau assez profond, qui allait se perdre dans la vallée occupée par l’ennemi, courait sur son front. En avant du terrain occupé par l’armée mysoréenne, une épaisse haie de bambous, d’aloès, d’arbres épineux, dont les branches s’entrelaçaient, formait un rempart presque infranchissable. Derrière cette haie, Tippoo avait élevé huit redoutes, entourées de fossés, de glacis, de chemins couverts, armée chacune de vingt canons, et pouvant contenir 5 à 600 hommes de garnison. De ces redoutes, la plus forte formait l’extrémité gauche de sa ligne. Les Mysoréens lui avaient donné le nom de Lally ; le nom de ce vieil et implacable ennemi des Anglais sonnait bien aux oreilles de leurs nouveaux adversaires. Cette redoute était construite sur un terrain un peu élevé. Le reste de la ligne mysoréenne s’étendait sur une surface absolument plane. Un profond marais, à côté de la redoute de Lally, achevait de la couvrir à gauche, tandis que la rivière protégeait ses derrières. De plus, un peu en arrière de cette ligne de redoutes, dans l’île même de Seringapatam, se trouvait un système de redoutes et de batteries liées entre elles par un fossé profond, appuyé à l’ouest par la forte citadelle de la place. L’ensemble de ces derniers ouvrages formait une seconde ligne plus redoutable encore que la première, susceptible de donner aux défenseurs de celle-ci un asile assuré dans le cas où elle serait forcée. Cent pièces de grosse artillerie garnissaient la première ligne, trois cents la seconde.

Tippoo commandait en personne le centre et la droite de sa ligne : il avait sa tente près de la dernière redoute de la droite, appelée pour ce motif la redoute du sultan. Malgré ses nombreuses pertes, son armée consistait en 15,000 hommes de cavalerie, et 40 ou 50,000 d’infanterie. Il n’en avait pas moins renoncé à tenir la campagne contre ses redoutables ennemis. Entouré de tous côtés, dans l’impossibilité d’avoir recours à ces grands mouvements qui lui avaient réussi au commencement de la guerre, il avait donné tous ses soins à fortifier ses lignes, à perfectionner le système de défense de l’île et de la citadelle de Seringapatam. Au moyen de cette inaction, il se flattait de faire traîner le siège en longueur ; or le moment devait venir où lord Cornwallis se trouverait forcé de le lever, soit par l’arrivée de la mousson prochaine, soit, comme l’année précédente, par le manque d’approvisionnements. En 1767, la même combinaison avait réussi au vieux Hyder, aussi menacé jusque dans ses derniers retranchements par une confédération puissante. En attendant les événements, de ce dernier refuge Tippoo se tenait prêt à s’élancer sur ses ennemis et à reprendre une vigoureuse offensive, à leur premier mouvement rétrograde, à leur premier symptôme d’hésitation. La citadelle et la ville de Seringapatam, hérissées de canons, les nombreuses redoutes disséminées à l’entour, donnaient à la position du sultan un aspect vraiment grandiose et formidable. Néanmoins, l’étendue même de ces lignes diminuait singulièrement leurs forces. Les lignes trop étendues ne peuvent manquer d’être dangereuses à occuper ; elles laissent à l’ennemi, non seulement un grand nombre de points d’attaque, mais la faculté d’être le plus fort là où il attaquera. Or, cet inconvénient devient plus grave que jamais en face d’un ennemi supérieur en organisation, comme c’était le cas. En se confinant dans l’île même, en se bornant à occuper seulement sa seconde ligne, Tippoo eût agi plus habilement. Un petit nombre de gués, faciles à défendre, traversaient la rivière ; le fort et les batteries de l’île les battaient en plein ; enfin, l’armée mysoréenne se serait trouvée efficacement protégée par le feu de la citadelle.

Les mêmes motifs qui nourrissaient les espérances de Tippoo faisaient à lord Cornwallis une nécessité de l’attaquer le plus promptement possible. Il en prit la détermination. Il hésita quelque temps entre une attaque de jour ou de nuit. Mais, dans le premier cas, la nombreuse artillerie de Tippoo aurait pu produire des résultats désastreux ; lord Cornwallis se décida donc pour une attaque nocturne. Le 6 février, les troupes avaient défilé la parade comme à l’ordinaire à six heures du soir ; elles reçoivent immédiatement l’ordre de prendre de nouveau les armes dans la soirée. À huit heures et demie, les rangs sont formés et l’armée partagée en trois colonnes : la colonne de droite, commandée par le général Medows, composée de deux bataillons européens et de cinq bataillons indigènes ; la colonne du centre, commandée par lord Cornwallis, composée de trois bataillons européens et de cinq bataillons indigènes ; la colonne de gauche, commandée par le colonel Maxwell, composée d’un bataillon européen, et de trois bataillons indigènes. En raison de la nature du terrain, comme le succès dépendait surtout de la célérité de l’attaque, lord Cornwallis se décida à ne pas amener d’artillerie. Seulement il fit marcher derrière la colonne du centre le major Montagu avec un détachement d’artilleurs et 300 lascars pour faire usage des pièces ennemies à mesure qu’on s’en emparerait. La colonne du centre devait attaquer le centre du camp de l’ennemi, où se trouvait une forte redoute ; la colonne de droite et celle de gauche le tourner par ses ailes et s’y établir. Dans la supposition du succès, les trois colonnes avaient ordre de passer la rivière avec les fugitifs, pour s’emparer des batteries situées dans l’île. Dans la supposition où l’une des colonnes échouerait et serait repoussée, l’une de celles qui auraient réussi devait marcher à son secours. Les derniers ordres ayant été donnés, le camp fut levé, les bagages paquetés et les tentes chargées, un corps de Cipayes chargé de leur garde. La cavalerie et une brigade d’infanterie, destinées à former une réserve, se rangèrent en bataille sur le front du camp. Ces troupes devaient se tenir toutes prêtes à se porter là où l’occasion les appellerait, livrées, en attendant ; à mille inquiétudes sur le sort de l’armée, qu’elles regrettent de ne pas partager. Bientôt les trois colonnes se tinrent prêtes à marcher.

Tippoo ne s’attendait nullement à être attaqué. L’armée de Bombay était en marche pour rejoindre lord Cornwallis ; il le savait, et ne croyait pas que ce dernier tentât quelque entreprise considérable avant cette jonction. D’ailleurs il avait pleine confiance dans la force d’une position fortifiée par lui-même avec tant de soin. Les alliés des Anglais, à la vue de ces préparatifs d’attaque, ne sont pas moins surpris. Lord Cornwallis avait fait un secret de son projet ; il craignait quelque désertion dans les rangs du nizam et de Purseram-Bhow ; aussi ceux-ci laissent-ils percer tout leur étonnement. Leur première pensée est qu’il s’agit d’une retraite dont ils ne sont point, et qu’ils sont abandonnés, sacrifiés. Convaincus enfin que c’est d’une attaque qu’il est question, leur effroi redouble : comparant le petit nombre des Anglais à celui des Mysoréens, ils ne doutent pas que cette entreprise ne devienne funeste et à eux-mêmes et à ceux qui vont la tenter. Un grand nombre d’entre eux se hâtent d’aller dire un adieu qu’ils supposent le dernier aux soldats anglais avec lesquels ils ont quelque lien d’amitié. Leur étonnement, leur surprise, ne connaissent plus de bornes lorsqu’ils voient lord Cornwallis se disposer à marcher en tête de la colonne du centre. Ils ne sauraient se persuader qu’un aussi grand personnage aille combattre, suivant leur expression, comme un simple soldat.

Les trois colonnes s’étaient mises en mouvement. Un clair de lune magnifique éclairait leur marche et leur aurait été funeste si l’ennemi eût été sur ses gardes ; grâce à sa sécurité, il leur fut possible de parcourir sans être vues la distance qui les séparait des lignes mysoréennes. Toutes trois arrivèrent à peu près en même temps, c’est-à-dire entre dix et onze heures, aux différents points d’attaque. La colonne du centre rencontra la première un des postes mysoréens. Les cavaliers qui le composaient s’enfuient en toute hâte pour donner l’alarme ; les fantassins font quelque résistance et engagent le feu. La colonne de gauche rencontrait l’ennemi au même moment ; alors on voit les lignes de Tippoo étinceler, flamboyer tout-à-coup sur toute leur étendue. La haie rempart, qui couvre le front des Mysoréens, n’arrête pas la colonne du centre ; elle la franchit sans hésiter, et se trouve dans l’intérieur de leurs lignes. Les cavaliers, accourus pour donner l’alarme, en raison de la difficulté du chemin, l’avaient à peine devancée de quelques secondes. Ayant rencontré plus de difficultés, s’étant d’ailleurs trompée de route, la colonne de droite n’arriva à la haie-rempart qu’une demi-heure après les autres. L’engagement devint aussitôt général. Après un moment de désordre, les Mysoréens ayant repris leurs rangs, font un feu très vif d’artillerie et de mousqueterie. Ils défendent avec acharnement le passage de la haie-rempart, qui devient de plus en plus difficile et périlleux. Le sultan, au moment où l’alarme avait été donnée, venait d’achever son repas du soir. Il monte aussitôt à cheval, et court vers l’endroit attaqué. Il ne voit de toutes parts que des fuyards, et à peine quelques petits corps de troupes qui essaient de reprendre leurs rangs. Il reconnait en même temps fort distinctement qu’une longue et profonde colonne ennemie a déjà forcé le centre de ses lignes. Il se hâte de passer la rivière, où c’est à peine s’il devance les Anglais de quelques instants ; parvenu de l’autre côté, il continue à envoyer ses ordres.

Après avoir cheminé assez péniblement au milieu de champs de riz, la colonne du centre atteignit la rivière, qu’elle passa sans opposition. Le capitaine Lindsay, qui marchait en tête, se dirigea vers le fort ; il espérait entrer pêle-mêle avec les fuyards, mais il en trouva les portes fermées. La seconde division passa la rivière cinq minutes après, au même endroit que la première, avec un peu plus de difficulté ; le passage était en ce moment encombré de fugitifs. La citadelle faisait alors un feu fort vif, mais, heureusement pour les Anglais, dirigé trop haut pour les atteindre. La première-division, trouvant les portes du fort fermées, traverse l’île et va prendre position au midi ; la seconde, sous le commandement du colonel Knox, se dirige à l’est. Là, se trouvait un pettah ou ville appelée Shaher-Gamjam, avec des batteries dirigées vers la rivière, pour défendre un gué. Le colonel détacha une portion de ses troupes pour prendre ces batteries à revers ; elles sont abandonnées, à la seule vue des baïonnettes anglaises. Le capitaine Hunter, à la tête d’une troisième division de la colonne du centre, passe aussi la rivière ; il demeure quelque temps dans l’île ; mais, s’y croyant seul, convaincu que son poste, à cause du feu de la citadelle, ne sera plus tenable au point du jour, il prend le parti de rétrograder. Il traverse une partie du camp ennemi, et, au milieu du désordre et de la confusion, rejoint lord Cornwallis, dont la situation ne laissait pas d’être critique. Il avait successivement détaché la plus grande partie des troupes de sa colonne ; arrivé avec le reste dans le voisinage de la redoute du sultan, il attendait avec anxiété les résultats du combat. Or, des troupes du centre et de la gauche de Tippoo, revenues quelque peu de leur première terreur, se disposèrent attaquer ce petit corps. Les Anglais reçoivent leur feu avec sang-froid. Ils chargent à la baïonnette. Les Mysoréens ne se découragent pas et font de nouveaux efforts, qui demeurent également inutiles ; mais, au point du jour, ils prennent enfin le parti de se retirer.

Les colonnes de droite et de gauche avaient procédé, pendant ce temps, aux autres attaques. La colonne de droite, sous les ordres de Medows, s’était dirigée sur la redoute de la mosquée ; redoute très fortifiée, située à une distance assez considérable et en avant de la ligne. Trompée par une erreur des guides, elle se jeta d’abord trop à l’ouest ; revenue, plus tard, dans le bon chemin, elle franchit la haie-rempart. Le général Medows laisse deux bataillons à la hauteur de cette haie pour servir d’arrière-garde ; à la tête du reste de ses troupes, il gravit ensuite la colline au sommet de laquelle se trouvait la redoute. Au moment de l’atteindre, il est accueilli par un feu très vif d’artillerie et de mousqueterie. Les Anglais ripostent et hâtent le pas. Comme la redoute était entourée d’un rempart élevé, et les assaillants presque entièrement dépourvus d’échelles, leurs tentatives d’escalade demeurent sans succès, et ils sont au moment de se retirer. Alors, par un hasard heureux, on découvre un sentier qui mène de la mosquée dans l’intérieur même de la redoute. Medows dirige une nouvelle attaque de ce côté, et l’emporte malgré la plus vive résistance. Les Mysoréens y perdirent 400 hommes, au nombre desquels se trouvait le commandant. Le général Medows se hâta d’y placer une garnison suffisante pour la protéger contre toute tentative de Tippoo.

Plusieurs redoutes à la gauche de l’ennemi se trouvaient encore en sa possession. Le général Medows eut d’abord envie de les attaquer. Mais cette-opération aurait exigé beaucoup de temps ; en conséquence il préféra les laisser en arrière et se diriger vers le lieu où devait se trouver lord Cornwallis. Depuis long-temps le feu avait cessé sur toute l’étendue de la ligne ; tout-à-coup il éclate de nouveau, car ce dernier avait à repousser une nouvelle attaque des Mysoréens. À ce bruit, lord Cornwallis s’écria : « Si le général Medows est sur le terrain, voilà qui va nous l’amener. » Il ne s’était point trompé : le général Medows était à côté de lui avant que ces paroles également honorables pour tous deux fussent achevées. La colonne de gauche s’était dirigée de son côté, vers cette hauteur à la droite de l’armée de Tippoo, appelée Carighaut ; ce point fut emporté avant que les Mysoréens eussent eu le temps de faire la moindre résistance. Les Anglais n’y perdirent pas un seul homme. Le colonel Maxwell, qui commandait cette colonne, marche aussitôt vers le camp des Mysoréens ; chemin faisant, il reçoit un feu très vif, mais pénètre néanmoins dans le camp et se joint au général en chef. Bientôt après, une division de cette colonne passe la rivière pour attaquer de front ces mêmes batteries que le colonel Knox attaquait par-derrière. En cet endroit la rivière était profonde et difficile à traverser. Les soldats attaquent à la baïonnette, car leurs cartouches étaient mouillées, mais ne trouvent pas de résistance. Le reste de la colonne remonte la rivière, la traverse dans un endroit plus favorable, et se réunit à une division de la colonne du centre arrivant dans le même moment. Toutes deux, réunies, se dirigent vers le midi de l’île, où elles se joignent à la division la première arrivée et qui y a pris position.

Au point du jour, deux des six redoutes qui couvraient les lignes du sultan, étaient au pouvoir des Anglais, celle de droite et celle de gauche. Les Mysoréens occupaient encore les quatre autres. On voyait ça et là leurs différents corps de troupes qui, après avoir été dispersés, essayaient de se rejoindre et de regagner leurs drapeaux. La citadelle ayant tiré quelques volées pendant la nuit, Tippoo s’était hâté de les faire cesser ; il craignait que ses propres troupes ne la crussent attaquée ; elle commençait alors à tirer dans toutes les directions. Après quelques efforts pour rallier les restes de son armée et reprendre les redoutes, il donna l’ordre de la retraite. Lord Cornwallis se hâta de prendre une position très forte dans l’intérieur de l’île, à la hauteur du gué de Carighaut-Hill et des batteries qui le défendaient. De sa personne, il demeura sur le sommet d’une colline d’où la vue embrassait tout le champ de bataille. Les Anglais purent immédiatement s’occuper des approches du siège ; leur position était excellente, et le bois en abondance pour la construction de leurs batteries. Les restes de l’infanterie ennemie, trois fois plus affaiblie par la désertion que par le feu, avaient cherché un refuge dans le fort. La cavalerie demeura campée entre la rivière et le glacis. Dès ce moment, Tippoo commençait à entrevoir la possibilité d’une chute prochaine, perspective qui ne s’était jamais présentée à son esprit ; il dut songer à des négociations. Dès le 7, il rappelle dans l’île les détachements de ses troupes qui en étaient encore dehors. On dit qu’il reconnut alors cette faute dans le choix de ses dernières positions qu’il expiait si cruellement. D’un autre côté, il est vrai de dire que l’entreprise de Cornwallis fut mieux conduite, plus bravement exécutée, qu’habilement conçue. Sans aucun doute c’était chose imprudente que d’exécuter trois attaques réelles ; l’une d’elles repoussée, il devenait possible, facile même aux troupes de Tippoo de prendre à revers les deux autres colonnes. La stratégie moderne aurait probablement conseillé une seule attaque sérieuse sur le point le plus faible de la ligne, et une ou deux autres attaques simulées pour occuper les troupes de Tippoo sans engager les Anglais. Les Mysoréens perdirent 4,000 morts et blessés, et 76 pièces de canon. La perte des Anglais ne fut que de 325 hommes, tant tués que blessés. Peu de jours après, lord Cornwallis opéra sans difficulté sa jonction avec le corps d’armée d’Abercromby, composé de 2,000 Européens et de 4,000 indigènes.

Le fort et la ville de Seringapatam étaient situés dans une île de forme triangulaire ; ils en occupaient le sommet à l’extrémité occidentale. L’autre extrémité renfermait le palais et de magnifiques jardins appartenant au sultan. La ville proprement dite, c’est-à-dire Seringapatam, occupait avant la guerre l’espace comprit entre ces jardins et la forteresse ; alors elle était l’une des villes les plus florissantes de l’Inde entière, mais en ce moment presque entièrement détruite ; de nombreux matériaux en avaient été tirés pour la construction des batteries. De plus, une esplanade considérable avait été pratiquée à ses dépens en avant du fort. Les jardins qui faisaient les délices du sultan se composaient de promenades ombragées de hauts et touffus cyprès, enrichis de tous les trésors de la végétation orientale. Les arbres furent coupés, les murs rasés, pour fournir aux travaux du siège ; le voluptueux palais fut converti en un hôpital pour les malades et les blessés.

Trois faces formaient le fort de Seringapatam. Deux d’entre elles sont baignées par la rivière, défendues en outre par de larges et profonds ravins ; la troisième, tournée du côté de l’île, n’a pas d’obstacles naturels qui en défendent l’approche. En revanche, l’art a été appelé à y suppléer : elle est couverte par des ouvrages détachés ; elle à deux enceintes, avec des fossés, bastions, ponts-levis, et toutes les inventions modernes de fortifications. La force de ces ouvrages détermina lord Cornwallis à attaquer l’une des faces bordées par la rivière, celle du nord. Tippoo avait pris position en avant de cette dernière face. Dans la soirée du 18, un régiment européen et un bataillon de Cipayes passèrent la rivière, sans avoir été vus des Mysoréens. Ce détachement fit un circuit, traversa les champs de riz et un terrain tout bouleversé, et se présenta devant le camp des troupes de Típpoo à minuit. Il pénétra dans le camp sans être découvert, tua une centaine de soldats et autant de chevaux avec la baïonnette avant que l’alarme ne fût donnée, fit un feu assez vif, répandit la consternation, et ne perdit pas un homme. Aux premiers coups de canon, le fort fut tout-à-coup illuminé sur toutes ses faces, comme s’attendant à un assaut général ; il n’osa pas tirer cependant, dans la crainte de nuire davantage à ses propres troupes qu’aux Anglais. À l’aide de cette diversion, les tranchées furent ouvertes à l’endroit choisi. Au point du jour, une large parallèle, à huit cents verges du fort, la gauche appuyée à une redoute, la droite à un ravin, était déjà pratiquée. Tippoo fit jouer, dès, ce moment, tous les canons qui pouvaient donner sur l’ouvrage commencé. Il envoya des détachements de cavalerie à travers la rivière pour harasser les troupes sur les flancs et interrompre leurs travaux. Il essaya aussi de couper un ruisseau qui approvisionnait d’eau leur camp ; mais il ne put y réussir.

Les jours suivants, des traverses furent construites qui unissaient la première parallèle avec une large redoute située sur le derrière ; bientôt la seconde parallèle fut commencée à deux cents verges de la première, et de celle-ci les assiégeants se flattaient de pouvoir battre en brèche le fort. L’armée de Bombay, sous les ordres du général Abercromby, traversa la rivière sans que Tippoo pût l’empêcher. Il prit position au midi et commença la construction de quelques batteries d’enfilade. Dès le lendemain de la perte de ses lignes, Tippoo avait fait quelques ouvertures de paix. Parmi ceux qu’il avait retenus malgré la capitulation, se trouvait le lieutenant Chalmert ; il l’envoya vers lord Cornwallis, chargé d’une lettre contenant de nouvelles propositions de paix, qu’il affirmait n’avoir jamais cessé de désirer. Comme première preuve de ses bonnes dispositions il fit relâcher les prisonniers de Coïmbatore. En face des travaux du siège, dont les progrès devenaient de jour en jour plus rapides, le courage et l’énergie de Tippoo commençaient à ployer, et son orgueil, jusqu’alors indomptable, à fléchir. Les principaux officiers de l’armée, ceux en qui il avait le plus de confiance, n’osaient plus l’aborder. Son irritabilité naturelle s’était portée, au plus haut degré ; il redoublait de sévérité, ou, pour mieux dire, de cruauté, dans la punition des moindres délits, des fautes les plus légères ; soit qu’il cédât en cela à ses penchants, soit qu’il se plût en quelque sorte à faire abus de son propre pouvoir pour mieux se convaincre qu’il le possédait encore, bien qu’il le sentît tout près de lui échapper. Depuis la journée du 6, Tippoo s’était abstenu de rentrer dans son palais. Inquiet et soucieux, il passait la journée au milieu de ses cavaliers, sous une tente ordinaire, et qu’aucun ornement ne distinguait. De là, absorbé dans une sombre rêverie, il contemplait le cercle dont l’entouraient ses ennemis, qui allait se resserrant davantage de jour en jour. Au nord, l’armée du Carnatique, et les travaux du siège qu’il ne pouvait contrarier ; au midi, l’armée de Bombay, sur la route de Periapatam ; et dans l’île, un détachement de l’armée du Carnatique, qui en occupait la moitié ; plus loin, Purseram-Bow, qui, après avoir ravagé Bednore, s’avançait par des marches rapides pour venir combler l’intervalle demeuré vide entre la droite de l’armée de Bombay et la gauche de celle du Carnatique. Enfin, quand il jetait de là les yeux sur ses dernières ressources, aucun moyen de prolonger la durée du siège au-delà d’une quinzaine de jours.

Cependant, bien que lord Cornwallis n’eût pas interrompu les travaux du siège après les premières propositions de Tippoo, il leur avait néanmoins prêté l’oreille. Plusieurs conférences eurent lieu le 15, le 16, le 19 et le 21, entre les envoyés du sultan et des commissaires anglais. Le 24, la minute d’un traité fut rédigé, aux conditions suivantes : 1° que Tippoo ferait aux alliés cession de la moitié de son territoire ; 2° qu’il leur paierait trois crores et trente lacs de roupies ; 3° que deux fils de Tippoo seraient livrés en otages aux Anglais, comme gage de l’exécution du traité. Lord Cornwallis conduisit seul cette négociation. Pleins de confiance en lui, les alliés n’essayèrent même pas d’intervenir en leur propre nom. Dès leur ouverture, ils avaient manifesté l’intention de conclure la paix ou de continuer la guerre selon ce qui paraîtrait convenable à lord Cornwallis. Les préliminaires du traité une fois arrêtés, ce dernier donna connaissance à l’armée de la prochaine conclusion de la paix. Il ordonnait en même temps la suspension des travaux du siège. Ces nouvelles excitèrent dans l’armée un mécontentement qui ne tarda pas à éclater en plaintes et en murmures. Depuis long-temps officiers et soldats se repaissaient en imagination du riche pillage de Seringapatam. Mais un autre sentiment s’ajoutait au regret de le voir échapper. Les cruautés de Tippoo envers les prisonniers, grossies, exagérées, multipliées par la voix publique, l’avaient rendu odieux à ses ennemis. Il n’en était pas un seul qui ne le haît d’une haine personnelle, qui ne brûlât de venger sur lui des mauvais traitements exercés sur ses compatriotes ; et au moment même où ils croyaient toucher à la vengeance, voilà qu’elle leur échappait. Les officiers furent en quelque sorte obligés d’avoir recours à la violence pour arracher le soldat aux travaux de la tranchée. De son côté, Tippoo sembla vouloir justifier ou braver cette haine de ses ennemis ; les préliminaires de la paix étaient déjà arrêtés, qu’il n’en continua pas moins à faire feu pendant quelques instants encore de toute sa mousqueterie et de toute son artillerie. Par cette sorte de bravade, il voulait peut-être constater qu’il était bien le dernier à déposer les armes. Lord Cornwallis, au lieu de se laisser aller à imiter cette sorte de provocation, y répondit noblement par les paroles suivantes de son ordre du jour : « Lord Cornwallis croit à peu près inutile de prier l’armée de remarquer que la modération dans le succès doit être aussi naturelle à un brave soldat que l’intrépidité dans le combat. Il espère que les officiers et les soldats de son armée ne se permettront aucune violence dans les rapports qui pourraient exister entre eux et les soldats de Tippoo ; il se flatte qu’ils sauront s’abstenir de toute expression dérisoire ou insultante avec un ennemi maintenant vaincu et humilié. »

La nouvelle que les fils de Tippoo allaient être envoyés comme otages causa quelque émotion dans Seringapatam. Ces princes étaient au nombre de trois. L’aîné, âgé de vingt ans, avait pris une part considérable à la guerre, et commandé souvent en personne de grands corps de cavalerie. Des deux autres, l’un avait dix, et l’autre huit ans. Ces deux derniers, qui n’avaient jamais quitté le sérail, où leur départ jeta la douleur et l’effroi, furent choisis comme otages. Lord Cornvallis fit connaître à Tippoo qu’il se proposait de veiller lui-même à leur sûreté, d’attacher à leur garde un bataillon de Cipayes et un officier de confiance. Tippoo répondit qu’il s’en rapportait parfaitement à l’honneur de Sa Seigneurie. Le 26, les princes quittèrent la citadelle de Seringapatam. Les remparts étaient couverts de la garnison sous les armes ; le sultan était lui-même au-dessus de la porte. Au moment où ils franchirent l’enceinte de la place, ils furent salués par le canon des remparts. À leur approche du camp anglais, une autre salve de vingt-un coups de canon fut tirée par l’artillerie anglaise. Conduits à la tente qui leur était destinée les jeunes princes y rencontrèrent le capitaine Kennaway, un des négociateurs du traité, les wackels du nizam et de Purseram-Bhow. Ils s’acheminèrent de là vers le quartier du général en chef. Les jeunes princes étaient montés sur des éléphants richement caparaçonnés, et assis sur un houdah (trône) d’argent, ayant à leurs côtés plusieurs des wackels ou ministres de Tippoo. Devant eux marchaient cent hircarrahs (messagers) montés sur des chameaux ; puis sept étendards ou pavillons de couleur grise, suivis par cent piquiers avec des lances ornées d’argent ; derrière eux, deux cents Cipayes d’élite de la garde de Tippoo, enfin un détachement de cavalerie qui fermait la marche. Au moment où le cortège entra dans le camp anglais, les Cipayes anglais destinés à servir de garde aux princes prirent les armes et formèrent la haie sur leur passage. Accompagné de son état-major et des principaux officiers de l’armée, lord Cornwallis les attendait à l’entrée de sa tente. Il leur donna l’accolade à leur descente des éléphants, les prit par la main pour les faire entrer dans la tente, et là s’assit et les fit asseoir à ses côtés. Alors le principal wackel de Tippoo, se plaçant devant lord Cornwallis et prenant la parole, lui dit : « Ce matin ces enfants étaient encore les fils du sultan mon maître ; maintenant c’est Votre Seigneurie qu’ils doivent considérer comme un père. » Lord Cornwallis s’empressa de répondre que le sultan, le wackel et ses enfants pouvaient être persuadés qu’il ne manquerait à aucun des devoirs du père le plus tendre. En entendant ces paroles, une joie soudaine se répandit sur le visage des jeunes princes. Il n’y eut pas de spectateur de la scène qui n’en fût ému. Peu d’instants après, lord Cornwallis offrit à chacun d’eux une montre d’or, qu’ils acceptèrent avec une satisfaction enfantine. Les fils des princes de l’Orient sont élevés à imiter dès leurs plus jeunes années la réserve et la politesse de l’âge avancé ; aussi la bonne grâce et la dignité de ces enfants, livrés à eux-mêmes au milieu d’étrangers naguère leurs ennemis, ne cessaient-elles d’étonner tous les spectateurs. Le lendemain, lord Cornwallis alla leur rendre visite à leur tente ; ils sortirent pour le recevoir. Il les embrassa, et, les prenant tous deux par la main, comme la veille, il entra avec eux dans la tente, Chacun des princes offrit à Sa Seigneurie un sabre persan. En retour il leur donna quelques armes à feu d’une grande élégance. L’ordre, la magnificence de leur suite, étonnèrent les Anglais. Les Cipayes de leur garde étaient habillés d’uniformes, bien armés, manœuvrant avec régularité. Ils étaient fort supérieurs à tout ce qui existait du même genre chez les autres princes de l’Indostan. Le 28, le sultan fit tirer le canon en signe de remerciement du bon accueil fait à ses fils.

Cependant la conclusion du traité définitif traînait en longueur. La condition qui concernait le rajah de Coory était la principale cause du délai. Les États de ce prince se trouvent compris dans cette contrée allant du pied de la chaîne des montagnes de l’ouest, depuis la passe de Tamber-Cherry, au midi, jusqu’aux frontières de Bednore au nord. Les habitants sont considérés comme appartenant à la caste des naïrs, qui se prétendent les souverains de la côte de Malabar. Après avoir long-temps convoité la possession de ce pays, Tippoo avait profité pour s’en emparer d’une guerre civile survenue entre deux frères au sujet de la succession au trône. S’étant rendu maître de la famille du rajah, il l’enferma dans un fort sur la frontière orientale de Bednore. Plus tard, un des princes de cette maison, étant parvenu à s’échapper, regagna son pays. Les Coorys, impatients de la domination étrangère, l’accueillirent avec enthousiasme. S’arrachant au joug de Tippoo, ils attaquèrent et défirent un détachement de ses troupes alors en marche à travers leur pays contre les Anglais. Dès les premiers bruits de guerre entre lui et ces derniers, le rajah des Coorys s’était présenté à Tellicherry, dans le but de conclure avec les Anglais une alliance offensive et défensive contre Tippoo. Lorsque la guerre éclata il offrit de nouveau ses services. Le pays des Coorys dévasté, ravagé par la guerre, ne pouvait offrir de nombreuses ressources. Pourtant le rajah, grâce à son intelligence, à son activité, n’en eût pas moins été d’une grande utilité à l’armée de Bombay. Aussi, dans le traité négocié avec Tippoo, lord Cornwallis s’empressa-t-il d’insérer le nom du pays des Coorys dans le nombre des provinces dont on lui demandait l’abandon ; mais lui, rien qu’à la vue de cette condition, se laissa aller à un sentiment de colère et d’indignation. D’abord il avait à se venger du rajah ; il voulait montrer d’une manière éclatante et par un exemple terrible le risque qu’on courait à se dérober à son autorité ; enfin le pays du rajah commandait les meilleures positions défensives de ses États du côté de la mer. Tippoo se plaignait aussi de l’exagération d’une demande qui tendait à le dépouiller d’une province voisine de sa capitale, et n’étant limitrophe à aucune des possessions des alliés. Il prétendait voir là-dedans une véritable infraction aux articles du traité préliminaire. Les propres mots du traité étaient ceux-ci : « Une moitié du territoire possédée par Tippoo-Sultan avant la guerre sera cédée aux alliés, cette moitié devant se composer des provinces adjacentes aux territoires respectifs des alliés de Tippoo. » À ne considérer que le sens littéral des mots, il avait, on doit le confesser, toute raison de voir dans cette demande une infraction aux conditions du traité. D’un autre côté, lord Cornwallis, qui avait profité de l’alliance du rajah, ne voulait l’abandonner à aucun prix. Les négociations se trouvèrent dès lors suspendues ; les plénipotentiaires de Tippoo déclarèrent sa ferme intention de ne pas accéder à cette demande.

Sur l’ordre de Cornwallis, les travaux du siège recommencèrent. Les canons furent remis en batterie dans les redoutes, les troupes reprirent leurs positions primitives. Purseram-Bhow, qui, dans l’intervalle, avait rejoint les Anglais, est envoyé au-delà de la Cavery pour assister le général Abercromby et compléter l’investissement du fort. La garde des princes en otages est désarmée ; eux-mêmes, à leur grand regret sont instruits qu’ils vont être envoyés dans le Carnatique ; dès le lendemain ils sont effectivement en route pour Bengalore. Ils avaient déjà fait deux milles, lorsque lord Cornwallis, cédant aux représentations du wackel, au chagrin que les enfants paraissent éprouver, consentit à suspendre pour un jour l’exécution de cet ordre. Mais, pendant ce temps, le sultan avait plus que jamais senti, et avec plus d’amertume, qu’il ne lui restait plus aucun moyen de lutter contre la fortune. L’interprétation des traités est, en général, plutôt une affaire de baïonnettes que de grammaire ; force fut donc à Tippoo de céder. Ce fut d’ailleurs avec d’autant plus à regret que, dans ces derniers jours ; les Mahrattes avaient fait de cruelles expéditions dans les environs ; aussi demandait-il avec instance que Purseram-Bhow fût rappelé avec ses 20,000 chevaux de l’autre côté de la rivière ; ou bien, disait Tippoo, dont les malheurs n’avaient pas encore éteint l’ardeur guerrière, ce qui serait une faveur plus grande, « que lord Cornwallis veuille me permettre de l’aller châtier moi-même, lui et toute son armée. » Les conférences, bientôt reprises, ne tardèrent pas à aboutir à la conclusion d’un traité définitif. Par ce traité Tippoo cédait aux alliés la moitié de ses revenus qui montaient à 2 crores et 37 lacs de roupies. Divisés également entre les trois alliés, cela faisait pour chacun une augmentation de territoire montant à 39 lacs 1/2 de roupies, c’est-à-dire à peu près à un demi-million de livres sterling par année. Les frontières des Mahrattes furent étendues jusqu’à la rivière Toombudra. La portion de territoire allouée au nizam allait depuis le Kistna jusques au-delà de la rivière Pennar ; elle comprenait les forts de Gunjecotah et de Cudepa. Le territoire acquis par les Anglais pouvait être partagé en trois parties : la première sur les frontières ouvertes du Carnatique, qui contenait le district de Barahmal et les Lower-Ghauts ; la seconde comprenant un district avoisinant Dindigul ; la dernière, le district titulaire du sultan sur la côte du Malabar. Le 19 mars les jeunes princes remirent en grande cérémonie à lord Cornwallis une copie du traité. Ce fut l’aîné qui s’acquitta de cette formalité. On remarqua sur toute sa figure un air de déférence respectueuse quand il présenta le parchemin au général anglais ; au contraire, une expression de dédain et de mépris très prononcée, quand il accomplit le même cérémonial à l’égard des alliés. En cela l’enfant se faisait l’interpréte des sentiments de Tippoo ; celui-ci se sentait aussi supérieur aux autres princes de l’Inde que les Anglais pouvaient lui être supérieurs à lui-même.

Les Anglais retiraient de ce traité des avantages considérables. Il leur donnait la possession de Barahmahl, ce qui rendait toute invasion du Carnatique fort difficile, sinon impossible pour Tippoo. Un petit nombre de défilés conduisaient de Mysore dans le Barahmahl ; ils n’étaient pas défendus par des fortifications, mais auprès d’eux se trouvaient des postes fortifiés que toute armée envahissante était tenue de prendre avant d’aller plus loin, ce qui devait employer toute une campagne ; ou bien de les laisser sur les derrières, par conséquent de courir le risque d’être privée de ses convois. Outre ces grands avantages, lord Cornwallis se trouvait d’ailleurs en mesure d’en assurer aux Anglais de plus considérables encore. Au lieu d’évaluer ses prétentions en une somme d’argent, il lui était facile de prendre les territoires dont le revenu correspondait à cette somme ; il lui était plus facile de donner plus d’importance aux considérations stratégiques. Il était en mesure de s’emparer de certains points qu’il aurait fortifiés de manière à rendre inattaquable à l’avenir toute la ligne des possessions anglaises. Bien ne l’empêchait de reléguer Típpoo au-delà des Ghauts, et de ne pas le laisser en possession de Ganore et de Coïmbatore, ce qui lui permettait de piller les provinces anglaises du midi toutes les fois que la chose pourrait lui convenir. La possession de Palacatcherry permettait bien à une armée anglaise de Bombay de s’emparer de Coïmbatore et de le forcer à repasser les Ghauts ; mais pendant que les troupes se rassembleraient, entreraient en campagne, il était lui-même à portée de dévaster le Carnatique jusqu’aux portes de Madras. Il pouvait avoir le temps de faire de tels ravages que les Anglais en éprouvassent de la difficulté à équiper une armée et à se mettre en campagne. Une fois préparés, ceux-ci arrivaient bien jusqu’à Bengalore qu’ils prenaient ; mais à moins qu’ils ne fussent pourvus d’une nombreuse cavalerie, le sultan n’en demeurait pas moins le maître de les empêcher de faire le siège de Seringapatam. Cette guerre nouvelle, si elle était malheureuse, pouvait entraîner pour les Anglais l’abandon de leurs conquêtes récentes. Peut-être eût-il donc été prudent à lord Cornwallis de s’emparer de Coïmbatore, et d’établir un poste fortifié à Sattimungalum ; cette dernière mesure aurait rendu une invasion de Tippoo aussi impraticable de ce côté qu’elle le devenait pour le Barahmahl.

Un journal accrédité[8], parlant de ce traité, après avoir fait ressortir les avantages des acquisitions de territoires de Barahmahl, s’exprime ainsi : « La sage modération qui a présidé au conseil des vainqueurs, et les a fait se contenter d’une partie seulement des provinces conquises, ne saurait être l’objet de trop de louanges. Si une étendue de territoire n’eût pas été laissée au sultan suffisante pour le rendre respectable et jusqu’à un certain point formidable à ses voisins, la balance du pouvoir dans l’Inde aurait été matériellement dérangée, et de nouvelles guerres auraient été nécessaires pour son rétablissement. Le traité est donc un retour effectué, autant du moins que les circonstances pouvaient le permettre, à notre vieille et véritable politique. » Ces idées étaient effectivement celles de lord Cornwallis ; il se proposait l’établir une sorte d’équilibre et d’égalité respective entre les puissances de l’Inde, telles qu’elles fussent en quelque sorte contraintes de demeurer en paix ; aucune n’ayant plus chance de gagner de grands avantages sur les autres. Dans ce système, les Anglais n’avaient autre chose à faire qu’à devenir une sorte de puissance modératrice. Aussi quand Tippoo, réduit aux extrémités, se vit au moment d’être enfermé, assiégé dans Seringapatam, il arriva une chose assez singulière : lord Cornwallis, qui comme gentleman et officier anglais désirait passionnément le succès des armes anglaises, reculait pourtant comme homme d’État devant les conséquences de ce triomphe. Il craignit que ses succès comme général n’allassent jusqu’à compromettre cette balance du pouvoir que son désir le plus cher en tant qu’homme d’État était d’établir. Quand il se crut au moment d’être, à la lettre, obligé de prendre Seringapatam, on l’entendait souvent s’écrier en joignant les mains : « Bon Dieu, bon Dieu ! que ferai-je de cette place ? »

À côté de lui, perdu dans la foule, le capitaine Thomas Munro, dont nous avons déjà cité quelques paroles, lui aurait dit : « Prenez cette place comme la meilleure barrière que vous puissiez avoir pour vos propres territoires ; en possession de cette place, avec la Cavery pour frontière, frontière entourée d’une rangée de hautes montagnes qui la rendent infranchissable à une armée, depuis Arakeery jusqu’à Caveryporam, soyez persuadé qu’aucune puissance de l’Inde ne s’avisera de vous attaquer. » Le capitaine Thomas Munro ajoutait tristement : « Mais toute chose maintenant est tournée à la modération et à la conciliation. À ce compte nous serons sans doute quakers avant une vingtaine d’années. Quant à moi je suis de la bonne vieille doctrine. Je pense que le meilleur moyen de faire que les princes goûtent la paix, c’est de leur rendre dangereux de la troubler, je n’en excepte pas Tippoo. Cela ne peut être fait que par une bonne armée. Nous l’avons, mais à la vérité sans argent pour la payer ; nous ne devons donc pas négliger de prendre avantage de nos services. Dans ce but, il fallait, après nous être emparés de Seringapatam, le conserver ainsi que tout le pays à l’est et à l’ouest de la Cavery. En agissant de la sorte, nous aurions maintenu un bon corps de cavalerie ; loin de là, nous sommes demeurés avec une frontière faible et étendue, ordinaire résultat des conquêtes. Par la nature des choses nous eussions eu une domination plus forte, plus compacte que celle que nous possédons, aujourd’hui. Si la paix est un bienfait, il aurait été plus sage de retenir dans nos mains le pouvoir de la conserver que de laisser ce pouvoir à la merci du caprice de Tippoo. Si ce dernier a perdu la moitié de ses revenus, il est loin d’avoir perdu la moitié de son pouvoir. »

Dans une lettre écrite peu de mois avant la conclusion du traité, le même capitaine Munro écrivait à un ami : « On lit des livres, on y trouve que toutes les nations guerrières ont eu leur déclin et leur chute, et on déclame contre les conquêtes ; on les déclare non seulement dangereuses, mais sans profit. En cela on part de ce principe que toute augmentation de territoire est toujours et nécessairement suivie d’une augmentation proportionnée dans la dépense, et de nouvelles chances de guerre. Or il y a des circonstances, des situations politiques ou les conquêtes rapportent non seulement un bénéfice, bien au-delà de ce qu’elles ont coûté, mais donnent aussi de nouveaux gages de sécurité pour ce que l’on possède déjà. C’est ce que les rois d’Angleterre ont bien compris quand ils ont tout fait pour s’emparer de l’Écosse. Mais il est un autre exemple qui s’applique bien mieux, selon moi, à notre situation dans le Carnatique : lorsque, dans le dernier siècle, l’Espagne s’est trouvée en guerre avec la France et le Portugal, la possession de ce dernier pays n’aurait-elle pas beaucoup aidé à la garantie d’une attaque sur les frontières du côté de la France ? En subjuguant le pays au-dessous des Ghauts, depuis Palacatcherry jusqu’à Coïmbatore, nous n’avons rien à craindre. La mer est derrière nous, nous gagnons une frontière beaucoup plus forte que celle que nous avons et qui nous rend capable de défendre le pays avec notre établissement militaire actuel. Le produit de cet établissement avec les dépenses civiles serait à peu près égal au revenu total de la contrée, mais qu’on nous permette d’avancer jusqu’à la Kistara, dès lors nous triplerons notre revenu sans être obligés d’ajouter beaucoup à nos forces militaires, notre frontière se trouvera plus forte et moins étendue qu’elle n’est aujourd’hui. Je ne prétends pas qu’il soit à propos de nous étendre jusque là dès à présent, c’est même pour le moment au-delà de notre pouvoir ; je veux dire seulement que nous devons dès aujourd’hui ne pas perdre de vue ce projet, bien que son accomplissement dût peut-être exiger une longue suite d’années. Il n’y a aucune nécessité de précipitation ; les dissensions et les révolutions des gouvernements indigènes nous indiqueront le moment où il sera convenable pour nous d’y devenir acteurs. Cela ne peut jamais être tant que Tippoo existera, tant que son pouvoir demeurera sans égal. Nous serons tellement en dehors de la possibilité d’étendre notre territoire que nous serons perpétuellement en danger de prdre ce ne nous avons. Pourquoi donc ne pas éloigner pendant que nous le pouvons un si formidable ennemi ? Son système, si nous ne l’arrêtons pas dans son développement, peut être communiqué au nizam, à d’autres princes mogols, qui dans la suite pourront se montrer dans le Deccan. Mais s’il est une fois détruit, il y a peu de danger qu’il soit jamais rétabli. Il faudrait pour cela, ce qui ne se présentera peut-être pas avant des siècles, un autre Hyder ; et encore serait-il insuffisant à cette tache sans l’assistance d’une puissance européenne qui fût en mesure de lui enseigner l’art militaire, et s’il n’arrivait pas sous une minorité qui lui permit de s’emparer d’un royaume. Rien ne saurait être plus absurde que de considérer les États indigènes comme devant durer des siècles. Il n’y aura rien d’étonnant à ce qu’il n’en existe plus un seul de tous ceux que nous voyons aujourd’hui, d’ici à une vingtaine ou une trentaine d’années[9]. »

Cet antagonisme de deux opinions que nous avons déjà signalé se représente de nouveau ici. Les uns jugeaient l’Inde sur les idées européennes ; le but de leurs efforts tendait à établir dans l’Inde quelque chose de semblable à l’organisation politique de l’Europe. Lord Cornwallis était un des nobles représentants de ce système. Les autres, formés dans l’Inde, ne comprenant que l’Inde, se laissaient aller à des combinaisons politiques tout-à-fait nouvelles. Au commencement de toute situation politique nouvelle, les hommes d’État comprennent non seulement cette situation, mais celle qui a immédiatement précédé. Plus tard, il en vient d’autres qui sont le produit, l’expression de cette situation, ne comprennent qu’elle, mais en revanche en ont le sentiment plus que personne. Ainsi lord Cornwallis dut s’applaudir alors, et croire au succès de ses plans. Pourtant c’était l’opinion exprimée par Munro qui devait en définitive triompher, c’est elle qui donna l’empire de l’Inde à l’Angleterre, comme les événements ne vont pas tarder à nous le montrer. Sir Thomas Munro était alors dans la force de l’âge ; il était arrivé fort jeune dans l’Inde ; c’était uniquement dans la sphère de la politique orientale que son intelligence s’était développée, il avait à merveille l’instinct d’un état de choses dont il était en quelque sorte lui-même le produit. Lui aussi connaissait l’Inde parfaitement, mais ne connaissait qu’elle.

Lord Cornwallis, après la conclusion de la paix avec Tippoo, retourna à Madras, où il s’occupa d’un nouvel arrangement financier avec le nabob. Les deux parties contractantes se plaignaient également de l’ancien traité : selon le nabob le pays ne pouvait suffire aux charges qui lui avaient été imposées ; de leur côté, les Anglais alléguaient l’insuffisance de leurs moyens coërcitifs à l’égard du nabob. Tout le monde se trouva donc d’accord pour changer ce qui existait ; en conséquence un nouvel arrangement fut bientôt conclu. La contribution du nabob pour l’établissement de la paix fut fixée à 9 lacs de pagodes par an ; la somme affectée au paiement de ses créanciers à 6 lacs 21,105 pagodes ; les quatre cinquièmes de son revenu demeurèrent, comme précédemment, affectés à sa contribution de guerre. Comme garantie de ces paiements, il fut agréé que pendant la guerre la Compagnie se chargerait sans partage de la recette et du déboursement, en un mot, de l’administration des revenus du nabob ; que, s’il manquait quelque chose au paiement pendant la paix, la Compagnie prendrait, pour se couvrir, les revenus de tels et tels districts, d’où les employés du nabob seraient écartés. Les districts des Polygars, de Madura et de Tinivelly, assez puissants par eux-mêmes pour lutter contre le faible gouvernement indigène, furent transférés aux mains des Anglais. Cet arrangement parut à lord Cornwallis satisfaire à toutes les conditions ; cependant, tout en corrigeant certains défauts de celui de sir Archibald Campbell ; il n’en laissait pas moins subsister quelques uns des principaux. L’administration anglaise n’en demeurait pas moins précaire ; d’où résultait pour la Compagnie autant d’impossibilité que jamais d’arriver à une connaissance vraiment exacte des ressources et des revenus. Elle ne pouvait pas davantage compter sur un loyal concours de la part des employés de finances. Au bout d’un certain temps, ceux-ci devaient retourner au service du nabob, qu’ils avaient par conséquent grand intérêt à ménager.

Lord Cornwallis quitta Madras le 28 juillet 1792 pour retourner au Bengale ; il dut s’occuper dès lors de la mise en activité des nouveaux systèmes financier, judiciaire et administratif, déjà mentionnés. À la première nouvelle des succès obtenus contre Tippoo, les directeurs lui avaient exprimé leur reconnaissance ; la manière dont la guerre avait été conduite, les conditions de la paix obtinrent également leur approbation. Ils espérèrent que Tippoo, jusqu’alors leur plus formidable ennemi, renoncerait à ses projets de guerre ; ils se flattèrent de trouver en lui un allié aussi fidèle qu’il s’était montré jusque là ennemi acharné. Ils priaient lord Cornwallis d’accepter leurs unanimes remerciements. La cour des propriétaires, réunie pour ce seul objet, vota de son côté des remerciements au gouverneur-général et à l’armée. Le 21 septembre, la cour des directeurs, ne doutant pas du prochain retour du gouverneur-général en Europe, s’occupa du soin de lui donner un successeur. Sir John Shore, qui avait occupé de grands emplois, et fréquemment fait ses preuves de zèle et de capacité, fut appelé à recueillir cette succession. Le major général sir Robert Abercromby, par décision du même jour, fut nommé commandant en chef des forces anglaises dans l’Inde. Ce dernier avait, en outre, la promesse d’un siège dans le conseil à la première vacance. À cette époque, les importantes mesures récemment prises pour la collection des revenus commençaient à être mises à exécution. Cédant en cela aux instances de la Compagnie, le gouverneur-général n’aurait pas voulu quitter l’Inde avant d’avoir vu commencer la réalisation du projet qu’il avait si fort à cœur. Il en était encore tout occupé lorsque la nouvelle de la guerre récemment éclatée entre la France et l’Angleterre arriva dans l’Inde. Lord Cornwallis se rendit aussitôt à Madras ; il voulait aviser aux mesures à prendre contre Pondichéry ou les autres établissements français de la côte de Coromandel. Mais à son arrivée il trouva Pondichéry déjà capturé. On n’était plus au temps où la guerre avec les Français faisait la grande affaire du gouvernement de l’Inde. En ce moment la France luttait, avec ses quatorze armées, sur ses propres frontières, contre l’Europe coalisée ; elle avait abandonné ces lointains établissements après les avoir long-temps négligés. Cessant de croire sa personne utile à Madras, lord Cornwallis s’embarqua de nouveau, et cette fois pour l’Europe.

Le 23 janvier 1793, les propriétaires décidèrent que la statue de lord Cornwallis serait placée dans la maison de la Compagnie des Indes ; ils voulaient, disaient-ils, que les grands services du gouverneur-général fussent toujours présents à leur mémoire. Par une autre résolution, une pension de 5,000 livres sterling fut votée en sa faveur. Cette annuité, commençant à courir à la date de son départ pour l’Inde, devait étre payée, soit à lui-même, soit à ses héritiers, pendant une période de vingt années. La popularité qui avait désigné lord Cornwallis pour les grandes fonctions de gouverneur-général lui fut fidèle tant qu’il les exerça ; elle le suivit après qu’il les eut résignées. Peu d’hommes publics, aucun, pour ainsi dire, n’ont eu ce bonheur au même degré. Et, chose singulière, toute son administration ne fut qu’une longue contradiction avec les sentiments et les idées qui lui avaient d’abord valu cette faveur de l’opinion : mieux encore, avec ses propres idées, ses propres sentiments. L’opinion publique, la cour des directeurs, et lui-même, voulaient avant tout des économies ; son administration fut plus coûteuse qu’aucune des précédentes ; l’opinion voulait que les affaires de l’Inde fussent gouvernées par l’autorité prépondérante du parlement ; il s’en affranchit, et non seulement ne fut pas condamné, mais au contraire pleinement approuvé ; l’opinion et lui-même voulaient avant tout le maintien de la paix ; et toute son administration s’écoula au sein de la guerre. C’est que lord Cornwallis avait un mélange heureux de fermeté, de modestie, et d’honorable susceptibilité. Par l’intégrité, la délicatesse, la noblesse de son caractère, par la franchise et l’aménité de ses manières, il se conciliait tous les cœurs ; toute mesure émanée de lui avait déjà comme une sorte de sanction morale. Il put mettre ainsi une sorte de contradiction apparente entre les actes de son gouvernement et ses opinions précédemment énoncées, sans que sa considération d’homme public en reçut la moindre atteinte. Par un résultat analogue, sa réputation méritée de modération lui permit de faire des coups d’autorité dont aucun autre gouverneur n’aurait osé s’aviser. Ainsi, dans un besoin d’argent, on le vit suspendre l’envoi des chargements destinés pour l’Angleterre. Les mêmes qualités lui servirent à tirer un excellent parti de tous ceux placés sous ses ordres : car tous mêlaient du dévouement à sa personne à l’envie de remplir convenablement leurs devoirs. Bien qu’il eût remplacé le général Medows dans le commandement de l’armée de Madras, ce dernier ne lui en resta pas moins attaché ni moins dévoué ; ces deux hommes, dans une situation respective qui d’ordinaire engendre la haine et l’envie, ne rivalisèrent que d’ardeur pour le service public et de bons procédés, à l’égard l’un de l’autre. Toutes ces circonstances donnèrent à lord Cornwallis, d’autorité, une plus grande influence morale qu’aucun de ses prédécesseurs n’en avait eu, peut-être qu’aucun de ses successeurs n’en devait avoir.

Lord Cornwallis, il faut le répéter, n’avait point été doué par la nature du génie instinctif et hardi de Clive, du génie ferme, souple, plein de ressources de Hastings ; ses talents politiques n’étaient nullement remarquables. Il n’avait qu’une connaissance assez médiocre de la nature des intérêts politiques de l’Inde. Quand il commença à s’en occuper, c’était à un âge où l’esprit n’accueille qu’avec difficulté les idées nouvelles. En arrivant dans l’Inde, il ne fut préoccupé que d’une seule chose : nous voulons dire du soin de réaliser dans l’Inde tout un ensemble d’idées et de mesures politiques et administratives conçues en Europe, empruntées à l’état social et politique de l’Europe. Il ne sut pas comprendre le monde tout nouveau où il allait entrer, la civilisation toute différente où il était appelé à agir. Ses talents militaires étaient encore moins, s’il se peut, d’un ordre supérieur. Après la bataille d’Arickerie, la situation de l’armée anglaise fut désastreuse ; elle courait le risque d’être anéantie, si l’organisation des troupes de Tippoo n’eût été inférieure à celle des troupes européennes. Après cette victoire, l’armée se trouva dans la nécessité de battre en retraite ; elle ne dut son salut qu’à plusieurs circonstances heureuses. Que fût-il donc advenu d’elle dans le cas où cette bataille aurait été perdue ? Et pourtant il n’existait aucune nécessité de la livrer. L’attaque des lignes de Tippoo fut conduite avec un ensemble et une détermination admirable ; la bravoure personnelle du général y brilla d’un nouvel éclat. La conception du plan n’en doit pas moins être blâmée : trois attaques simultanées faites sérieusement, et une arrière-garde laissée à six milles en arrière, sont de grandes fautes. Quant aux grandes mesures d’ordre intérieur qu’il réalisa, nous ne verrons que trop tôt combien leurs résultats furent désastreux, déplorables, absolument contraires à ceux qu’il en attendait. Si la faveur publique, la considération personnelle, n’en furent pas moins fidèles à lord Cornwallis, il le dut donc uniquement à ce sentiment d’honneur national et de dignité personnelle dont il se montrait sans cesse animé, à cette absence des sentiments égoïstes et intéressés qui le caractérisait. Mais de ce côté, il faut le dire, parmi ceux à qui furent confiés les grands intérêts des nations, nul ne mérite mieux l’estime et la sympathie de l’histoire ; ce fut un honnête homme d’État, dans toute l’acception du mot. Sur ce théâtre grandiose et agité de l’Inde, on aime à voir cette figure tout empreinte de calme, de noblesse et d’une sorte de majesté paisible.

Le privilège de la Compagnie ne devait pas tarder à arriver au terme qui lui avait été accordé, et l’attention de la nation, récemment éveillée par tous les grands événements qui venaient de se passer dans l’Inde, se tournait tout naturellement de ce côté. Les principales places de commerce de l’Angleterre, Liverpool, Glascow, Manchester, Norwich, Exeter, adressaient de nombreuses pétitions à la législature ; elles demandaient la liberté du commerce de l’Orient. Le 25 février, M. Dundas exposa au parlement le tableau de la situation financière de la Compagnie. En ce moment, les recettes surpassaient de beaucoup les dépenses, ce fut un grand argument en faveur de la continuation du monopole. « Voudriez-vous, disait M. Dundas, arrêter court le développement de cette prospérité, pour vous donner le plaisir de faire l’essai de quelques théories nouvelles ? » Les dépenses de la Compagnie payées, il existait un excédant annuel de 1,239,249 livr. sterl. De cette somme la répartition suivante fut proposée : d’abord 500,000 livr. appliquées à la liquidation des dettes de la Compagnie dans l’Inde ; puis 500,000 livr. aux dépenses publiques de l’Angleterre, comme tribut, comme impôt ; puis une augmentation de dividende de 8 à 10 p. 100. À la vérité ce plan portait les dépenses à 100,000 livr. sterl. au-delà du surplus annuel. La pétition de la cour des directeurs qui demandait ces conditions fut présentée au parlement, et prise en considération, le 23 avril 1793. Le nouveau plan pour l’administration de l’Inde, dont les bases étaient prises dans cette pétition, fut exposé et proposé à la chambre des Communes par M. Dundas. Ce bill consacrait toutes les principales dispositions de l’ancien bill de 1784, telles qu’elles avaient été développées et amplifiées par la série d’actes du parlement qui avaient suivi. Les pouvoirs du bureau de contrôle et de la cour des directeurs demeuraient les mêmes ; il en était de même du pouvoir du gouverneur-général et de son conseil. Le monopole du commerce exclusif de l’Inde était réservé à la Compagnie. L’augmentation de dividende proposée par M. Dundas fut formulée en loi ; enfin la jouissance du monopole exclusif prolongée pour un terme de vingt années. Cependant on demandait deux modifications nouvelles, d’abord un salaire payé par la Compagnie aux fonctions des commissaires du bureau de contrôle ; ensuite la faculté pour le roi de choisir les commissaires de ce bureau en dehors du conseil privé. M. Dundas proposait encore d’obliger la Compagnie à fournir tous les ans au commerce anglais un lest de 3,000 tonneaux dans ses vaisseaux ; chacun pouvant y prendre la part qu’il voulait pour son compte particulier, sous certaines restrictions et en payant certains droits ; ce qui semblait un moyen de donner quelque satisfaction aux corps commerçants. Ce bill rencontra peu d’opposition jusqu’à la troisième lecture ; mais à ce moment il fut attaqué avec fureur par le parti qui votait avec Fox.

Les arguments de Fox étaient ceux naturels à toute opposition parlementaire, et qui pour ainsi dire croissent d’eux-mêmes dans son sein, Fox attaquait le bill comme donnant à la couronne et au ministère un pouvoir trop considérable. « En l’année 1780, disait-il, il a été solennellement proclamé que l’influence de la couronne, qui, en ce moment, s’était considérablement accrue, et menaçait de s’accroître tous les jours, serait enfin restreinte, et renfermée dans de plus étroites limites. Et cependant, en dépit de cette déclaration, en violation de ces solennelles protestations, avec lesquelles on a trompé et amusé le peuple, qu’est-il arrivé ? c’est que l’introduction du système actuel dans le gouvernement de l’Inde, dont la continuation est maintenant proposée à la chambre, a réservé au ministère, a créé en sa faveur, une nouvelle part d’influence, un patronage plus étendu que jamais sur le choix des directeurs. Or n’était-ce pas là le plus dangereux patronage qu’il y eût à redouter dans les mains de la couronne, par cela même qu’elle l’exerçait sans responsabilité ? » Fox ne craignait pas d’adresser cette question à tout homme dans son bon sens : « Si la mesure proposée est convertie en bill, en quelles mains passera le patronage de l’Inde ? La Compagnie et les directeurs seront-ils autre chose que de simples jouets, de vrais jouets d’enfants dans les mains de ce ministère, qui a nommé gouverneur-général lord Cornwallis, qui plus récemment a nommé aux mêmes fonctions sir John Shore ? L’effet immédiat de la mesure, c’était donc de donner au ministère tout pouvoir en le déchargeant de toute responsabilité. » Dans sa réponse Pitt se plaignait du long délai apporté par son honorable adversaire à produire les objections qui venaient d’être faites. Il s’efforçait de montrer que la nomination d’un petit nombre d’écrivains, d’employés, de grands divers, ne pouvait accroître beaucoup l’influence ministérielle, même dans la supposition que les ministres eussent tout pouvoir sur l’esprit des directeurs, ainsi qu’on venait de l’affirmer. Au reste, Pitt ne niait pas, ne voulait pas nier précisément cette influence ministérielle sur l’esprit des directeurs. C’était un fait qu’il n’était pas fâché au fond de voir constater ; seulement il tâchait de l’amoindrir à tous les yeux pour le faire accepter plus facilement. D’ailleurs le ministère avait en ce moment une majorité ferme, assurée, systématique, et le bill passa sans autre difficulté.

La chambre des Communes, ainsi que nous l’avons dit, avait déclaré le procès de Hastings toujours pendant ; il fut donc continué à la chambre des Pairs. Le commissaire des communes Saint-John prit la parole sur le quatrième chef d’accusation, celui où Warren Hastings était accusé d’avoir voulu se créer une influence corruptrice, de s’être fait des créatures au moyen d’argent distribué, etc. ; cette assertion n’atteignait pas seulement Hastings, mais touchait à l’indépendance même de la chambre des Communes, où l’argent de l’Inde exerçait, disait-on, une grande influence. Saint-John disait : « Tous les moyens de répression prévus par la constitution deviennent faibles et insuffisants, si les chefs des peuples, par l’envie de se créer de l’influence, s’avisent d’ériger en système la prodigalité et la corruption. La sécurité de l’État a pour fondement la morale publique et l’amour de la liberté. » Le commissaire des Communes ayant achevé de développer cette charge, Warren Hastings, d’une voix calme, avec un maintien modeste, mais assuré, prononça les paroles suivantes :


« Mylords,

« Je ne réclamerai que quelques minutes de votre temps ; mais j’ose me flatter que le peu de paroles que j’aurai l’honneur de vous adresser auront assez d’importance pour justifier la demande que je vous fais de vouloir bien m’écouter avec quelque attention.

« Une accusation d’avoir dissipé une somme de 584,000 livr. sterl. est bientôt faite, surtout quand elle s’adresse à un homme à qui aucun moyen de répondre n’est accordé. C’est chose bien triste pour moi que de me voir ainsi accusé, de semaine en semaine, de mois en mois, d’innombrables crimes, et quelques uns de la nature la plus atroce ; de me voir, représenter aux yeux de tous sous les plus odieuses couleurs, et de comprendre qu’il ne me sera jamais possible de répondre, en raison de l’époque de la vie où je suis parvenu ; époque qui, d’après les probabilités ordinaires, ne saurait être éloignée du terme. Quatre années pendant lesquelles un homme voit sa réputation et son honneur attaqués aux yeux du monde… c’est bien long, c’est beaucoup : je n’ose plus espérer qu’il me soit jamais permis de me défendre ni d’entendre le jugement de Vos Seigneuries sur mon procès. Je vous le disais, Mylords, il y a maintenant quatre années révolues que je me présentai pour la première fois à la barre de Vos Seigneuries. Encore n’est-ce pas tout. Quand je me présentai devant vous, c’était avec tous les chagrins, toutes les inquiétudes d’un autre procès[10], déjà soutenu par moi dans un autre endroit. Celui-là avait commencé dès mon arrivée dans cette capitale, dès mon retour en Angleterre, après treize années de service. Dès ce jour fut annoncée la résolution de la chambre des Communes de me poursuivre sur l’ensemble de ma conduite. Il y a donc maintenant six ans que je suis accusé. Me voilà, à moins que ma mémoire ne me trompe, bien près de ma soixantième année. Dépenserai-je le reste de ma vie à venir m’asseoir ici en butte à toutes les accusations de mes adversaires, à leurs invectives les plus violentes, à des tortures de tout genre ? Mylords, j’en appelle à vos sentiments intimes, à vos sentiments d’hommes : n’ai-je pas supporté plus que beaucoup d’entre Vos Seigneuries n’auraient pu le faire ? ne l’ai-je pas fait avec une patience que le sentiment de ma propre innocence pouvait seul me donner ?

« La chambre des Communes ayant maintenant déclaré que dans le but d’une prompte justice (je crois que c’est ainsi qu’ils ont dit), elle ordonnait à ses commissaires de clore leurs poursuites à l’article qui vient d’être communiqué à Vos Seigneuries, et d’abandonner le reste ; j’entrevois une espérance que jusqu’à présent je n’avais jamais osé concevoir, mais qu’il n’appartient qu’à Vos Seigneuries de réaliser ; j’entrevois, dis-je, l’espérance de sortir de la pénible situation où j’ai vécu si longtemps. Peut-être paraîtrais-je coupable de quelque imprudence en ayant la hardiesse de présenter une requête à Vos Seigneuries ; mais à coup sûr je ne saurais paraître leur manquer de respect. J’oserai donc les prier de vouloir bien m’accorder ce qui n’est refusé à aucun homme sur ce globe, qu’il habite une patrie libre eu non : je veux dire le droit de se défendre quand il est accusé ; d’obtenir le jugement d’un tribunal sur les accusations contre lui portées. Je supplierai donc Vos Seigneuries, malgré l’époque de l’année où nous sommes parvenus, de vouloir bien se laisser guider, non pas par la considération du peu d’importance de l’objet en lui-même sur lequel elles sont appelées à décider, mais sur l’importance du précédent que cette circonstance peut créer. Ce précédent ne sera rien moins que de décider que tout homme ne pourra s’éveiller à l’avenir qu’un procès criminel ne soit suspendu au-dessus de sa tête pour le reste de ses jours. On me l’avait dit, je l’ai vérifié, et j’ai trouvé le fait exact jusqu’au point où mes recherches ont été poussées. On l’a dit : il n’y a pas dans l’histoire de la jurisprudence de ce pays d’exemple d’un procès criminel qui ait duré quatre mois, à l’exception du mien, ni même un mois, un seul mois, à l’exception d’un seul ; d’un seul, dis-je, et qui tenait à des circonstances qui, je l’espère, ne se représenteront jamais pour ce pays. Mylords, j’ose demander à Vos Seigneuries qu’il leur plaise de prolonger la présente session jusqu’à ce que la poursuite soit terminée ; que je puisse être entendu dans ma défense, et que Vos Seigneuries aient prononcé leur jugement. Mylords, ce n’est pas un acquittement que je sollicite : cela tient à vos intimes convictions, à vos sentiments personnels. Ce que je sollicite c’est me défendre, c’est d’être jugé. Quel que soit le jugement, Mylords, je m’incline, je me prosterne devant cette cour. Les reproches, je le sais, ne m’ont pas été épargnés de cette disposition d’esprit ; mais je n’en suis pas honteux. Je ne saurais l’être de m’incliner devant une autorité à laquelle je dois obéissance et soumission, pour laquelle je sens un respect qui fait de cette soumission un volontaire hommage de ma part.

« Et maintenant, en toute humilité, je me recommande de nouveau à votre justice et à votre humanité. Je ne suis pas un homme d’apathie ; je ne saurais avoir assez de force pour endurer tous les retards, toutes les lenteurs de la justice parlementaire ; j’en souffre cruellement, et je sens que c’est un triste lot qui m’est tombé en partage que d’être accusé devant une génération pour être jugé par une autre. Et en effet, Mylords, sont-ils encore tous présents ces nobles juges devant lesquels j’ai d’abord comparu ? Beaucoup ne sont-ils pas déjà parvenus à ce lieu vers lequel nous nous acheminons tous ? Déjà, m’a-t-on dit, soixante de ceux-là ne sont plus parmi vous. Mylords, je vous en supplie, veuillez donc me délivrer du poids de ce procès en le continuant jusqu’à son terme, en prononçant votre jugement pendant cette session. Si ce parti est goûté par Vos Seigneuries, j’ai en main une pétition pour cet objet, que je prendrai la liberté de leur présenter, si cela se peut faire sans irrégularité. »

Le ton de ce discours de M. Hastings était admirablement calculé pour l’effet qu’il devait produire. Ses plaintes sur les lenteurs, les délais de la procédure arrivaient à merveille en ce moment. Le flot de la faveur populaire avait déjà commencé à déserter les organes de l’accusation. L’insistance, l’animosité, la violence des commissaires des Communes dans leurs attaques, leur avaient insensiblement aliéné le public. L’impassibilité des avocats de Hastings se bornant à repousser ces attaques étant chose toute négative, ne pouvait blesser, ne pouvait irriter personne. La modération de son langage achevait de lui concilier la sympathie publique. À force d’avoir voulu en faire un monstre, une sorte de Néron ou de Caligula, la fantaisie publique était toute disposée à ne plus voir en lui qu’un bonhomme. On commençait à trouver son procès bien long ; à dire que, condamné ou acquitté, il devait être impatient de connaître son sort. On le trouvait fondé à se plaindre des longs délais apportés à son jugement, bien qu’ils fussent en grande partie l’œuvre de ses avocats, car on ne leur en faisait point un tort. Loin de là, il semblait naturel qu’ils prêtassent à la cause dont ils se trouvaient chargés, l’appui de toutes les formalités légales. L’intempérance, le langage ironique et emporté de Burke, ne pouvaient que froisser, que blesser de plus en plus des esprits dans cette disposition. Les nombreux discours prononcés en sa faveur et à chaque occasion à la chambre des Pairs avaient fini par faire impression sur les esprits. Tout le corps des légistes, nombreux et puissant, dès le commencement du débat, s’était déclaré en sa faveur ; et de plus approuvait universellement ce genre de défense adopté par les avocats. Un grand nombre de personnes arrivant journellement de l’Inde parlaient avec enthousiasme de l’habileté, des talents de Hastings, des immenses services rendus par lui au pays ; toutes ces choses d’abord comme enfouies sous un amas d’injures, d’accusations odieuses, commençaient à devenir peu à peu visibles pour tous. Il avait une multitude d’amis, de partisans, d’agents, qui peu à peu s’étaient emparés de la presse entière. Les salons de l’aristocratie lui étaient favorables : son esprit, ses talents, sa conversation brillante, les lui avaient conciliés. Il avait d’ailleurs en sa faveur ce sentiment de sympathie naturel aux hautes classes pour tous ceux qui ont occupé une grande position, joué un grand rôle dans le monde ; sentiment qui répugne non seulement à leur condamnation, mais même à un examen trop rigoureux de leur conduite, sous les innombrables yeux de la multitude. D’abord toute favorable à l’accusation, l’opinion s’en était de la sorte incessamment détachée : elle s’était ralliée peu à peu à Warren Hastings, en faveur duquel elle se prononçait alors hautement.

Pour prouver que M. Hastings avait voulu se créer une influence au moyen de l’argent du public, les commissaires apportèrent cinq exemples : un contrat d’opium accordé à M. Sullivan, un trafic illégal d’opium, une allocation au général sir Eyre Coote qui ne lui était pas due, un contrat pour des bœufs de trait, et deux contrats pour des grains. Le contrat pour les grains et les allocations de sir Eyre Coote furent les objets auxquels s’attachèrent les plus grands soupçons. M. Sullivan était fils d’un président de la cour des directeurs ; il était jeune, sans expérience aucune des affaires de l’Inde, ni par conséquent du commerce de l’opium. La cour des directeurs avait ordonné que les contrats fussent faits pour une seule année et avec concurrence ; cependant le marché, le monopole de cette denrée lui avait été donné sans concurrence, et pour quatre années. Plus tard, M. Sullivan, nommé secrétaire de Hastings, l’avait accompagné en cette qualité dans son voyage aux provinces supérieures ; dernière circonstance qui l’obligea à se défaire de son privilège : il le vendit à un M. Bener pour une somme de 40,000 livr. sterl. Celui-ci le vendit 60,000 à un nouvel acquéreur, M. Yoank, qui cependant avait pu en tirer encore de nombreux bénéfices. Les commissaires en concluaient que le but de Hastings, dans cette transaction, avait été de s’assurer l’appui du père de M. Sullivan. On répondait pour M. Hastings que la règle de ne disposer du privilège de l’opium que pour une seule année était depuis long-temps inobservée, et cela avec le consentement de M. Francis lui-même, le constant adversaire de Hastings. Sir Eyre Coote, comme commandant en chef des troupes de la Compagnie, touchait 16,000 livres sterling ; mais, outre cela et au-dessus de cette paie, il lui avait été alloué une somme de 18,000 livr. sterling donnée sous ce titre : frais de campagne ; mais cependant le général avait coutume de la toucher en temps de paix. Hastings s’appuyait, comme précédent, d’une somme de 12,000 livr. sterling qui avait été touchée au même titre par un des prédécesseurs de sir Eyre Coote. Il ajoutait que cette somme était payée de fort bonne volonté par le visir, même après le départ du général. À cette allégation les commissaires répondaient par un passage d’une lettre du nabob, où celui-ci disait, en parlant de ces dernières exactions : « Le canif a maintenant pénétré jusqu’aux os. »

Le 30 mai 1791, sir James Saint-Clair Erskine résuma les témoignages sur les quatre articles de l’accusation jusque là présentés. Il déclara que les commissaires des communes, toute réserve faite de leurs droits et privilèges, avaient l’honneur de prévenir Leurs Seigneuries de la résolution des communes d’abandonner les autres chefs de l’accusation. Warren Hastings fit une humble allocution à la cour ; il suppliait Leurs Seigneuries de l’entendre un jour à leur barre, avant la fin de la session. Le jour suivant, une motion fut faite à la chambre des Pairs que la session fût prolongée jusqu’au prononcé du jugement. Warren Hastings ne demandait qu’un délai de quatorze jours pour présenter toute sa défense. Cette proposition parut insidieuse à la chambre. Comment, disait lord Grenville, M. Hastings peut-il calculer le nombre de questions et l’étendue des réponses qu’amènera la défense ? La motion fut rejetée. Le 2 juin, Hastings prit alors la parole pour présenter lui-même une sorte de résumé de sa défense, qui déjà avait été exposée en détail. Il commença par déclarer que, si les pairs voulaient en venir à une décision, il consentait volontiers à abandonner toute défense ; il passa de là aux principales mesures de son gouvernement, à celles qui avaient amené sa mise en accusation. L’extermination des Rohillas, l’expulsion de Cheyte-Sing, la confiscation des terres et des trésors des begums, enfin la réception des présents, il les expliqua, les commenta, en démontra la nécessité par celle de se procurer de l’argent. En ce temps-là, disait-il, nos coffres ne contenaient pas dix guinées ; l’argent n’était pas une question d’avidité, mais une question de vie ou de mort pour la Compagnie. Or, ces mesures si amèrement, si injustement blâmees avaient sauvé la Compagnie et préparé un avenir immense pour l’Angleterre. » « Les ressources de l’Inde, disait-il encore, ne peuvent, en temps de guerre, suffire aux dépenses de l’Inde. Je ne pouvais emprunter pour couvrir mes besoins durant la dernière guerre et faire payer mes dettes à la postérité. La ressource des emprunts manqua bientôt pendant mon administration ; elle manquera bien plus tôt encore, j’ose le prédire, pendant celle de lord Cornwallis. »

À la fin de son discours, Warren Hastings, s’adressant à toute l’Angleterre, disait chaleureusement : « Accusé que je suis au nom des communes d’Angleterre, pour avoir désolé les provinces de leur domination dans l’Inde, j’oserai leur dire que ces provinces sont florissantes entre toutes celles de l’Inde ; et c’est moi qui les ai fait ce qu’elles sont. Ce que d’autres avaient conquis, je l’ai conservé et augmenté. J’ai donné forme et consistance à votre domination dans ces régions du globe. Je l’ai soigneusement gardée. J’ai envoyé des armées, à travers des pays inconnus, au secours de vos autres possessions, avec une économie réelle qu’on ne connaissait pas encore ; j’ai prévenu la perte, j’ai sauvé l’honneur, j’ai conservé la liberté de ces autres établissements. Toutes ces guerres que j’ai su terminer n’avaient pourtant pas été engagées par moi, mais par vous ou mes prédécesseurs. J’ai détaché de la grande confédération indienne un de ses membres, au moyen d’une juste restitution. J’ai entretenu de secrètes relations avec un autre, et je m’en suis fait un ami ; d’un troisième je m’en suis servi pour mes négociations ; d’hostile qu’il était d’abord, j’en ai fait un instrument de paix. Quand vous demandiez la paix à hauts cris et que vos cris ont été entendus de ceux qui en étaient l’objet, je vous ai résisté ; j’ai élevé mes demandes en même temps que vous éleviez l’audace de l’ennemi ; je n’en ai pas moins conclu une paix honorable, et, j’ose l’espérer, une paix durable avec un grand État [11]. J’ai donne les moyens d’accomplir une paix sinon d’une longue durée, du moins profitable pour nous, avec un autre grand État [12].

« Communes d’Angleterre, je vous ai donné tout cela, et que me rendez-vous en échange ? La disgrâce, la confiscation, l’humiliation, tout une vie accusation.

Malgré les prières de Hastings, la continuation du procès fut remise à la session prochaine du parlement. Il fut repris le 14 février 1792. M. Law, chef du conseil de défense de Hastings, prit la parole. Il ouvrit le système général de la défense dans un discours qui ne dura pas moins de trois jours. M. Plumer entra dans le détail de l’accusation : il commença par le premier article, le chef d’accusation relatif à la conduite de Hastings à Benarès. Il parla pendant cinq jours, après quoi parurent les témoins à décharge, aussi nombreux que ceux fournis par l’attaque ; il en fut de même de la masse des pièces produites. À la vérité, peu de choses étaient réellement nouvelles : c’étaient en général les mêmes choses envisagées sous un point de vue différent. Alors les rôles changèrent : ce fut aux commissaires des Communes à faire des objections aux témoignages présentés ; ils se montrèrent tout aussi habiles tout aussi alertes à se servir de ces armes que l’avaient été les avocats de Hastings. Il n’est sorte de dictum, d’arguties légales dont ils ne se servissent pour infirmer les témoignages ou les témoins produits par la défense. Les subtilités légales avaient changé de main et passé de leur côté ; mais elles ne trouvaient pas là les mêmes sympathies dans l’opinion publique. Il est permis de se défendre avec tout ce qu’on a sous la main ; il ne saurait l’être d’attaquer autrement qu’à armes loyales. M. Dallas résuma la défense par un discours de trois jours ; à peine eut-il terminé que la chambre s’ajourna à la session suivante.

Le parlement nouveau s’assembla le 13 décembre 1792 ; mais la Chambre des lords ne reprit le procès que le 15 février 1793. M. Law ouvrit la défense sur le chef d’accusation relatif aux begums de Oude par un discours qui dura deux jours. « La situation de son malheureux client, disait-il dans son exorde, était telle, qu’il pensait qu’aucune créature humaine, dans un pays civilisé, en pût jamais supporter une semblable. Il espérait, pour l’honneur de la nature humaine, qu’aucun autre ne l’éprouverait de nouveau. » Hélas ! d’autres infortunes n’étaient alors que trop supérieures à celle de Hastings ! Le 21 janvier avait vu le tragique dénouement d’un procès qui devait avoir dans la postérité un retentissement bien autrement douloureux ! Quoi qu’il en soit, quelques jours se passèrent dans la production des témoins à décharge, dont les dépositions, sans cesse contredites par les commissaires des Communes, s’allongeaient démesurément. Hastings prit encore la parole : « C’était disait-il, avec peine, avec anxiété, qu’il réclamait l’indulgence des lords pour l’humble requête qu’il voulait leur soumettre, et qui était que leur seigneuries, dans leur sagesse, voulussent bien mettre à ce triste et long procès une fin aussi prochaine que la nature des choses le permettrait. » M. Plumer, prenant immédiatement la parole, résuma les témoignages contre le chef d’accusation pendant trois jours. Le 9 mai, M. Dallas ouvrit la défense sur les sixième, septième et quatorzième articles de l’accusation. Il parla pendant quatre jours. Dès le deuxième, Hastings s’adressa de nouveau aux lords pour les supplier de terminer le procès pendant cette session du parlement. L’incertitude de son sort, de son avenir, lui devenait, disait-il, absolument insupportable ; il manifestait son intention l’abréger sa défense de manière à ce que tout fût prêt dans trois jours ; les commissaires des Communes auraient eu de la sorte bien du temps pour préparer leur réplique avant la fin de la session. Au moment de conclure, il revenait sur ce qu’il appelait les immenses services rendus par lui à la patrie ; il parlait avec tristesse et découragement, d’injustice, d’ingratitude… Burke l’interrompit vivement, mais se contenta de dire : « Je laisse à Vos Seigneuries à juger de la convenance de semblables paroles dans la bouche d’un accusé traduit à leur barre par les Communes d’Angleterre. » D’ailleurs l’opinion publique se prononçait pour Hastings plus fortement encore dans l’Inde qu’en Angleterre. De nombreuses adresses en arrivaient sans cesse aux lords, rappelant les grands services de l’ancien gouverneur, et dont l’importance devenait effectivement plus visible de jour en jour.

Le 25 mai, Burke contr’examinait un des témoins de M. Hastings, qu’il poussait avec quelque vivacité, employant ou pour mieux dire perdant beaucoup de temps. Plusieurs fois l’archevêque d’York avait manifesté son impatience. Cédant à ce sentiment, il se leva tout-à-coup ; il lui était impossible, dit-il, d’être plus long-temps témoin de la conduite illibérale des commissaires des Communes ; ces commissaires semblaient vraiment interroger non pas un gentleman, mais un filou ; l’humanité, la conduite des commissaires pendant la durée de ce long procès, ne seraient sûrement pas surpassées par Marat et Robespierre si ceux-ci eussent été chargés de cette poursuite… Avec beaucoup de dignité Burke répliqua : « Je n’ai pas entendu un seul mot de ce qui vient d’être dit, et j’agirai en conséquence. »

Tous les témoins à décharge, toutes les pièces en faveur de la défense avaient été produits ; au lieu de laisser à ses avocats le soin de résumer sa défense, Hastings prit de nouveau quelques instants la parole. Il prit le ciel à témoin, il protesta de la façon la plus solennelle, que dans aucun cas il n’avait jamais sacrifié son devoir. Il affirma que l’ensemble de ses propriétés ne montait pas à 100,000 liv. sterl. ; il montra de nouveau que c’étaient les pressants besoins de la Compagnie qui l’avaient obligé à se procurer de l’argent par certains moyens, irréguliers à la vérité, mais non coupables ; il accusa enfin les commissaires du projet de faire retarder la décision du procès jusqu’à l’année suivante. Burke et Fox nièrent vivement le fait ; ils prétendirent qu’on ne pouvait leur imputer un seul des retards apportés au procès. La défense fut enfin terminée le 28 mai 1793. Les lords remirent la continuation du procès au mercredi en huit ; on était au mardi. Burke, aussitôt que cette motion eut été communiquée à la chambre, se plaignit de l’insuffisance de ce délai. Il blâma vivement les appels faits par Hastings au public, et la sympathie qu’ils avaient trouvée dans la chambre ; ils se plaignit des affronts sans nombre selon lui entassés journellement sur les commissaires des Communes ; des odieuses calomnies qu’il prétendit leur être sans cesse prodiguées. Il en concluait qu’une enquête était devenue indispensable sur la conduite des commissaires ; et, en conséquence, il prenait le parti de solliciter de la cour la formation de la chambre en comité ; il se faisait fort de démontrer que les commissaires n’avaient allongé la procédure par aucun délai volontaire.

Le chancelier proposa un comité spécial qui ferait son enquête, puis un rapport à la chambre ; ce qui fut agréé par les commissaires. En cette circonstance, par cet esprit de corps naturel aux assemblées délibérantes, la chambres des Communes prit parti pour ses délégués. Peu de jours auparavant Burke avait prié hautement la chambre de le décharger de ses fonctions ou de lui permettre de se défendre lui-même des imputations odieuses qui avaient été jetées sur son caractère ; cette proposition avait trouvé de la sympathie. Le 10 juin avait été fixé pour la réplique des commissaires. Le 5, l’un d’eux, M. Grey, déclara l’impossibilité où ils étaient de se trouver prêts pour le jeudi. Le 9, il fit la motion d’un message à la chambre des Lords pour les prier d’ajourner la poursuite du procès jusqu’à la prochaine session du parlement ; qu’alors les Communes se trouveraient prêtes à poursuivre l’accusation jour par jour jusqu’au jugement définitif, si Leurs Seigneuries le jugeaient convenable. Cette demande du délai fut rejetée à la majorité de 66 voix contre 61. M. Grey pria aussitôt la chambre de vouloir bien accepter la résignation de ses fonctions de commissaire. C’était son devoir de répondre au premier article de la défense de Hastings, mais il ne pouvait être prêt pour le lundi, ce qu’il devait déclarer. Une nouvelle motion fut alors faite par M. Dundas de demander un délai aux lords ; et celle-ci passa à une majorité de 82 voix contre 42. Warren Hastings protestait au contraire de toutes ses forces contre tout délai ; il présenta dans ce sens une nouvelle pétition à la chambre des Lords. Le temps accordé à un commissaires pour leur réplique était plus que suffisant ; selon lui le plus grand nombre des pièces produites dans sa défense leur était déjà connu. Les pairs se montrèrent d’abord disposés à voir les choses en ce sens. Lord Stanhope proposa de faire savoir aux Communes la résolution de la chambre de poursuivre le jugement au jour indiqué. D’un autre côté, plusieurs pairs craignaient un conflit avec les Communes, on eut recours à un expédient ; lord Granville, pour son compte, fit la motion de renvoyer le procès à la session suivante ; elle passa après quelques débats.

Le procès fut donc repris le 13 février 1794. Lord Cornwallis venait de débarquer en Angleterre ; et le conseil de défense requit son témoignage. Le marquis s’étant trouvé indisposé, un délai devint nécessaire pour sa comparution ; Hastings s’empressa d’y renoncer. À la même époque, Larkins arrivait aussi en Angleterre. Les défenseurs de Hastings l’avaient cité plusieurs fois ; on supposait que son témoignage pourrait être utile à la défense. Mais tout était subordonné maintenant à l’envie d’arriver au prononcé du jugement. Hastings ne manifesta aucun empressement à se prévaloir de ce nouveau témoignage, qui ne pouvait manquer de lui être favorable. Les commissaires commencèrent donc à réfuter la défense. Pour cela, ils comptaient appeler de nouveaux témoins. Le conseil de Hastings avait allégué que s’il était vrai que celui-ci eût commis quelque erreur dans sa conduite à l’égard de Cheyte-Sing, M. Francis en avait partagé le tort, les commissaires voulurent le faire comparaître. Les défenseurs s’y opposèrent ; ils prétendirent que la réplique à la défense n’avait le droit de fournir de témoins que pour contredire ce qui avait été témoigné par la défense ; qu’autrement le témoin aurait dû paraître d’abord, afin que l’accusé fut à même de lui répondre dans sa défense. Ici encore les lords se rangèrent de l’avis des légistes, mais comme ils l’expliquaient pas les motifs de cette décision, Burke prit occasion de s’en plaindre. Lord Badnor l’interrompit en lui disant qu’il n’avait pas le droit d’arguer contre une décision de la chambre. Burke répondit : « Ce que j’ai demandé à la chambre, c’est la publicité dans ses décisions sur des questions de lois, et communication des principes sur lesquels elle fonde ses décisions. J’ai eu la condescendance de demander comme une faveur ce que je pouvais réclamer comme un droit. » M. Law répond : « qu’il aurait honte de faire perdre le temps de Leurs Seigneuries à développer une décision qui, étant fondée sur une règle de jurisprudence, n’avait pas besoin d’autre raisonnement en sa faveur. » Burke répliqua : « qu’il est habitué depuis long-temps aux insolentes observations des avocats de Hastings ; que le public pouvait porter témoignage qu’ils étaient aussi prodigues d’assertions hardies qu’économes de raisonnements. »

Un vote de remerciement jadis offert à Hastings par la cour des directeurs en 1785 avait été produit par les défenseurs. Pour réplique à ce témoignage, les commissaires offrirent de lire un papier imprimé parmi ceux communiqués aux propriétaires par des directeurs, qui portait la date de 1783. C’était une lettre où les directeurs blâmaient sévèrement M. Hastings. Les conseils et les lords repoussèrent cette lecture. Le 1er mars, le procès fut de nouveau interrompu : c’était le moment de la tournée des juges, et les lords, qui avaient souvent recours à leurs décisions, ne voulurent pas continuer sans cet appui. Le 9 avril il fut repris, lord Cornwallis remis de son indisposition, parut devant la chambre, mais ses dépositions ; toutes générales, n’apportèrent d’aide ni à l’attaque ni à la défense. Hastings ayant renoncé au témoignage de M. Larkins, les commissaires espérèrent en tirer parti pour eux-mêmes, ils le firent paraître. Leur interrogatoire porta sur une lettre écrite par lui aux directeurs sur l’invitation de Hastings ; lettre dans laquelle il donnait la date du départ des différentes sommes envoyées par celui-ci en Angleterre. Les avocats s’opposèrent à ce que les questions continuassent ; ils mirent en avant le principe qu’aucune sorte de faits nouveaux ne pouvait être introduite à cette époque de la procédure, or que c’était sur des faits étrangers à la première accusation qu’on se permettait d’interroger M. Larkins. Comme toujours les lords jugèrent dans le même sens. Le témoin fut cependant interrogé, mais ce fut sur le consentement de Hastings, et sa déposition, plutôt favorable que contraire, n’apporta aucun fait nouveau. Mais le langage des commissaires et des avocats en était venu à une grande véhémence. Hastings ayant emprunté de l’argent pour les besoins de la Compagnie au rajah Nobkissue, celui-ci n’avait pas payé. Nobkissue lui intenta une action en chancellerie ; Hastings déclina d’y répondre, comme étant déjà sous le coup d’une accusation. Les commissaires proposèrent ce commencement de procédure comme un témoignage ; les avocats de Hastings s’y opposèrent. M. Burke se laissa alors aller à une grande intempérance de langage. « Il croyait, disait-il, s’adresser à un corps de nobles, qu’il s’était imaginé de voir agir en nobles ; non comme une bande de voleurs délibérant dans l’ombre d’une caverne. Qui aurait pu supposer Leurs Seigneuries capables de repousser un témoignage tellement rempli d’évidence ? Les règles des juges étaient-elles donc faites pour des lords ? Quant à lui, le jugement de lord Strafford était l’exemple qu’il eût désiré voir suivi au moins sous ce rapport dans le procès actuel. » Imperturbables dans leur respect pour les formes de la procédure, les pairs n’en prononcent pas moins dans le sens des légistes.

Arrivés aux pétitions présentées dans ce jugement en faveur de Hastings, les commissaires voulurent montrer qu’elles n’étaient pas offertes volontairement ; elles étaient, selon eux, par trop contradictoires avec les circonstances où elles avaient paru. Les commissaires voulurent prouver ce désaccord par les rapports de quelques agents de la Compagnie ; les légistes s’y opposèrent, et comme toujours les lords partagèrent cet avis. Les commissaires tentèrent une dernière ressource. La détresse du pays et de la Compagnie avait été sans cesse alléguée par les défenseurs de Hastings comme ayant déterminé les affaires de Bénarès ; celles des begums, les présents reçus, les contrats passés malgré les règlements, etc. Les commissaires proposèrent de faire la preuve que la conduite du gouverneur-général avait été la première et véritable cause de cette pénurie, parce qu’elle avait plongé la Compagnie dans une guerre avec les Mahrattes, injuste et sans nécessité. Les avocats de Hastings et les lords s’opposèrent à cette argumentation. Au fait, la prétention de Burke n’était ni raisonnable ni habile ; il avançait, pour faire preuve d’un fait, un autre fait non seulement beaucoup plus difficile à prouver lui-même, mais qui, par sa nature, échappait tout-à-fait au genre de discussion où il voulait l’introduire. Dès lors le langage des commissaires devint plus violent, leurs récriminations plus passionnées que jamais. Irrité par les obstacles, Burke se montra de plus en plus emporté, sarcastique, acerbe dans son langage ; il voulut pousser les interrogatoires par trop loin ; il posa des questions si frivoles, qu’elles en devinrent ridicules. Tout empire sur lui-même lui avait évidemment échappé. La passion avait rompu l’équilibre de ses grandes facultés. Il ne pouvait dissimuler une sorte de fureur, de mauvais goût, en voyant s’échapper ce qui était devenu comme le seul but de sa vie, la condamnation de Hastings ; on voit comment cette disposition d’esprit devrait être favorables son adversaire.

Les débats furent clos le 6 mai 1794. Dans ces derniers temps les témoignages fournis par l’accusation elle-même avaient tourné à l’avantage de la défense ; les défenseurs de l’accusé eurent soin de le faire remarquer. Les débats postérieurs à la réplique à la défense furent résumés par les commissaires. M. Grey résuma tout ce qui avait été dit sur les affaires de Benarès, Sheridan sur celles des princesses, Fox sur la réception des présents, M. Taylor sur les privilèges accordés contre les règlements. Burke résuma l’accusation tout entière ; son discours dura neuf jours, occupa neuf séances de la cour des pairs ; il finit le 16 juin. Le lendemain, Pitt fit dans la chambre des Communes la proposition d’un vote de remerciement pour les commissaires. Secondée par M. Dundas la motion passa à une majorité de cinquante voix contre vingt et une. L’orateur, s’adressant aux commissaires, leur dit : « que le sujet auquel ils avaient donné leurs soins et consacré leurs travaux était d’une difficulté et d’une complication au-delà de tout exemple ; que leurs efforts et leur éloquence n’étaient pourtant point demeurés au-dessous de la circonstance ; que leur conduite dans une affaire aussi difficile n’avait pas été honorable seulement pour eux, mais encore pour la chambre dont ils faisaient partie. » Le prononcé du jugement avait été remis à la session suivante, qui s’ouvrit le 13 janvier. La chambre des Pairs, pour premier soin, nomma un comité chargé de rechercher les précédents, c’est-à-dire, les différents modes de délibération, qui étaient jadis employés en circonstances analogues. Le rapport de ce comité fut soumis le 2 mars il la chambre qui en délibéra sur-le-champ. Au commencement du procès les pairs avaient décidé de ne pas procéder article par article de l’accusation ; par respect pour les formes judiciaires, ils avaient voulu que tous les articles fussent présentés en masse, soit dans l’accusation, soit dans la défense. Le même sentiment les détermina à prononcer le jugement séparément sur chaque article de l’accusation. La chambre dut prononcer trois fois : 1° en comité formé de toute la chambre ; 2° comme chambre des pairs constituée à son ordinaire ; 3° comme tribunal judiciaire dans Westminster-Hall. Vingt-trois questions furent formulées d’après les chefs d’accusation présentés par les Communes.

La chambre ayant achevé ses délibérations comme comité, à la fin de mars, vota séparément sur chacune des questions présentées, et sur toutes, favorablement à l’accusé ; La même formalité fut répétée le lendemain à la chambre, constituée cette fois en chambre des Pairs. La délibération et le vote eurent lieu de même sur chacune des questions isolément. Plusieurs pairs essayèrent bien d’abord de s’opposer à cette manière d’agir, comme entraînant un délai complètement inutile ; lord Turlow ne l’en fit pas moins maintenir, par une motion expresse, comme plus d’accord avec les formes judiciaires ; les mêmes résultats devaient avoir et eurent effectivement lieu. Le 17 avril, le travail étant repris une dernière fois à Westminster-Hall, les questions furent de nouveau soumises à chaque lord individuellement, posées et formulées de la manière suivante :

1° Warren Hastings, écuyer, est-il coupable ou non du crime de haute trahison et de menées contre l’État, ainsi qu’il en est accusé par les Communes, au premier chef de leur accusation ?

George, lord Douglas, comte de Moreton en Écosse, qu’en dit Votre Seigneurie ? Warren Hastings, écuyer, est-il coupable ou non à ce sujet ?

Lord Douglas, se levant, la tête nue, et mettant la main droite sur son cœur, répondit : Non coupable, sur mon honneur.

Le lord chancelier posa la même question dans la même forme, et par ordre d’ancienneté, aux pairs venant après lord Douglas ; puis les autres questions de la même manière. Sur toutes, une majorité variable, mais toujours fort considérable, se prononça en faveur de Hastings. Le procès avait commencé en 1786, il finissait en 1795.

Le 9 mai, une assemblée générale, tenue sur la demande de neuf propriétaires, décida : 1° qu’une indemnité serait offerte par la Compagnie à M. Hastings pour les dépenses que ce procès avait entraînées ; 2° qu’il lui serait alloué en raison de ses grands services à la Compagnie, une indemnité de 5,000 livres sterling à lui et à ses représentants pendant toute la durée du monopole de la Compagnie ; 3° que ces résolutions seraient immédiatement communiquées aux ministres. Le ministère, favorable au fond de la résolution, conçut cependant quelques doutes sur le droit de la Compagnie à engager ainsi l’avenir. Après de nouvelles négociations entre lui et les directeurs, ils arrivèrent enfin à se mettre d’accord sur ces bases, qu’une annuité de 4,000 livres serait accordée à Hastings pour une durée de vingt-huit années et demie, à partir du 23 juin 1785. Que la Compagnie lui ferait de plus un prêt de 50,000 livres, sans intérêts et pour dix-huit ans, dans le but de l’aider à sortir de ses embarras financiers. Ceux-ci ne pouvaient manquer d’être immenses par suite des dépenses de ce procès. Cette grande épreuve passée, Warren Hastings rentra pour toujours dans la vie civile ; aucun rôle aucun honneur ne vint l’y chercher ; destinée d’ailleurs en harmonie avec ses goûts. Ses mœurs, en effet, étaient graves et simples, et cet homme si célèbre, dont le nom était dans toutes les bouches, n’avait que fort peu de goût pour la vie publique.

Edmond Burke, son principal adversaire, en qui s’était pour ainsi dire personnifiée l’accusation, continua son orageuse carrière, mais se retira du champ de bataille cruellement blessé. Les amis, les partisans, les admirateurs de Hastings augmentaient de nombre de jour en jour ; ils eurent bientôt le dessus dans la chambre des Lords, dans celle des Communes, dans la presse, dans le public. Burke fut sévèrement traité dans plusieurs publications qui suivirent le procès. Malgré la violence des attaques, il n’avait en définitive pas le droit de s’en plaindre ; c’était là une chance de guerre qu’il avait volontairement courue. Ce procès, qui pour les autres n’était qu’un devoir politique, il s’en était fait une passion toute personnelle. La condamnation de Hastings était devenue le but d’une ardente ambition, dont la déception lui fut cruelle. Bien des années après cette époque, ce souvenir, effacé de tous les esprits, vivait encore dans le sien. À la fin de sa vie, plongé dans une profonde douleur par la mort de son fils, le pied dans la tombe, au milieu du délire de la fièvre, on l’entendait répéter le nom de Hastings, auquel il joignait les plus atroces injures ; une idée qu’il s’était forgée dans le transport de la fièvre, la nomination de Hastings à la pairie, le jetait de temps à autre dans des accès d’indicible fureur.


  1. Le colonel Wilkes, t. iii, p. 125.
  2. Colonel Wilkes.
  3. Capitaine Little.
  4. L’abbé Dubois, t. I.
  5. Selon le capitaine Little, les ravages de ces vents équivalent quelquefois à ceux de la peste.
  6. Lieutenant Moor, p. 160.
  7. Quelques années plus tard, certains changements d’uniformes pour les Cipayes, compromirent gravement la présidence de Madras ; les changements se trouvaient en désaccord avec les privilèges des castes.
  8. Annual Register, 1794, chap. x.
  9. Vie de sir Thomas Munro, t. I, p. 151.
  10. À la chambre des Communes.
  11. Les Mahrattes.
  12. Tippoo Sultan.