Histoire de la conquête de l’Inde par l’Angleterre (Barchou de Penhoën)/Livre XX

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Au comptoir des imprimeurs-unis (tome 5p. 365-471).

LIVRE XX.

SOMMAIRE.


Embarras financiers de lord Hastings. — Emprunt fait au nabob-visir. — Situation politique de Ceylan. — Guerre entre les Anglais et le roi de Candy. — Massacre des prisonniers anglais. — Détronement du roi. — Convention conclue entre les chefs ceylanais et les autorités britanniques. — Situation générale de l’Inde centrale. — Réforme dans l’armée de Holkar. — Démence de Holkar. — Balaram-Seit. — Portrait de Holkar. — La cour de Holkar après sa mort. — Toolsah-Babe, veuve d’Holkar, devient régente. — Dherma-Kower. — Caractère de Toolsah-Babe. — Négociations avec Scindiah. — Anarchie et révolte dans les États de Holkar. — Mort de Balaram-Seit. — Conduite équivoque de Ameer-Khan. — Situation intérieure du gouvernement de Scindiah. — Les Pindarries. — Leurs origine, mœurs, etc. — Chettoo. — Kurreem-Khan. — Bhopal. — Histoire de la principauté de Bhopal. — Sa fondation. — Secours qu’elle prête au détachement de Goddart. — Mort de Keissoree. — Visir-Mahomet. — Suite de l’histoire de Bhopal de 1809 à 1817. — Situation du Rajpootanah. — Principauté de Ragoogurh. — Principauté de Kolah. — États secondaires radjpoots. — Chefs dépossédés par les Mahrattes, continuant à piller le pays. — Les Bheels. — Négociations entre le gouvernement anglais et Bhopal. — Base de ces négociations.
(1815 — 1817.)


Séparateur


À l’époque du départ de lord Hastings de Calcutta en 1814, les finances du Bengale se trouvaient en fort mauvais état ; on éprouvait les plus sérieuses difficultés à faire face aux dépenses de la guerre du Népaul. Loin d’être en mesure de fournir à tous les besoins d’une campagne, les provinces de l’ouest, étaient déjà épuisées ; il avait fallu suppléer, au moyen des ressources du Bengale, à un déficit considérable dans celles de Java. Une autre sorte d’embarras financier venait de l’état du change à cette époque avec l’Angleterre ; la roupie, qui valait par elle-même 2 schellings et un demi-pence plus une fraction, en était venue à s’échanger contre 2 schellings 8 ou même 10 pence. Il en résultait que tous les créanciers publics, qui jusque là s’étaient contentés de recevoir leur dividende en billets sur l’Angleterre à 2 schellings et 6 pence, demandaient tous de l’argent afin de l’échanger contre des billets particuliers sur l’Angleterre à ce dernier taux. Or, une grande partie de la dette de l’Inde se trouvait en ce moment entre les mains des fonctionnaires retirés et d’autres résidant en Europe. Ce même état de choses privait Madras, Bombay ou Calcutta de tout secours de la part des directeurs. La ressource la plus naturelle eût été un emprunt ; mais certaines circonstances faisaient obstacle à ce qu’on y eût recours. Les emprunts nouveaux avaient été négociés avec beaucoup de peine et de difficultés à 6, en remplacement des anciens à 8 pour cent ; ils avaient dans le commerce un discrédit de 9 ou 10 ; quelquefois même de 16 pour cent. Il était donc impossible d’emprunter au même taux ; cependant on ne pouvait sans inconséquence, et même sans fausser les engagements pris, emprunter à un taux plus élevé. Lord Hastings fut donc obligé de chercher quelque autre ressource que celle d’un emprunt.

Le territoire du nabob-visir Salut-Ulee-Khan souffrait autant que le territoire anglais des agressions des Goorkhas ; d’un autre côté il possédait de grandes sommes d’argent, enfouies au fond de ses coffres, sans aucun emploi. C’était sans aucun doute un homme d’une habileté fort au-dessus de l’ordinaire. Mais les infortunes de son frère Azufud-Dowla lui semblaient n’avoir eu que cette seule cause, le manque d’argent, et qui s’était promis de se mettre en mesure de ce côté. Aussi, depuis les concessions forcées de 1801, il ne s’était systématiquement proposé que ce seul but dans son administration, amasser, amasser de l’argent. Il affermait au plus offrant chaque portion de son territoire, sans prendre aucun soin de la sûreté des personnes ou de celle des propriétés. Le seul officier du gouvernement se trouvait être le fermier, possédant un pouvoir absolu, dont il n’était responsable qu’au nabob lui-même. Le nabob, dans un traité avec lord Wellesley, s’était bien engagé à réformer son administration intérieure, mais cet article du traité n’avait encore produit d’autre résultat que quelques discussions entre le nabob et le résident. Le nabob ne voulait entendre parler d’aucun projet de réforme de nature à lui enlever de l’argent ; après beaucoup de négociations, un plan de réforme fut cependant enfin arrêté. Le fond de ce plan était d’assimiler Oude aux provinces soumises à l’administration anglaise. Les mesures à prendre consistaient à diviser le territoire en districts ; à séparer l’administration de la justice de celle des finances ; à confier chacune d’elles à des officiers qui ressortiraient d’une même autorité centrale dans la capitale. Ce projet fut soumis au nabob-visir, accompagné d’une lettre de lord Minto, où ce dernier recommandait très fort son adoption. Le nabob fit beaucoup d’objections, entre autres, et celle-là nullement dénuée de fondement, qu’il ne possédait pas de fonctionnaires auxquels il pût se fier, comme le gouvernement britannique se fiait aux siens. Les efforts du résident demeurèrent inutiles ; le nabob se prononça de plus en plus fortement contre la mise en pratique de ces innovations.

D’autres sujets de discussion existaient encore entre eux. Il y avait à Oude des familles et des individus qui, en raison de services passés, réclamaient de vivre sous la protection spéciale du gouvernement britannique. De là naissaient presque inévitablement un certain nombre de froissements entre le souverain et le représentant de ce dernier gouvernement. Ce dernier pouvait peut-être d’ailleurs donner un légitime sujet de plainte au nabob en étendant cette protection à des gens n’y ayant réellement aucun droit. Tel était l’état des choses au commencement de 1814. Lord Hastings, voyant l’irritation toujours croissante de ces débats et les appels perpétuels à sa propre autorité qui en résultaient des deux côtés, pensa qu’il pourrait y avoir de l’avantage à opérer certains changements de résidence entre plusieurs agents politiques. Cependant cette mesure aurait eu de grands inconvénients ; elle pouvait donner à la cour de Oude une telle idée de faiblesse, que l’influence britannique en aurait beaucoup souffert. Par cette raison, lord Hastings ne s’y arrêta pas ; seulement il recommanda au major Baillie plus de mesure dans l’avenir. Salut-Ulee-Khan fut naturellement reconnaissant de ce changement de manière d’être ; il sentait qu’il en était redevable au gouverneur-général. Lord Hastings espéra encore que cette bonne disposition du nabob pourrait le porter à lui prêter son assistance s’il en avait besoin dans la guerre sur le point de s’engager. C’est dans ces circonstances que lord Hastings commença son voyage aux provinces supérieures ; mais il fut bientôt informé de la mort du nabob, arrivée le 11 juillet 1814. Son fils aîné, Gazee-ud-Deen-Hydur le remplaça sur le musnud. Le nouveau visir, en montant sur le trône, pour prix du secours qui lui fut prêté en cette circonstance par le résident anglais, consentit à l’établissement du plan de réforme. Ces événements manifestaient l’influence de ce dernier d’une façon bien évidente. Cette influence devait pourtant grandir encore, car la plupart des emplois les mieux rétribués du nouveau système furent donnés à ses agents, à ses créatures. L’extrême timidité le manque absolu d’intelligence et d’énergie du nouveau visir, ne pouvaient manquer d’y ajouter de jour en jour. D’abord, il est vrai, il voulut s’en plaindre, en appeler du résident au gouverneur-général, mais le major Ballie parvint bientôt à lui faire changer de disposition. Il lui montra l’état de dégradation où avaient vécu ses prédécesseurs comme le résultat de leurs querelles avec le résident anglais : le nabob, effrayé, retira sa plainte.

Espérant se concilier par là la faveur du gouverneur-général, le nabob sur les premières ouvertures du résident, offrit un prêt d’une crore de roupies. La somme fut acceptée à un intérêt de 6 pour cent. En revanche, une promesse lui fut faite de déduire des subsides dus par lui une somme équivalente aux intérêts de cette somme. Lord Hastings, au moyen de cet argent, se trouva en mesure de subvenir aux dépenses des provinces de l’ouest et de mettre ses armées en campagne contre le Népaul. Une partie de cet argent fut aussi envoyé à la présidence pour le service public ; par malheur, l’emploi peu éclairé qu’on en fit n’allait à rien moins qu’à compromettre le succès de la campagne. La présidence se trouvait avoir une dette de 54 lacs et demi de roupies à 8 pour cent d’intérêt ; on la remboursa avec cet argent. Les employés des finances s’attendaient à un très bon effet de cette mesure ; ils la supposaient propre à rétablir le crédit et à relever le commerce alors dans un état de grande gêne, par absence de numéraire sur la place. Mais il en résulta qu’en raison de dépenses de guerre imprévues, l’argent menaça de manquer avant la moitié de la campagne. On eut de nouveau recours au nabob. Cette fois, le nabob mit moins d’empressement que dans la première occasion. Il consentit pourtant à fournir une autre crore de roupies aux mêmes conditions que précédemment. Les trésors accumulés par son prédécesseur le mettaient à même de montrer cette générosité. Les calculs les moins exagérés les font monter à sept ou huit crores de roupies.

L’empire anglais, en même temps qu’il s’était étendu au nord jusqu’aux montagnes du Népaul, faisait aussi des progrès a l’autre extrémité. L’île de Ceylan était alors le théâtre d’événements importants. Dans le mois de mars 1814, le roi de Candy fit sommer le premier adigar (premier ministre) de comparaître devant lui pour répondre de quelques offenses ou réelles ou imaginaires. Eheilapola (c’était le nom de celui-ci), sachant combien peu de fond il y avait à faire sur la clémence ou la justice de son souverain, se détermina à ne pas obéir à cet ordre. Secondé par le peuple de la province de Saffragam, dont il était gouverneur, il se disposa à la résistance. Il implora le secours du gouvernement britannique, et pour prix de ce secours lui offrit cette province. Le gouverneur anglais ne jugea point prudent de prendre parti dans la querelle avant d’avoir entrevu un peu plus clairement la tournure que pourraient prendre les choses. Le roi actuel était renommé par une extrême cruauté, par des actes d’une férocité inouïe ; dans cette circonstance il se surpassa, pour ainsi dire, lui-même. La femme et les enfants de l’adigar en révolte avaient été laissés à Candy. C’est la coutume de cette cour d’exiger ainsi des otages des fonctionnaires auxquels elle délègue de grands pouvoirs. Les enfants étaient au nombre de cinq ; le plus âgé ayant dix-huit ans, le plus jeune encore à la mamelle. Par ordre du roi on les amena à la place du marché ; la tête du plus jeune fut coupée, et la malheureuse mère forcée de la piler de ses propres mains dans un mortier. Les autres enfants, puis la mère elle-même, subirent d’autres supplices non moins affreux. Le récit de cette terrible tragédie sembla paralyser l’énergie jusque là renommée du malheureux père ; ses partisans, qui auraient eu besoin d’être animés par lui, ne firent eux-mêmes qu’une faible résistance ; bientôt il fut réduit à venir demander un asile à Colombo. Le général Bowring hésita quelque temps à lui accorder une audience ; il craignait de paraître embrasser trop ouvertement sa cause ; l’entrevue eut cependant lieu. À peine Eheilapola fut-il en sa présence, qu’il éclata en larmes et en sanglots. Le gouverneur s’empressa de lui prodiguer les assurances les plus solennelles de secours et de protection ; et l’adigar, qui avait passé sa vie au milieu des montagnes de Ceylan, exprima toute sa reconnaissance avec une effusion sans réserve. Comme il n’avait plus un seul lien de famille au monde, il sollicita du gouverneur la permission de lui donner le titre de père, de le considérer comme un parent qui au milieu de ses infortunes lui serait resté. Eheilapola apercevait la mer pour la première fois. Malgré sa douleur, il parut, dit-on, singulièrement sensible à la majesté de ce grand spectacle. Par un hasard étrange, il en recevait l’impression en même temps que celle de la civilisation européenne ; on le voyait admirer celle-ci dans ses plus petites, comme dans ses plus grandes créations.

Enhardi par son triomphe récent sur Eheilapola, le roi de Candy s’occupa de grands préparatifs de guerre ; il se disposait à attaquer avant peu les établissements anglais. Préludant au grand carnage qu’il méditait par quelques meurtres isolés, il emprisonna dix habitants des possessions britanniques qui avaient coutume de trafiquer au-dedans des limites de Candy. Peu après, bien que leur innocence fût évidente, il les fit mutiler. Sept d’entre eux ne purent survivre aux affreux traitements qui leur furent infligés ; les trois autres arrivèrent à Colombo sans bras, sans nez et sans oreilles… spectacle que la plume, révoltée, ne saurait décrire. Cet acte de barbarie décida les hostilités. Avant de commencer la guerre, le gouverneur fit pourtant paraître une proclamation où il disait : « Les armes britanniques ne sont point dirigées contre les habitants de Ceylan ; mais seulement contre ce tyran qui a provoqué par des outrages et des cruautés sans nombre les justes ressentiments de l’Angleterre ; contre ce tyran qui a fait périr les plus anciennes et les plus nobles familles du royaume, inondé la terre du sang de ses sujets ; et, par la violation de toutes les lois humaines et divines, est devenu un objet d’exécration au genre humain. » Les troupes anglaises se mirent aussitôt en mouvement ; parfaitement convaincu de son invincibilité, le roi n’en demeura pas moins dans un état de repos absolu. Entouré de courtisans et de flatteurs, il semblait ne se douter en aucune façon, ni de la haine de ses propres sujets, ni des progrès rapides de ses ennemis. Peu à peu cependant il se vit délaissé, les uns après les autres, par ceux sur lesquels il comptait le plus ; ses amis s’éloignèrent en même temps que la fortune. D’ailleurs, il manifesta jusqu’au dernier moment de son règne cette même férocité qui en avait marqué le cours. Deux messagers lui ayant apporté de mauvaises nouvelles, il fit trancher la tête à l’un et empaler l’autre. Molligodda, son premier ministre, l’ayant abandonné, arriva dans le camp anglais ; il amenait avec lui plusieurs éléphants et la grande bannière du royaume, où se trouvaient le soleil et la lune, comme symbole de durée perpétuelle ; il apportait aussi les registres de la dewanie. Les autres chefs de la province qui ne s’étaient point encore déclarés pour les Anglais, suivirent cet exemple. S’étant rendu auprès d’Eheilapola, pour lui rendre une visite, le nouveau venu s’écria : « Je suis un homme ruiné ? » — Et moi ! que suis-je donc alors ? répondit douloureusement Eheilapola. Ces mots réveillèrent de pénibles souvenirs, et les deux chefs éclatèrent en gémissements.

Cependant l’armée anglaise arriva le 14 à la capitale. Le roi, tiré trop tard de la mensongère illusion sur sa sûreté inviolable où il s’était complu jusque-là, avait pris la fuite dès la veille. Pendant que les Anglais prenaient possession de la ville, un homme se présenta au quartier-général. Habillé à la ceylanaise, ses traits étaient pourtant européens ; son teint jaune, ses yeux hagards ; sa barbe, longue et blanchie, descendait jusque sur le milieu de la poitrine. On se presse autour de lui, on l’interroge, et bientôt on reconnaît en lui un certain Thomas Toën, ayant fait partie de l’expédition anglaise qui marcha sur Candy en 1803, et qui fut laissé au nombre des 150 malades ou blessés qui furent abandonnés à l’hôpital lors de la reddition de la ville à l’ennemi. Lors du massacre des malades que nous avons raconté, un des barbares, après avoir arraché l’appareil de ses blessures, l’abattit d’un coup de crosse de mousquet et le crut mort. Revenu à lui après un long évanouissement, Thomas recouvra assez de forces pour se traîner jusque sur le bord d’un réservoir d’eau. Des soldats l’ayant découvert le lendemain dans cet asile, le pendirent à un arbre et s’éloignèrent sans plus s’inquiéter de lui. Après leur départ la corde rompit, ce qui ne lui profita guère, car d’autres soldats le pendirent de nouveau. Mais la corde ayant encore cassé, il parvint cette fois à se traîner sur les pieds et sur les mains à une petite distance de l’arbre fatal, puis à se cacher dans une butte abandonnée : là, pendant dix jours entiers, il n’eut pour toute nourriture qu’un peu d’herbe croissant auprès de la porte, qu’un peu d’eau suintant à travers la toiture et les murailles. S’étant alors éloigné de quelques pas pour chercher des racines, il fut aperçu par un vieux ceylanais ; celui-ci, touché de compassion, lui apporta un plat de riz. Le roi, qui n’avait jamais éprouvé aucun sentiment humain, fut touché ou du moins étonné du nombre de fois et des façons presque miraculeuses dont Toën avait échappé à la mort ; la superstition, à défaut de pitié, servit ce dernier dans son esprit. Il crut que pour avoir été sauvé si souvent, Thomas devait être grandement favorisé du ciel. Il le confia, en conséquence, aux soins d’un des chefs de Candy ; avec injonction de ne le laisser manquer de rien ; il lui fit en outre don d’une maison qui fut sa demeure jusqu’à l’arrivée des Anglais. Depuis lors, loin d’avoir à se plaindre du roi ; il n’en reçut que de bons traitements, que des marques de sa libéralité. Mais les barbaries sans nombre dont il était témoin, les affreux supplices qu’il voyait infliger sur les plus légers prétextes, le mettaient dans un état constant d’alarme et d’anxiété. Une femme qui avait été découverte chargée d’un message de lui pour le major Davie fut immédiatement mise à mort. Une seule consolation était réservée à ce malheureux pendant cette longue solitude : quelques pages d’une Bible anglaise que le hasard fit tomber entre ses mains.

Le jour même de la prise de Candy, le major Kelly s’empara aussi de quelques unes des femmes de la famille du roi et d’un trésor considérable. Quant au roi, on le savait errant çà et là dans le voisinage, et on le cherchait. Des amis de Eheilapola ne tardèrent pas à découvrir sa retraite. Ils entourèrent une maison où il se cachait avec deux de ses femmes ; la porte, fortement barricadée, résista, mais abattant une partie des murailles ils parvinrent jusqu’à lui. Comme il faisait nuit, des torches furent apportées, et le monarque déchu se vit exposé à la vue et à la dérision de ses ennemis. Dans l’infortune, il se montra aussi lâche et aussi abject qu’il avait été barbare et superbe à l’époque de sa toute-puissance ; il demanda la vie avec des larmes et d’humbles prières. Il demandait grâce pour ses femmes et pour lui aux partisans de ce même Eheilapola dont la femme et les enfants avaient péri par ses ordres dans d’horribles supplices. On lui donna la vie, mais on ne put le soustraire tout-à-fait aux injures et aux mauvais traitements de la populace. Au reste, n’en eût-elle pas agi de même quand il eût été un Titus ou un Louis XVI, au lieu d’une espèce de monstre tenant le milieu entre l’homme et la bête ? Donc le peuple, s’en étant saisi, lui attacha les mains derrière le dos, lui mit des entraves aux pieds, et le conduisit ainsi sous une grêle d’injures et de coups, jusqu’au prochain village. Mais là, une escorte anglaise s’en empara et l’accompagna jusqu’à Colombo, où une maison l’attendait, préparée pour le recevoir. Dans une des pièces de cette maison, se trouvait une vaste ottomane recouverte d’un drap écarlate. Il s’y élança dès qu’il l’eut aperçue, s’y assit les jambes croisées à la façon des tailleurs ; de là il examina avec une attention mêlée de plaisir et de surprise le lieu qui lui était assigné pour demeure. « Il ne m’est plus donné d’être roi, dit-il, je n’en suis que plus reconnaissant des soins et des bons procédés que l’on a pour moi. »

Wickremee-Rajah-Sinha, suivant un témoin devenu plus tard l’historien de tous ces événements, était d’une taille élevée ; fort gros, doué néanmoins, suivant les apparences, d’une force assez considérable ; sa figure, assez belle, prenait par intervalle une expression agréable. « Beaucoup, ajoute-t-il, ont nié ses facultés intellectuelles. Je crois être certain pourtant qu’il ne manquait ni d’intelligence ni de pénétration. » Par un singulier contraste, la gaieté s’unissait en lui à la cruauté la plus insensée. Il répondait avec une complaisance inépuisable, à toutes les questions qui lui étaient adressées, en même temps qu’il racontait toutes ses cruautés, ses actes de barbarie, avec l’indifférence la plus complète. Il semblait se plaire à dévoiler les intrigues compliquées de sa cour. La conclusion de toutes ses histoires était invariablement une tête coupée pour ceux qui lui avaient déplu, leur flagellation jusqu’à la mort, l’écrasement dans un mortier, etc., etc. Tout cela lui semblait fort ordinaire, en même temps qu’il s’étonnait beaucoup de l’indignation ou de la surprise provoquée quelquefois chez ses auditeurs par ses récits. Car il n’est que trop vrai que la tyrannie ou l’esclavage peuvent changer ainsi le cœur humain. L’homme se déprave, se déshumanise pour ainsi dire entièrement, soit qu’il se place sur le trône du despotisme, soit qu’il végète dans un esclavage dégradant. La moralité de l’homme suppose toujours des relations ; l’intelligence humaine se trouble dès qu’elle se sent isolée. Au reste, le roi détrôné de Candy fit une observation qui vient à l’appui de la remarque, qui fait en outre honneur à sa sagacité. Dans une conversation avec le major Hook, il lui dit : « Les gouverneurs anglais ont un grand avantage sur nous autres rois de Ceylan : ils ont des conseillers autour d’eux qui ne leur permettent pas d’agir dans leur colère, et c’est pour cela que vous n’avez qu’un petit nombre de supplices ; mais, malheureusement pour nous, tout homme qui nous a offensés est mort avant que notre ressentiment ait eu le temps de se calmer. » Le souvenir des mauvais traitements dont il venait d’être victime lui était un tourment cruel. Il montra avec indignation à un officier anglais les marques d’un coup de corde resté sur son bras. « Est-ce là, disait-il, un traitement royal ! » Dans ces moments, il se prenait à regretter d’avoir usé de trop de douceur, de trop de clémence à l’égard de ses sujets rebelles. Cette disposition le porta à découvrir ses trésors aux Anglais ; il voulait les empêcher de devenir la proie de ceux dont il se plaignait si amèrement. Après la capture du roi, les autorités britanniques et les chefs de Ceylan conclurent une convention définitive. Un traité fut proposé et ratifié. Par ce traité, la dynastie malabare fut solennellement déposée et le souveraineté de l’île entière passa aux mains du roi d’Angleterre.

Dans son second traité avec le gouvernement britannique, Scindiah, comme nous l’avons dit, avait abandonné la cause de Holkar. Celui-ci s’était long-temps flatté d’obtenir quelques secours de Runjeet-Singh, espoir qui ne tarde pas à s’évanouir. À son retour du Penjab, Holkar séjourna pendant un mois dans la province de Jeypoor ; il ravagea, pilla le pays en tous sens et se fit donner en outre 18 lacs de roupies par le rajah et ses ministres. De Jeypoor il se rendit dans la province de Marvar ; opérant dès lors une complète réforme de son armée, il licencia une partie de sa cavalerie, Mann-Singh, rajah de Joudpore, sollicita son alliance cotre celui de Jeypoor dans la guerre née entre eux de leurs prétentions rivales à la main de la princesse d’Odeypoor. Mais le rajah de Jeypoor avait prétendu acheter la neutralité de Holkar dans le débat ; ce dernier observa d’autant plus volontiers cette condition, qu’en ce moment d’autres affaires le préoccupaient. Une dangereuse révolte ayant pour chefs les officiers de la cavalerie dont il voulait réformer une partie, éclata tout-à-coup dans son armée. Comme garantie du paiement d’arrérages, Holkar avait précédemment livré aux révoltés la personne de son neveu, Kunder-Row. Irrités de ses délais, de ses évasions continuelles, les révoltés conçurent le projet d’élever réellement au trône cet enfant, au nom de qui Holkar exerçait alors le pouvoir ; ils levèrent donc l’étendard de Kunder-Row et le proclamèrent. « À lui, disaient-ils, étaient dues obéissance et fidélité, non à Holkar, le fils d’une esclave. » Cuneput-Row, dewan de la famille, se prêta volontiers à ces démarches. Mais Kunder-Row, âgé de dix ans, se prononça contre, avec un sens fort au-dessus de son âge : « Vous voulez, disait-il aux mécontents, recevoir vos arriérés, ce qui est votre seul objet, puis vous m’abandonnerez à ma ruine. » Les craintes de l’enfant étaient prophétiques. Holkar ne balança pas à abandonner aux rebelles tout ce qu’il avait d’argent, tout ce qu’il put s’en procurer, et ceux-ci, satisfaits, s’en retournèrent chez eux. La même semaine, la mort de Kunder-Row fut annoncée à l’armée. On suppose qu’il fut empoisonné par Holkar, sur l’avis de son gourou ou guide spirituel, homme d’un caractère cruel et pervers. Cependant la mort de Kunder-Row ne suffit point à rendre la tranquillité à Holkar : Casee-Row vivant excitait en lui les mêmes craintes ; aussi la mort de ce dernier fut-elle résolue et accomplie. Un sentiment général d’horreur suivit ces crimes, mais la crainte qu’inspirait Holkar en enchaînait l’expression : son caractère, naturellement violent, l’était devenu davantage encore en vieillissant. Déjà même il commençait à effrayer sa famille et ses affidés de quelques symptômes de folie.

Ameer-Khan, à l’époque de la rébellion de l’armée de Holkar, s’employa en faveur de celui-ci auprès des Mahométans, qui se trouvaient parmi les mutins : pour prix de ce service, il reçut de Holkar la propriété des districts de Peruwee et de Touck ; et se rendit en même temps au secours du rajah de Jeypoor. Holkar s’en excusa vis-à-vis le rajah de Joudpore en prétendant que Ameer-Khan n’était plus à son service ; depuis ce moment, en effet, ce dernier affecta toutes les allures d’un chef indépendant. Ces affaires ainsi réglées, Holkar retourna à Rampore, où il continua de s’occuper de la réforme du personnel de son armée et de l’augmentation de son artillerie. En peu de temps il parvint en effet à fondre deux cents pièces de canon, dont un grand nombre, destinées à l’artillerie à cheval. À l’exception de 2,000 cavaliers adhérents à sa famille, qui avaient leurs chevaux à eux, il se détermina à composer sa cavalerie d’hommes recevant une solde régulière et montant des chevaux qu’il fournirait ; il en enrégimenta 10,000 de cette espèce ; il fit acheter des chevaux dans toutes les directions pour doubler ce nombre. Il brisa l’ancienne organisation de son infanterie, exigea une taille pour les hommes et les chevaux ; il forma des bataillons de trois tailles différentes, grande, moyenne et petite ; chaque recrue était mesurée et envoyée au corps correspondant à sa taille. Jeswunt-Row présidait lui-même à l’exécution de ces ordres. Dès le point du jour, il mettait ses troupes en mouvement ; il faisait une petite guerre acharnée, tantôt se plaçant à la tête de son infanterie, tantôt la chargeant à la tête de sa cavalerie, l’exposant au feu de son artillerie qu’il faisait approcher de très près ; il prétendait, disait-il, l’habituer au feu le plus chaud. Ces exercices avaient lieu deux fois par jour. Jamais il ne manquait d’y assister, dirigeant les moindres détails, aussi bien que l’ensemble, avec un degré d’énergie et d’activité qui fit faire à cette armée improvisée des progrès remarquables. Mais en même temps toutes ses mesures se trouvaient empreintes d’un caractère de violence et de précipitation chaque jour plus marqué. Lui-même ne vivait plus que dans une agitation perpétuelle ; on le voyait tour à tour en proie à des accès de sombre tristesse ou de bruyante gaieté. La mémoire l’abandonna complètement. Dès sa jeunesse il avait eu du goût pour les liqueurs fortes, il s’y livra alors avec passion, avec emportement. Un autre goût dont il s’était épris ne fut pas moins funeste à sa santé ; c’était celui de la fonte des canons : il passait des jours et des nuits auprès d’ardentes fournaises, se plaisant parfois à faire couler de sa propre main le métal bouillonnant dans le moule préparé pour le recevoir. Tout ce qu’il ordonnait devait être exécuté sur-le-champ, sans qu’il voulût tenir aucun compte des obstacles, quelquefois même de la possibilité ; autrement on le voyait tomber dans des accès de rage et de fureur à faire frémir tout ce qui l’approchait.

Après sept à huit mois passés dans les soins que nous venons de raconter, sa maladie fit des progrès visibles pour tous ceux qui l’entouraient, que lui-même ne pouvait se dissimuler. La plupart de ses principaux officiers se virent contraints de fuir sa violence. Balaram-Seit, employé souvent jadis par lui auprès du gouvernement anglais, avait été élevé à l’office de dewan. Jeswunt-Row lui communiquait quelquefois ses craintes sur l’état de sa raison ; il lui disait : « Ce que je dis dans un moment, je l’oublie le moment d’après. Donne-moi un remède à cela. » D’innombrables arrêts de mort sortirent alors de sa bouche ; heureusement qu’un seul, deux peut-être, furent exécutés ; tous les autres furent éludés par l’adresse ingénieuse du ministre qui, tremblant pour se propre vie, n’en était pas moins occupé à sauver celle des autres. À cette époque il ne se présentait devant son maître qu’en tremblant ; Jeswunt-Row lui disait alors : « Eh bien ! qu’y a-t-il ? Vous paraissez agité ! qu’avez-vous ? qu’avez-vous, Balaram-Seit ? — Un peu de fièvre, » était la réponse ordinaire. Toutefois, malgré ces angoisses de la chair, Balaram-Seit ne déserta pas son poste, lorsque d’autres, renommés par leur courage, avaient abandonné le leur ; cependant les choses ne pouvaient aller long-temps de la sorte, et il le comprenait. Un jour, ou plutôt une nuit, toutes les femmes du palais se précipitent hors de leur appartement en grand désordre, elles s’écrient que Jeswunt-Row veut les tuer. Gungaram-Kottarie, officier chargé de la garde du palais, après les avoir conduites dans un lieu de sûreté, entre dans les appartements intérieurs. Il envoie quérir Balaram-Seit. Tous deux cherchent Jeswunt-Row sans pouvoir d’abord le découvrir ; des lumières sont apportées, et on le trouve enfin qui s’efforçait de se cacher sous un vaste tas de vieux effets. La résolution est prise alors par ces deux grands fonctionnaires de lui ôter la liberté. Des hommes tout tremblants encore de son pouvoir passé l’arrachent de ce lieu, et le traînent dans un autre endroit du palais ; les femmes rentrent alors dans leurs appartements. Une grande force corporelle, dont se trouvait naturellement doué Jeswunt-Row, était alors augmentée de toute l’énergie factice que donne l’exaltation cérébrale : il fallut plus de 20 hommes pour en venir à bout. Mais bientôt, lui, dont tous les ordres, peu d’heures auparavant, étaient exécutés comme ceux du ciel, se vit lié, garrotté, chargé de chaînes et de cordes comme une bête sauvage.

Au point du jour, tous les officiers, tous les fonctionnaires apprirent les événements de la nuit. Aucun d’eux ne témoigna ni mécontentement, ni étonnement ; depuis long-temps tous comprenaient la nécessité de la mesure qui venait d’être prise. Le troisième jour après cet événement une lueur de raison brilla tout-à-coup à travers l’esprit troublé de Holkar. Il demanda qui l’avait garrotté, et pourquoi ; on le lui dit, et il répondit : « Vous avez bien fait, je dois avoir été vraiment insensé ; mais déliez-moi, traitez-moi avec douceur, et envoyez chercher mon frère Ameer-Khan. » Suivant la croyance populaire, un mauvais esprit hantant le palais de Rampoor l’avait privé de la raison ; en conséquence on l’emmena à Gurroto, ville à peu de distance de là ; le mal ne céda pas à ce changement de résidence, seulement les accès perdirent quelque chose de leur frénésie. D’ailleurs ses serviteurs se familiarisèrent peu à peu avec les crises de sa maladie, singulièrement variées dans leur caractère ; tantôt empreintes de violence, souvent de tristesse, d’autres fois de gaieté. Ameer-Khan s’étant empressé de se rendre auprès de son ancien compagnon, employa et fit employer tous les moyens possibles de guérison. Plus tard il envoya un médecin mahométan d’une grande réputation ; Scindiah envoya un savant brahme, mais quant à ce dernier personnage, Holkar se plut à le prendre pour le but de mille railleries, de mille plaisanteries indécentes. Toute tentative pour sa guérison échoua. Un jour, après un accès plus violent que de coutume, il tomba dans un état d’enfance, d’imbécillité, il ne parla plus, et sembla devenir étranger à tout ce qui se passait autour de lui. On le nourrit à la mamelle comme un enfant. Après avoir ainsi végété pendant trois ans, il mourut enfin en 1811, dans la ville de Rampoor, et fut enterré dans un élégant mausolée. Un enfant de Holkar et d’une femme d’une tribu inférieure fut immédiatement placé sur le musnud.

Jeswunt-Row-Holkar était de taille moyenne, et d’une constitution vigoureuse. Il avait le visage, les yeux, les cheveux, le teint d’une couleur foncée ; malgré la perte d’un œil, l’expression de son visage ne manquait pas d’agrément. Élevé avec soin, d’un esprit cultivé, il entendait le persan et le parlait avec facilité ; il écrivait dans sa propre langue avec beaucoup d’élégance et de correction. On ne lui connaissait pas de rivaux dans l’équitation, l’escrime, le maniement de la lance. Son courage personnel égalait au moins son adresse : il conduisait lui-même les charges de sa cavalerie ; bon nombre d’ennemis tombèrent sous ses propres coups. Doué de toutes les qualités propres à faire de lui un des chefs mahrattes les plus renommés de son temps, il était surtout passé maître dans l’art de conduire, de dominer la bande d’aventuriers qui faisaient le fond de ses armées. La flatterie, la plaisanterie, la gaieté, les promesses, il savait employer tout cela avec un art merveilleux, soit pour suppléer au manque de solde, soit pour leur faire supporter les fatigues et les périls. D’ailleurs toute désobéissance formelle, toute tentative d’insurrection était immédiatement réprimée avec une énergie de nature à faire trembler les plus hardis. Un officier afghan s’avisait un jour de vouloir le retenir de force, ou presque de force à Poonah, prétendant le contraindre à écouter ses plaintes sur sa solde arriérée : « Ne vous trompez pas, s’écria tout-à-coup Holkar, ne me prenez pas pour Ameer-Khan. Je suis bien plutôt homme à vous prendre ce qui vous reste qu’a vous donner quelque chose » Ses accès de colère étaient terribles, mais passagers, de sorte que pendant long-temps ils ne nuisirent point à sa popularité parmi ses soldats. Il aimait le pouvoir avec passion ; pour l’acquérir et le conserver tout moyen lui était bon. Tous ses efforts tendaient à rétablir dans l’Inde l’ancienne suprématie des Mahrattes. Mais les temps étaient changés. Les fondateurs de la puissance mahratte, Sevajee et ses successeurs, avaient paru au déclin de l’empire mogol ; Holkar se rencontrait avec les Anglais à la maturité de leur puissance.

Après la démence de Jeswunt-Row, Balaram-Seit se saisit ostensiblement de l’administration des affaires. D’ailleurs lui-même obéissait à l’influence de Toolsah-Bahé, veuve de Holkar. La beauté, l’énergie, les talents de celle-ci, lui avaient donné depuis long-temps une grande part au gouvernement. Fille d’un prêtre de la secte de Mann-Bhow, jouissant d’une sorte d’importance locale, elle épousa un officier de la maison de Holkar, ce qui fut pour ce dernier une occasion de la voir. En étant aussitôt devenu amoureux, il fit enfermer le mari, et vécut publiquement avec elle. Grâce aux sollicitations de Toolsah-Bahé, ce premier mari fut relâché et peu après envoyé dans le Deccan. À son départ, il reçut de la munificence de Holkar, en échange de sa femme, un cheval, un habillement complet et une petite somme d’argent. Or, dès les premiers jours de leur liaison, Toolsah-Bahé prit un grand empire sur Holkar ; et à l’époque de sa démence elle se trouvait exercer sur la cour entière une autorité tellement bien établie, que nul n’osa la lui contester. Elle devint la véritable et la seule régente de l’État. Chaque jour le conseil des ministres se tenait chez elle ; cependant elle n’y parut pas ouvertement, comme Ahalya-Bae, mais seulement derrière un rideau, d’où elle communiquait, par intermédiaire, avec les ministres et les grands officiers de l’État. Balaram-Seit avait toute sa confiance. Quelques jours après l’installation du nouveau gouvernement, une révolte éclata dans l’armée. Des soldats mutinés se saisirent de la personne de Jeswunt-Row et le confinèrent dans une tente ; un maléfice ; disaient-ils, l’avait privé de la raison, et ils prétendaient le guérir. Ameer-Khan apaisa cette émeute, mais peu après se trouva dans l’obligation de quitter Malwa, pour surveiller ses intérêts dans le Rajpootanah ; il laissa chargé de ses pouvoirs à la cour de Holkar un mahométan beau-frère de sa femme, et nommé Ghuffoor-Khan, auquel fut accordé le titre de nabob. On lui donna en outre une solde de 20,000 roupies par mois pour son entretien et celui de 1,000 chevaux.

Après avoir passé la belle saison sur la rivière de Kalee-Sind, Toolsah-Bahé, à la tête de l’armée, se mit en mouvement vers le midi au commencement des pluies. Balaram-Seit établit ses cantonnements à Mhow. Les douze nouveaux bataillons d’infanterie, avec leurs canons, jusque là avaient été commandés par autant d’officiers distincts ; les formant en une seule division il en donna le commandement, avec le titre de colonel, à l’un des serviteurs favoris de Jeswunt-Row, Dherma-Kower, homme d’un esprit inquiet, remuant, ambitieux. À peine maître de l’armée, ce dernier conçut le projet de se saisir de l’autorité pour son propre compte. Prompt à l’exécution, il place des gardes à l’appartement de Jeswunt-Row, à celui de Toolsah-Bahé et des autres femmes de la famille ; puis interdit à Holkar et aux personnes de sa famille toute communication avec le dehors. Dans une proclamation publique, il ordonne ensuite aux membres du gouvernement, aux fonctionnaires publics, de remplir leurs devoirs comme à l’ordinaire. Connu pour homme de courage et de résolution, il eut d’abord un succès momentané. Mais le mécontentement ne pouvait manquer de naître de ces procédés violents. Toolsah-Bahé, Guffoor-Khan, Balaram-Seit, s’unirent contre l’usurpateur. Un usage singulier, propre à toutes les armées indoues, leur fournit le moyen de mettre le complot à exécution. Quand ils ne sont pas payés, les soldats indous s’emparent de leur chef ; et lui font subir ce qu’on appelle le derhna, c’est-à-dire qu’ils l’empêchent de boire, de manger, de se mouvoir, etc., etc. ; le même usage exigeant d’ailleurs qu’eux-mêmes se soumettent au traitement qu’ils infligent, il arrive d’ordinaire qu’un assez prompt arrangement ne tarde pas à survenir entre les deux partis. Aussi tout cela est-il vraiment de droit public. Aucune armée indoue ne voudrait agir contre une autre armée occupée à se faire payer par l’emploi de ce moyen. Or, une partie des troupes fit subir cette séquestration à Jeswunt-Row.

La chose se passant d’abord dans les règles ordinaires, Dherma-Kower ne put rien pour l’empêcher. Balaram-Seit et Gungaram-Seit se mettent alors en avant ; ils feignent d’entrer en négociation avec le chef de ces troupes, obéissant lui-même à leurs instructions secrètes ; ils lui offrent 30,000 roupies, à condition qu’il se retirerait. Ce chef, de concert avec eux, en demandait davantage ; la discussion semble alors au moment de dégénérer en rébellion ouverte ; et dans ce tumulte il eût été facile d’attenter à la vie de Dherma-Kower. Mais ce dernier ne tarde pas à comprendre ce qui se passe, et ses mesures sont aussi promptes que décisives. D’abord il donne à Mohyput-Ram, le chef des soldats en révolte, l’ordre de s’éloigner du camp. Se rendant après cela de sa personne à la tente de Guffoor-Khan, il lui parle de cette manière : « Ameer-Khan est pour moi ce qu’était Jeswunt-Row. Or, je suis l’esclave de ce dernier. Il y a peu de jours encore que j’ai montré mon respect pour lui, mon amitié pour vous, en obtenant la donation des districts de Jowrah et autres pour le paiement de votre solde. Pourquoi avez-vous comploté avec un étranger pour ma ruine, et ma destruction ? » Surpris, effrayé, Guffoor nie le fait, puis le confesse, s’en excuse, et enfiin une réconciliation apparente s’ensuivit. Au lever du soleil, un bataillon et deux canons se dirigeaient vers la tente de Mohyput-Ram. Après avoir reçu de nouveau l’ordre de s’éloigner, ce dernier s’était hâté de protester de son désir d’obéir ; toutefois il demandait quelque délai. Le commandant des troupes de Dherma considéra cette réponse comme évasive, et se résolut à employer la force. Attaqué dans un moment où il se trouvait isolé, Mohyput-Ram reçut un coup mortel d’un des Cipayes de Dherma ; sa tête fut coupée, et jetée, comme celle d’un malfaiteur ordinaire, devant la tente de Jeswunt-Row. Accouru dans l’espérance de sauver son ami et son complice ; arrivé trop tard, il se contente de demander cette tête à Dherma, pour la faire brûler avec le corps : faveur bien triste, qu’il obtint sans difficulté.

Ameer-Khan se trouvait engagé dans ses opérations contre le rajah de Nagpoor quand il apprit ces événements ; il se hâta d’expédier à Guffoor-Khan l’ordre de demeurer à son poste, et promit de venir au secours de la famille de Holkar. Dherma fut instruit de cette lettre par un agent secret. Il envoya aussitôt à Guffoor-Khan l’ordre de quitter le camp, le menaçant de le faire mourir en cas de refus ou seulement de délai. Ce dernier, loin de vouloir résister, se hâta d’obéir et se dirigea sur Jowrah, où il fut rejoint par un neveu de Mohyput-Ram et par un des chefs de bande ayant servi sous Scindiah, qui amenait avec lui 500 hommes et 2 canons. À la tête de ces troupes, Guffoor-Khan commença à piller çà et là. Cependant l’arrivée de Dherma-Kower l’obligea à se retirer précipitamment à Kotah. Tout en envoyant un détachement pour prendre possession de Kotah, celui-ci s’était mis lui-même en mouvement avec la cour et l’armée, avec l’intention apparente de conduire Jeswunt-Row à la chasse d’un grand saint, près d’Odeypoor : les brahmes avaient annoncé qu’un grand bien résulterait de ce pèlerinage. Au sein de son usurpation, Dherma conservait une discipline sévère dans son armée ; pas un champ ne fut ravagé ; pas un village pillé sur la route. Ameer-Khan accourait de son côté à la tête de forces considérables, en outre avec un grand nombre de Pindarries qui en ce moment suivaient ses étendards. Sa grande supériorité en cavalerie lui permit d’entourer les troupes de Holkar ; il somma Dherma-Kower de lui livrer sur-le-champ Jeswunt-Row. Ce dernier ne pouvait douter que, dans toute son armée, l’infanterie régulière était le seul corps qui lui fût attaché, que tous les autres désiraient sa chute ; il n’en persista pas moins à tenter les chances de la guerre. Les hostilités commencèrent. La cavalerie d’Ameer-Khan ne pouvait faire aucune impression sur les troupes régulières de son adversaire ; en revanche, ce dernier se trouva bientôt privé de vivres et de tout moyen de s’en procurer ; les cavaliers d’Ameer-Khan s’emparaient de tout convoi dirigé vers le camp, succès journalier qui l’enhardissait de plus en plus. Ameer-Khan, cette justice lui est due, ne cessait de l’encourager lui-même, tantôt par son exemple, tantôt par ses discours. Dherma eut alors recours à un expédient terrible. Il envoya sous bonne escorte, sans aucun doute pour les y faire périr, Jeswunt-Row, Toolsah-Bahé, Mulhar-Row, dans une partie éloignée d’une forêt sauvage. En anéantissant ainsi d’un seul coup la cause de la guerre, il espérait se sauver lui-même et assurer son usurpation. Mais un des fidèles serviteurs de Jeswunt-Row, instruit de ce projet, sut le déjouer ; il court auprès de Ruttoo-Potail, chef d’une partie des troupes de la maison de Holkar, et lui apprend ce qui se passe. Ce dernier galope aussitôt vers l’endroit désigné. Il envoie l’ordre de le joindre à tout ce que l’on peut rassembler de cavalerie, partie de l’armée mal disposée, comme nous l’avons dit, pour Dherma-Kower. Ruttoo-Potail demande à ce dernier pour quelle raison il a emmené le prince en ce lieu ; Toolsah-Bahé, tout en larmes, s’écrie : « C’est pour nous faire périr. » Dherma se trouble et ne donne que d’assez mauvaises raisons. La cavalerie devenant de plus en plus nombreuse mit bientôt Ruttoo-Potail à qui elle obéissait, à même de prendre un ton de commandement. Au moyen de pourparlers qui s’établirent entre les deux troupes, il trouve même le moyen de gagner la plupart des officiers d’infanterie ; il leur promet le paiement de leurs arrérages. Bientôt Dherma et son principal associé, nommé Soobharam, sont arrêtés par des officiers de leurs propres bataillons ; tous deux sont soigneusement gardés jusqu’au jour suivant, où l’on doit décider de leur sort.

Remarquable par le courage, le caractère et le talent, Dherma-Kower ne manquait pas de ressemblance, en bien et en mal, avec Jeswunt-Row ; il usa d’une prompte ingratitude à l’égard de Balaram-Seit, et cela le jour même, pour ainsi dire, où ce dernier lui rendait un grand service ; il justifia du moins en quelque sorte son ambition pour le bon usage qu’il fit de son pouvoir passager ; s’il imposait une sévère séquestration à Jeswunt-Row et à sa famille, il tenait en même temps l’armée dans un état de discipline sévère ; protégeant le pays, faisant respecter les personnes et les propriétés. Cependant les habitudes de Dherma-Kower étaient fort dissipées ; comme Jeswunt-Row, dont il avait su capter les bonnes grâces, il se livrait avec emportement au goût des liqueurs fortes. La nuit qui suivit le jour de son arrestation, au milieu des précautions sévères prises pour prévenir son évasion et propres à lui faire deviner le sort qui l’attendait, il la passa tout entière à boire avec son compagnon et à regarder danser des jeunes filles. Ce dernier, homme artificieux, et d’un courage suspect, était odieux à l’armée qui voyait en lui l’instigateur des crimes de Dherma. Le lendemain, on les amena tous deux dans la tente de Toolsah-Bahé ; en les apercevant, celle-ci dit aussitôt : « Qu’on les conduise à Hinglair ! » C’est le nom, d’un fort où sont gardés les prisonniers d’État. Soobharam espéra que la vie leur serait laissée. « Nous allons en prison dit-il tout joyeux à Dherma, mais Hinglair est aussi un des noms de Bhavanee, la déesse de la mort et de la destruction. » Dherma, comprenant mieux les paroles de Toolsah-Bahé, répliqua : « Vous n’y êtes pas, frère, c’est à l’Hinglair du ciel que nous sommes envoyés. » On les emmena sur un chariot, à un mille environ du campement, où l’exécuteur les attendait. Ce dernier, ne se servant que d’une main, frappa d’un coup mal assuré le cou de Dherma-Kower ; celui-ci, se retournant, lui dit avec un regard courroucé : « Mettez-y les deux mains, drôle que vous êtes, et songez qu’après tout il s’agit de la tête de Dherma-Kower. »

Les bataillons d’infanterie demandèrent bientôt ces arrérages dont la promesse les avait enlevés à leurs généraux ; pour les satisfaire, Ameer-Khan leva dans son propre camp une contribution de 2 lacs de roupies. Après être demeuré deux mois avec l’armée, Ameer-Khan s’en alla percevoir les tributs dus à la famille de Holkar par le rajah de Jeypoor et autres princes. Au moment même de son départ du camp, une sérieuse intrigue se trouvait montée contre Balaram-Seit : Toolsah-Bahé voulut se servir d’Ameer-Khan pour le faire périr ; Ameer-Khan sauve la vie à ce dernier, mais s’en fit largement payer, car il avait grand besoin d’argent. À cette époque, les plus désastreux expédients furent imagines dans le but de subvenir immédiatement aux dépenses de l’armée et de la cour de Holkar. Les principaux officiers reçurent en partage des provinces, des districts, qu’ils purent piller à leur gré, à la charge par eux d’entretenir un certain nombre de troupes et d’envoyer le surplus à la cour. Ce système commença sous Holkar, quand il jouissait de sa raison, mais au moins pouvait-il de temps en temps réprimer les abus les plus criants ; sous l’usurpation de Dherma il y avait une terreur qui maintenait quelque peu de légalité ; mais à sa mort, l’anarchie la plus complète prévalut. Fille ou pupille d’un prêtre, Toolsah-Bahé avait reçu une instruction fort supérieure à celle ordinaire dans l’Inde aux personnes de son sexe ; elle était belle, possédait des manières engageantes, du courage, de la résolution, de grands talents ; mais, malheureusement aussi, une cruauté qu’on peut dire naturelle, car elle avait passé la plus grande partie de sa vie loin du monde. Malheureusement encore, elle reçut pour confidente et conseil une ancienne servante d’une maîtresse de Holkar qui capta sa confiance, soit par la flatterie, soit en la servant dans ses plaisirs, Or, la principale passion de cette femme, âgée de soixante ans et nommée Meenah-Bahé, était l’avarice ; elle y joignait une grande dévotion à sa secte religieuse. Ses journées se passaient à compter son argent ou à marmotter ses prières. Avant la mort de Holkar, Toolsah-Bahé, privée d’enfants, adopta le fils de ce dernier, Mulhar-Row, dont l’autorité, comme nous l’avons dit, fut aussitôt reconnue.

Deux mois après la mort de Holkar, une entreprise contre l’autorité de Toolsah-Bahé, fut attribuée peut-être à tort à Dowlut-Row-Scindiah : elle échoua, mais les mutineries dans les troupes allèrent toujours en se multipliant. La crainte qu’elles ne réussissent un jour décida Toolsah-Bahé à une démarche importante ; elle fit offrir à Dowlut-Row la souveraineté féodale d’une partie du territoire de Scindiah, en échange d’une certaine somme d’argent. Ce dernier prêta volontiers l’oreille à ces propositions qui pouvaient le conduire à établir sa suprématie sur la principauté de Holkar ; mais Guffoor-Khan, cet agent d’Ameer-Khan, entrevit dans la réalisation de ce plan la destruction de l’influence de son maître et de la sienne. Il fit prévenir celui-ci de quitter Joudpoor et de venir défendre ses intérêts liés à la souveraineté de Holkar. Accouru en toute hâte, Ameer-Khan parvint non sans peine à faire rompre la négociation. À peine eut-il quitté le camp, que le projet d’obtenir un secours pécuniaire de Scindiah fut de nouveau mis sur le tapis. Un certain Tantia-Ulikar, agent de Toolsah-Bahé, se rendit à Gualior ; un arrangement fut alors conclu entre Scindiah et Toolsah-Bahé ; d’après cet arrangement, Scindiah s’engageait à payer une somme annuelle de 24 lacs de roupies, en échange d’une portion de territoire d’un revenu égal. Mais peu après cet arrangement se trouva lui-même rompu par le cours des événements. Une grande révolte éclatant soudainement dans l’armée, contraignit Toolsah-Bahé de s’enfuir avec le jeune prince, accompagnée de Gumput-Row son ancien ministre, et alors son amant. Elle se réfugia dans Gungraur, possession héréditaire de la famille de Holkar.

La cour de Holkar devint alors une scène où se croisèrent des intrigues et des intérêts de toutes sortes. Meenah-Bahé, cette femme dont nous avons déjà parlé, et qui jouissait d’un grand crédit sur l’esprit de la régente, se trouvait à la tête d’une faction opposée à Gumput-Row. Mais ce dernier triompha ; elle fut arrêtée, ainsi que plusieurs de ses complices. Enlevée au milieu d’une nuit de tempête et emmenée à Gungraur, elle demanda à voir une dernière fois Toolsah-Bahé. Ses plaintes, ses lamentations, ses sanglots, attendrirent jusqu’aux soldats de son escorte ; ils la conduisirent à la porte de la tente de la princesse. Mais Gumput-Row se trouvait auprès de celle-ci ; elle l’entendit s’écrier : « Qu’on l’emmène, qu’on ne la laisse pas entrer. » On la conduisit immédiatement à Beejulpoor, où sa situation ne tarda pas à devenir cruelle. Gumput-Row tira sur elle un billet d’une valeur fort considérable et le donna en paiement à des officiers des troupes de la maison du prince ; avec recommandation de s’en faire exactement payer. Dans leur avidité, ceux-ci eurent recours à des supplices de toutes sortes ; cependant elle refusa courageusement d’abord de donner une seule roupie : « Menez-moi à la princesse, s’écriait-elle ; qu’elle me demande elle-même 10 lacs je les lui donnerai. » Cette entrevue était précisément ce que ses ennemis voulaient éviter ; ils la refusèrent et firent continuer les tortures. Meenah-Bahé subit toutes les angoisses, tous les tourments de la faim et de la soif. Le supplice dépassant enfin ses forces, elle y mit fin en prenant du poison, mais fidèle à sa résolution, elle eut le courage de mourir sans livrer une roupie à ses bourreaux : singulier exemple d’avarice et de haine.

Une nouvelle sédition dans les troupes éclata peu après cet événement. La régente s’échappant du camp avec beaucoup de danger et de difficulté, se réfugia encore cette fois à Gungraur ; là, elle se détermina à des mesures hardies. Elle licencia tous les mahométans de l’armée, à l’exception d’un petit corps appartenant à Guffoor-Khan ; elle proclama que dorénavant les Indous seraient seuls reçus au service de Holkar. Les mahométans avaient montré de la turbulence et de l’indiscipline dans les derniers événements ; mais Toolsah-Bahé redoutait encore plus en eux leur attachement à Ameer-Khan, alors au nombre de ses ennemis. À la suite de cette mesure, une seconde révolte éclata avec le but avoué de lui enlever la garde du prince, dont la possession faisait toute sa force. L’infanterie et l’artillerie, après l’avoir aidée dans les mesures précédentes, donnaient maintenant leur appui aux révoltés. Gumput-Row tomba au pouvoir de ces derniers, avant d’avoir eu seulement le soupçon du danger ; Toolsah-Bahé s’enferma dans une citadelle. Le commandant mahratte d’un corps de cavalerie, Juttibah-Naïck, apprenant son danger, marcha avec la plus grande diligence du camp de la ville, à la tête de 200 hommes ; il escalada la muraille à un endroit où elle se trouvait fort basse, et réussit à atteindre sans obstacles les portes extérieures de la citadelle. Un détachement de révoltés en avait la garde ; étonnés, surpris, ils furent aisément taillés en pièces. Pendant ce tumulte, Toolsah-Bahé, tour à tour en proie à l’espérance ou à la crainte, ne sachant pas qui l’emporterait, ou de ses défenseurs ou des assaillants, se tenait dans une des premières chambres du palais avec Mulhar-Row ; tenant un poignard à la main, elle jurait de le poignarder plutôt que le livrer ; mais le danger ne tarda pas à s’éloigner. Le rapide succès de Juttibah répandit la terreur dans l’infanterie ; quittant immédiatement ses rangs, elle abandonna la ville à la cavalerie mahratte. Guffoor-Khan soupçonné, avec justice, d’avoir trempé dans le complot, reçut l’ordre de se tenir éloigné de Toolsah-Bahé. Au reste, ce complot déjoué, n’en laissait pas moins subsister les causes qui l’avaient engendré. Les soldats réclamèrent bientôt de nouveau leurs arrérages et avec menaces ; ils s’emparèrent de Gumput-Row et le soumirent au derhna, se flattant d’obtenir bientôt de Toolsah-Bahé le paiement de leur créance, Ils ne furent point trompés dans cette prévision. Apprenant la situation de Gumput-Row, Toolsah-Bahé se montra vivement affligée ; elle livra tout ce qu’elle possédait d’or pour obtenir sa délivrance. Un arrangement s’ensuivit peu de temps après, par les soins de Tantia-Jog, ami du dewan ; les révoltés, dont le nombre montait à 3,000, relâchèrent leurs prisonniers, livrèrent leurs armes et leurs canons. S’étant après cela fait donner des otages pour la sûreté de leur vie et de leurs propriétés, ils se mirent en route pour leurs provinces respectives.

Le succès de cette révolte en engendra d’autres ; des complots, des mutineries, tantôt prévenus, tantôt réprimés, tantôt réussissant à demi, se succédèrent en foule. Balaram-Seit était soupçonné d’en être l’instigateur et l’auteur secret ; on le savait lié avec Ameer-Khan ; de plus, il blâmait ouvertement la conduite de Toolsah-Bahé, surtout sa liaison avec Gumpul-Row. La vengeance de l’un et de l’autre ne se fit pas attendre. Au moment où la révolte éclata, il reçut l’ordre de ne pas sortir de la ville et devint l’objet d’une surveillance rigoureuse. Après avoir été étroitement surveillé pendant trois jours, il fut mandé au bout de ce temps en présence de la régente, qui l’attendait entourée de Gumput-Row et de ses serviteurs. Balaram-Seit était endormi lorsqu’on vint le chercher ; l’heure de la nuit, le langage des messagers ne tardèrent pas à lui apprendre de quoi il s’agissait. Sa femme effrayée, tout en larmes, fait ses efforts pour l’empêcher d’obéir à l’ordre fatal ; il la repousse, l’engage à cesser ses lamentations, à ne pas s’efforcer de le rendre coupable de désobéissance. Arrivé devant Toolsah-Bahé, il plaide d’ailleurs pour sa vie : il représente l’inutilité de tuer un homme qui ne possédait rien qu’on pût piller, qui cependant, en raison des grandes fonctions qu’il avait long-temps exercées, pouvait encore être utile au besoin, et par exemple apaiser une mutinerie de soldats, il demande à être épargné, ne fût-ce que pour peu de jours, se faisant fort, à ce prix, de calmer l’irritation des troupes. La régente l’interrompt par de violents reproches, elle l’accuse d’être le principal auteur des calamités qui l’ont dernièrement menacée. Balaram-Seit nie le fait, repousse ce reproche avec calme et fermeté. Alors, se livrant à toute sa colère, elle s’écrie : « Qu’on lui coupe la tête ! » Deux Cipayes de garde à la porte demeurant immobiles, bien qu’ils aient entendu ces paroles, Gumput-Row leur demande : « N’avez-vous pas entendu l’ordre suprême de votre maîtresse ? » Les Cipayes répondent : « Nous sommes soldats, non bourreaux. » À cette réponse, Gumput-Row, tirant son sabre, en porte un coup à Balaram, et bientôt deux de ses serviteurs l’aident à achever ce meurtre. Le corps fut porté dans une chambre basse. Le lendemain, on fit répandre le bruit que le ministre s’était tué ; mais personne n’en fut la dupe. Cette exécution produisit dans les esprits une irritation violente contre Toolsah-Bahé et Gumput-Row. Doué d’un caractère modéré et d’intentions excellentes, Balaram-Seit était fort aimé dans tous les rangs du peuple et de l’armée.

L’agent, le représentant d’Ameer-Khan, Guffoor, apprenant ce qui s’était passé, envoya un agent confidentiel à l’un des grands fonctionnaires de la cour, nommé Tantia-Jog, et supposé complice de ce meurtre. Tout en lui adressant de vifs reproches à ce sujet, il lui demandait encore dans quels termes, lui Guffoor, devait en rendre compte. Tantia-Jog, après avoir tenté de feindre d’ignorer l’événement, affirma que Balaram-Seit était encore vivant ; mais le messager insistant sur une explication plus précise, Tantia en prévint Gumput-Row et Toolsah-Bahé. Gumput-Row essaya de nouveau de nier le meurtre ; le messager continua de manifester son incrédulité ; alors Toolsah-Bahé s’écria tout-à-coup : « Guffoor-Khan est-il mon maître ou mon serviteur ? » Puis, sans attendre de réplique : « Allez, et dites-lui que s’il continue à être aussi inquiet sur le compte de Balaram, il vienne le chercher. » Guffoor-Khan fut fort effrayé de ce message ; deux jours après, ayant entendu dire qu’il devait être attaqué, il se retira à quelque distance. La princesse envoya tout aussitôt pour savoir la cause de ce mouvement, en même temps pour donner à Guffoor-Khan l’assurance de ses dispositions amicales. Ce dernier revint sur ses pas. Peu de jours après, Toolsah-Bahé observant quelque agitation dans le camp, et craignant une tentative sur Gungraur, en sortit à la tête de toute la cavalerie mahratte. L’imprudence d’un des chefs de celle-ci la mit aux mains avec les troupes de Guffoor-Khan ; une vive canonnade s’engagea, Toolsah-Bahé montra un grand courage ; mais un boulet ayant renversé l’éléphant monté par le jeune prince Mulhar-Row, Toolsah-Bahé, l’enlevant et le plaçant sur son cheval, s’enfuit à toute bride. Gunput-Row la suivit avec une partie de la cavalerie mahratte, jusqu’à la ville d’Allote (dans le Soudwarra, à soixante milles au sud-ouest de Gungraur). Les bataillons de Guffoor-Khan prirent possession de Gungraur. Ils s’occupèrent aussitôt de rechercher le corps de Balaram-Seit, et le retrouvèrent effectivement, à la vérité dans un état complet de pourriture. Il fut brûlé par des personnes de sa caste, et suivant les cérémonies prescrites par sa religion. Cette révolte, excitée par Ameer-Khan ou ses agents, dans le but de priver Toolsah-Bahé du pouvoir, eut pour résultat la complète séparation de leurs intérêts respectifs : Tantia-Jog suivit le parti de Toolsah-Bahé, Guffoor-Khan celui d’Ameer-Khan. De ces deux partis, le premier de beaucoup le plus faible en nombre : puisqu’il ne comptait dans ses rangs que les troupes de la famille, avait d’ailleurs le grand avantage de posséder la personne du jeune prince. Or d’après les préjugés des Mahrattes, d’après leur attachement au sang de leurs souverains, le droit de gouverner. leur semblait dériver naturellement du prince ou de ceux qui l’entouraient. Quant au parti de Guffoor-Khan, il se composait de neuf bataillons d’infanterie avec leurs canons, de la cavalerie mahométane et de ses propres adhérents.

Après cette journée, le premier soin de Tantia fut d’entrer en négociations avec Scindiah, un agent de ce dernier lui servit d’intermédiaire. Il en obtint le secours d’une légion consistant en 5 bataillons et 30 pièces de canon. Scindiah et Ameer-Khan s’efforçaient également de faire tourner à leur avantage particulier le désordre et la confusion de la cour de Holkar. Un agent de Scindiah sollicitait vivement Ameer-Khan d’abandonner des projets qui ne pouvaient manquer d’amener la ruine de la famille de Holkar ; il le sollicitait de se rendre aux désirs de Toolsah-Bahé et d’éloigner Guffoor-Khan, ce qui d’ailleurs devait tourner à l’accroissement de sa propre influence à cette cour, à lui Scindiah. Ces conseils se trouvaient d’accord avec les dispositions d’Ameer-Khan, en ce moment désireux d’en finir par une négociation à l’amiable. Aussi les hostilités furent-elles suspendues. Le chef mahométan s’engageait en outre vis-à-vis la régente à amener l’infanterie à se contenter de la moitié de ses arrérages ; il promettait d’éloigner Guffoor-Khan, qui lui était odieux. Se défiant de ses dispositions réelles, la princesse s’obstina à demander comme préliminaires à toutes négociations, d’abord le rappel, puis la retraite des bataillons mahométans. De nombreuses conférences eurent lieu à ce sujet dans le voisinage du campement du rajah de Kotah, qui s’était offert comme médiateur. Tantia-Jog représentait Toolsah-Bahé ; Guffoor-Khan son ancien maître Ameer-Khan. Trois mois se passèrent à faire et défaire des arrangements, à faire et à éluder des serments. Mais en ce moment, ainsi que nous le verrons plus tard, une armée anglaise se dirigeait vers l’Inde centrale ; elle contraignit tous ces intérêts à s’unir momentanément dans la nécessité d’une commune défense. Par l’influence de son caractère et de son talent, par les dispositions favorables à son égard du rajah de Kotah, Tantia-Jog se trouva placé à la tête de cette confédération. Aux yeux, au jugement de tous, c’était d’ailleurs l’homme le plus capable de dominer, au moins momentanément, les factions diverses des intérêts opposés.

La cour de Scindiah présentait alors un spectacle assez analogue à celle de Holkar., Depuis la paix de 1805 avec le gouvernement britannique, Scindiah avait constamment employé ses troupes à réduire ses feudataires situés entre la Chumbul et la Nerbudda, à établir et consolider son pouvoir de ce côté. Les États conquis n’acceptaient jamais bien complètement la domination mahratte, en raison de la manière même dont elle s’établissait. Un chef mahratte apparaissant tout-à-coup dans un pays demandait un tribut, comme rançon du pillage dont il s’abstenait ; revenant une seconde, une troisième fois, il épargnait le pays aux mêmes conditions : et le tribut ne tardait pas à devenir annuel. D’ordinaire cependant, un certain nombre de chefs secondaires persistaient à refuser, et de là naissait une guerre de peu d’importance, mais continue entre ceux-ci et les conquérants. En conséquence des derniers traités, les Anglais devaient s’abstenir de toute intervention dans ces affaires intérieures de Holkar et de Scindiah, dont les territoires étaient d’ailleurs fort mêlés. Ce dernier put donc profiter de la paix pour étendre et affermir sa domination ; aussi depuis 1805 jusqu’en 1809 fit-il un grand nombre d’expéditions contre les chefs indigènes réfractaires. Il se proposait encore, mais ce fut presque partout sans succès, d’établir un lien de subordination hiérarchique entre les petits princes qui reconnaissaient son autorité. La mort d’Ambajee-Jughia, un des plus puissants de ces chefs, arrivée en 1809, le mit à même d’établir plus fortement sa propre autorité. L’année suivante, toujours en campagne pendant toute la saison favorable, avec la plus grande partie de son armée, il châtia grand nombre de tributaires en retard ; il fit aussi plusieurs expéditions dans les provinces de Malwa, de Bhopal dans le Rajpootanah. Oojein avait été long-temps sa capitale, mais c’était un fief appartenant à Ambajee, lui-même vassal du subahdar de Gualior, et qui à la mort d’Ambajee, fit retour au domaine de ce dernier. Alors Scindiah planta ses tentes dans les environs de cette cité ; comme sa cour ne s’éloigna plus de ce lieu, en peu de temps une seconde ville s’éleva, à même de rivaliser avec l’ancienne, au moins en population. De là comme d’un centre, il dirigeait dans tous les sens de nombreux détachements de troupes, capturant les forteresses importantes, expulsant de leurs États les rajahs qui lui résistaient. Il étendit et consolida partout son pouvoir. Il réalisa pour ainsi dire un pouvoir jusqu’alors en quelque sorte purement nominal. Parmi ses principaux officiers se trouvait à cette époque un certain Jean-Baptiste Filoze, qui se faisait remarquer par son activité et ses talents. Né d’une femme du peuple attachée au bazar d’un bataillon français, élevé lui-même par un officier de cette nation dont il prit le nom sans en être le fils, il avait sous son commandement tous les débris de ces corps d’infanterie, commandés autrefois par des Français, de plus une artillerie considérable. Les forts et les territoires de Bahadur-Gurh, de Gurra-Kotah, de Chanderee, de Sheeopoor, conquis, subjugués par lui, étaient affectés à la solde et à l’entretien de sa division. Trois autres divisions se trouvaient employées au même service, une cinquième demeurait auprès de la personne du prince. La force de chacun de ces corps montait à 8 ou 10,000 hommes, effectif qui d’ailleurs variait quelque peu au gré des vues et des intérêts de leurs commandants. Ces derniers se partageaient toute la domination territoriale de Scindiah ; pour subvenir à la subsistance et à l’entretien de ses troupes, chacun levait ce qu’il voulait ou ce qu’il pouvait de contribution.

En ce moment, les dispositions de Scindiah à l’égard du gouvernement britannique n’étaient nullement hostiles. Le gouvernement anglais avait payé avec exactitude les 7 lacs de roupies qu’il lui devait ainsi qu’à quelques-uns de ses chefs, pour leurs jaghires dans l’Indostan, de plus il n’était intervenu en aucune occasion dans le système de conduite qu’il avait jugé convenable de suivre vis-à-vis de ses feudataires. Scindiah comprit dès lors qu’en cessant de s’attaquer aux alliés du gouvernement anglais, il pouvait poursuivre ses plans d’agrandissement dans toutes les directions ; or, cela suffisait à l’emploi de ses forces et de son activité. Cependant ce système de tolérance pouvait cesser d’un moment à l’autre ; les événements pouvaient décider les Anglais à adopter quelque autre système politique de nature à contrarier ses vues. Le voisinage, la vue des Anglais ne pouvait manquer de lui inspirer un sentiment de crainte d’autant plus prononcé qu’il sentait mieux son infériorité relative.

À l’époque de l’arrangement de 1805, des pillards et des bandits connus sous le nom de Pindarries, se réunirent, s’associèrent çà et là dans le nord de la presqu’île, sous différents chefs. Le gouvernement britannique ne donna d’abord que peu d’attention à ces associations ; il ne douta pas que, faute des liens de la religion et de la nationalité, elles n’arrivassent à se dissoudre promptement et d’elles-mêmes, que leurs débris n’allassent se perdre, c’est-à-dire s’incorporer dans les troupes des puissances régulières. Alarmés, au contraire de cette puissance qui se formait dans leur voisinage, Scindiah et Holkar désiraient vivement son anéantissement. Ils cherchèrent à se préserver des agressions de ces bandes, à établir une sorte d’autorité nominale sur celles qui ne répugnaient pas trop à la reconnaître, ils firent même de grandes donations de terre pour cet objet. D’un autre côté, si le chef d’une de ces troupes appelées durra, entreprenait de se rendre nuisible aux gouvernements de Holkar et de Scindiah, ceux-ci ne tardaient pas à le ruiner, en tournant contre lui les armes de ses confrères. Toutefois, tout en atténuant le mal du moment, cette politique tendait en définitive à l’agrandir à le perpétuer dans l’avenir ; la ruine d’un chef ne servant qu’à augmenter la puissance de celui qui l’avait renversé. Loin d’adopter la tactique européenne, comme jadis les Mahrattes, dédaignant au contraire toutes ces nouveautés, les Pindarries ne pratiquaient que l’ancienne méthode de guerre. L’ambition de leurs chefs était de suivre les traces de Svojee et de quelques autres ; mais une chose échappait à leurs calculs, c’est que les Anglais devaient être des ennemis bien autrement redoutables que la monarchie d’Aureng-Zeb. Cependant, une suite d’événements singuliers éleva dès 1814 leur puissance à un tel point, qu’ils devinrent une des puissances principales de la presqu’île ; ils étaient devenus un des éléments les plus essentiels de sa situation politique ; ils pesaient dans la balance à peu près autant qu’avait pu le faire dans son temps le vieux Hyder-Ali. Ils pouvaient disposer d’une force de 24, 000 chevaux, qui s’augmentait rapidement des troupes des princes voisins dont la solde était arriérée. Sans être réunis sous un seul chef, il y avait cependant parmi eux un esprit de concert qui donnait de l’ensemble à leurs opérations ; un homme supérieur s’élevant tout-à-coup parmi eux, pouvait les entraîner sans doute à de grandes entreprises. Ils ne manquaient pas d’analogie avec ces grandes bandes qui au xive siècle parcouraient l’Europe en tous sens ; mais l’organisation politique européenne, de nature à leur résister effectivement, ne permettait pas que ces bandes pussent prendre une forme et une consistance durables. Dans l’Inde, au contraire, c’était chose facile : sa constitution sociale se prêtait à ces naissances subites de grands États, ainsi que le prouvait l’exemple de Hyder-Ali et de Sevajee. Mais comment les Pindarries en étaient-ils venus là ?

Le nom des Pindarries apparaît pour la première fois dans l’histoire de l’Inde long-temps avant l’époque actuelle, mais c’est seulement dans les derniers temps qu’ils ont acquis de l’importance et attire l’attention. Les Pindarries qui firent les premiers établissements dans l’Inde centrale y furent introduits par les Mahrattes. Ghazee-u-Deen, qui commandait un petit corps de troupes sous les ordres de Bajerow (le peschwah), mourut étant employé dans un détachement à Oojein ; ses soldats avaient été recrutés çà et là. Il laissa deux fils : l’aîné se distingua tellement qu’il reçut de Mulhar-Row-Holkar un drapeau doré, grande marque d’honneur parmi les Mahrattes. Ce chef se nommait Gurdee-Khan ; il accompagna Mulhar-Row dans l’expédition de celui-ci dans l’Indostan. Les soldats qui le suivaient s’appelaient dès-lors Pindarries, nom sur l’étymologie duquel on a fait beaucoup de conjectures. La plus populaire et la plus vraisemblable est celle qui le fait dériver de l’usage immodéré qu’ils faisaient d’une boisson enivrante appelée pinda. La troupe de Gurdee-Khan s’était incessamment grossie ; cependant ils ne combattaient guère en ligne, mais voltigeaient autour des armées leurs alliées comme les Cosaques autour des armées russes. Gurdee-Khan laissa ses bandes, ou durra, à son fils Lal-Mahomet, qui transmit l’héritage à Emaur-Buksh. Un grand nombre de chefs indépendants ne tardèrent pas à surgir, louant çà et là leurs services aux chefs mahrattes qui les payaient. Ceux qui suivaient Holkar s’appelaient Holkar-Shady, ou adhérents de Holkar ; ceux qui suivaient Scindiah, Scindiah-Shady. Du temps de Mulhar-Bow et de Mukajee-Holkar, les Pindarries campaient toujours à part ; le pillage leur étant interdit dans les limites du territoire mahratte, ils recevaient alors une solde d’environ un quart de roupie par jour. L’armée se mettait-elle en campagne, ils la devançaient et l’accompagnaient, faisant main basse sur ce qui se rencontrait, et alors cessaient de toucher une solde. Au reste les chefs mahrattes s’entendaient à mettre en pratique ce dicton européen : « À corsaire corsaire et demi. » À la fin de la campagne, ils s’arrangeaient ordinairement pour faire attaquer le camp des Pindarries ; ils se saisissaient des chefs et leur faisaient rendre gorge. Les chefs des Pindarries, malgré leur puissance, conservèrent longtemps une situation secondaire. À la cour de Holkar, ils n’approchaient point du prince, et ne s’asseyaient point en sa présence. Le premier, Scindiah les traita avec distinction, leur concéda de hauts titres accompagnés de donations de terres. Dans une conférence avec Scindiah, Jeswunt lui reprocha vivement ce procédé : il commençait à voir le danger des progrès des Pindarries ; il s’occupait même d’un plan pour leur complète extirpation, mais il perdit la raison avant d’en avoir commencé l’exécution. Toolsah-Bahé et ses adhérents n’eurent plus qu’un but, celui d’accroître leur propre puissance par tous les moyens possibles : ils se servirent des Pindarries ; les chefs de ceux-ci au service de Holkar grandirent dès lors en considération ; des terres considérables leur furent assignées.

Le fils aîné de Ghazee-u-Deen entra au service de Holkar ; le fils cadet, nommé Shah-Baz-Khan, à celui de Scindiah. Ce dernier laissa deux fils, tous deux promptement distingués parmi leurs compagnons. À sa mort, ils se rendirent dans la province de Malwa. Le rajah de Bhopal se trouvant alors en querelle avec celui de Nagpoor, ils lui offrirent leurs services, ce que la prudence empêcha le rajah d’accepter ; changeant aussitôt de résolution, ils se joignirent à l’armée du rajah de Nagpoor. Le premier ordre qu’ils en reçurent fut de ravager Bhopal, alors dans un état très florissant. L’État de Bhopal ne s’en est jamais relevé ; mais cela ne leur profita guère. Le rajah, dont la cupidité avait été éveillée au récit qu’on faisait de toute part de la richesse du butin, fit entourer leur camp et pilla ces pillards ; il se saisit même d’un chef considérable, nommé Burrun, qui mourut en prison faute d’avoir pu fournir la rançon qu’il en voulait tirer. Le frère de ce dernier, nommé Hera, prisonnier aussi, parvenu à s’échapper, se réfugia auprès de Dowlut-Row-Scindiah ; il laissa son camp à ses deux fils, Dost-Mahomet et Wasil-Mahomet, qui continuèrent de le commander. Leur cantonnement se trouvait fixé à l’est de Malwa. Cependant le camp ou la durra de Burrun, lorsqu’il devint prisonnier du rajah de Nagpoor, passa à un chef nommé Doollah-Jemadar ; à sa mort, son fils Rajun lui succéda, mais seulement nominalement ; l’autorité réelle appartint à un chef nouveau qui s’était élevé par son courage et son esprit d’entreprise ; on le nommait Chettoo. D’abord esclave, après beaucoup de vicissitudes il devint fils adoptif de Doollah-Khan, et en réalité chef de la durra ; toutefois, fidèle à cette partie caractéristique des mœurs indoues, il continua à traiter avec tout le respect, toute la déférence possible le chef héréditaire. Les Pindarries ayant accompagné Dowlut-Row-Scindiah pendant son expédition dans l’Inde centrale en 1804, en reçurent des titres honorifiques ; Chettoo en eut de superbes qu’il s’empressa de faire graver sur son sceau, et devint parmi les siens un personnage considérable. Les montagnes escarpées et les épaisses forêts situées entre la rive nord de la Nerbudda et les montagnes de Windhya étaient sa résidence ; ses possessions se trouvaient bornées à l’est par le territoire de Bhopal, à l’ouest par les États du rajah de Baylee ; il habitait d’ordinaire, avec la plus grande partie de ses forces, auprès du village de Nimar. Dans les dernières années de son pouvoir, ce chef sortait rarement de son cantonnement ; il envoyait de là des partis dans toutes les directions. Ses forces consistaient en 12,000 chevaux. Tout en se disant sujet de Scindiah, il n’épargnait pas toujours le territoire de ce prince. Plusieurs fois celui-ci dirigea des expéditions contre les Pindarries ; toutes échouèrent, soit qu’il faille en accuser le manque d’énergie de ceux qui les commandaient, ou bien leur intelligence secrète avec l’ennemi. Scindiah avait beaucoup compté sur l’une d’elles, dirigée par le colonel Jean-Baptiste, dont l’énergie et la bravoure lui étaient connues ; elle se termina toutefois par un traité qui laissa les choses sur le même pied que précédemment. Chettoo obtint même une concession importante ; pour la première fois il fut reconnu comme un chef exerçant une autorité légitime.

À cette époque, c’est-à-dire de 1814 à 1815, un autre chef de Pindarries acquit encore une grande importance. Kurreem-Khan (c’est son nom) était né auprès de Bersiah d’un chef pindarrie ; celui-ci, mort pendant l’enfance de Kurreem, fut remplacé dans le commandement du camp par son frère, qui, après avoir continué à servir le peschwah jusqu’au moment où ce dernier se joignit aux Anglais, entra alors au service de Madajee-Scindiah ; il l’accompagna dans l’Indostan. Le jeune Kurreem ne quitta pas son oncle jusqu’à l’âge de vingt ans. Il entra dans Malwa avec l’armée de de Boigne, et fut présent à la défaite des troupes de Holkar par ce dernier auprès de Kheree-Ghaut ; lors du pillage de Bhopal, il était à la tête de 5 à 600 hommes. Quand le rajah de Nagpoor s’empara de Burrun, il prit la fuite, et entra sur-le-champ au service de Scindiah, qui, en ce moment réuni à beaucoup d’autres chefs mahrattes, se préparait à attaquer le nizam. Chargé de butin, Kurreem-Khan, craignant qu’on ne le lui fit rendre, s’échappa de l’armée et passa au service de Holkar ; il était alors à la tête de 2 ou 3,000 chevaux. Quittant bientôt Holkar, il rentra sous la domination de Scindiah. Créé nabob en 1805, il épousa une personne de la famille régnante de Bhopal, mariage qui ne pouvait manquer d’être favorable à ses vues ambitieuses. Prenant avantage de la guerre survenue entre ce dernier et Holkar, il ajouta par la conquête beaucoup de riches districts à ceux qu’il possédait déjà. Alors, à l’apogée de sa fortune, le chef de Pindarries touchait au moment de devenir le prince d’un État régulier. Il enrôla 12 ou 1,500 hommes d’infanterie, qu’il forma en corps régulier, acheta deux canons, en fondit deux autres, ce qui lui donna une sorte de petit parc d’artillerie. La totalité des Pindarries qui le reconnaissaient pour chef montait à 10,000 : aussi devint-il vraiment redoutable.

Scindiah, alarmé de cette puissance qui s’élevait, résolut de la détruire, tout en demeurant indécis sur les moyens à employer. L’entreprise se trouvant fort difficile par la force ouverte, Scindiah eut recours à l’art, c’est-à-dire à la ruse. La prospérité avait enflé l’orgueil de Kurreem ; il se porta à la rencontre de Scindiah avec une suite à peine inférieure à celle de ce dernier. Scindiah avait assis son campement auprès de la forteresse de Suttunbaree ; il en promit la possession au Pindarrie, à condition que celui-ci se soumettrait ; pour donner du poids à sa promesse, il lui fit annoncer sa visite. Malgré la défiance qui lui était ordinaire, ce dernier, aveuglé par la splendeur de sa fortune, se laissa tromper. Il prépare, pour présent à son hôte, un musnud ou trône de roupies. C’est une des manières de faire un présent, dans l’Inde, à un supérieur qui condescend à visiter un vassal ; on recouvre le musnud, c’est-à-dire le tas d’argent auquel on en a donné la forme, d’un riche tapis, et lorsque le souverain est assis, le présent lui appartient. Pendant la durée de cette visite, Scindiah feignit un grand enthousiasme pour l’habileté de son hôte. À l’entendre, toutes les qualités du guerrier et de l’homme d’État, assemblage bien rare et qu’il avait jusque là cherché en vain, se trouvaient dans Kurreem. Il s’empressa de lui accorder toutes ses demandes ; il lui fit en outre présent de plusieurs districts, lui donna des garanties par une avance de 4 lacs et demi de roupies. Les sunnuds furent préparés, et un riche vêtement d’investiture pompeusement déployé aux yeux de tous. Quelques vieux Pindarries, qui se souvenaient d’avoir assisté à de semblables cérémonies terminées d’ordinaire par la capture ou le rançonnement de leurs chefs, voyaient tout cela d’un air de défiance ; ils ne se firent pas faute de communiquer leurs craintes à Kurreem-Khan. Quant à lui, il ne cessait de se croire en parfaite sécurité. Scindiah n’avait rien épargné d’ailleurs pour abuser ou corrompre tous ceux qui possédaient sa confiance.

Déjà Kurreem touchait au moment de se mettre en route pour aller prendre possession de ses nouveaux districts, Scindiah le fit inviter à une dernière conférence : il s’agissait, disait celui-ci, de quelques nouveaux arrangements au sujet des territoires. Kurreem vint avec une suite peu nombreuse. Il fut reçu avec un honneur singulier ; les sunnuds lui furent présentés, le vêtement d’honneur déployé. Cependant Scindiah se retire sous quelque prétexte ; des hommes armés se précipitent dans l’appartement ; le trop confiant Pindarrie est fait prisonnier ainsi que son frère et quelques hommes de sa suite. Un coup de canon, signal convenu, annonce à l’armée de Scindiah le succès de la ruse. Les troupes, convoquées sous prétexte de rendre honneur à Kurreem-Khan, se dirigent aussitôt vers le campement des Pindarries ; les serviteurs de Kurreem prennent promptement l’alarme, quelques uns seulement sont tués, mais tous dépouillés. Après s’être à loisir rassasiée du butin, l’armée de Scindiah célébra avec enthousiasme l’habileté de son chef. La ruse est une des qualités le plus en honneur chez les Mahrattes. La nouvelle du désastre de Kurreem-Khan fut bientôt connue de sa famille ; sa mère, quoique fort âgée, déploya une grande énergie ; elle fit à la hâte charger tout ce qu’elle avait d’argent comptant et d’effets précieux, et se réfugia dans les épaisses forêts de Bagglee, où elle ne tarda pas à être jointe par un corps considérable de Pindarries. Elle trouva plus tard un asile dans la domination du rajah de Kotah. Kurreem fut enfermé pendant quatre années entières dans la forteresse de Gwalior. D’ailleurs, il dirigeait de là les expéditions de ses Pindarries comme il aurait pu le faire de son quartier-général. Dowlut-Row, après avoir refusé long-temps de lâcher sa proie, fut enfin tenté par l’offre de 6 lacs de roupies ; il rendit la liberté pour ce prix à Kurreem. Dès ce moment il lui montra de nouveau toutes sortes de marques de considération ; mais Kurreem se trouvait trop bien averti pour s’y laisser reprendre ; loin de là, se hâtant de rassembler ses Pindarries, il recommença de nouveau ses excursions sur le territoire de Scindiah, et fut bientôt en possession d’un plus vaste territoire que celui qu’il possédait avant sa captivité.

Vers 1808, Chettoo et Ameer-Khan, tous deux liés par une étroite amitié, réunirent leurs forces à celles de Kurreem. Les hordes pindarries ne montaient pas alors à moins de 60,000 chevaux, ce qui jeta l’épouvante dans toute l’Inde. Heureusement que le bon accord ne dura pas long-temps entre ces chefs. Kurreem se plaisait à ravager les États de Scindiah, contre lequel il nourrissait un violent ressentiment. Mais celui-ci eut encore une fois recours à la ruse. Il corrompit à force d’argent un des principaux officiers de Kurreem, qui se laissa facilement persuader de se tourner contre lui. Attaqué à l’improviste dans la province d’Otmutwarra, il fut complètement défait et obligé de s’enfuir dans la province de Kotah ; il n’y resta que peu de temps, et chercha bientôt un autre asile auprès d’Ameer-Khan. Voulant le mettre à même d’obtenir la faveur de Toolsah-Bahé, ce dernier l’envoya auprès de Guffoor-Khan, où il demeura trois ans au milieu de toutes les révolutions de la cour de Holkar. Scindiah, entrant alors de nouveau en négociation avec lui, lui adressa plusieurs lettres. Il lui offrait non seulement l’oubli du passé et la restitution de ses anciennes possessions, mais le don de plusieurs riches districts, à condition qu’il entrerait dans la grande confédération mahratte qui se formait alors contre les Anglais.

Les Pindarries ont été souvent comparés aux premiers Mahrattes ; mais s’ils leur ressemblent, peut-être en diffèrent-ils davantage encore. Les compagnons de Sevajee avaient une même religion, une même patrie, une même langue ; ils étaient de même race, de même origine ; une haine violente les animait également contre les rudes oppresseurs de leur pays ; toutes ces choses, les attachant les uns aux autres par mille et mille liens, en faisaient un peuple, une nation. Au contraire, rien de tout cela ne se rencontrait chez les Pindarries ; c’était une sorte de matière flottante, sans lien, sans cohésion, à la vérité toute prête à s’agglomérer auprès du premier chef venu ayant fait ses preuves de courage et de capacité. Comme les Tartares, auxquels on peut aussi les comparer, ils ne montraient aucun penchant à s’établir dans les riches contrées qui devenaient leurs conquêtes. La vie de guerre et d’aventures était la seule chose qui leur convînt. Les chefs croyaient-ils se fixer sur quelque territoire, les revenus se trouvaient bientôt au-dessous de leurs dépenses : or, le déficit ne pouvait être comblé qu’aux dépens de leurs voisins. On ne savait évaluer avec précision le nombre des Pindarries. Différents en cela de toutes les autres armées du monde, la guerre, au lieu de les décimer, les recrutait ; avaient-ils ravagé, dévasté une province, les habitants se trouvaient forcés par la misère de venir se joindre à eux, de grossir leurs rangs : aussi par leur nature même étaient-ils comme insaisissables, échappaient-ils à toute attaque sérieuse. En réunissant toutes ses forces, un prince parvenait-il à les écraser sur un point, ils se réunissaient à l’instant sur dix autres. Décidés à une expédition, ils se choisissaient un certain nombre de chefs, d’après la connaissance montrée par ceux-ci du pays qu’il s’agissait de piller. Ils ne s’embarrassaient ni de tentes ni de bagages ; chaque cavalier portait quelques gâteaux de riz pour sa subsistance, un peu de grain pour celle de son cheval. Ce détachement, ordinairement de 2 ou 3,000 bons chevaux, était suivi par un second détachement de force égale. Faisant quarante à cinquante milles par jour, ils se dirigeaient sur l’endroit de leur destination ; arrivés, ils faisaient main-basse sur tout ce qui se présentait, rassemblaient en toute hâte tout ce qu’ils pouvaient de bétail et de butin, détruisaient tout ce qui n’était pas transportable, puis en toute hâte regagnaient leur retraite. La rapidité et le secret de ces excursions en faisaient ordinairement le succès ; tout était fini avant qu’aucune mesure pût être prise contre eux. Poursuivis, ils faisaient des marches d’une extraordinaire longueur, par exemple soixante milles et plus par jour, et cela par des routes impraticables pour d’autres que pour eux-mêmes. L’ennemi les joignait-il en dépit de cette vitesse, ils se dispersaient aussitôt dans toutes les directions, pour se réunir à un rendez vous indiqué d’avance. Leurs familles, leur butin, disséminés çà et là au milieu d’une vaste contrée, demeuraient sous la protection des bois et des montagnes, où nul n’aurait osé se hasarder. Nulle part ils ne présentaient de point d’attaque. La défaite d’un de leurs partis, la destruction de quelques-uns de leurs cantonnements, la temporaire occupation de quelques unes de leurs forteresses funestes à quelques uns, ne produisaient aucun résultat décisif : les places vides étaient prises par d’autres. À la vérité, la même cause produisait aussi leur faiblesse ; nous l’avons dit, aucun lien commun, parmi ceux qui ont de la force parmi les hommes, ni celui de la patrie, ni celui de la religion, ne les unissait ; ils venaient de tous les pays, professaient tous les cultes, parlaient toutes les langues. Ils naissaient de l’état de dissolution sociale de l’Inde, comme font certains insectes de la putréfaction des cadavres : ils ne devaient pas vivre plus long-temps.

À certaines époques, les empires s’élèvent et croulent avec une égale facilité : aussi avons-nous à raconter la fondation de l’État de Bhopal, qui touche au moment de jouer un rôle important dans notre histoire. Dost-Mahomet fut le fondateur de la famille de Bhopal. Né dans l’Afghanistan, contrée située entre l’Inde et la Perse, il entra d’abord au service d’un chef afghan, son compatriote ; mais peu de mois après y renonça pour celui de l’empereur Aureng-Zeb. Le corps dans lequel il se trouvait fut détaché à Malwa ; sa bravoure ne tarda pas à le faire remarquer du gouverneur de la province, qui l’en récompensa en le nommant à la surintendance du district de Beniah. Tout lui devint dès lors de plus en plus favorable ; il obtint une grande fortune en s’alliant à une riche famille indoue ; il étendit de plus en plus sa renommée de chef aventureux et hardi. Un rajah indou, nommé Newal-Shah, lui concéda la ville et le territoire de Bhopal, pour s’y établir, lui, sa famille et ses adhérents. Newal-Shah comptait sur l’efficacité d’une alliance avec le soldat mahométan ; et ce dernier lui fut effectivement utile contre les troupes impériales. Il l’en récompensa en ajoutant le don du territoire voisin de Gunnour à tout ce qu’il lui avait donné précédemment : imprudence de l’amitié qui bientôt lui devint fatale. Un jour, un grand nombre de ses litières couvertes, d’ordinaire employées dans l’Inde au transport des femmes et des enfants, entrèrent dans la ville ; tout-à-coup il en sortit des soldats de Dost-Mahomet qui se précipitèrent sur la garnison, la désarmèrent ou la dispersèrent, et s’emparèrent de la ville en son nom. À compter de ce moment sa puissance s’accrut plus rapidement encore. Il bâtit une citadelle en état de protéger efficacement la ville, qu’il entourait elle-même d’une forte muraille : aussi la prospérité et la population de celle-ci s’accrurent-elles considérablement en un petit nombre d’années. Le fameux Nizam-ul-Mulk chercha l’alliance du chef mahométan contre la cour de Delhi ; Dost-Mahomet déclina cette alliance, et envoya même aux troupes impériales un renfort sous les ordres de son frère ; ce dernier fut tué, et la victoire demeura au nizam. Alarmé pour sa sûreté et craignant le ressentiment du nizam, Dost-Mahomet lui fit offrir son fils en otage ; satisfait de cette marque de soumission, le nizam s’en contenta, et le laissa dans la libre possession de ses territoires. Il mourut à soixante-dix ans, après en avoir passé plus de trente à la guerre, et reçu trente et quelques blessures, dont plusieurs fort graves. Sa renommée comme guerrier fut long-temps l’orgueil de la famille qu’il avait fondée.

Le fils aîné de Dost-Mahomet (mais d’une naissance illégitime), Yar-Mahomet-Khan, se trouvait comme otage auprès du nizam à la mort de son père ; il était âgé de dix-huit à vingt ans. Les grands officiers de la petite cour de Bhopal élevèrent, sur le musnud son frère cadet, Sultan-Mahomet-Khan. Le prétexte qu’on fit valoir était l’absence de l’aîné ; le motif réel, l’âge de ce dernier enfant qui n’avait que sept à huit ans, et qui devait laisser long-temps le pouvoir à ceux qui embrassaient ses intérêts. Le succès ne répondit pas à ce calcul. Nizam-ul-Mulk prit la cause du jeune Yar-Mahomet-Khan, auquel il s’était attaché pendant le séjour du jeune homme à sa cour ; il l’envoya à Bhopal avec le titre de nabob, et, de plus, une escorte d’un millier de chevaux. Il lui avait en outre précédemment accordé la dignité du Poisson, une des premières de l’empire mogol, et qui s’est perpétuée dans la famille de Bhopal. Aucune résistance ne fut tentée contre ce déploiement de forces par les adversaires de Yar-Mahomet-Khan. Ils le reconnurent pour chef, lui abandonnèrent le pouvoir royal ; toutefois, par une de ces singularités qu’on trouve à chaque pas chez les Indous, ils refusèrent, en raison de l’illégitimité de sa naissance, de le placer sur le musnud avec les cérémonies ordinaires. Yar-Mahomet, dont la vie ne présente aucun intérêt, eut pour successeur son fils aîné, Feyz-Mahomet-Khan, alors âgé de onze ans. Les prétentions de son oncle, de cet enfant qui avait été d’abord proclamé, puis contraint d’abdiquer par la crainte de Nizam-ul-Mulk, se trouvèrent de nouveau mises en avant par un parti nombreux ; l’armée, qui montait à 5,000 hommes, demeurant fidèle à Feyz-Mahomet, il se mettait en mesure de se défendre vigoureusement ; mais le sentiment d’un commun danger ne tarda pas à mettre un terme à ces discordes intestines. Le peschwah Bajerow, à son retour de Delhi, vint camper entre Shore et Ashta : au nom de l’empereur, dont il était le représentant comme subahdar ou gouverneur de Malwa, il réclama la restitution de toutes les terres jadis usurpées par les Afghans. La résistance était inutile. Byjeeram, premier ministre, négocia un traité par lequel il abandonna la moitié du territoire contesté pour sauver l’autre moitié ; par cet arrangement, Bhopal perdit ses possessions dans la province de Malwa, à l’exception d’un petit nombre de villes.

Byjeeram, ministre de Feyz-Mahomet, était un homme de talent ; sous son administration, la contrée de Bhopal atteignit à un haut degré de prospérité. Il se concilia les Gonds, qui sont les premiers habitants du territoire méridional de Bhopal. Comme réparation des iniquités de Dost-Mahomet, il accorda quelques petites dotations aux plus proches parents de Newal-Shah, si cruellement dépouillé. À sa mort, le fils de Byjeeram, nommé Gassy-Ram, devint son successeur, mais seulement pour peu de mois ; la partialité montrée par lui pour les Indous de sa tribu, ou que peut-être on lui attribuait à tort, le fit assassiner par deux mahométans. Un Afghan, son successeur, empoisonné au bout de quelques années, fut remplacé par Rajah-Keisoree, qui se maintint quatorze ans dans ce poste. Grâce à ses talents, le pays parvint à un haut degré de prospérité ; ce qui ne le préserva pas cependant d’une fin tragique. Tout en suivant une vie d’austérités et de dévotion, Feyz-Mahomet n’en avait pas moins un harem fort peuplé. Une des beautés qu’il renfermait, connue par le titre de begum ou princesse, se faisait remarquer entre toutes par son incontinence et celle de ses filles. L’une de ces dernières fut soupçonnée d’un commerce adultère avec le fils de Keisoree : or, les frères du nabob, ennemis du premier ministre, se servirent de cette circonstance pour le perdre ; ils dénoncèrent le fait au prince. Nulle accusation ne pouvait lui être plus nuisible ; l’orgueil et les préjugés d’un Afghan étant également révoltés à l’idée que l’honneur de sa race et sa pureté ont pu être souillés par un Indou. Keisoree, instruit de ce qui se passait, se tenait sur ses gardes, prenait ses précautions. Croyant nécessaire à la réussite de leurs projets d’endormir ses soupçons, les frères du nabob se présentèrent chez lui. L’un d’eux, nommé Imnil, lui remit même un Koran magnifiquement enveloppé ; c’était, à l’entendre, le plus solennel gage de ses bonnes intentions qu’il pût offrir : mais, sous son enveloppe éclatante, ce prétendu Koran n’était qu’une brique. En revanche, les frères du nabob sommèrent le ministre de leur remettre les sceaux de l’État ; et ce dernier, rassuré par le don du Koran, se montrait disposé à accéder à cette demande. Les chefs de l’armée tentèrent de s’y opposer ; ils le supplièrent de garder ce sceau, symbole de toute autorité, pour ne le remettre qu’au nabob, lui promettant de lui obéir aveuglément tant qu’il le posséderait. Keisoree, le remerciant de ses bonnes intentions, les pria de se retirer. « Je puis mourir, dit-il, non trahir mon prince. » Le don du Koran semblait d’ailleurs le rassurer complétement. Cependant, ce même jour, à peine eut-il franchi le seuil de sa maison, que son palanquin fut renversé par des hommes armés qui le poignardèrent lui et son fils. Dans la prévision de ce fatal événement, la femme de Keisoree avait rassemblé dans une chambre toutes les femmes de la famille. Elle y fit transporter immédiatement une grande quantité de poudre à canon. Un serviteur fidèle étant venu lui donner la nouvelle du meurtre de son mari et de son fils, elle mit aussitôt le feu aux poudres, ensevelissant à la fois les restes de la famille sous les débris de sa maison, détruisant même une partie du vieux fort. Cette explosion, qui se fit au milieu du jour, jeta la consternation parmi les habitants de Bhopal. Feyz-Mahomet se contenta de déplorer la mort de son ministre, qu’il n’avait pas assez d’énergie pour venger ; il ne survécut d’ailleurs que fort peu à cet événement, et mourut dans sa quarante-huitième année, après en avoir régné nominalement trente-huit. Ce prince vécut toute sa vie dans une profonde retraite. Pendant toute la durée de son règne, on ne le vit, dit-on, sortir qu’une seule fois de l’enceinte de son palais, et c’était pour se rendre devant la forteresse de Bhisla, assiégée par une armée à lui. Le lendemain de son arrivée, la forteresse se rendit. Cette circonstance, sa vie retirée, la tendance des Afghans à attribuer un caractère prophétique et saint à leurs princes, firent révérer pendant de longues années sa mémoire à Bhopal.

À sa mort, il fut remplacé par Hyat-Mahomet-Khan, qui porta sur le trône des habitudes semblables. Le pouvoir réel continua à être exercé par le premier ministre. Le revenu du Bhopal montait à 20 lacs de roupies ; sur cette somme, 5 lacs sur lequel le ministre n’avait aucun contrôle, appartenaient au nabob et à sa famille ; la liste civile perçue par des fonctionnaires appartenant au nabob, n’entrait point dans les caisses publiques. En revanche, le nabob n’avait rien à voir au reste du revenu. Il était parfaitement étranger au gouvernement de l’État ; toute autorité se trouvait dans les mains du premier ministre ou dewan. Hyat-Mahomet-Khan, à l’époque où il devint nabob, n’avait point d’enfants par sa femme ; il adopta quatre jeunes gens, fils de serviteurs de sa famille : c’étaient des Indous, auxquels il se trouvait heureux, dans son zèle religieux, d’avoir ouvert les yeux à la lumière du Koran. Fowlad-Khan, l’aîné de ces enfants adoptifs, fut le premier qui posséda le pouvoir de premier ministre. Il l’était encore lorsque le détachement sous les ordres du général Goddart traversa, en 1778, le territoire de Bhopal. Ce petit État fit, en cette occasion, tout ce qui dépendait de lui pour être utile à ces troupes ; à l’époque où nous sommes parvenus, où son histoire se trouve mêlée à celle des Anglais, il aimait à rappeler ce souvenir.

Une femme, nommée Mumullah, joua un rôle aussi important à Bhopal, qu’Ahalia-Bahé ou Toolsah-Bahé, chez les Mahrattes. Ayant contracté avec Yar-Mahomet, alors nabob, une sorte de mariage de la main gauche, appelé dans l’Inde nicah, elle sut prendre une grande influence à la cour et dans le gouvernement. Fowlad-Khan, le premier ministre, s’étant fait beaucoup d’ennemis par sa violence et sa tyrannie, une conspiration se forma contre lui où entra Mumullah ; son but était de le faire remplacer par Chutta-Khan, un fils adoptif du nabob, réunissant toutes les qualités propres à cet emploi. La conspiration réussit : Fowlad-Khan fut tué en faisant une tentative pour s’emparer de la forteresse de Bhopal ; Chutta-Khan devint dewan ou premier ministre. Ce dernier, sous l’inspiration des conseils de Mumullah, prit des mesures actives pour le maintien de l’ordre et de la tranquillité. Cependant, la légitimité du pouvoir du nabob étant mise hors de cause, il se forma un grand nombre de conspirations contre Chutta-Khan, qui constituèrent comme une sorte de guerre ouverte entre lui et la noblesse. La victoire lui demeura après une courte lutte, et son autorité se trouva mieux établie que ne l’avait été celle de ses prédécesseurs. Il conserva la paix avec Madajee-Scindiah et Ahalya-Bahé, à cette époque les deux plus grandes puissances de l’Inde centrale ; enfin, tâche plus difficile encore, il sut, au moyen d’un mélange de douceur et de fermeté, faire respecter des Pindarries le territoire de Bhopal. Il mourut dans sa quarantième année. Converti à l’islamisme, il n’en conservait pas moins ses manières, ses habitudes, le vêtement même des Indous. Ghous-Mahomet-Khan, fils de Hyat-Mahomet, stimulé par le bruit exagéré des richesses de Chutta-Khan, exerça toutes sortes de cruautés sur sa veuve pour en obtenir la révélation. Cette malheureuse femme, dépouillée de tout ce qu’elle possédait, ne parvint pas sans peine à sauver sa vie ; le fils de Chutta-Khan se hâta de se dérober à ses ennemis en s’enrôlant comme simple soldat dans les troupes de Guffoor-Khan. Un certain Himmit-Row, employé sous Chutta-Khan, lui succéda comme premier ministre. Il ne possédait d’ailleurs aucun des talents de son prédécesseur ; sous son administration Bhopal se trouva livré au désordre et à l’anarchie.

Alors un jeune homme se présente un jour aux portes de la ville ; escorté d’un petit nombre de compagnons bien montés, il avait toute l’apparence d’un soldat de fortune. On lui demande qui il est : il se dit Visir-Mahomet, fils de Sheriff-Mahomet-Khan, cousin du nabob régnant, dont il vient solliciter une entrevue. Elle lui est immédiatement accordée. Après les premières salutations, le nabob l’interroge sur ce qu’il a fait pendant son absence de Bhopal. Il avoue qu’obligé de s’expatrier par suite de la rébellion de son père contre Chutta-Khan, il a vécu de pillage au service d’un des chefs rajpoots de la province d’Omutwarra, où il a appris le métier de soldat ; que ce qu’il a entendu dire de la situation de la terre de ses aïeux l’a décidé à tout hasarder pour accourir lui proposer ses services ; que son sabre et son bras sont toute sa richesse, mais qu’il vient les consacrer à sa patrie. En dépit de toute son indolence, de toute son apathie, le vieux nabob se sentit ému du langage franc et naïf du jeune soldat ; il serre dans ses mains, presse contre sa poitrine la tête de Visir-Mahomet, il le salue comme le sauveur à venir de leur patrie commune. En ce moment, les troupes de Nagpore assiégeaient Hussingabad ; les déprédations des Pindarries s’accroissaient de jour en jour. Visir-Mahomet se distingua dans toutes ces occasions. Huit mois après son entrée à Bhopal presque seul et inconnu, il était déjà un des candidats pour l’office de dewan ou premier ministre ; le nabob inclinait à l’y nommer, mais les répugnances de son fils et de sa femme le décidèrent en faveur de Moorad-Mahomet, descendant de Sultan-Mahomet-Khan.

Le nouveau dewan vint prendre possession du gouvernement, accompagné de 1,000 cavaliers qui lui appartenaient. Fort différent de Visir-Mahomet, Moorad avait plutôt les mœurs et les manières d’un marchand indou que d’un chef afghan. Il passa le premier jour de son arrivée au jardin de son grand-père, livré aux affections de famille. Il se lamenta long-temps au souvenir des malheurs de sa famille, que ce lieu lui rappelait. Il embrassait en pleurant les arbres plantés par ses ancêtres. Introduit le lendemain en présence du vieux nabob, il lui parla dans le plus humble langage : il l’appelait son père, plus que son père ; il se répandait en louanges exagérées sur Ghous-Mahomet-Khan, le fils du nabob. Chose plus étrange encore, les banquiers et les marchands s’étant présentés pour lui faire les présents ordinaires d’argent, il refusa, leur fit lui-même présent de beaux vêtements. Il traita de cousins les principaux d’entre eux ; enfin il fit distribuer aux pauvres des sommes considérables. Les marchands, les gens du peuple se montrèrent charmés de ces manières doucereuses pour eux fort nouvelles ; en revanche, les officiers, les nobles ne contenaient qu’à grand’peine leur indignation à l’aspect d’une conduite qu’ils jugeaient basse, honteuse, dérogatoire aux dignités de Moorad-Mahomet. D’autres, plus avisés, attendaient avec un mélange d’inquiétude et de curiosité ce que tout cela voulait dire, à quoi tout cela devait aboutir. On ne le vit que trop tôt ; une fois qu’il crut sa popularité suffisamment établie, Moorad-Mahomet cessa de se contraindre. La veuve de Rajah-Byjeeram, vieille femme tout infirme, fut mise à la torture jusqu’à ce qu’elle s’en rachetât au moyen d’une somme considérable. Il se fit donner 6 lacs de roupies par la famille du dernier dewan. Ces exactions, toutes cruelles qu’elles fussent pour les victimes, ne laissaient pas que d’être bien éloignées de satisfaire à l’avarice de Moorad ou aux besoins de l’État. Les troupes ne cessaient de réclamer leurs arrérages. Il imposa une taxe sur chacune des maisons de Bhopal, suivant la fortune présumée de leurs habitants ; ceux qu’il avait le plus accablés de ses cajoleries furent le plus haut imposés. Il fit plus encore : bien que la maîtresse du nabob eût joui jusqu’alors d’un grand crédit, il ne craignit pas de s’attaquer à elle et de la faire assassiner au milieu d’une visite de cérémonie. Après cela, il jura solennellement n’avoir agi que d’après les intentions du nabob, qui lui aurait donné l’ordre de punir la conduite licencieuse de cette femme. Tout-à-fait à sa merci, le nabob n’osa le démentir. Mais les véritables motifs de Moorad-Mahomet ne tardèrent pas à être connus ; il s’empara de tout l’argent laissé par cette femme, et dont il connaissait le montant ainsi que les différents lieux de dépôt.

Moorad méditait sans relâche la ruine de Visir-Mahomet, dont la réputation toujours croissante excitait à la fois sa jalousie et ses alarmes ; mais toutes ses attaques contre ce jeune homme furent heureusement déjouées. Visir-Mahomet, envoyé contre les Pindarries avec des troupes inférieures en nombre, suppléa par sa valeur à ce qui lui manquait de forces ; il se fit aimer et admirer de tous. Doué d’une grande pénétration, il sur éviter tous les pièges que lui tendait le dewan. Ce dernier, effrayé du caractère hardi, entreprenant de son rival, fit venir un corps de Mahrattes pour pourvoir à la sûreté personnelle ; Visir-Mahomet, dès qu’il en fut instruit, se dirigea aussitôt sur Bhopal. Sans l’attendre, Moorad-Mahomet alla camper dans une plaine à quatre milles de distance ; où il reçut encore un renfort de quelque infanterie et quelques canons. Il confia le fort de Futtyghur à la garde d’Ameer-Khan. Dans quelques escarmouches avec les Mahrattes, Visir-Mahomet eut l’avantage ; en raison de leur nombre, les Mahrattes, suivant toute probabilité, n’en auraient pas moins fini par avoir définitivement le dessus ; mais des troubles survenus dans les États de Scindiah, les contraignirent bientôt à abandonner celles des autres pour leurs propres affaires. Mais en se retirant, le chef mahratte, nommé Balaram, voulut se dédommager du peu de succès de l’expédition ; il se saisit de Moorad-Mahomet, qu’il accusait d’en être la cause ; celui-ci le niait en vain ; Balaram lui répondait en lui jetant à la face la réputation de menteur et de trompeur qu’il s’était faite. Il le somma de livrer ses trésors, le menaçant de la torture en cas de refus. La frayeur et l’emprisonnement causèrent à Moorad une maladie dangereuse, mais que Balaram considéra comme une ruse propre à servir à une évasion. Le dewan mourut, et Balaram persista dans la même opinion. Après avoir pendant plusieurs jours refusé de laisser enlever le corps, il ne consentit à lâcher enfin sa proie que lorsque les vers vinrent la lui disputer ; alors seulement il put croire que Moorad-Mahomet ne mentait pas. Le nom de ce dewan est demeuré en horreur et en exécration parmi sa tribu. Lorsqu’un Afghan de Bhopal va en pèlerinage à la tombe de Mortaz-Ali, à Seronge, il ne manque jamais de frapper cinq coups avec un soulier, en signe de mépris et d’exécration pour la mémoire de Moorad.

Après la retraite des Mahrattes, Visir-Mahomet entoura le fort de Futtyghur, toujours en possession d’Ameer-Khan. Celui-ci se laissa facilement persuader d’évacuer la place. Il entra d’abord au service de Bhopal, mais le quitta peu de mois après pour partager la fortune de Jeswunt-Row-Holkar. L’office de dewan échut sans difficulté à Visir-Mahomet. Les revenus de Bhopal, la portion réservée au nabob une fois distraite, ne montaient plus qu’à 50,000 roupies, misère extrême dérivant de l’état de trouble et de confusion du pays. Il fallut bien qu’il fît comme les autres chefs de l’Inde, c’est-à-dire qu’il nourrît la guerre par la guerre. Il reconquit peu à peu une partie des districts jadis pris sur Bhopal, il leva des contributions sur les États voisins, il reprit sur les Mahrattes la forteresse de Hussingabad. Après cela, Visir-Mahomet continua pendant quelques années une guerre de détail avec les chefs mahrattes, qui le regardaient comme un ennemi juré. Pour les combattre avec plus d’avantage, il contracta une alliance avec les Pindarries, particulièrement avec Kurreem-Khan, à qui il donna deux villages auprès de Bersiah. Chettoo contractant de son côté une alliance avec Bhopal, lui fournit des secours contre le rajah de Nagpoor. Les relations alors subsistantes entre l’État de Bhopal et le gouvernement de Scindiah subirent, pendant ce temps, quelque modification. Madajee-Scindiah avait été considéré, sa vie durant, comme le protecteur de Bhopal ; aucune suprématie positive n’avait pourtant été réclamée par l’État le plus puissant, ni accordée par le plus faible. Scindiah envoya un khelant, ou vêtement d’honneur, au nabob et à Mahomet-Khan ; ce dernier ne rejoignit cependant pas l’armée de Scindiah lorsqu’elle se mit en marche pour aller attaquer Holkar. Après la campagne Mahomet envoya complimenter Scindiah, mais le messager fut reçu, non seulement avec froideur, mais avec des signes évidents de mécontentement.

Hyat-Mahomet, ce faible nabob de Bhopal, sous le règne duquel s’étaient passées une grande partie des scènes que nous avons rapportées, mourut à l’âge de soixante-treize ans. Il était très gros et d’une nature indolente. Les évènements terribles qui signalèrent son règne, l’avaient comme accablé, abattu ; on l’entendait continuellement appeler la mort à son secours. L’année où il mourut, Hussingabad et Cheynpoor-Barree furent prises par les armées du rajah de Nagpoor. Ghous-Mahomet, fils illégitime du nabob décédé, engagea un des généraux du rajah de Nagpoor Sadick-Ali à marcher sur Bhopal. Visir-Mahomet se sentit probablement incapable de prévenir cette ruineuse mesure prise par le souverain légal de la contrée ; Ghous-Mahomet avait, en effet, succédé à son père. Il se retira dans la forteresse de Gunnour, et se vit contraint d’abandonner au pillage non seulement Bhopal, mais sa propre fortune. Après être demeuré six semaines à Bhopal, Sadick-Ali se retira à Nagpoor, emmenant avec lui comme otage le fils de Ghous-Mahomet, laissant un de ses lieutenants dans la ville. Visir-Mahomet surveillait tous ces événements, méditant une tentative sur la ville. Quittant Gunnour à la chute du jour, il se trouva le lendemain devant Bhopal au lever du soleil. Les Mahrattes surpris se virent contraints d’évacuer la ville ; la garnison du fort de Futtyghur se retira la nuit suivante. Visir-Mahomet, arrivé en présence du nabob, lui fit d’amers reproches. Le faible prince répondit qu’il avait été trompé par des méchants. Visir-Mahomet exigea qu’il les nommât, puis, les ayant fait comparaître, dit au prince : « si ce sont ceux-là qui vous ont trompé, que le châtiment vienne de vous. » Six officiers indous, de rang élevé, furent mis à mort. Deux brahmes qui avaient commis la même faute furent condamnés à un supplice terrible ; on leur versa dans la bouche tenue ouverte de force, le sang d’une vache qu’on venait d’égorger devant eux. Après cela on les renvoya avec de grandes railleries. Les soldats mahométans leur criaient : « Allez, allez dire à Scindiah et au rajah de Nagpoor quel est le goût du sang de vache. » Les brahmes auraient préféré mille morts à ce genre de supplice ; c’était en outre une grande faute politique de la part de Visir-Mahomet que d’outrager le sentiment des princes indous de l’Inde à un point qui n’admettait plus de réconciliation. Pour le moment, Scindiah dissimula son mécontentement ; il se contenta de la promesse de Visir-Mahomet de remplir fidèlement les engagements pris par le nabob. L’année suivante, Mahomet reconquit certains territoires de Bhopal au nord de la Nerbudda, demeurés jusque là en la possession de Sadick-Ali.

À cette époque, Visir-Mahomet fit plusieurs tentatives pour obtenir l’assistance du gouvernement anglais ; elles demeurèrent inutiles. Le caractère connu de Visir-Mahomet ne laissait aucun doute que ce fût uniquement dans une vue de conservation personnelle qu’il avait contracté une alliance avec Ameer-Khan et les Pindarries, cependant il n’en figurait pas moins au milieu de ceux qui menaçaient le territoire de Nagpoor et celui du Deccan. Le pays de Bhopal était même l’asile avoué de ces pillards. En ce moment, un corps d’armée britannique, sous le commandement du colonel Close, prenait position sur la Nerbudda. Suivant les circonstances Close devait ou rompre ou demeurer en bonne amitié avec Bhopal ; connaissant le danger qui le menaçait, Visir-Mahomet sut l’éviter. Un de ses agents confidentiels se rendit d’après ses ordres auprès du colonel ; il représente à ce dernier, chargé de lui faire comprendre que la nécessité seule avait contraint Mahomet à s’allier avec Ameer-Klian ; il rappelle le secours donné jadis par l’État de Bhopal au détachement du général Goddart ; il s’en fait un titre pour solliciter l’alliance des Anglais, souscrivant d’avance à toutes les conditions qu’il plairait à ceux-ci de lui imposer. Comment, disait encore Visir-Mahomet, un dessein, un sentiment quelconque d’hostilité serait-il entré dans son esprit à l’égard d’une nation qui répandait la terreur de son nom dans l’Inde entière ? Le colonel ayant pénétré sur le territoire de Bhopal, la conduite du dewan et de ses principaux officiers se trouva conforme à ces démonstrations. Il sut en outre profiter de cette occasion pour insister de nouveau sur les droits de Bhopal à la protection britannique. Cependant, la crainte qu’une intervention dans les affaires intérieures de Bhopal ne pût entraîner beaucoup d’embarras, et pousser le gouvernement au-delà des limites où il voulait s’arrêter, conduisit à rejeter toutes les propositions qu’il fit alors. Il les répéta depuis, pendant les années qui suivirent, au milieu de tous les dangers que lui faisait courir l’inimitié des cours de Poonah, de Nagpoor, et de Gualior ; elles demeurèrent également sans succès.

Scindiah fit attaquer brusquement Bhopal, en 1812, par un de ses principaux généraux, Juggoo-Rappoo. Il réclamait certaines sommes qu’il prétendait dues par Visir-Mahomet. Juggoo-Rappoo ayant reçu un petit à-compte se retira pendant la mousson dans le voisinage ; cette mauvaise saison passée, il se présenta de nouveau devant Bhopal à la fin d’octobre. Les troupes de Nagpoor, sous le commandement de Sadick-Ali, vinrent se joindre à lui. Scindiah et le rajah de Nagpoor se proposaient l’anéantissement de l’État de Bhopal, le partage égal de son territoire ; conquête qui leur paraissait certaine en raison de leurs grands préparatifs. Située au nord de la Nerbudda, la ville de Bhopal ne compte pas moins quatre milles de circonférence ; elle est entourée de trois côtés par une muraille de force médiocre, d’ailleurs sans fossés ou autres défenses ; mais du côté du midi est la citadelle de Futtyghur, bâtie sur une colline élevée, défendue d’un côté par un lac profond. Beaucoup de collines ou éminences entourant ce lac avaient été autrefois fortifíées ; mais en ce moment tous ces ouvrages, abandonnés depuis long-temps, se trouvaient dans un fort mauvais état.

La garnison de Bhopal consistait en 6,000 chevaux ou fantassins à sa propre solde, 3,000 Pindarries, et 2,000 hommes fournis par quelques zemindars. Les assiégeants réunissaient en tout 70,000 hommes, avec un matériel de siège en proportion. Au bout de quinze jours ils s’étaient emparés successivement de tous les avant-postes et tenaient les assiégés étroitement bloqués dans l’intérieur de la ville. Les Pindarries et les troupes des zemindars se virent obligés de se retirer faute de fourrage pour leurs chevaux. Ils servirent quelque temps encore à Visir-Mahomet en lui portant des vivres par une route inconnue de l’ennemi ; mais ce dernier la fit plus tard occuper ; et alors le blocus se resserra de plus en plus, les progrès des assiégeants étaient d’ailleurs fort lents. Leurs artillerie, pour ménager ses munitions, ne tirait guère, à moins de circonstances extraordinaires, qu’une quarantaine de coups par jour. Plusieurs assauts demeurèrent sans résultat ; toutefois, dans l’un d’eux, les assiégeants pénétrèrent dans l’intérieur de la ville, dont ils se seraient emparés sans les femmes ; celles-ci montèrent sur les toits de leurs maisons, et les assaillirent d’une telle grêle de pierres et de briques, qu’ils se trouvèrent obligés de battre en retraite. Cependant la situation des défenseurs de Bhopal ne tarda pas à empirer de jour en jour. La faim, à défaut du feu de l’ennemi éclaircissait leurs rangs. De 6,000 qu’ils étaient d’abord, ils se trouvèrent bientôt réduits à quelques centaines. Les moins à plaindre étaient les mahométans, car ils ne se faisaient pas scrupule de dévorer toutes sortes de charognes ; mais pour apaiser les tortures de la faim les Indous se trouvaient réduits à avaler des morceaux de tamarin broyés et mêlés à des feuilles d’arbres. Bientôt l’herbe et les plantes commencèrent elles-mêmes à manquer. Animés par les exhortations et surtout par l’exemple du Visir-Mahomet, les assiégés supportaient avec résignation ces extrémités : ils repoussèrent plusieurs assauts, et malgré la supériorité numérique de l’ennemi, firent deux sorties heureuses. La mort de Jugoo-Rappoo leur donna en outre quelque répit ; l’accomplissement des cérémonies d’usage suspendit pendant quelques jours chez les Mahrattes les opérations du siège.

La trahison d’un des principaux officiers de Bhopal fut en revanche au moment de leur devenir fatale. Chargé de la garde d’une des portes du vieux fort, il déserta. Faisant pis encore, il introduit un parti ennemi dans ce poste qu’il vient d’abandonner. Dix hommes préposés à la garde d’une autre porte de ce fort, celle qui s’ouvrait sur la ville, prennent heureusement l’alarme au bruit fait par les troupes de Nagpoor à leur entrée ; essayant de voir ce qui se passe, ils arrivent près du mausolée du dernier nabob, qu’ils aperçoivent tout rempli d’ennemis. L’un d’eux court aussitôt prévenir Visir-Mahomet, qui sur-le-champ s’informe de ce qu’est devenu l’officier chargé de la garde du fort. Sur ce qu’on lui dit il a bientôt deviné la trahison. En ce moment une trentaine d’hommes tout au plus se trouvaient à ses côtés. Il jette sur son fils qui se trouvait parmi eux, un regard douloureux ; mais celui-ci lui adressant la parole : « Père, dit-il, avec votre permission, c’est à moi à marcher le premier à l’ennemi. Si les choses en sont à ce point, répond Visir-Mahomet, il faudra bien que nous y allions tous. » Cependant le jeune homme le précède à la tête de 12 hommes ; son père le suit à quelque distance avec le reste de sa troupe. Les ennemis étaient encore dans le mausolée ; mais, se croyant déjà maîtres de Bhopal, ils se laissaient aller à négliger les plus simples précautions ; beaucoup avaient mis leurs armes de côté ; d’autres, ôté une partie de leurs vêtements pour se mettre plus à l’aise ; d’autres enfin causaient entre eux, se réjouissant de leur succès. Le fils de Visir-Mahomet marchait en tête du premier peloton ; arrivé près du mausolée, il crie à haute voix : « En avant ! en avant, camarades ! nous sommes en force ! et ils ne le sont pas. » Les hommes du petit détachement étaient armés chacun d’une espèce d’espingole chargée de 20 à 30 balles ; les Mahrattes se trouvaient réunis dans un étroit espace. Ils font feu, et l’effet de cette décharge est meurtrier. Bientôt cette attaque soudaine, les cris des Afghans, qui ne cessent de répéter les paroles de leur jeune commandant qu’ils sont les plus forts ; tout cela jette les Mahrattes dans le désordre et la confusion. Ceux d’entre eux qui peuvent s’échapper ne font aucune résistance ; ils se dispersent, laissant derrière eux la plus grande partie de leurs armes, et une centaine d’hommes tués ou blessés.

Un autre incident eut des conséquences plus importantes. Sadick-Ali-Khan eut un songe dans lequel il entendit une voix qui proférait contre lui les plus terribles malédictions ; elle lui reprochait de s’être ligué avec les infidèles contre les vrais croyants, contre les sectateurs du Prophète. Cette voix l’avertit de s’abstenir d’une entreprise qui demeurerait aussi inutile qu’elle était impie : les assiégés se trouvaient évidemment sous la protection de la Providence. L’impression faite par ce songe sur l’esprit de Sadick-Ali fut telle, qu’il déclara tout aussitôt sa résolution d’obéir aux avis qu’il venait de recevoir : il donna à ses troupes l’ordre du départ. Les officiers de Scindiah eurent en vain recours à tous les raisonnements imaginables pour lui faire abandonner cette résolution ; il leur répondit en les exhortant à suivre son exemple s’ils voulaient éviter la vengeance du ciel. Ces derniers continuèrent le siège ; mais ce siège qui durait depuis neuf mois, leur avait coûté plusieurs milliers de leurs meilleurs soldats, et rien n’annonçait qu’il ne dût pas se prolonger long-temps encore ; ils se sentaient découragés, leurs troupes l’étaient plus encore. Après être demeurés dans l’indécision une quinzaine de jours, ils se décidèrent à la retraite et allèrent prendre position à Sarungpoor.

Cependant tout danger n’était pas pour toujours éloigné de Bhopal. Jeswunt-Row-Bhow, cousin de Juggoo-Bappoor, avait remplacé ce dernier dans le commandement des troupes. Il employa le temps de la mousson à se mettre en état de renouveler le siège aussitôt que la saison le permettrait. Visir-Mahomet, qui, malgré l’épuisement de ses ressources, conservait une fermeté inébranlable, employa de son côté tout ce temps à fortifier et à approvisionner Bhopal. À la vérité, ses ennemis étaient devenus plus nombreux et plus puissants que jamais. Plusieurs bandes de Pindarries et le colonel Jean-Baptiste, au service de Scindiah, venaient de joindre tout récemment le Bhow. Jean-Baptiste avait sous ses ordres une légion bien équipée de 8 bataillons, et environ 40 canons. Bhopal n’avait jamais couru de plus grands dangers. Mais la division se mit parmi ses ennemis, ce qui le sauva. Jeswunt-Row-Bhow refusa une petite avance nécessaire pour payer les troupes de Baptiste. Ce fut le commencement de leur mésintelligence. Bientôt une querelle accidentelle s’éleva entre deux partis de leurs fourrageurs ; il s’ensuivit un combat sanglant. Les soldats de Jeswunt-Row, après avoir supporté de très longues et de fortes fatigues pendant la durée du siège, ne pouvaient faire tête aux troupes plus fraîches et d’ailleurs beaucoup mieux disciplinées de Baptiste ; ils s’enfuirent çà et là, abandonnant leur camp au pillage. Aussi ce dernier s’empara de 103 pièces de canon de différents calibres. Le Bhow et quelques uns de ses adhérents se réfugièrent sous murs de Bhopal. Visir-Mahomet ne leur permit d’y demeurer qu’une seule nuit ; il les prévint qu’il attaquerait dès le lendemain s’ils s’y trouvaient encore. On a beaucoup varié sur les véritables motifs qui déterminèrent Jean-Baptiste à ce siège ; le réel c’est qu’il existait à cette époque une négociation entre Visir-Mahomet et l’agent britannique dans le Bundelcund. Le résident britannique à la cour de Gwalior avertit Scindiah de cesser toutes hostilités contre Bhopal, devenue alors importante pour le gouvernement britannique ; ce dernier s’occupait en ce moment d’en tirer parti contre les Pindarries, dont les excès menaçaient alors la tranquillité générale de l’Inde. Le résident anglais à Nagpoor, auquel Visir-Mahomet envoya également un agent, de prononça auprès de son gouvernement dans le même sens. Il représenta cette petite principauté de Bhopal comme devant offrir des ressources locales, de grands avantages, de favorables dispositions dans le prochain conflit que ne pouvaít manquer d’amener incessamment le système de guerre et de ravages pratiqué par les Pindarries dans toute l’Inde. Ces négociations n’aboutirent pas à un résultat definitif. La publicité de ses relations avec les fonctionnaires britanniques ne lui en fut pas moins un bouclier qui le protégea contre ses ennemis les plus puissants. Visir-Mahomet réunissait à la forte nature d’un Afghan indompté des manières douces, polies, aimables. Comme Jeswunt-Row, il devint dans les dernières années de sa vie passionné pour les liqueurs fortes. On suppose que cet excès abrégea sa vie. Jusqu’à son dernier jour, ses espérances de salut pour son pays reposèrent sur la protection du gouvernement anglais. Il mourut au moment où ses vues allaient être réalisées.

Nuzzeer-Mahomet, un de ses deux fils, était un jeune homme brave et ardent, et distingué entre tous les chefs ; à l’armée déjà nous l’avons vu combattre avec distinction aux côtés de son père tout le temps du mémorable siège de Bhopal. Visir-Mahomet l’avait désigné comme son successeur. Il n’était que le cadet cependant, mais son ainé, livré à la paresse ou à des excès énervants, ne pouvait tenir les rênes du gouvernement. Le respect des chefs de l’État pour la mémoire de son père, leur estime pour ses belles qualités, leur faisaient désirer de le voir revêtu de cette dignité. Ghus-Mahomet, toujours nabob, au moins de nom, mais tombé dans un état d’obscurité et d’impuissance, ne fit aucune objection. Le frère aîné de Nuzzeer, sentant toute son incapacité, se trouvait lui-même au nombre de ceux qui le pressaient le plus vivement de prendre l’autorité. Il s’en saisit donc, on peut le dire, du consentement de tout le monde. Le premier acte de son gouvernement fut de poursuivre le projet favori de son père, c’est-à-dire la conclusion d’un traité qui mettrait Bhopal sous la protection des Anglais ; traité long-temps discuté dans les conseils anglais, et d’abord repoussé. Mais les circonstances s’étaient chargées depuis lors d’en démontrer la nécessité. Nulle autre mesure politique ne pouvait être plus propre, en effet, à préparer les grands événements qui vont signaler les années suivantes. Aussi l’histoire de Bhopal se trouve de ce moment intimement liée à celle des Anglais dans l’Inde.

Scindiah ne cessait de tourner tous ses efforts vers la soumission, ou pour mieux dire l’annihilation de quelques uns des princes rajpoots tributaires. Ces derniers avaient, agréé de payer un tribut aux conquérants mahrattes ; toutefois plusieurs d’entre eux conservèrent leur indépendance, et continuèrent à gouverner par eux-mêmes leurs possessions. D’autres, quoique à la fin subjugués, acquirent de la célébrité par le courage avec lequel ils se défendirent. Parmi ces familles il en est deux, celles des princes de Ragoogurh et de Kotah qui méritent une attention particulière ; leur histoire comme celle de Bhopal est aussi au moment de toucher à celle du gouvernement anglais. L’une trouva une fortune éclatante, l’autre une ruine complète dans les convulsions politiques de cette époque. L’origine des princes de Ragoogurh remontait jusqu’aux fondateurs mêmes de la race rajpoote. Suivant leurs bhats, c’est-à-dire leurs bardes, qui conservent dans leurs chants les premières traditions nationales, ils possédaient une principauté dans l’Inde centrale avant la conquête des Mogols. Ghurech-Doss, un des chefs de cette famille, était omrah à la cour de Akbar. Ses services lui gagnèrent la faveur de l’empereur, qui ajouta aux territoires qu’il possédait déjà le don de la ville et du district de Seronge. Le rajah régnant à Ragoorgurh, lors des premières apparitions des Mahrattes dans l’Indostan, les accompagna. Cette alliance ne mit pas son fils à l’abri de l’ambition de Madajee-Scindiah ; il attaqua sous un prétexte le fort de Ragoogurh, s’en empara ainsi que du rajah, qui se nommait Bulwut-Singh. Toutefois le chef des Mahrattes ne jouit pas long-temps de son triomphe en sécurité. Un thakoor ou chef de la tribu Kychee, nommé Sheer-Singh, assembla partisans dispersés de Bulwut-Singh ; il commença une guerre de détail et de partisan, déclarant qu’il ne mettrait bas les armes que lorsque Madajee-Scindiah aurait remis son prisonnier en liberté. Voulant détruire les ressources des Mahrattes, il contraignit les villageois à quitter leurs habitations ; il leur défendit d’ensemencer leurs champs, les faisant déporter dans les contrées voisines, particulièrement sur le territoire de Bhopal. Le dewan de ce dernier État serait engagé à pourvoir à leurs besoins et à leur accorder sa protection. Ragoogurh et ses dépendances furent pillées ; les autres possessions de Madajee-Scindiah laissées intactes. Il traitait en général les indigènes avec humanité ; les Mahrattes seuls ne trouvaient auprès de lui ni pitié ni merci. Les pundits et les brahmes du Deccan étaient surtout les objets privilégies de la vengeance de Sheer-Singh. Il leur faisait couper le nez et les oreilles, massacrer leurs enfants, puis disait, avec un sang-froid imperturbable : « Je veux montrer à Madajee-Scindiah ce que c’est que détruire une principauté rajpoote. » Ce dernier finit par comprendre la difficulté de l’entreprise ; aussi feignant de se rendre aux prières des rajahs de Jeypoor et de Joudpoor, il remit son prisonnier en liberté, lui restitua la principauté de Ragoogurh.

À la mort de Madajee-Scindiah, Jey-Singh, successeur de Bulwut-Singh, prit parti contre Dowlut-Row-Scindiah. Ce dernier ayant triomphé, une guerre acharnée s’ensuivit entre le chef mahratte et le rajah de Ragoogurh. Le colonel Jean-Baptiste, à la tête d’un corps considérable d’infanterie et d’artillerie, entreprit de nouveau la conquête de cette principauté au profit de Scindiah. Il choisit, pour attaquer, le moment des fêtes de Hooley ; on savait que pendant la durée de ces fêtes Jey-Singh et ses officiers se livraient sans réserve à leur goût pour les liqueurs fortes. Roogrungurh fut prise, et Ragoogurh assiégée. Jey-Singh, malgré des commencements si fâcheux pour lui, n’en montra pas moins une grande énergie. La guerre se prolongea long-temps. Jey-Singh finit par être chassé de ses États. Mais son courage survécut à sa bonne fortune ; il continua de faire de fréquentes incursions dans celles des possessions de Scindiah qui n’étaient point sur leurs gardes. D’ailleurs, il conserva dans l’adversité un caractère digne de sa naissance ; levant des contributions par les mains des officiers mêmes de Scindiah ; il s’abstenait de piller les individus. La totalité de ses forces montait à environ 5, 000 hommes, la plupart de sa propre tribu. Supérieur à Baptiste dans l’art de la guerre, il le réduisit plus d’une fois aux dernières extrémités. Bientôt la valeur indomptable du prince, ses prouesses personnelles, devinrent le sujet de toutes les conversations du peuple, de tous les chants des ménestrels. C’était un beau spectacle en effet que celui de ce chef dépossédé, luttant pendant cinq années contre des forces dix fois plus considérables que les siennes. Un corps de 4 à 500 cavaliers, composé soit des parents, soit de gens dévoués à sa famille, tous fort bien montés, tous disposés à se faire tuer sur un signe de lui, l’entourait jour et nuit. Quelque supérieurs qu’ils fussent en nombre, les Mahrattes ne pouvaient supporter l’attaque de cette bande d’élite. Des mercenaires composaient le reste des troupes de Jey-Singh. Les fonds qu’il avait rassemblés au commencement de la guerre, les contributions qu’il ne cessait de lever pendant sa durée, le mettaient à même de les payer avec une tolérable régularité. Se bornant à attaquer les États de Scindiah, il ne violait d’ailleurs aucun autre territoire, ne pillait aucun marchand, aucun cultivateur. À l’époque où les Anglais atteignirent les bords de la Nerbudda, le peuple se plaisait à le considérer comme le modèle d’un prince soutenant jusqu’au dernier moment une lutte acharnée contre les usurpateurs de ses États.

Dans la guerre alors au moment d’éclater, Jey-Singh crut voir les chances d’une restauration à son profit sous le patronage des Anglais. Dans une lettre à un officier qui commandait un corps sur la frontière, après avoir énuméré le droit que la tribu dont il était le chef avait au titre de Hinderput, c’est-à-dire rois de l’Inde, et à la domination que ce titre impliquait ; il demandait que les Anglais lui permissent de prendre sur Scindiah les États dont celui-ci l’avait dépouillé. Il offrait une somme d’argent considérable pour prix de cette tolérance. Dans le cas où Scindiah aurait enfreint la neutralité à laquelle il s’était engagé, Jey-Singh eût été sans doute un instrument puissant dans les mains de ceux-ci. Mais à peine était-il entré en relation avec eux, qu’il mourut du choléra. Deux candidats, Dhokul-Singh et Adjeet-Singh, se disputèrent sa succession. Ces contestations, en divisant les anciens adhérents de Jey-Singh, détruisirent leurs forces, et le triomphe définitif de Scindiah sur cette vaillante et guerrière tribu en fut le résultat définitif. Tout le territoire formant jadis la principauté de Ragoogurh avait été usurpé par Scindiah. Il semblait donc que ce fût pour un vain titre que l’on se disputât ; mais il n’en était pas ainsi. L’on se disputait en même temps le droit au service de 3 ou 4,000 soldats braves et aguerris. Adjeet-Singh ne tarda pas à se soumettre à Scindiah, sur des termes négociés par le gouvernement anglais. Dhokul-Singh continua la guerre, et souvent avec succès ; s’il fut défait, c’est que les troupes de Scindiah, par elles-mêmes bien supérieures en nombre aux siennes, étaient en outre commandées pour la plupart par des officiers anglais. Devenu prisonnier, Scindiah se hâta de l’envoyer dans la forteresse de Gwalior. Le caractère de ce dernier chef se trouve ainsi tracé dans la lettre suivante du résident anglais à la cour de Gwalior. « Dhokul-Singh est un homme du plus entreprenant courage. La preuve d’en trouve dans les cicatrices d’innombrables blessures reçues par lui sur le champ de bataille. Il est à regretter que son caractère soit terni par la cruauté. On lui a permis, pendant son séjour à cette résidence, de porter son sabre et son bouclier ; on lui aurait aussi permis de les emporter au fort Gwalior ; mais au moment où il allait être remis aux mains des Mahrattes, il me les renvoya tous les deux, me faisant dire qu’il ne les aurait rendus à des Mahrattes qu’avec la vie ; que la seule espérance qu’il conservât de les porter de nouveau reposait sur la faveur du gouvernement britannique. » Depuis ce temps, la forteresse et la ville de Ragoogurh, avec un revenu de 55,000 roupies, fut restituée à ces familles sous la condition qu’un certain nombre de leurs partisans prendraient du service dans les troupes de Scindiah, arrangement obtenu par la médiation et sous la garantie du gouvernement britannique.

L’histoire de la principauté de Kotah à cette époque, forme un contraste complet avec celle de Ragoogurh. Un rajah d’Odoypoor, ayant pris la cause d’un jeune prince des chefs de Bondee contre son frère aîné, l’installa à Kotah, et la lui donna en jaghire. Ce dernier, ayant depuis fait une guerre heureuse, augmenta son territoire de manière à former la principauté de Kotah, ce qui se passait deux siècles environ avant l’époque où nous sommes, et prit dès lors le titre de Mahn-Row, ou grand chef. Les descendants du premier prince de Kotah jouirent long-temps en paix de sa succession ; mais l’un d’eux, Mahe-Row-Omeid-Singh, en raison des circonstances où l’Inde se trouvait alors, ou de sa propre incapacité, tout en demeurant sur le trône, perdit tout pouvoir. Bientôt il ne put payer aux Mahrattes un tribut de 75,000 roupies dont il leur était redevable ceux-ci menacèrent Kotahn qui parut toucher à sa destruction. Mais la principauté fut sauvée, bientôt même élevée à une haute puissance par l’un des hommes les plus remarquables de l’histoire de l’Inde moderne, Zalmi-Singh, de la tribu de Hara, des Rajpoots Chowusa. Le père de celui-ci, officier de haut rang au service du rajah de Kotah, passa au service de celui d’Odeypoor, qui l’employa avec succès contre les Mahrattes. Zalmi-Singh, qui l’accompagna dans cette guerre et s’y fit une grande réputation, ayant été blessé, tomba au pouvoir des ennemis. Invité par le rajah de Kotah à se charger, comme premier ministre, de l’administration de la principauté, il saisit avec empressement ce moyen de faire fortune. Pendant sa captivité, il s’était lié avec plusieurs des officiers de Scindiah, notamment avec un brahme nommé Lallujee-Bellal, chargé de la collection des revenus des princes rajpoots. Zalmi-Singh lui proposa de l’accompagner à Kotah, à condition qu’il serait soutenu par l’autorité de Scindiah, auquel il offrait une augmentation de 25,000 roupies au tribut déjà dû. Accompagné de Lallajee-Bellal et de quelques troupes de Scindiah, Zalmi-Singh se rendit à Kotah ; à son arrivée, le rajah de Kotah, se démettant de son autorité, la lui remit tout entière. Dès lors Zalmi-Sing ne cessa de déployer les plus grandes qualités d’homme d’État et d’administrateur. Une année ne passa pas sans qu’il ne fît quelque adjonction de village ou de district au territoire qu’il possédait déjà. Il entretint des relations amicales avec un grand nombre des plus hauts officiers de Scindiah, gouverneurs de province, ou commandants des armées dans son voisinage. Dans leurs querelles avec Scindiah il ne craignait même pas de leur donner asile. Ferme dans sa protection il avait pourtant l’art d’empêcher qu’elle fût désagréable à Scindiah ; car non seulement il reconnaissait l’autorité de ce dernier, se montrait conciliant, modéré, s’entremettait de manière à accommoder les différends. D’un autre côté, ses grandes richesses faisaient de lui un intermédiaire utile, presque indispensable, dans toutes ces transactions. Une somme d’argent à recevoir faisait toujours la première condition de tout arrangement du gouvernement mahratte avec ses chefs révoltés. Or la garantie de Zalmi-Singh, quand lui-même n’avançait pas l’argent, était telle, qu’il ne se trouvait pas de banquier qui ne fût empressé de l’accepter. L’élévation de Jeswunt-Row-Holkar, qui n’était retenu par rien, et dont la rapacité pouvait être facilement excitée par la prospérité de Kotah, fut le grand danger qui menaça l’administration de Zalmi-Singh. Mais pendant les dissensions qui déchirèrent les États de Holkar, il sut se faire un ami d’Ameer-Khan. Ce dernier, ayant trouvé dans un moment critique un refuge dans la ville de Sheergurh, une des principales forteresses de la principauté de Kotah, en conserva une profonde reconnaissance : il promit à Zalmi-Singh d’employer toute son influence à la cour de Holkar, et sur les Pindarries en faveur de la principauté de Kotah. Grâce en grande partie à cette liaison, ce petit État put jouir d’une tranquillité constante au milieu des agitations de toute sorte qui l’entouraient.

Par le traité de Delhi, le tribut jusque là payé par Zalmi-Singh aux Mahrattes se trouva transféré au gouvernement britannique ; arrangement qu’il désirait depuis long-temps. En voyant la résolution des Anglais de se saisir d’une influence prépondérante dans l’Inde, Zalmi-Singh s’attacha exclusivement à leur fortune ; il devint leur allié le plus fidèle, leur instrument le plus utile pour le rétablissement de la paix. L’acquisition de quatre beaux districts évalués à 4 lacs de roupies récompensa son zèle et son dévouement, adjonction d’autant plus profitable pour lui que ces districts touchaient à son territoire. La mort de Omeid-Singh, rajah nominal, arriva peu de temps après ; entièrement consacré à ses devoirs religieux, Omeid-Singh paraît n’avoir jamais eu le désir ni la capacité de s’occuper des devoirs de la royauté ; c’est de son plein gré qu’il en abandonnait tous les soins à Zalmi-Singh. Ce dernier de son côté, entièrement satisfait de la substance, de la réalité du pouvoir, s’étudiait soigneusement à en abandonner toute la pompe, tout l’extérieur, au prince nominal ; il se plaisait en quelque sorte à lui prodiguer en public tous les témoignages de respect et de déférence. À la conclusion d’une alliance entre le gouvernement anglais et Kotah, il fut convenu que les enfants de Zalmi-Singh lui succéderaient comme ministres ou régents de Kotah. La sécurité qu’on trouvait, grâce à son administration, sur le territoire de Kotah, y amena des multitudes de fugitifs abandonnant à l’envi les États voisins pour y venir chercher un refuge. Ce surcroît de population le mit à même de livrer à la culture de vastes étendues de terrains jusque là demeurés en friche, de bâtir des villes nouvelles, d’en porter d’autres à un haut degré de prospérité.

Les chefs de Ragoogurh et de Kotah étaient les plus puissants des Rajpoots ; aussi nous bornerons-nous à parler sommairement de quelques autres. Le prince rajpoot de Doongurhpoor prétend être une branche aînée de la famille d’Odeypoor. Ce droit est tacitement reconnu, car le siège le plus élevé est toujours laissé vide pendant le repas des princes de ce dernier pays. Aucune race d’hommes n’a plus de penchant que les Rajpoots à donner et à demander, en un mot à reconnaître les privilèges ou les prétentions de la naissance. Les princes de Doongurhpoor ont parmi leurs adhérents militaires quelques chefs féodaux de leur propre tribu ; mais la majorité de leurs sujets se compose de Bheels, dont nous parlerons tout-à-l’heure. Il est probable qu’ils ont conquis sur cette race la plus grande partie de leur principauté. Les ancêtres de la famille actuelle devinrent à une époque reculée, dépendants ou feudataires des empereurs de Delhi ; ils le demeurèrent jusqu’à ce que les Mahrattes eussent envahi l’Inde centrale ; ils payèrent alors tribut aux chefs de cette nation. Quand Malwa et les provinces voisines tombèrent dans l’anarchie, ils entretinrent des troupes d’Arabes et de scicks, dévastant habituellement le pays qu’ils étaient payés pour protéger. L’histoire de Banswara est, à peu de chose près, celle de Doongurhpoor : les princes de Banswara tiraient leur origine d’un frère cadet de cette dernière famille. Leurs adhérents et leurs sujets sont composés des mêmes classes de personnes. Comme Doongurhpoor, cette principauté s’est relevée graduellement de la condition d’une extrême misère pour devenir une dépendance des Anglais, auxquels elle paie un léger tribut. Le rajah de Pertaugurh s’enorgueillissait de rattacher sa famille à une branche cadette de la famille d’Odeypoor. Sa principauté occupe à peu près toute la petite province de Cantul. Les ancêtres du prince alors régnant étaient officiers des empereurs de Delhi ; l’un d’eux devint même favori de l’empereur Mahomet-Shah, qui lui accorda la permission de battre monnaie en son propre nom. Le rajah d’alors, Sawut-Singh, était tributaire de Holkar ; les rajahs de Jaboah et Butham descendent de Kishen-Dost, tributaire de Holkar. Leur principauté est surtout habitée par des Bheels appartenant la classe des cultivateurs. Purbut-Singh, un autre de ces rajahs, était à la tête d’une nombreuse famille ; il avait une grande puissance, et pouvait au besoin mettre sur pied une armée considérable.

Tous ces chefs vivaient encore sur les territoires à eux transmis par leurs ancêtres. Mais il en était d’autres, et en grand nombre, qui ne tiraient leur revenu que du seul pillage ; on les appelait grassiahs. C’étaient en général des petits princes qui, chassés de leurs possessions héréditaires en Malwa ou dans le Guzerate par des conquérants étrangers, trouvaient cependant moyen de se conserver une part dans les revenus de leurs anciens domaines. Comme ils pouvaient toujours contrarier la collection par leurs nouveaux maîtres, les Mahrattes se virent plus tard dans l’obligation de transiger ; ils partagèrent le revenu avec plusieurs des anciens chefs de la classe militaire. Trouvant un refuge assuré dans les bois et les montagnes, ces derniers pouvaient dévaster avec impunité le pays dont la possession leur était enlevée. Ces pillages, en raison de leur continuité, devinrent un point de contact entre les chefs et le gouvernement mahrattes, ou bien entre ces chefs et les chefs des villages ou des districts. Ces derniers agréèrent de payer une certaine somme comme contribution, à la condition que les habitants des districts et des villages seraient exempts du pillage. Cet usage existe toujours depuis l’établissement du gouvernement mahratte. Commencé par nécessité, il continue par nécessité. Les grandes villes paient rarement le tribut aux grassiahs ; ils le tirent principalement des villages. Ce tribut est appelé tankah ; les officiers du gouvernement dressent eux-mêmes un état des villages soumis à cet impôt, de sa quotité pour chacun d’eux. Considéré comme une charge régulière, les collecteurs le portaient en déduction des contributions de ces villages. Modéré à son établissement, il excédait rarement 20 roupies par village, et parfois ne montait qu’à deux ; il finit cependant par devenir oppressif, parce qu’il continua de demeurer le même, lorsque le pays se trouva en proie à la ruine, à la désolation. Le paiement du tribut était-il refusé ou seulement retardé, les grassiahs enlevaient le bétail, se saisissaient comme otages d’un certain nombre d’habitants ; toutefois le sang coulait rarement, à moins cependant que les Mahrattes n’entrassent en campagne ; car alors s’ensuivait une petite guerre. Vaincu d’ordinaire par des forces supérieures, le grassiah se voyait obligé de s’enfuir, de se cacher pendant quelque temps, mais pour revenir bientôt et recommencer le cours de ses déprédations.

Une autre race, les Bheels habitent les hautes montagnes qui séparent Malwa du Nemaur et du Guzerate. Remarquables par leurs habitudes, différents des autres races indoues, les Bheels ont des prétentions plus élevées que toutes les autres tribus à une antique origine. Suivant leurs traditions populaires, Mahadeo, malade et malheureux, était un jour assis, le cœur plein d’amertume, au fond d’une épaisse forêt. Tout-à-coup lui apparut une femme d’une merveilleuse beauté. À cette vue, la tristesse de Mahadeo se dissipa comme un brouillard du matin aux premiers rayons du soleil. Un commerce amoureux s’établit entre lui et cette femme, et il en naquit plusieurs enfants. L’un d’eux, qui dans son enfance se montrait d’un caractère turbulent et vicieux, tua le bœuf favori de Mahadeo, crime pour lequel son père le contraignit de s’enfuir dans les bois et les montagnes ; ses descendants ont été depuis stigmatisés par les noms de Bheels et Nishada, termes qui signifient sans castes. Les mêmes traditions placent la scène des premiers exploits des fugitifs dans les contrées d’Odeypoor et de Joudpoor. Poussés de là vers le sud par d’autres tribus, ils s’établirent dans les montagnes qui forment les frontières occidentales de Malwa et de Candesh, sur les rives sauvages et couvertes de bois de la Mahaee, de la Nerbudda et de la Taptee. Protégés contre leurs nombreux ennemis par les difficultés dont ce pays est hérissé, ils n’ont cessé depuis ce temps de l’habiter, se procurant leur subsistance en partie par leur industrie, en partie par des incursions sur le territoire de leurs voisins plus riches. Il existe parmi eux un corps de bardes ou ménestrels, chargés de conserver la mémoire de leur histoire primitive, de la généalogie de leurs familles, et aussi des événements principaux qui surviennent dans les grandes familles de Joudpoor et d’Odeypoor, dont ils se glorifient de descendre. Ces ménestrels reçoivent pour cela un certain salaire fixe, sans compter grand nombre de présents considérables des chefs des Bheels, qu’ils vont visiter, comme faisaient nos troubadours chez les grands barons du moyen-âge.

Les Bheels, suivant le parti qu’ils ont pris après l’invasion des Mahrattes, peuvent se diviser en villageois cultivateurs ou montagnards. Les premiers, après la ruine de leurs chefs, persistant dans leurs pacifiques occupations, ont continué de séjourner dans les villages, de se livrer aux travaux de l’agriculture ; ils habitent en général la plaine. Les seconds, préférant une liberté sauvage à la paix et à l’industrie, ont continué à ne vivre que pour la guerre et le pillage ; ils se sont réfugiés dans les montagnes. Lorsque les affaires de la communauté sont en prospérité, les villageois et les Bheels cultivateurs font de nombreuses recrues de leurs frères montagnards. Lorsque la confusion est parmi eux, ce sont au contraire les villageois et les cultivateurs qui vont se joindre aux courses des montagnards. Mais au milieu du désordre et de l’anarchie la plus complète, il existe toujours dans toutes les branches de la communauté une grande tendance à se réunir ; c’est que tous conservent les mêmes usages et la même religion. Poussés au sud par les Rajpoots, fuyant eux-mêmes de l’Indostan devant les mahométans, les Bheels, dans l’espace de deux ou trois siècles, ont perdu plusieurs de leurs petites principautés dans les montagnes. D’un autre côté, les familles des petits princes rajpoots ont augmenté au-delà des moyens qu’avaient leurs chefs de les entretenir. Élevés à n’avoir d’autres occupations que celle des armes, plusieurs des membres de ces familles se sont dès lors associés à la vie aventureuse des Bheels. Ils ont contracté de nombreux mariages d’où sont sorties de nouvelles tribus, dont celle de Bheelalah est la principale.

Telle était alors la situation de l’Inde centrale sous la domination des Mahrattes ; mais en ce moment allait commencer entre ceux-ci et le gouvernement anglais une dernière et décisive lutte. Dans les premiers mois de 1814, un rapport fort détaillé fut adressé par le gouverneur-général à la cour des directeurs sur les associations de Pindarries et autres du même genre. Les unes et les autres se multipliaient, se grossissaient d’une manière effrayante. Toutefois, la guerre avec le Népaul ne permettait aucune démarche décisive à cet égard ; resserrer le plus étroitement possible une alliance avec Bhopal, était la seule mesure à poursuivre. Cette alliance permettait à un corps d’armée de s’établir sur la Nerbudda ; en communication d’un côté avec le midi du Bundelcund, de l’autre avec le nord des États du nizam, cette armée aurait complété la ligne de défense des possessions anglaises et de celles des alliés ; elle les eût protégées, autant du moins que faire se pouvait, contre un ennemi aussi actif que les Pindarries. C’est dans ce but que lord Minto avait déjà recherché l’alliance du rajah de Nagpoor (Raghoojee-Bhonsla) ; mais les négociations n’aboutirent, en 1815, qu’à un refus formel du rajah. Après ce refus, la meilleure combinaison était d’étendre la chaîne des positions anglaises du Bundelcund à la Nerbudda, au moyen d’alliances avec les États de Sangurh et de Bhopal, c’est-à-dire, de pousser la ligne de ces postes à l’ouest de Nagpoor. D’un autre côté, le gouverneur-général n’était pas sans quelque hésitation à l’égard de cette mesure ; il craignait de donner de l’inquiétude et de la défiance aux États indépendants. Toutefois, l’existence des associations de Pindarries, l’imminence d’une confédération générale alors au moment de se former parmi les Mahrattes, le déterminèrent à avancer autant que possible l’exécution de ce projet. À l’époque même où le rajah de Nagpoor refusa l’alliance anglaise, on découvrit que des négociations existaient entre lui et Scindiah ; il s’agissait de former une alliance offensive et défensive, dans le but de subjuguer la principauté de Bhopal. Nous avons raconté les suites de cette alliance. Une grande agitation régnait au durbar de Holkar, dans les cantonnements d’Ameer-Khan, même auprès de Runjet-Singh, le dominateur des Seicks du Punjaub. Tous ces États, justement alarmés de la puissance de l’Angleterre, étaient toujours au moment de se réunir pour lui faire obstacle ; Le peschwah trempait dans les mêmes desseins. Or, ces desseins étaient-ils de garder uniquement la défensive, ou de prendre une offensive hardie dans telle ou telle circonstance ? on l’ignorait encore. Suivant toute probabilité, aucun plan n’était encore arrêté à ce sujet dans l’esprit des confédérés.

La situation des choses et la disposition des esprits n’en recélaient pas moins de grands dangers. Les mesures qui viennent d’être indiquées ne pouvaient manquer en réussissant d’amener la consolidation du pouvoir des Mahrattes sur toutes les contrées qui s’étendent vers le Bengale et les États alliés du Deccan ; elles eussent rendu à tout jamais impossible une alliance du rajah de Nagpoor avec les Anglais en le rendant pour toujours dépendant de Scindiah. Cette alliance, précédée de la conquête et de la destruction de l’État de Bhopal, privait en outre à l’avenir les Anglais de ce point d’appui. Ne se dissimulant d’aucune façon ce danger, lord Hastings fit dès lors tous ses efforts pour compléter ses mesures défensives au moyen d’une alliance avec Bhopal et Sangurh. C’était une politique hardie, mais dont les résultats devaient être très importants ; elle était un obstacle à l’établissement de l’influence de Scindiah sur Nagpoor ; elle lui enlevait la possibilité de s’emparer de Bhopal, qu’il ne cessait de convoiter ; elle complétait certaines précautions défensives que les dispositions suspectes des pouvoirs réguliers à l’égard des Pindarries rendaient plus nécessaires que jamais. Au reste, la hardiesse de ce projet était peut-être ce qui en plaisait le plus à lord Hastings. Visir-Mahomet ayant envoyé un agent à Delhi, le résident britannique en référa à lord Hastings, qui lui donna l’autorisation de traiter sur les bases suivantes : « Le gouvernement britannique s’engage à protéger Bhopal contre les projets hostiles de Scindiah, et à lui accorder pour l’avenir une garantie perpétuelle de ses États. Le rajah sera laissé dans une complète indépendance pour l’administration intérieure ; les troupes anglaises auront libre entrée et sortie sur le territoire de Bhopal ; et toute facilité leur sera donnée pour leurs approvisionnements. Une forteresse sera délivrée pour servir de dépôt, et un lieu sera fixé comme cantonnement permanent. Le nabob devra renoncer à toutes relations avec les Pindarries, à moins que ce ne soit de concert avec le gouvernement britannique ; il s’en rapportera à l’arbitrage de ce gouvernement dans tous ses différends avec eux. » La négociation avec Nava-Govined-Rao, le chef légitime de Sangurh, porta sur les mêmes bases.


FIN DU TOME CINQUIÈME.