Histoire de la dernière crise ministérielle/01

La bibliothèque libre.
UN PAIR DE FRANCE
Histoire de la dernière crise ministérielle, 1re  partie
Histoire de la dernière crise ministérielle, 1re  partie


HISTOIRE
DE
LA DERNIÈRE CRISE


MINISTÉRIELLE.


§. ier.

Nous venons d’assister à un spectacle unique dans les annales parlementaires ; le pays a été privé, pendant dix jours, d’un ministère régulier, d’une administration constitutionnelle et responsable ; nous avons eu des ministères faits, refaits, détruits, des hommes politiques trompés, des coteries ambitieuses déçues, et, comme résultat, un cabinet inattendu, ayant pour président du conseil un vieux débris, formant en lui-même l’association la plus hétérogène de noms propres sans antécédens, d’opinions sans liens communs, de personnages parlementaires qui ne se sont jamais entendus ni compris, de telle sorte que trois jours après sa formation, le nouveau ministère n’a pu s’entendre même sur une simple déclaration de principes.

Le mouvement ministériel qui vient ainsi de s’achever, a son histoire secrète, ses péripéties inconnues, ses accidens mystérieux. Les journaux n’ont pu savoir que cette partie des évènemens, que cette superficie des faits, que cette vie du jour le jour, dont il est impossible de faire un ensemble et de deviner la pensée. Nous allons être historien impartial de ce petit drame qui s’est joué derrière la coulisse. Les faits sont bons à dire pour tous, les documens restent comme témoignages. Aujourd’hui, dans un pays d’éclatante publicité, aucun tripotage ne peut se dissimuler, aucune conduite ne peut échapper aux jugemens de l’opinion publique.

Les hommes politiques appelés à méditer sur l’esprit et la marche des cabinets avaient parfaitement apprécié la tendance et la portée du ministère du 11 octobre ; ce cabinet avait pour mission de poursuivre l’œuvre de M. Casimir Périer, c’est-à-dire de rétablir l’unité administrative, la force et la considération du pouvoir. Lorsque M. C. Périer eut laissé le grand vide de sa volonté énergique, le ministère chargé de suivre sa pensée n’eut plus aucune des conditions nécessaires pour remplir la haute mission dont il était chargé. Jamais cabinet n’offrit moins d’unité, des divisions plus tranchées, des antipathies plus haineuses. On voulait faire du pouvoir, et on abdiquait soi-même toutes les conditions du pouvoir, c’est-à-dire la cohésion de toutes les parties d’un grand tout, la parfaite unité dans la pensée et dans les mesures. Aucun des ministres ne voulait subir de supériorité ; chacun crut à son importance et en fit un culte ; de là ces disputes nombreuses, ces dislocations successives, ces petits démembremens d’intérieur, qui amoncelaient ruines sur ruines, débris sur débris. Ainsi, d’une part, mission de force, nécessité de rétablir l’ordre et le pouvoir ; de l’autre, amour-propre irrité, vanité de soi, faiblesse d’ensemble. Et c’est pourtant avec ces conditions que le ministère voulait vivre et marcher.

Le roi, homme de finesse et d’intelligence, ne voyait pas sans une secrète satisfaction ces divisions au sein de son conseil ; profondément pénétré de sa mission d’ordre et de la destinée pacifique de sa couronne, Louis-Philippe sentait bien que de la division de son ministère résultait pour lui la plénitude du pouvoir ; la mort l’avait débarrassé du joug importun de C. Périer, de cette ténacité vivace qui, en vertu de sa responsabilité, s’imposait à la puissance royale et prétendait de fait diriger le cabinet auquel elle présidait de droit ; le roi des Français ne voulait plus désormais subir une autre domination. Or, il était évident que, par cette division dans les membres de son conseil, par les jalousies mutuelles habilement soulevées, le roi pouvait régner sur tous, maîtriser les uns par les autres, et gouverner enfin le pays sans responsabilité légale.

Non-seulement Louis-Philippe était encouragé à suivre cette ligne, à maintenir cette situation par le propre instinct de son pouvoir, mais encore l’Europe l’y poussait, car ce qu’on ne sait pas assez, c’est que l’Europe, depuis la mort de C. Périer, ne s’adressa jamais qu’au roi. Elle saluait la capacité que Louis-Philippe avait déployée depuis l’avènement à la couronne, cette conduite habile qui sut contenir l’esprit révolutionnaire en France ; et à tout prendre, les cabinets aimaient mieux traiter avec le roi des Français qu’avec ces ministres improvisés qu’on lâchait sans antécédens au milieu des relations politiques.

Dans ce morcellement du conseil, deux opinions plus profondément nuancées paraissaient dominer le cabinet, l’une et l’autre représentée par M. Guizot et par M. Thiers. Les importances individuelles disparaissaient devant cette grande division des hommes de la doctrine et des roués politiques. Ces deux opinions reposaient sur des bases dissemblables : l’une savante, éclairée, voulant dominer du sein des nuages, mais faisant tout pour arriver à ses fins, austère dans ses idées et dans sa vie publique, intrigante dans le petit intérieur, mais intrigante seulement dans ses vues de domination ; l’autre, souple, accommodante, se ployant aux circonstances, et en profitant avec une admirable dextérité, portant sur sa bannière : corruption de personnes, corruption de choses, et croyant par là dominer tout résultat politique.

Les hommes qui personnifiaient ces deux opinions, M. Guizot et M. Thiers, n’avaient entre eux aucune sympathie ; ils se détestaient, mais tous deux restaient pénétrés de cette conviction qu’ils exprimaient deux grandes nuances de la chambre ; qu’ils étaient des forces de tribune avec des talens divers, mais toutes deux également remarquées, toutes deux également nécessaires à la constitution et à la durée du cabinet. De là résultait le sentiment commun qu’ils ne pouvaient s’exclure l’un et l’autre ; leur but dès-lors fut de se créer dans le conseil, par l’adhésion de quelques-uns de leurs amis, ou par une position plus élevée, un plus grand crédit politique, et par conséquent d’arriver à la domination morale qui plus tard aurait éclaté en un pouvoir plus réel.

Dans cette position, la question de la présidence devait toujours être un objet de dissentiment entre les deux personnifications du ministère ; la présidence, en effet, c’était la domination du conseil, c’était le rôle de Casimir Périer que M. Guizot et M. Thiers avaient tôt ou tard l’ambition de se donner. Mais à l’occasion de cette question de présidence intervenait également un troisième intérêt, celui du roi : Louis-Philippe, ainsi que nous l’avons dit, fatigué du joug qu’il avait subi sous Casimir Périer, voulait arriver à la présidence personnelle, à la direction immédiate des affaires, surtout par rapport à l’Europe ; et pour en venir là, il ne fallait pas un président trop haut placé, un personnage qui, offrant une puissante clientelle parlementaire, remplaçât l’impétueuse domination de Casimir Périer. Le choix de M. de Broglie était une force sans doute pour la fraction doctrinaire, mais on savait à quelles conditions il acceptait : le roi se réservait les affaires étrangères ; la présidence était un titre d’honneur, un caractère nominal ; et puis, M. Thiers, grandissant, devenait par compensation ministre du commerce, puis ministre de l’intérieur, c’est-à-dire qu’il se posait comme la main puissante du gouvernement, le directeur de toutes les affaires à l’intérieur de la France.

Quand M. de Broglie fut obligé de se retirer devant un échec parlementaire, le tiraillement de la présidence se manifesta de nouveau ; le triple intérêt que nous avons signalé se montra avec plus d’énergie encore ; le temps n’était pas mûr pour que M. Guizot ou M. Thiers demandassent hautement la présidence du conseil pour eux-mêmes ; M. Guizot avait même sacrifié avec un laisser-aller remarquable, M. de Broglie son ami ; celui-ci, profondément ulcéré, avait alors laissé percer quelques phrases sur l’ingratitude du ministre, commensal de sa maison, qui n’avait pas partagé sa disgrâce, et s’était au contraire rapproché de M. Thiers. Comme compensation, le roi donna M. Duchâtel à M. Guizot, ce qui assurait encore une voix doctrinaire dans le conseil. Successivement M. Guizot, par son talent si élevé, par ses démarches actives, par ses succès de chambre, ses hautes et belles théories parlementaires, parvint à se rattacher M. Humann, et à convoiter M. de Rigny, pour le faire entrer dans le mouvement doctrinaire et assurer à cette opinion la majorité du conseil.

La présidence de M. le maréchal Soult fut encore une transaction entre les deux fractions. Le duc de Dalmatie s’était séparé de toutes les coteries ; s’il avait quelque prédilection, c’était peut-être pour M. Thiers, l’homme qui répondait le mieux à ce besoin de dépenses excessives, de marchés onéreux, qui caractérisait le ministre de la guerre. Le maréchal entrait parfaitement dans les goûts du roi ; avec une volonté forte et impérieuse à l’égard des subordonnés, avec le sentiment de l’obéissance passive et absolue dans tous les inférieurs, il possédait au plus haut degré l’esprit de convenance et de courtisanerie auprès du roi ; le vieux guerrier était le favori du château, il avait hérité des traditions de l’empire par rapport au souverain et à l’armée, et ses traditions plaisaient.

Quand les doctrinaires virent ainsi le maréchal en grand crédit auprès du roi, et se rapprochant de M. Thiers pour toute espèce de combinaison politique, ils cherchèrent à le démolir dans l’opinion et dans la chambre. La tactique des doctrinaires fut simple ; ils attaquèrent le maréchal par l’économie ; ils se posèrent dans le conseil et dans la chambre comme les partisans des réductions, du désarmement ; et comme ces opinions étaient très populaires, comme elles avaient du retentissement, et qu’elles tenaient surtout aux nécessités et aux besoins du trésor, ils acquirent tout à la fois l’assentiment absolu de M. Humann, et plus tard de M. de Rigny. Maîtres de ces voix au conseil, les doctrinaires agirent incessamment contre le maréchal. Il y eut des disputes violentes, des démissions données, puis reprises ; enfin la retraite du maréchal fut obtenue comme une conquête, et l’aveuglement de M. Thiers fut à ce point, qu’il contribua lui-même à renverser le maréchal, seul appui un peu puissant qu’il eût dans le cabinet. Ce qui perdit M. Thiers en cette circonstance, c’est qu’il se crut favori, et que tout homme en crédit importune le favori ; il vit avec plaisir le moment où il pourrait jouir sans partage de la confiance de Louis-Philippe. Il se trompa ; le rôle de favori veut être soutenu, dans le système qui nous régit, de quelque intérêt positif ; les circonstances parlementaires imposent tant de sacrifices aux royales amitiés ! M. Thiers dut s’apercevoir que son crédit avait baissé partout, au château comme dans la chambre ; on commença à parler contre la probité de son administration, la légèreté et l’inconvenance de son caractère politique. M. Thiers eut un certain instinct de sa position ; dès ce moment il fit, dit-on, des ouvertures, mais indirectes, à M. Molé, si justement et si hautement placé dans l’opinion ; il savait qu’il aurait besoin de ce secours d’honneur, de crédit et de popularité européenne dans une combinaison nouvelle, et que, fort de cet appui, il pourrait lutter contre M. Guizot qui, de son côté, s’était rapproché de M. de Broglie et le rappelait à la présidence.

Jusqu’ici tout se passait dans une sorte de mystère ; aucune proposition officielle n’avait été faite ni à M. Molé ni à M. de Broglie ; on se rapprochait seulement ; on s’essayait ; on voulait savoir de part et d’autre quelles seraient les conditions que l’on mettrait à une adhésion au pouvoir, quel ministère l’on prendrait, quelle position l’on ferait à chacun ; c’étaient autant de petites administrations occultes que l’on préparait à côté du cabinet public et avoué.

La nomination du maréchal Gérard fut aussi un de ces termes moyens que le roi savait mettre en avant avec tant d’habileté pour éviter la dissolution de son conseil. Les ministres connaissaient peu le maréchal Gérard ; ils savaient seulement qu’il était l’ami du roi ; que de part et d’autre ils devaient se l’attirer, parce qu’il apportait une certaine force politique. Au fond, le maréchal Gérard était un homme très ordinaire, un administrateur sans grande portée ; mais enfin, il avait une réputation de probité et d’honneur. Partisans de l’économie, les doctrinaires voulurent s’emparer de lui ; M. Thiers le courtisa également ; mais ce qu’il y eut de plus habile dans tout cela, ce fut la presse. Les journaux exaltèrent outre mesure le maréchal Gérard ; ce ne fut pas le seul sentiment de sa probité et de sa conduite politique qui détermina ces éloges, il y eut aussi une tactique : la presse, en plaçant si haut le maréchal, en le séparant si habilement du cabinet auquel il s’était associé, en lui disant : Quoi ! vous, homme d’honneur et de loyauté, vous osez rester avec de tels collègues ! en répétant sans cesse ces paroles, la presse entraîna le maréchal Gérard dans une voie qui ne pouvait long-temps convenir au cabinet dont il était le chef. Les journaux avaient l’instinct de la position du ministère ; ils savaient que la présidence était le point qui les divisait constamment, que le meilleur moyen d’amener la dissolution était précisément d’entraîner la retraite du maréchal Gérard ; ils l’y poussèrent de toutes les manières. Le tiers-parti s’empara de lui, et alors surgit tout à coup la question de l’amnistie, également préparée par la presse, exploitée avec une admirable persévérance, et sur laquelle par conséquent le maréchal était obligé de s’expliquer. Cette explication ne se fit point attendre : les journaux avaient créé la popularité du maréchal ; le maréchal voulut la conserver ; il se prononça fortement pour l’amnistie ; l’opinion l’exalta de plus en plus, et comme l’amnistie blessait le roi, soulevait des craintes pour ses conséquences, la démission offerte fut acceptée sans difficultés ; les embarras ministériels commencèrent, le conseil fut tout-à-fait ébranlé ; une crise fut imminente.

§. ii.LA CRISE MINISTÉRIELLE.

Il y a eu tant de faits dans ces huit jours de crise ministérielle, que je crois essentiel d’apporter quelque ordre et une certaine division dans la suite des accidens qui ont marqué la durée de cette crise. Le bulletin est peu glorieux, le résultat moins encore ; cependant, comme toutes les grandes choses historiques, je le diviserai par journées ; il est essentiel de bien préciser le rôle de chacun, de grouper autour de chaque nom propre l’importance qui lui appartient, et les dates sont bonnes à fixer. L’intérêt personnel, le dépit de tant de fortunes déchues, pourraient seuls inspirer des démentis à des faits dont l’authenticité est connue au château et dans le cabinet.

Première journée[1]. — Il a suffi de bien peindre la situation intérieure du conseil et les difficultés sans cesse surgissantes à l’occasion de la présidence, pour comprendre que ces mêmes difficultés, plus vives et plus saillantes, se produisaient encore après la retraite subite du maréchal Gérard. Depuis la dernière session, M. Guizot et M. Thiers avaient grandi dans leur orgueil et dans leurs prétentions. À mesure qu’ils avaient balayé les hautes têtes, ils s’imaginaient s’être rehaussés d’autant, et leur conviction était qu’ils devenaient indispensables dans toute combinaison donnée. La question de l’amnistie, puis celle de la présidence nouvelle, jetaient une confusion inconcevable dans le sein du cabinet, et à ceci vint se joindre le choix d’un ministre de la guerre que chaque coterie voulait avoir pour elle afin de fortifier ses prétentions dans le conseil. Et ici les négociations recommencèrent.

Je dis qu’elles recommencèrent, parce que c’est une erreur de croire qu’elles n’étaient pas entamées ; déjà depuis long-temps on avait pourvu à l’évènement. M. Thiers se retourna, dit-on, encore vers M. Molé ; M. Guizot revint à son idée de présidence pour M. de Broglie, et des démarches séparées furent également faites pour le choix d’un ministre de la guerre dans le sens de l’opinion qu’on voulait faire triompher.

Les premières ouvertures directement faites à M. Molé par M. Thiers, portèrent, dit-on, sur ces bases : Voulez-vous la présidence du conseil avec le ministère de la marine ? Ce ministère, vous l’avez déjà eu en 1817, vous pouvez l’avoir encore. L’opinion générale est que M. Molé répondit qu’une telle offre ne pouvait être qu’une plaisanterie, parce qu’il n’avait aucune aptitude pour la marine, et que, si le roi jugeait qu’il eût une spécialité quelconque, tout en demandant le temps et la réflexion nécessaires, c’était celle des affaires étrangères, à laquelle il était naturellement appelé ; qu’au reste sa position était faite, et que, s’il entrait dans un ministère, il voulait en connaître et en former lui-même les premiers élémens, le mettre en rapport avec l’opinion parlementaire, s’entendre enfin avec les sommités des chambres.

Alors une seconde proposition lui fut envoyée : Voulez-vous être président du conseil sans portefeuille ? Il faut dire que le roi n’avait jusqu’ici aucune participation à ces offres qui toutes venaient du sein du ministère et par des individualités différentes. La présidence du conseil sans portefeuille eût assez convenu à M. Molé ; mais elle ne pouvait répondre à la volonté du roi, parce que, se réservant la présidence de fait et l’exercice d’une certaine autorité sur son conseil, Louis-Philippe devait voir avec déplaisir un président spécial du conseil des ministres sans département fixe. M. Molé ne voudrait-il pas exercer une présidence réelle, une influence directe ? Cette proposition en resta là. Le soir en amena une troisième ; on offrit à M. Molé et au duc de Broglie l’entrée simultanée dans le conseil, l’un comme président sans portefeuille, l’autre comme ministre des affaires étrangères ; on faisait ainsi rentrer deux noms qui pouvaient jeter quelque éclat sur le ministère expirant. Il fut encore répondu qu’il serait pénible, et pour M. Molé, et pour M. de Broglie, d’être dans une dépendance l’un de l’autre, soit pour la présidence du conseil, soit pour le ministère des affaires étrangères ; cette combinaison, faite d’ailleurs sans principes arrêtés, sans programme convenu, ne pouvait avoir une longue durée.

En tout ceci, on voit que le ministère aurait disposé d’abord du portefeuille de M. de Rigny et de M. l’amiral Jacob qui tous deux étaient sacrifiés aux intérêts de leurs collègues sans qu’ils fussent prévenus de rien. On ne parlait pas de M. Persil, ce nom-là n’avait rien de populaire ; il était resté dans son isolement et, j’ose dire, dans son individualisme ; on pouvait le garder ou le sacrifier aux besoins de la position, et faire de son portefeuille un moyen de rapprochement avec le tiers-parti ; il ne se serait agi que de substituer M. Dupin aîné à son ami du barreau. Le ministère de la guerre n’était offert à personne : il avait été fait quelques insinuations, mais indirectes, à M. de Caux ; il eût été peut-être l’homme désigné si la combinaison avait été poussée à sa fin ; M. de Caux avait déjà répondu qu’à 64 ans il avait besoin de repos et ne se croyait pas la faculté nécessaire pour diriger encore une fois un département aussi actif, aussi appliqué que le ministère de la guerre.


Deuxième journée. — Les premières tentatives pour faire entrer au conseil certains hommes politiques ayant échoué, les ministres se trouvèrent donc en présence du roi dans la situation où ils étaient auparavant. Les dissentimens étaient les mêmes. Au milieu des pourparlers qui s’étaient engagés dans les négociations particulières, il avait été mis en avant qu’une démission de tous les ministères faciliterait les arrangemens, et qu’alors on pourrait travailler d’une manière un peu plus large, un peu plus directe, à la recomposition d’un cabinet. Dans cette démission simultanée, chaque nuance ministérielle voyait son intérêt ; elle n’avait rien de sincère ; M. Guizot et M. Thiers savaient bien qu’en travaillant chacun de leur côté à la recomposition d’un ministère, ils en seraient partie intégrante. Une version veut, et ceci je ne puis l’affirmer, qu’à travers leurs colères politiques, M. Thiers et M. Guizot s’étaient promis de se soutenir l’un l’autre, pacte auquel adhérèrent plus tard MM. Humann et de Rigny. On convint donc qu’une démission simultanée serait donnée ; elle fut en effet remise au roi, qui se trouva dès lors sans ministres ; j’en excepte pourtant MM. Jacob et Persil qui, étrangers à ce mouvement et sacrifiés par ce mouvement, ne suivirent point l’exemple de leurs collègues.

Le roi, étant ainsi sans ministère, manda le soir chez lui M. Molé. Il y avait long-temps que cette démarche était préparée dans son esprit par l’action secrète de M. Thiers, et la conversation s’engagea sur des élémens presque convenus. Le roi exposa avec franchise à M. Molé les embarras de sa position, tout ce qu’avait de pénible cet intérim ministériel au milieu des intérêts compliqués de l’Europe et de la France, et qu’il le chargeait lui, M. Molé, de lui reconstituer un ministère, dont on discuterait plus tard les noms propres. M. Molé répondit qu’il ne pouvait officiellement se charger de la mission qu’on lui confiait, sans auparavant bien connaître la véritable situation des choses dans le dernier conseil ; son opinion, à lui M. Molé, était qu’en face de la chambre, on ne pouvait se passer de quelques-uns des élémens de l’ancien ministère, et particulièrement de MM. Guizot et Thiers, expressions des deux nuances qui composaient la majorité ; qu’il essaierait cette conciliation, s’il était possible, en y joignant de nouveaux noms qui répondraient à l’opinion du pays et au besoin parlementaire des chambres ; que si les tentatives étaient heureuses, alors on réunirait les hommes pour convenir d’un programme sur des principes fixes sans lesquels tout ministère était impossible. Dans cette situation seulement il examinerait s’il pourrait être utile dans la direction des affaires. Le roi approuva fortement les idées de M. Molé, et l’engagea à réaliser un plan de conciliation qui lui paraissait répondre aux besoins parlementaires actuels, sauf à modifier ce ministère, à le rendre définitif en présence du parlement.


Troisième journée.M. Molé se rendit dès le matin chez M. Thiers, et la conversation s’engagea sur la formation du nouveau ministère. M. Molé déclara à M. Thiers qu’il n’avait jamais pu songer à faire une administration sans lui conserver une place, parce qu’il le croyait essentiel à la tribune et auprès du roi ; mais il ne lui dissimula pas que de graves accusations pesaient sur son administration, que la probité politique était l’indispensable condition d’un ministère dont lui, M. Molé, consentirait à être le chef ; il était donc urgent de faire disparaître tous ces bruits qui circulaient, de se débarrasser d’imprudens amis, et des sous-ordres qui l’avaient compromis d’une si triste manière. M. Thiers s’expliqua avec émotion sur lui-même et sur ses amis ; il repoussa, indigné, tout ce qu’on avait répandu sur lui ; il avoua que des fautes avaient été commises, mais que son plus grand désir était de les réparer dans une administration nouvelle.

Quelques heures après, M. Thiers était chez M. Molé, et là on agita sérieusement la question de savoir si l’alliance des doctrinaires était essentielle à la composition du nouveau cabinet ; M. Thiers exprima quelques-unes de ses antipathies ; mais il avoua que l’alliance lui paraissait une nécessité, et dans une profonde émotion, il s’écria : « Si nous ne les prenons pas avec nous, je ne suis point capable de subir, pendant une session, l’orgueil et le sarcasme de ces gens-là. »

Dès ce moment, il fut décidé que des ouvertures directes seraient faites par M. Molé à M. Guizot. Depuis un an, une séparation complète s’était opérée entre ces deux hommes politiques ; la cause de cette séparation avait toujours été une rivalité de position, et quelques discussions ministérielles soulevées lors de l’entrée de M. de Broglie au conseil. M. Molé ne dut point faire de démarches directes auprès de M. Guizot ; il écrivit, dit-on, à M. Bertin de Vaux, afin qu’il cherchât à les réunir dans une conférence où il serait tierce personne, pour savoir s’il n’y aurait pas moyen de concilier les élémens d’un ministère autour d’une présidence commune. Le rendez-vous fut fixé à huit heures du soir chez M. Bertin de Vaux, et là la conversation s’engagea sur les principes d’une administration nouvelle, et sur la place que chacun devrait y prendre. M. Guizot déclara qu’il n’avait aucune répugnance à entrer dans un cabinet dont un homme haut placé comme M. Molé ferait partie, mais qu’il était bon, avant toute chose, de savoir sur quel pied on serait admis, et quelle part serait faite à l’importance de chacun. M. Molé jeta tout de suite en avant la question de la présidence ; à quoi M. Guizot répondit qu’il fallait parfaitement s’entendre sur la valeur de ce mot de présidence ; si on entendait par là quelque chose de nominal, il ne s’opposait point à ce que tout autre que lui ajoutât ce fleuron à sa couronne ; mais que si au contraire il y avait une valeur intrinsèque, une domination effective attachée à ce titre, il ne croyait pas possible d’admettre, sans contestation, une supériorité que chacun devait tenir de sa position et de son talent parlementaire dans les chambres. La conversation continuant d’après ces erremens, les deux parties rompirent d’un commun accord, et dès le soir même M. Molé écrivit au roi que, n’ayant pu réaliser la seule mission dont il s’était chargé, celle de grouper certains noms nouveaux avec les hommes importans du dernier cabinet, il remettait dans ses mains la mission qu’il avait bien voulu lui confier.

Mais en ce moment survenait un épisode qui compliqua cette situation simple. Le Journal de Paris annonçait le soir que M. Molé était officiellement chargé par le roi de composer une nouvelle administration, ce qui était faux ; la mission de M. Molé était tout officieuse. D’où venait cette note ? qui l’avait envoyée ? Était-ce une perfidie pour compromettre un nom important, pour abaisser une supériorité politique en la plaçant officiellement à la tête d’une combinaison qu’elle n’avait pu réaliser ? À peine M. Molé apprit-il l’existence de cette note, qu’il courut au château porter ses plaintes au roi, qu’il trouva dans une irritation complète, et qui paraissait franche. Sur-le-champ S. M. ordonna à M. Fain d’écrire à M. Edmond Blanc tout son mécontentement. La lettre, dit-on, était à peu près conçue en ces termes : « Le roi m’ordonne, monsieur, de vous inviter à faire démentir la note insérée ce soir dans le Journal de Paris ; S. M. m’ordonne également de vous dire qu’il est très instant que cette note ne soit pas répétée demain dans le Moniteur. » M. Edmond Blanc communiqua aussitôt cette lettre à M. Thiers, qui sentait bien que le coup portait haut, et le secrétaire-général lui ayant demandé s’il fallait qu’il se rendît chez M. Fain, M. Thiers répondit qu’il irait lui-même chez le roi pour expliquer cette démarche. En même temps il écrivit à M. Molé un petit billet pour se justifier ; il développait avec esprit et une sincérité au moins apparente comment il avait cru nécessaire cette annonce presque officielle pour préparer les voies à une meilleure combinaison parlementaire. Ce soir-là finit la mission de M. Molé. Tout ce qu’on a dit et répété dans certains journaux sur des essais pour le choix des nouveaux ministres est inexact ; ces publications avaient leur but de perfidie ; elles tendaient toujours à compromettre M. Molé, à user son nom dans des combinaisons impossibles.

Quatrième journée. — La démission de M. Molé laissait un champ libre aux combinaisons doctrinaires ; M. Guizot dès-lors prit la haute main dans le conseil ; et M. Thiers, apercevant sa faiblesse relative, se rapprocha tout-à-fait de M. Guizot ; il y eut pacte invariable entre MM. Humann, Rigny, Thiers et Guizot ; tous quatre se donnèrent respectivement parole de ne point se séparer soit dans un nouveau cabinet, soit dans une retraite commune. Tout l’ancien conseil, sauf M. Persil et l’amiral Jacob, se tint invariablement uni ; on persista donc dans les démissions communes. Le Journal des Débats, qui s’était hâté d’annoncer la nomination de M. Molé, ajouta celle de M. Dupin pour la formation d’un cabinet. Le but de cette tactique était de rendre toute combinaison impraticable, afin que le roi fût obligé de se jeter dans les bras de M. Guizot. Quand les choses furent ainsi bien préparées, et la partie parfaitement liée, les ministres se rendirent au conseil, et M. Guizot exposa nettement, devant le roi, la nécessité de choisir un président que le conseil lui-même désignerait. M. Guizot déclara, dit-on, que, dans un gouvernement représentatif, les ministres responsables devaient être maîtres de leurs actions ; que, puisqu’ils avaient à subir le mouvement des chambres, ils devaient savoir mieux que qui que ce soit quel président leur convenait pour se présenter devant la majorité ; en conséquence, M. de Broglie fut présenté par M. Guizot comme le président du conseil indispensable. Tout cela fut dit d’un ton haut et ferme, à travers lequel, malgré les formes polies et de bonne compagnie, perçait un fond de commandement. Le roi répondit : « Je n’accepte point M. de Broglie, parce que M. de Broglie m’a compromis aux yeux de l’Europe, et que c’est l’Europe qui m’occupe spécialement ; au reste, constitutionnellement parlant, le choix des ministres appartient au roi, qui cherche, dans les diverses nuances des chambres, les moyens de répondre légalement à leur majorité, et il est possible, M. Guizot, que ce que vous me présentez comme l’opinion de la chambre, ne soit que l’opinion d’une coterie ; il faut que tout cela finisse, et j’y pourvoirai. Vous avez eu deux jours pour vous compléter ; vous me présentez des choses impossibles ; je vous répète que j’y pourvoirai. » Il avait été un moment question du duc de Dalmatie, et, chose curieuse à dire, les quatre ministres liés entre eux l’avaient à la fin eux-mêmes proposé pour maintenir leur combinaison. Le roi, dit-on, s’écria : « Eh quoi ! vous voulez que je rappelle en votre nom le maréchal, dont vous avez exigé le renvoi il y a moins de deux mois ; cela ne peut être. »

Cette brusque sortie amena une espèce de silence dans le conseil, et depuis ne s’engagèrent plus que des conversations vagues, des mots entrecoupés sans résultat politique.

Cinquième journée. — Dès le matin Louis-Philippe, ayant rompu toute espèce de rapport avec l’opinion de M. Guizot, manda au château le vieux M. Maret. Cette opinion souple lui convenait, ces formes inoffensives de courtisan étaient en rapport avec les besoins de sa politique. Le duc de Bassano accepta sur-le-champ l’offre qui lui était faite. Le ministère était depuis long-temps le but de son ambition, le plus vif désir de son cœur, et peut-être un besoin dans sa position de fortune. Il consulta quelques amis, et M. Dupin particulièrement ; le président de la chambre, lié au parti impérial décrépit, accepta la mission secrète de désigner ses amis, ses parens, et se mit le matin même en communication avec les candidats désignés. À onze heures le ministère était fait ; la liste avait été portée à midi au château ; à peine discutée par le roi, communiquée à quelques intimes, elle fut envoyée au Moniteur à trois heures et demie, revêtue de la signature du roi et de M. Persil, que M. Dupin lui-même laissa aux sceaux. Ainsi finit le ministère du 11 octobre. L’histoire le jugera sévèrement, parce qu’il ne remplit que très imparfaitement la mission qu’il s’était donnée. Il s’offrait comme une pensée d’unité, et sa vie ne fut qu’une division, qu’un tiraillement perpétuel d’hommes et de choses ; il s’était donné une mission d’ordre, et il ne se montra qu’avec d’impitoyables sévérités, des répressions sanglantes, des terreurs exagérées. Composé de quelques unités capables, il ne produisit aucun de ces grands résultats qu’il avait annoncés, ni le désarmement de l’Europe, ni la fin des factions, ni l’économie du trésor. Les temps étaient difficiles sans doute ; mais les hommes d’état ne sont pas mis au monde pour conduire ce qui va seul, et pour les beaux jours de la vie politique des nations.

§. iii. — DU NOUVEAU MINISTÈRE.

Je n’ai point l’habitude des déclamations. Je me bornerai à poser gravement les différentes chances de vie et de succès du ministère de M. le duc de Bassano. Je placerai donc ce ministère en face de la royauté, en face de lui-même, des chambres et de l’Europe, en examinant s’il remplit les conditions essentielles à la vie politique d’une administration.

J’aurais très bien compris, contre la combinaison doctrinaire, active et incontestablement habile, un ministère qui se serait composé, sous la présidence du maréchal Gérard, de la coalition des sommités de la chambre, de MM. Odilon Barrot, Bérenger, Passy. Il y avait là une majorité puissante, un avenir politique ; je ne dis pas que ce ministère eût fait de grandes choses, que tous ses membres se fussent parfaitement entendus ; qu’il y eût eu intelligence dans toutes ses parties. Mais enfin un tel cabinet eût exprimé une idée ; il aurait opposé une force de résolution à la combinaison aristocratique des doctrinaires ; il y avait là espérance des idées de juillet. À gauche, on n’aurait plus laissé en dehors que le parti Mauguin et Laffite, et encore une multitude d’unités s’en fussent détachées pour passer aux idées et aux intérêts ministériels.

Qu’est-ce que le nouveau ministère ? Il faut le dire ici haut, c’est une doublure du parti Dupin, c’est l’expression d’une pensée couarde du président de la chambre, d’une de ces peurs qui le font reculer devant tout ce qui pourrait offrir sa physionomie politique au public. M. Dupin a été l’auteur réel du ministère que nous avons ; ce sont les hommes de sa trempe, de ses affections, ceux qu’il dirige et qu’il conduit ; avec eux il est à son aise, parce qu’ils ont ses allures bourgeoises, le terre à terre de la science, cette manière de tout abaisser à son caractère. M. Dupin veut conduire les affaires, et le veut sans la responsabilité ; il secondera l’administration, cela veut dire qu’il la guidera ; or, une administration conduite par M. Dupin peut-elle plaire à la royauté ? N’est-ce pas là son ministère Rolland, une administration aux gros souliers qui se croit indépendante et libérale, parce qu’elle arrive les bottes crottées au château. Le nouveau cabinet ne peut être ni dans les affections ni dans les convenances de Louis-Philippe. Le roi est instruit, éclairé, il comprend les hommes d’expérience et d’affaires, et croit-on qu’il puisse jamais se plaire avec des politiques improvisés dans les dîners du Veau-qui-tête ? Dès lors ces ministres n’auront plus qu’un moyen de conquérir la confiance royale : ce sera d’obéir à toutes ses inspirations, de n’être que de simples instrumens, et de ne donner à la pensée du roi que le sceau nominal de la responsabilité ministérielle. Voilà où en sera réduite la combinaison Dupin avec son inconséquence, ses boutades d’indépendance et ses glorioles de juillet. Je voudrais qu’une fois pour toutes M. Dupin osât prendre les affaires, je voudrais qu’il fût président du conseil, et que nous vissions à l’œuvre ce caractère si politique, si éminemment propre à diriger les destinées d’un grand peuple ! je voudrais enfin qu’il renonçât aux coups sournoisement portés, qu’il vînt à la tribune exposer nettement et constamment un système, formuler un programme qui ne fût pas une déclamation, un perfide discours de barreau, une mercuriale inquiète ; qu’il eût enfin un autre courage que celui de la phrase et des petites intrigues, d’autant plus coupables qu’elles n’ont jamais été indépendantes de cumuls et d’énormes traitemens.

Le roi veut que les affaires du pays soient faites ; il ne peut laisser le désordre s’établir dans l’administration, que la politique étrangère marche au gré des idées de bouleversement et de l’ignorance ; à tort ou à raison, il ne s’entoure que de cette haute société politique dont les manières et les airs plaisent à son esprit, à sa vie sociale. Le parti Dupin lui est antipathique ; on le lui a imposé : il ne l’a pas choisi ; les préférences du roi sont pour la fraction des hommes d’état, pour les hommes d’affaires. À peine a-t-il vu une seule fois ses nouveaux ministres depuis leur avènement au pouvoir, et il n’a cessé d’avoir autour de lui MM. Molé, Pasquier, Guizot, Decazes. Je ne dis pas qu’il fasse bien ; je constate un fait puissant contre ce nouveau cabinet. Est-il étonnant que Louis-Philippe préfère la conversation de M. Molé, entraînante de faits et de bon goût, à une absence de mémoire et aux singulières oblitérations de M. de Bassano ?

L’Europe, c’est quelque chose, lorsqu’un pays ne veut point s’écarter des grandes relations qui unissent les états aux états. On se glorifie beaucoup d’avoir mis un nom bourgeois aux affaires étrangères. Dans l’avènement de M. Bresson, il ne s’agissait pas de nom nobiliaire, mais de convenance diplomatique. Il y a une hiérarchie en toutes choses, dans l’armée comme dans l’administration ; or, M. Bresson pouvait-il être appelé aux affaires étrangères, sans exciter le mécontentement de tous les ambassadeurs qui représentent les puissances à Paris ? Je sais bien qu’il suffit que la confiance royale ait élevé un nom au ministère pour qu’il n’y ait plus ni hiérarchie, ni distance de rang ; mais le passé ne s’efface pas ! On se soumet, mais on a des répugnances, et ces répugnances gênent les négociations, rendent les relations moins expansives ? On dira que les grandes affaires se traitent avec Louis-Philippe, et que c’est lui-même qui en dirige l’impulsion et le mouvement. Mais alors que devient la responsabilité ?

Plaçons maintenant le ministère en présence de lui-même. Le sentiment général qui a accueilli ce nouveau cabinet a été celui d’une grande surprise ; on avait vu jusqu’ici le pays se mettre en colère pour certains ministères, se prendre de passions et de haines pour certains noms, bouder le pouvoir, ou se moquer même des hommes politiques appelés à le diriger. Le nouveau cabinet n’excite aucun de ces sentimens-là ; on se demande seulement ce que sont les ministres nommés, leurs antécédens, leurs opinions, quel système ils représentent. C’est le plus curieux réveil qu’un pays puisse avoir. Toutes les listes jusqu’à présent mises en circulation présentaient des noms connus avec de notables antécédens, qui pouvaient faire passer d’autres capacités moins notables. Mais voilà qu’on improvise tout à coup des ministres ; on les groupe sans savoir quel sera leur système, et surtout s’ils s’entendront entre eux. On répond à cela : C’est un ministère de coalition ; nous faisons ici ce qu’on fait en Angleterre. Nous joignons des noms propres avec des antécédens dissemblables, des opinions souvent opposées, des affections qui se rapprochent peu, afin de représenter les différentes nuances de la chambre.

Un ministère de coalition se comprend très bien en Angleterre, où les noms propres représentent quelque chose, une opinion, un parti ; on explique sans doute le ministère de coalition de lord North ou de Fox, parce qu’enfin il s’agissait d’apporter une force commune d’opinion dans les questions nationales de l’intérieur et de l’extérieur. Nous demandons ce qu’expriment M. Teste ou M. Charles Dupin dans le pays, quelle consistance ils peuvent donner au pouvoir, quelle puissance populaire ils peuvent lui offrir. Certes, ces personnages politiques peuvent être divisés d’opinion, sans représenter des opinions.

Je ne dis pas cependant que le ministère n’aura pas la majorité dans la chambre des députés ; la coterie qui a triomphé est cette espèce de parti eunuque dont le Journal des Débats a si bien parlé, parti qui exerce une certaine puissance sur la majorité des députés ; je dénombrerai bientôt ses forces. À l’encontre de cette majorité se trouveront deux opinions différentes qui embarrasseront étrangement le nouveau ministère. Ce ministère n’a pas pour lui la gauche ; il ne peut aller vers le parti Mauguin qui le déteste, et il a contre lui la coterie doctrinaire qui se tient pressée dans la chambre, et qui a pour elle des orateurs, des hommes de science et de talent. Incertain de sa force sur les hommes, quelle sera sa conduite sur les choses ? Supposons qu’il s’entende parfaitement avec lui-même pour les grandes questions vitales, par exemple, celle de l’amnistie, les économies, la réduction de l’armée ; pourra-t-il faire assez pour que la gauche marche avec lui et le soutienne ? et les doctrinaires, de leur côté, qui se sont placés sur le terrain des économies, ne pourront-ils pas lui faire une guerre très populaire ? Quels orateurs de tribune aura ce ministère à opposer à M. Guizot dans la chambre ? M. Teste, mauvais phraseur de la chambre des cent jours ; M. Sauzet, s’il accepte, qui ne s’est point montré encore comme orateur de tribune, et qui vit sur la réputation d’un plaidoyer ! Et puis quelles capacités administratives ! M. de Bassano est à l’intérieur. Ainsi, à la tête de cette administration active, de ce mouvement de tous les jours qui fait la vie d’un pays, on met un vieillard qui, depuis 21 ans, n’a touché ni un dossier ni manié une affaire ; voyez quelle force, quelle unité le cabinet va tirer de son chef !

Résumons ceci par des chiffres. Voici la force que comptera dans la chambre des députés le nouveau ministère :

1o  Le parti Dupin, c’est-à-dire les hommes qui sont liés à la fortune du président indépendamment de leur couleur ministérielle, et qui croient trouver en lui l’expression de l’indépendance. M. Dupin s’exagère ses forces isolées ; ses amis, en y comprenant même le banc Étienne, Jay, ne vont pas au-delà de 50 à 55 voix.

2o  La fraction Teste, avec laquelle votent M. Vivien et autres fonctionnaires improvisés de juillet, 15 à 20 voix.

3o  La couleur Passy, plus nombreuse parce qu’elle réunit certains hommes honorables qui ont foi en la capacité du nouveau ministre des finances, 60 à 70 voix.

4o  Le parti du château, des poltrons d’émeute, les partisans des forts détachés, que le général Bernard entraînera sans doute dans les combinaisons actuelles, 30 à 40 voix ; et ici encore il y aura bien des trahisons au profit des doctrinaires.

5o  La petite fraction Sauzet, en supposant qu’il accepte le ministère, 5 à 7 voix.

6o  Députés ministériels pour tout système, 90 à 100 voix. Voilà donc une majorité bien constatée au profit du nouveau ministère ; nous la lui donnons de grand cœur ; nous avouerons même qu’il n’aura contre lui que toute la gauche extrême, le parti Laffite, Mauguin, Odilon Barrot, et à la droite la petite fraction carliste, qui se joindra à l’extrême gauche dans tous les votes. Eh bien ! la position du ministère, même avec la majorité, sera très difficile en présence d’une minorité puissante ; car il faut des actes, et quels seront-ils ?

La question législative de l’amnistie ! Mais cette amnistie sera-t-elle absolue, et la royauté, qui a le sentiment exagéré de ses périls, y consentira-t-elle ? et si elle n’y consent pas, comment sera accueillie une amnistie qui fournira des exceptions et des catégories ?

Les économies ! Mais la première des économies serait la réduction de l’armée, il n’y en a pas d’autres possibles, et la réduction de l’armée est un danger, soit par les mécontentemens qu’elle excitera, soit par le mouvement des factions que le plus faible et le plus triste des ministères peut soulever par de fausses mesures libérales.

Le rétablissement de la garde nationale dans les villes où elle est supprimée ! Est-ce que le gouvernement osera jamais mettre les armes à la main aux populations tant soit peu hostiles ? Est-ce qu’un ministère Collard tentera jamais l’anarchie, et armera ses ennemis, et cela parce qu’il est plein du sentiment de sa propre force et de sa puissance répressive ?

Quant à la chambre des pairs, je sais qu’il y a haine profonde dans ce petit parti d’avocats et de médiocrités pour les grandes existences de la pairie ; tout ce qui est un peu haut les blesse. Il y a même dans la formation du dernier ministère une inconvenance gratuite envers la chambre des pairs : le duc de Bassano seul faisait partie de cette chambre, et chacun sait la puissance qu’exerce là M. Maret ; il ne groupe pas autour de lui cinq voix ; et puis, qu’est-ce que le général Bernard en face de la pairie ? Le ministère n’aura donc aucun crédit sur cette chambre. Il n’a pas quarante voix de confiance. Je crois qu’il tient peu de compte du corps politique dont la supériorité le blesse ; cependant la pairie est un pouvoir, qu’on le détruise si l’on veut, mais qu’on ne l’humilie point ; l’humilier, c’est blesser profondément le trône lui-même, et je ne sache pas que Louis-Philippe pût le souffrir impunément. Le petit parti qui a pris le timon des affaires a créé ses catégories. Il fut un temps sous la révolution où l’on prescrivait la conspiration des hommes d’état ; en serions-nous revenus à une époque où tout ce qui a le sentiment de sa valeur, de sa probité, de ses lumières, serait forcé de quitter les affaires, et où M. Villemain lui-même déclarerait, en se retirant, que l’instruction publique ne peut appartenir désormais aux supériorités intellectuelles ?


Un pair de France.
  1. Je prends le mot journée dans le sens d’une période de temps qui se rapporte plus encore à une suite d’affaires qu’aux vingt-quatre heures.