Histoire de la dernière crise ministérielle/02

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UN PAIR DE FRANCE
Histoire de la dernière crise ministérielle, 2e partie
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Histoire de la dernière crise ministérielle, 2e partie


HISTOIRE
DE
LA DERNIÈRE CRISE


MINISTÉRIELLE.


DEUXIÈME PARTIE

Le gouvernement représentatif est un régime d’éclatante lumière ; tout doit s’y faire à la face du soleil. Je me félicite d’avoir ouvert la carrière des révélations. Depuis, toutes les parties intéressées ont cherché à excuser leurs actes, à expliquer leur conduite ; d’abord le ministère de MM. Guizot et Thiers, trois fois agenouillé devant la capacité du maréchal Mortier, et élaborant avec peine l’histoire de ses sueurs pendant l’interrègne. Ensuite sont venus les tourmens de M. Dupin, ses lamentations sur la calomnie. Le style a montré l’homme : on a su comment le ministère en sept circonstances diverses avait voulu faire entrer M. Dupin dans le cabinet comme une cheville dans un trou, et de quelle manière le président de la chambre avait fait de sa maison l’hôtel-de-ville de la France ; toutes choses dignes de la grande histoire d’un temps si fécond en beaux caractères et en magnifiques incidens. Je continue le simple récit des faits. Au milieu des intérêts qui se croisent et qui se heurtent, je me contenterai d’un examen rationnel des choses et des hommes. Ceux qui, comme moi, veulent la force et la considération du pouvoir, doivent s’affliger du spectacle que la France a eu sous les yeux. Le principe monarchique en a été profondément affecté.

§. iv.LES TROIS JOURNÉES DU MINISTÈRE BASSANO.

Dans la crise que subissait le cabinet du 11 octobre, un ministre, M. Persil, semblait plus spécialement se séparer de ses collègues. Le garde des sceaux, tout couvert d’impopularité, jouissait néanmoins auprès du roi d’une sorte d’intimité et de confiance. Quand il s’était agi d’une démission commune concertée entre MM. de Rigny, Guizot, Thiers, Humann et Duchâtel, pour imposer M. de Broglie, M. Persil avait paru hésiter ; il n’avait pas promis bien nettement à la majorité du conseil de la suivre dans sa disgrâce. Néanmoins ses collègues l’invitèrent au dîner politique chez M. de Rigny, dans lequel devaient se concerter les démissions définitives et l’envoi simultané des portefeuilles au roi. Le dîner fut chaud, cordial, expansif ; dans cet échange de pensées, d’esprit, de sensations auquel entraînaient des libations vives, répétées, jamais peut-être le caractère de Louis-Philippe n’avait été mieux disséqué. On pénétra toutes ses faiblesses, son amour-propre, l’idée exagérée de sa capacité ; on se proclama des nécessités au milieu des toasts assez fréquens de M. Duchâtel, qui ne ménageait pas les tendances royales, et devisait joyeusement sur quelque ridicule du château. Il fut arrêté que les démissions seraient définitivement données le soir même, si le roi n’acceptait pas M. de Broglie.

M. Persil n’avait pris qu’une part très modérée aux discussions et aux persifflages politiques de l’après-dînée. Lorsque ces persifflages arrivèrent à un certain degré d’incandescence, M. Persil parut s’offenser : « Comment, messieurs, s’écria-t-il, vous connaissez les périls de la situation, et vous jouez ainsi avec elle ! — Pardieu, répondit M. Duchâtel, est-ce notre faute si nous sommes obligés de prendre notre congé ? que les choses aillent comme elles pourront, cela ne nous regarde plus. » En quittant l’hôtel de M. de Rigny, le garde des sceaux s’empressa de se rendre auprès du roi et de lui raconter tout ce qui s’était passé au foyer domestique du ministre des affaires étrangères. Rien ne fut déguisé, et Louis-Philippe, surtout blessé en son amour-propre, se confirma dans l’idée de se séparer des doctrinaires. M. Persil, par son dévouement, acquit un puissant degré d’intimité, et dut être naturellement en première ligne dans la combinaison d’un nouveau cabinet.

M. Persil, ainsi chargé par le roi de pressentir quelques hommes politiques, se rendit chez son ami M. Dupin aîné. Il était onze heures et demie du soir ; M. Dupin se trouvait tout bourgeoisement en bonnet de coton, prêt à se mettre au lit. M. Persil se lamenta vivement sur la conduite de ses collègues : « il faut en finir avec ces hommes-là, s’écria-t-il, je viens d’être témoin de toutes leurs jactances. Les choses sont prêtes : Teste a envoyé un exprès à M. Passy ; tous seront ici demain à huit heures ; « et puis avec sa vieille familiarité du barreau, il ajouta : Le roi me charge de savoir si tu veux être garde des sceaux. — La plaisanterie est trop forte, répondit M. Dupin ; tu veux donc que je te remplace ? Sur ce premier refus, la conversation s’engagea entre les deux anciens collègues du conseil de discipline ; on parla de la position dans laquelle se trouvait le roi, et de la nécessité de se débarrasser des doctrinaires. M. Dupin, invité à s’expliquer sur les hommes parlementaires qui pouvaient entrer dans une combinaison, se tint dans des généralités, et pourtant il signala quelques-uns de ses amis politiques, et des hommes bien posés dans la couleur de ses opinions. MM. Passy et Teste étaient indiqués. M. Dupin s’est beaucoup défendu d’avoir recommandé son frère. J’admets donc que M. Charles Dupin ne dut qu’à son mérite le poste de ministre de la marine : c’était un choix si naturel dans la hiérarchie des talens et de l’administration !

Le lendemain, à huit heures il y eut en effet réunion chez M. Dupin aîné. Indépendamment des noms indiqués par M. Persil, on y avait appelé M. Calmon ; des instances furent faites auprès de lui, pour qu’il acceptât le ministère des finances ; jamais M. Dupin n’avait été plus pressant et plus vif d’expressions. Sur le refus de M. Calmon, on revint à M. Passy pour les finances, et la liste des noms ministériels fut à peu près arrêtée. M. Dupin a fait nier cette circonstance ; mais M. Dupin doit savoir qu’il est aussi prompt à écrire qu’à parler : que dirait-il si on lui montrait sa correspondance autographe et une certaine liste ministérielle écrite de sa main, et qui est au pouvoir d’un illustre maréchal ? J’en suis sûr, ce n’est pas M. Dupin qui provoquera à ce sujet une explication dans la chambre.

Lorsque M. le duc de Bassano se rendit aux Tuileries à la suite de l’invitation pressante que le roi lui envoya par M. de Montalivet, il trouva Louis-Philippe dans une situation d’esprit très remarquable ; le roi paraissait avoir tout-à-fait rompu avec les doctrinaires ; il se complaisait à raconter, à exagérer même toutes les circonstances de la dernière séance du conseil qui avait amené la rupture entre lui et M. Guizot. Le roi développa, avec cette lucidité de raison et cette abondance de paroles qui le distinguent, la nécessité pour sa couronne de briser avec l’opinion orgueilleuse qui voulait dominer exclusivement le conseil. Louis-Philippe a comme trait caractéristique une manière chaude et pressante d’attirer vers lui les hommes ; il est raisonneur, il sait s’emparer d’une faiblesse d’esprit, d’une vanité, des souvenirs, des dévouemens, pour dompter toute résistance, et il ne lui fut pas difficile d’entraîner M. de Bassano, tout fier de la confiance royale, à accepter la direction des affaires qu’il ambitionnait depuis long-temps. Quand cette première concession fut faite, on agita la question des noms propres, et ici l’influence du roi se montra non moins vive et pressante.

Une vieille coutume de la race des Bourbons depuis Louis xiv, et elle s’est maintenue puissamment dans la tête de Louis-Philippe, c’est de choisir exclusivement les ministres des affaires étrangères et de la guerre. Louis xviii fut le seul des princes de sa famille qui reçut avec résignation les conditions du gouvernement représentatif, et encore chercha-t-il, par le président de son conseil, à exercer sur les deux départemens qu’il considérait comme la clé de voûte, une influence positive et déterminante. Ces traditions, Louis-Philippe les observe plus que personne ; elles lui paraissent d’autant plus nécessaires, qu’il sent que la position est grave, et qu’il ne peut laisser à des capacités indépendantes de lui la direction des affaires diplomatiques à l’extérieur, et de la force armée à l’intérieur. Excepté le ministère Laffitte qui fut comme une nécessité subie avec douleur (et encore que de choses secrètes se firent à son insu !), Louis-Philippe a gardé avec soin cette double et haute direction. Quand donc M. de Bassano fut chargé de la présidence du conseil, le roi posa la nécessité de bien s’entendre d’abord sur le choix des personnes qu’on placerait aux relations extérieures et au ministère de la guerre, et présenta, sans longs préliminaires, M. Bresson pour l’un, et le général Bernard pour l’autre ; il déclara, quant à M. Bresson, que, sans avoir un nom éclatant et nobiliaire, il avait acquis un certain éclat dans la question hollando-belge, on était fort content de lui à Berlin ; c’était un esprit clair, net, méthodique, nullement embarrassant ; qu’il ne voyait que lui en dehors de la coterie doctrinaire, car pourrait-on choisir M. de Saint-Aulaire ou M. de Barante, si intimement liés à M. Guizot ? Le roi, continuant sur le même ton, insinua avec une habileté remarquable à M. de Bassano que, lorsqu’il y avait un président du conseil, les grandes affaires passaient toujours sous ses yeux ; le ministre des relations extérieures n’était donc qu’un commis actif, intelligent, et que plus il serait pris dans le bas de la hiérarchie, plus aussi on trouverait en lui cette obéissance aux inspirations supérieures qui appartenaient à la présidence du conseil. Quant au général Bernard, il n’était point antipathique à M. de Bassano ; il tenait aux souvenirs de l’empire. Le roi ajouta qu’il aimerait à laisser au prince royal une surveillance sur l’armée, comme un moyen d’encouragement, et qu’il lui avait donné ordre de s’entendre avec le président du conseil sur toutes les choses un peu graves qui tiendraient au personnel des corps.

En rattachant tant de choses au chef du conseil, le roi savait bien à qui il s’adressait ; je répète que je ne pense pas que jamais Louis-Philippe ait pris M. de Bassano au sérieux : il n’ignorait pas où serait la présidence réelle ; il voyait dans M. Bresson et dans le général Bernard deux instrumens de sa propre pensée, qu’il tâchait de faire accepter par le président nominal, et cela lui réussit. Quand ces deux noms propres eurent été agréés, le roi s’ouvrit à M. de Bassano sur quelques noms de la chambre qui devaient s’associer au ministère ; il exposa très nettement que le mouvement parlementaire qui s’effectuait n’émanait pas de la gauche, mais de l’opinion politique ennemie des doctrinaires, qui avait son centre et son représentant sur les bancs de MM. Dupin, Passy et Teste ; c’étaient là des hommes de choix ; avec eux, il y aurait moyen de réunir une majorité contre le cabinet qui se retirait. Au reste, ajouta le roi, attendons les chambres ; nous nous compléterons en leur présence : il ne dit pas un mot du système, chargeant M. de Bassano de pressentir les chefs des diverses nuances qu’il venait de désigner, sur les conditions de leur entrée dans le cabinet ; il termina et résuma sa conversation par ces mots : « Enfin voilà, mon cher duc, le ministère que j’ai fait ; acceptez la présidence, je vous en prie, c’est un service que vous me rendrez. »

Tout cela s’était passé dans la matinée du 9 novembre ; Louis-Philippe avait employé toutes les séductions pour précipiter la formation d’un cabinet, car, répétait-il, voulez-vous me laisser la douleur de rester sans ministère ? M. de Bassano se mit immédiatement en rapport avec les membres désignés du nouveau cabinet ; quelques-uns, tels que M. Passy, furent appelés aux Tuileries, où les instances les plus vives leur furent faites pour qu’ils acceptassent leur portefeuille. Dans sa conversation avec M. Passy, le roi se montra homme de confiance et d’affaires. Désigné pour le ministère des finances, M. Passy dut naturellement demander quelques explications sur la situation du trésor ; elles lui furent données. « Humann, dit le roi, nous laisse un excellent budget, nous aurons des économies ; nous éviterons peut-être l’emprunt ; les crédits supplémentaires seront très amoindris. Nous aurons à parler au conseil de la dette des États-Unis. » M. Passy se borna à répondre que c’était là une grave affaire. — « Vous avez raison, répliqua le roi, nous en recauserons. » On semblait pressé d’en finir avec la domination doctrinaire ; on n’épargnait ni les promesses ni les caresses. On s’exprimait hautement sur l’immoralité de M. Thiers, la morgue hautaine de M. Guizot. » Cette fortune ministérielle, disait-on, qui arrivait sur des têtes inconnues, qui allait chercher des hommes de chambre, n’était-elle pas le meilleur témoignage de la sincérité des intentions du roi et des véritables conditions du gouvernement représentatif ? On avait enfin un ministère que la majorité avait fait. »

M. Dupin prétend n’avoir eu connaissance de la combinaison ministérielle que par les communications de M. Passy, et cependant M. Dupin fut la première personne consultée, et cela devait être, car le ministère qui se formait ne pouvait exister sans lui ; c’étaient ses amis au pouvoir. On devait dès lors prendre ses conseils, suivre ses avis, s’éclairer de ses notions sur le personnel de la chambre. Voici dans quel ordre ces communications furent faites : on s’ouvrit d’abord à M. Persil ; M. Dupin fut immédiatement instruit, ainsi que M. Teste, puis M. Passy, et M. Charles Dupin quelques instans après, et tout fut arrangé dans deux heures. Je dois le dire même si M. Persil fut maintenu dans le nouveau conseil, à qui la faute ? Le roi l’avait laissé, il est vrai ; mais qui l’approuva, si ce n’est M. Dupin aîné, qui a toujours eu pour son collègue du barreau une faiblesse et une amitié si expansive ? Le président de la chambre ne l’oublia point en cette circonstance. Quant à M. Sauzet, il fut indiqué par M. Teste, dont il était l’ami, comme un orateur indispensable ; d’ailleurs, M. Sauzet a conquis une sorte de popularité de château et de famille royale ; Louis-Philippe aime à causer avec lui, car le roi a la singulière prétention de se faire convertisseur, et il voudrait entraîner tout-à-fait le député de Lyon dans ses doctrines. M. Sauzet s’est posé singulièrement : aux carlistes, il fait insinuer qu’il marche avec eux ; il se proclame indépendant en face du parti libéral ; il se dit l’admirateur des talens doctrinaires ; lui-même ou ses amis jouent ainsi un rôle qui ne peut durer long-temps. En politique, on doit une fois pour toutes se dessiner. Si M. Sauzet plaisait au roi, il n’était pas non plus désagréable à M. Dupin ; la manie du président de la chambre, comme chacun sait, est de vouloir mettre en face les opinions les plus contradictoires et les plus opposées ; ce qu’il appelle son salon neutre est une espèce de pêle-mêle d’opinions, une cohue que son amour-propre prépare pour se faire saluer par toutes les couleurs. Cette cohue, M. Dupin ne la voyait pas entrer avec peine dans le ministère. La grande erreur des nouveaux ministres fut d’accepter sans préparation, sans se tâter particulièrement, sans voir s’ils pouvaient aller ensemble, s’ils avaient appui au château, s’ils avaient des garanties suffisantes contre la coterie qu’ils venaient de détruire ; éblouis de leur fortune nouvelle et inattendue, quelques-uns des ministres ne virent que les avantages de la position sans en approfondir les difficultés. Qu’allait-on faire du pouvoir après l’avoir accepté ? quelle ligne de conduite allait-on suivre ? quelle réception ferait la presse à la nouvelle combinaison ? Avait-on pris des mesures suffisantes pour lutter contre le mouvement plus ou moins mortel des intrigues politiques à l’extérieur et à l’intérieur ? Rien de tout cela ne fut prévu ; on se jeta à l’étourdie parce qu’on avait la parole du roi, ses caressantes invitations, et par-dessus tout l’appui intime d’un prince qui s’était associé au mouvement contre les doctrinaires.

J’ai besoin de parler ici de M. le duc d’Orléans qui se pose depuis quelque temps dans les affaires ; comme il a pris une part directe à toutes ces intrigues ministérielles, je le jugerai dès lors comme un homme politique, son caractère est soumis à ma discussion. Qu’on n’attende de moi ni déclamation, ni injure ; la vie du prince ne m’appartient que parce qu’elle s’est mêlée aux transactions du cabinet. C’est depuis un an surtout que M. le duc d’Orléans a été jeté par le roi son père dans le mouvement des affaires ; plus d’une fois, quand il s’est agi d’avoir action sur un ministre, de l’encourager pour rester au pouvoir, ou d’insister près d’une capacité politique pour qu’elle prétât son appui à un ministère, M. le duc d’Orléans a été mis en avant comme un personnage moins facile à compromettre que le roi. Je l’ai plus d’une fois rencontré à cheval ou en cabriolet chez le duc de Dalmatie, chez M. Molé, le maréchal Gérard ou M. Humann. Ses entrevues n’avaient d’abord été, comme sous C. Périer, que des visites de politesse ; plus tard, elles ont eu un but politique ; ce que le père ne pouvait faire, le fils l’a fait plus facilement. M. le duc d’Orléans est un prince aux formes douces, aux manières agréables ; il a de l’instruction, mais on remarque dans sa causerie une affectation de réminiscences de collège. Au fond, M. le duc d’Orléans n’a pas un esprit très élevé, une pénétration très vive et très profonde ; il se mêle même une simplicité de vues à ses idées droites et à ses volontés les plus arrêtées.

En étudiant bien le caractère du prince, le cabinet Bassano devait s’apercevoir qu’il ne pouvait être pour lui un appui constant et durable ; au besoin, d’ailleurs, le père n’aurait-il pas sacrifié le fils ? Le duc d’Orléans n’était-il pas un faible roseau que la nécessité pouvait briser ? Mieux eût valu s’entendre sur les principes, se convenir entre hommes, que d’avoir comme soutien la main débile d’un jeune homme de 23 ans. Dès le début, et par une scène d’intérieur, le ministère put s’apercevoir du peu d’appui qu’il trouverait en M. le duc d’Orléans. Le prince n’avait vu dans la ruine des doctrinaires que le triomphe des idées libérales qui sont dans ses sympathies ; sans juger avec toute l’attention nécessaire le ministère Bassano, il avait cru reconnaître dans ce mouvement parlementaire une tendance au progrès. Mais quand il vit l’accueil fait au nouveau cabinet, il se défendit de toute alliance avec lui. Le lendemain de l’ordonnance royale, comme un député se rendait au château : Eh bien ! monsieur, lui dit son altesse royale, j’espère qu’on ne dira pas de ce ministère, le ministère d’Orléans, mais bien le ministère Dupin. Du reste, le roi n’a pas pu faire autrement après la scène qui s’est passée au conseil.

— Croyez-vous, monseigneur, aux paroles qu’on prête à M. Guizot ? répondit le député. Pour moi, j’en doute.

— Mais voilà M. Guizot qui entre, je vais l’aborder.

M. Guizot, interpellé par M. le duc d’Orléans, répondit avec beaucoup de convenance :

— Prince, les hommes qui me prêtent ces paroles n’ont pas vécu, je ne dis pas seulement dans une antichambre, mais sur le palier d’une maison honnête.

Alors M. le duc d’Orléans, tout ému, saisit la main du député en présence de M. de Rambuteau, et lui dit : Tenez pour non avenues mes paroles de tout à l’heure.

On avait tant de hâte d’arriver au pouvoir, on était si heureux d’avoir foulé les doctrinaires ! À onze heures, toutes les acceptations étaient données, le ministère composé ; il ne manquait que l’adhésion de M. Bresson et de M. Sauzet qu’on se hâtait de prévenir. La chose paraissait si pressée, la combinaison si impérieuse, qu’on se hâta de la promulguer le soir même du 10 novembre, par un Moniteur extraordinaire ; le roi se montrait de plus en plus impatient de travailler avec un nouveau ministère.

Les hommes qui entraient aux affaires n’avaient pas calculé la portée de la tâche qu’ils s’imposaient. MM. Passy et Teste surtout, hommes de tribune calmes et d’une discussion raisonnée, avaient-ils bien envisagé la rude guerre que la presse allait leur faire, les invectives dont ils seraient l’objet ? La gauche, le parti Odilon Barrot, les repoussaient, n’allaient-ils pas avoir dès lors contre eux le National et le Courrier Français ? La stupéfaction publique, à l’aspect d’un cabinet de noms nouveaux, ne servirait-elle pas ce mouvement d’opinion de la presse libérale ? Ce ministère était inconnu ; donc il serait méprisé, et ce mépris sous la plume de gens de cœur et de talent pourrait-il être supporté par des caractères faibles, qui ménageaient l’avenir, comme MM. Passy et Teste ? On ne prévit rien, et les articles de journaux commencèrent le lendemain à porter le ravage dans ces consciences.

En même temps les ministres se réunissaient, et déjà une première pomme de discorde était jetée : il s’agissait d’arrêter un programme politique ; ce qu’on aurait dû faire avant, on voulait le faire après ; les conditions qu’on devait mettre à l’acceptation, on les imposa après le fait accompli. Ici était encore la grande erreur. Un programme public jeté en pâture aux journaux est une faute politique ; quand des hommes s’associent dans un gouvernement, ils doivent sans doute arrêter des principes ; mais les donner comme une affiche de théâtre, c’est de la niaiserie que les mœurs constitutionnelles d’Angleterre n’ont jamais comprise. Cette discussion s’entama pourtant, et par qui ? par M. Persil.

On avait répandu par le monde quelques mots de M. de Bassano, si connus et si commentés par les journaux ; ces mots faisaient croire à un changement de système, à une séparation complète d’avec les principes et les hommes qui jusqu’alors avaient dirigé la politique de la France ; ils servirent de base à des explications qui furent demandées dans le premier conseil, par M. Persil, sur la marche qu’allait suivre le cabinet : « Qu’entendait-on par un changement ? Voulait-on renier tout le passé politique du cabinet du 11 octobre ? Certes le roi n’avait pas voulu, en prenant de nouveaux ministres, se séparer d’une politique qui avait affermi l’état. Dans tous les cas, s’il en était ainsi, lui, M. Persil, devait naturellement se retirer pour ne pas donner appui à des idées contre lesquelles il avait ardemment combattu ; n’était-il pas dans la même position que M. de Chabrol en 1828, donnant sa démission lorsque M. de Martignac se sépara complètement du système de M. de Villèle ? » La position du cabinet était donc celle-ci : d’une part, nécessité pour le ministère de se séparer de l’ancien système, afin d’obtenir l’assentiment de l’opinion et de la presse ; de l’autre, obligation non moins impérieuse de rester dans les anciens élémens, s’il voulait mériter la confiance du roi, et ne point se dissoudre dès son origine.

Je dois noter que le roi avait dit quelque chose du programme à M. de Bassano, à l’occasion des mots qu’on lui prêtait dans le public. « Il serait bien nécessaire de nous expliquer sur ce point, avait dit Louis-Philippe. » M. de Bassano répondit que les mots qu’on lui prêtait étaient vieux de deux ans, et qu’il les avait dits à M. Casimir Périer ; au reste, qu’il ne s’en défendait pas. Louis-Philippe n’insista pas davantage, mais le soir au conseil, M. Persil demanda à ses collègues la permission de lire un projet d’article qu’on devait envoyer au Moniteur. À peine les premières phrases étaient-elles achevées, qu’un murmure de désapprobation accueillit M. Persil ; et celui-ci, voyant bien que son article ne réussirait pas, le remit dans son portefeuille en s’écriant : « Je vois, messieurs, que ceci vous déplaît. » L’article avait été concerté entre le roi et le garde des sceaux.

Le thème de M. Persil avait du retentissement au dehors. Dès la formation du nouveau ministère, les membres du dernier cabinet, et particulièrement MM. Thiers et Guizot, s’étaient hâtés de faire, avec quelque ostentation, les préparatifs de leur départ du ministère ; ils annonçaient haut le dégoût qu’ils avaient éprouvé dans les affaires ; ils avaient sacrifié, disaient-ils, leur repos à l’ordre, à la paix extérieure ; que leur restait-il maintenant ? Un besoin de retraite, un vif désir de reprendre leurs travaux, leurs occupations chéries ; M. Guizot soupirait après sa chaire de Sorbonne, M. Thiers refaisait l’Histoire de l’empereur ; M. Duchâtel reprenait ses fonctions de journaux et de charité publique ; M. Humann s’acheminait vers Strasbourg. On voulut donner une sorte d’éclat à ce désintéressement des fonctions publiques ; M. Villemain envoyait sa démission d’une toute petite place rétribuée ; le stoïque M. Cousin se frappait dans une position gratuite.

Pourtant, au milieu de cet abandon si affiché, on se groupait plus que jamais pour préparer la chute du nouveau ministère ; M. de Broglie commençait à rouvrir ses salons de pairie où devaient s’élaborer des armes puissantes contre le ministère Bassano ; de là partaient à dessein des nouvelles fabriquées et répandues dans le public ; « tantôt c’était l’Europe qui s’alarmait ; puis le nouveau président du conseil n’était-il pas criblé de dettes ? M. Sauzet refusait d’accepter ; qu’était-ce que ce M. Bresson, improvisé ministre des affaires étrangères ? L’armée s’abaisserait-elle devant le général Bernard ! On voulait changer de système, c’était donc l’émeute qu’on ressuscitait ; et la guerre étrangère, ne devait-on pas la craindre ? Déjà le corps diplomatique s’était plaint ; il s’inquiétait de la direction imprimée aux affaires. » Tout ce qui voyait le roi dans ses intimités du soir, d’où la bourgeoisie était exclue, suivait le même thème ; quel appui pouvait trouver là le nouveau ministère, lorsque surtout le Journal des Débats vint dénoncer ses plaies, et que la Bourse manifesta une tendance de baisse fortement exploitée par la coterie doctrinaire ?

La seconde séance du conseil montra déjà l’influence de ces idées. M. Persil se plaça encore une fois dans cette donnée exclusive : « Qu’il ne fallait pas changer de système, même dans les formes matérielles des délibérations. » Comme on avait devancé l’époque de la session, on dut naturellement agiter les projets qui seraient présentés aux députés ; M. Persil dit qu’il avait rédigé une loi de responsabilité ministérielle, une des promesses de la Charte, et qu’il était prêt à la soumettre à ses collègues. — « C’est bien, dit M. de Bassano, voyons-en les articles pour les discuter et les arrêter ensuite. » M. Persil fit observer que, dans les habitudes jusque-là adoptées, tous les projets n’étaient sérieusement discutés qu’en présence du roi ; que souvent on avait dû à ses observations judicieuses et puissantes des améliorations remarquables ; que dans tous les cas, lui, M. Persil, ne voulait point déroger à cette habitude de discuter devant le roi. M. de Bassano prit le projet de loi pour le communiquer à quelques légistes, ses amis. Quant aux nouveaux ministres, ils n’insistèrent pas ; ils voulaient conquérir par leur condescendance un peu de pouvoir sur l’esprit de Louis-Philippe.

Ce fut alors que des insinuations furent faites à M. Passy, ministre des finances, sur une question très sérieuse, la dette des États-Unis. Ce projet avait été repoussé par la chambre, et le roi chargeait pourtant le nouveau cabinet de le reproduire. J’ai besoin de dire que Louis-Philippe avait eu une conférence préliminaire avec M. de Bassano, toute spécialement appliquée à cette question des États-Unis ; M. de Bassano répondit : « Qu’il était plus à même qu’aucun autre d’examiner et de résoudre cette question, puisqu’à la tête du cabinet de l’empereur, à l’origine de cette affaire, il pouvait en expliquer les premiers faits et les principes constitutifs. À son tour, M. Passy fit observer que c’était chose difficile, et qu’il fallait réfléchir profondément avant de s’engager dans une telle voie. Le roi répliqua que le parlement qui avait rejeté ce projet n’était plus le même que celui devant lequel il serait reproduit cette année ; qu’il fallait tenter de nouveau la majorité ; qu’au reste, les engagemens diplomatiques étaient tellement impérieux, qu’il n’y avait point à hésiter si on voulait ne pas compromettre l’honneur de la couronne et la loyauté de la France. D’ailleurs, le roi n’en avait-il pas parlé à M. Passy avant l’acceptation du portefeuille ? M. Passy, qu’on avait déjà entouré par des terreurs de Bourse, fut déplorablement affecté de cette situation dans laquelle on le plaçait.

Ces tiraillemens avaient duré deux jours ; chaque nouveau ministre s’était installé dans son département. La presse de gauche s’était ravisée ; tout en se jouant du peu de considération des hommes, elle soutenait la pensée du changement ministériel, elle le présentait comme un coup de partie gagné contre la doctrine ; le ministère était un pas en avant ; on secouait les langes d’une coterie. D’ailleurs, M. de Bassano, par ses vieux souvenirs du parti impérial, trouvait appui même dans les organes extrêmes de la république ; la Tribune soutenait son pouvoir. Les plus timides d’entre les ministres, sentant leur position, cherchaient appui dans les phrases de juillet, sans s’apercevoir qu’on était déjà loin de cette époque, et que la bourgeoisie, fatiguée d’émeutes, brutalement avide d’ordre, aurait tout sacrifié pour conserver la paix des rues. M. Charles Dupin lui-même, dans son installation au ministère de la marine, avait annoncé à ses employés que le gouvernement allait revenir aux principes de la révolution ; M. Teste préparait dans ce sens ses circulaires, et M. Dupin aîné parlait ainsi dans ses salons. Et précisément, c’était cette tendance dans des hommes faibles qui les perdait complètement au château des Tuileries : « Changer de système, y disait-on, n’était-ce pas insulter le roi ? Restaurer la révolution de juillet, n’était-ce pas dire que le prince l’avait méconnue et flétrie ? Ce qu’on voulait restaurer, c’était l’émeute, la guerre étrangère, en un mot, le ministère Laffitte. »

Le 13, à quatre heures du soir, un bruit fut répandu : « le ministère Bassano a donné sa démission. » D’où venait ce bruit ? Quelle était sa source ? N’émanait-il pas de cette même origine qui avait cherché à compromettre M. Molé et à perdre d’autres sommités parlementaires ? Voici ce qu’il y avait de vrai. À deux heures, MM. Passy et Teste avaient eu une conférence entre eux ; ils avaient échangé leurs dégoûts, épanché leurs faiblesses, et avaient parlé de démissions ; ce n’était là encore qu’une simple conversation. M. Passy avait eu surtout l’imprudence d’exprimer ces mêmes dégoûts en présence de quelques émissaires doctrinaires qui les répandirent en toute hâte. Il en avait dit un mot à M. Mauguin, qui en parla à son tour. M. Passy était le seul homme important et parlementaire dans le conseil ; l’entraîner à une démission, c’était une victoire ; on alla même jusqu’à lui proposer de faire partie d’une autre combinaison avec M. Thiers, s’il voulait abandonner un ministère incapable de vivre.

Le soir, à six heures, il y eut dîner chez M. Dupin ; le président de la chambre, avec ses manies de fusion d’amis et d’ennemis, plaçait en face des physionomies qui s’étaient disputées la veille ; il n’y fut point question des démissions et des bruits répandus jusqu’à huit heures du soir que parut le Messager. Le Messager annonçait la nouvelle de cette retraite ministérielle, nouvelle qu’il tenait d’excellente source, car M. Teste et M. Passy l’avaient confiée à des amis communs. On rit officiellement de ces démissions ; ceux-là même qui les désiraient et les croyaient, les repoussèrent comme un de ces mille mensonges que la presse mettait en circulation, et M. Dupin s’écria : « Ah ! c’est trop fort ! M. de Bassano, vous avez donné votre démission ! Nous aurions aussi nos trois grandes journées ! » Deux heures après, M. Dupin faisait circuler dans les journaux soumis à son action un démenti moqueur à la nouvelle publiée par le Messager.

La vérité est pourtant que, deux heures après le dîner de M. Dupin, M. Teste et M. Passy s’étaient réunis, et que là ils avaient renouvelé l’échange mystérieux de leurs dégoûts et de leurs dépits. M. Passy venait d’apprendre la démarche qu’avaient faite les banquiers et les capitalistes contre le duc de Bassano et lui-même, M. Passy : on dénonçait au roi M. le duc de Bassano comme un homme criblé de dettes, contre lequel il existait des jugemens. M. Passy, ministre nouveau et de peu de fortune, n’inspirait aucune confiance aux capitalistes ; la Bourse allait baisser ; le commerce de la capitale s’alarmait de voir M. Thiers et M. Guizot hors des affaires. Ainsi l’affirmaient MM. de Rotschild, et on crut la banque. Péniblement agités, MM. Passy et Teste rédigèrent une lettre commune de démissions, qu’ils devaient envoyer le soir même au roi. Cette séparation d’avec tout le conseil, cette manière de régler leurs affaires à part, a fait supposer à quelques personnes que MM. Passy et Teste, tous deux chefs de fractions parlementaires, reconnaissant l’impossibilité de leurs collègues, n’avaient pas une répugnance absolue pour entrer dans une autre combinaison que M. Thiers préparait dans l’ombre pour opposer au ministère Bassano. Les refus postérieurs de M. Passy prouveraient que cette idée n’était point dans son esprit ; le dégoût seul déterminait sa démission. La lettre écrite au roi, et qui fut portée au château à onze heures, reposait sur des données vagues, sur les phrases habituelles de l’impossibilité de remplir la mission que sa majesté leur avait confiée. Je note ici que M. de Bassano ne sut pas le soir le premier mot de cette démarche, et que le roi la garda comme un secret, qu’il ne communiqua également à personne. Le premier membre qui en fut informé, le lendemain à six heures, fut M. Ch. Dupin ; sur-le-champ il alla consulter son frère, et à huit heures, une semblable démission était envoyée au roi, qui manda M. de Bassano aux Tuileries. Ce fut ainsi Louis-Philippe qui apprit au président de son conseil la dissolution du ministère.

Dans cette nouvelle conférence de Louis-Philippe avec M. de Bassano, il ne lui demanda pas sa démission ; au contraire, avec des paroles bienveillantes, il l’engagea à chercher de nouveaux élémens pour recomposer un cabinet ; il lui redit les embarras où le jetaient encore ces démissions intempestives. « Je n’aurai donc pas encore de ministère ! s’écria-t-il avec douleur ; faudra-t-il que je me jette dans les bras des doctrinaires ? Cela n’est pas, cela ne peut pas être ; faites-moi un ministère composé d’hommes parlementaires, qui puisse aller jusqu’aux chambres. » Le général Bernard resta fidèle à M. de Bassano ; ils ne donnèrent point leur démission ; chacun resta dans son département, et le roi travailla personnellement avec les employés du ministère des affaires étrangères, tandis que M. Sauzet, arrivant de Lyon au milieu de ces déconfitures, refusait le portefeuille qui lui était confié.

Mais comment était-il possible à M. de Bassano de songer à former un ministère dans cette fraction de la chambre qui seule pouvait entrer aux affaires, et qui venait de donner un spectacle si ridicule ? Accepter à l’étourdie, sans antécédens, sans préparation, une haute position politique, et puis s’en séparer sans motifs, l’abdiquer sans essayer ses forces ; expression d’un parti, le tuer à plaisir ; se poser comme un système et abandonner le pouvoir sans tenter un triomphe possible : tout cela, n’était-ce pas se perdre, se ruiner dans l’opinion du pays ? On voyait que le caractère de M. le président Dupin avait passé par là, cet esprit de témérité, d’inconséquence, de ténacité et de dégoût, de force et de faiblesse, ces brusques passages, cette transition sans motifs, cette incandescence de pensée. La coterie s’était une fois dessinée ; elle avait avorté le pouvoir. Quand tout fut ainsi perdu pour la combinaison de M. Dupin, le souci du président de la chambre ne fut désormais que de renier son ouvrage ; il se hâta d’aller dans les journaux qui reçoivent ses inspirations ; là, tout fut démenti.

Et sa conférence avec M. Persil ?

Et l’entrevue avec MM. Passy, Calmon, Teste ?

Et la liste ministérielle envoyée au roi ?

Qui sait ? peut-être on les démentira encore !

Heureusement pour l’histoire grande et solennelle, l’autographe existe ; je le répète, un maréchal de France la garde, et la garde bien !

§. v. — LE MINISTÈRE GUIZOT ET THIERS.

MM. Guizot et Thiers s’étaient réunis dans la disgrâce ; déjà très rapprochés aux derniers jours de leur administration, ils avaient manifesté une ferme volonté de rentrer au pouvoir, en pleine communauté, avec MM. de Rigny, Humann et Duchâtel, qui s’étaient adjoints à eux dans une démission commune ; quoiqu’ils eussent affaibli autant que possible la combinaison ministérielle Bassano, et qu’ils se réservassent de la faire tomber, par mille causes diverses, au sein du château et des chambres, ils n’espéraient pas une ruine si prochaine et si subite. Chaque soir, on se réunissait chez MM. Bertin de Vaux et de Broglie ; on discutait les chances de vie et de mort du nouveau pouvoir, et les moyens de l’affaiblir. Aux Tuileries, les amis du ministère grandissaient auprès du roi les réputations parlementaires de MM. Guizot et Thiers ; c’étaient des influences colossales, et à mesure que le cabinet Bassano s’affaiblissait, le crédit du système tombé devenait plus grand.

On avait à vaincre pourtant quelques répugnances du roi, quelques ressentimens de sa récente discussion avec M. Guizot ; ses amis faisaient amende honorable sur ce point. « Pourquoi M. Guizot s’était-il exprimé avec tant de chaleur ? Quel système défendait-il avec cette énergie ? N’était-ce pas le système du roi lui-même, la propre pensée de son pouvoir, les prérogatives de son autorité ? Si les chances parlementaires ou toute autre combinaison rappelaient M. Guizot aux affaires, ne serait-il pas facile à Louis-Philippe d’obtenir une parfaite explication sur la manière dont ce ministre entendait le système du roi ? La chaleur, n’était-ce pas le dévouement ? Et puis comment remplacer la souplesse de M. Thiers, cet esprit d’expédiens qui allait si bien aux affaires ? Il fallait laisser se perdre la coterie qui s’était emparée des portefeuilles : quelques jours de pouvoir suffisaient pour cela ; tout s’arrangerait devant les chambres. » La haute banque, les pairs intimes, le corps diplomatique, tenaient ce langage, le répétaient chaque soir, et ce fut dans cet intervalle qu’arrivèrent les démissions de MM. Passy et Teste au château. Elles prirent le roi dans une situation d’esprit favorable à un rapprochement avec le dernier cabinet ; il était mécontent de la tournure que le ministère Bassano voulait imprimer aux affaires. Dès lors le roi se montra plus disposé aux ouvertures qui lui furent faites ; et quand M. de Bassano se vit dans l’impuissance de former un conseil, quand on eut essayé M. Thiers seul et quelques autres combinaisons qui ne furent jamais sérieuses, Louis-Philippe se vit forcé de se tourner encore une fois vers les quatre élémens principaux du dernier ministère : MM. Thiers, Guizot, Humann et de Rigny. On négocia une lettre dans laquelle M. Guizot exprimait au roi, non-seulement son dévouement personnel, « mais encore le sentiment de peine qu’il éprouvait de ce qu’on eût pu mal interpréter les chaleureux témoignages d’assentiment à un système qui était celui du roi, et qu’il se faisait honneur de présenter à ses amis comme à ses ennemis. » La lettre portée aux Tuileries, il n’y eut plus d’obstacle à la rentrée aux affaires des anciens ministres ; seulement on en revint aux derniers embarras, le choix d’un président du conseil, d’un ministre de la guerre et de la marine, car l’amiral Jacob ne voulait déjà plus d’un département où on l’avait si légèrement sacrifié à des intrigues et à des nécessités d’intérieur.

Il fallait aussi négocier le rapprochement des cinq ministres doctrinaires avec M. Persil qui naguère les avait trahis. Le roi ne voulait point sacrifier le garde des sceaux, qu’il savait avant tout lui être dévoué. L’injure était grave. Avoir trahi des collègues, rapporté à des tiers, et au profit d’une autre combinaison ministérielle, ce qui s’était passé dans le conseil des ministres et au foyer domestique de M. de Rigny ! en Angleterre de telles injures auraient été suivies de rencontres sanglantes : mais on était habitué aux disputes, aux gros mots, dans le sein du conseil ; il serait même curieux d’écrire l’espèce d’histoire de halle qui avait précédé le renvoi du maréchal duc de Dalmatie : M. Persil serra la main de M. de Rigny, et tout fut fini pour la réconciliation.

Avant même qu’il fût question d’un remaniement complet du ministère, MM. Thiers et Guizot avaient admis, pour la présidence du conseil, le maréchal Mortier à défaut de M. de Broglie. M. Molé ne pouvant convenir désormais à la combinaison, puisque M. de Rigny restait aux affaires étrangères, tout le mouvement se tourna vers le vieux duc de Trévise, non moins bien placé dans l’esprit du roi que le maréchal Gérard. L’amitié de Louis-Philippe pour le maréchal Mortier date de loin. Quand, duc d’Orléans, il quitta la France en 1815, pour ne point subir le joug de l’usurpateur, le roi actuel écrivit au maréchal une lettre pour le dégager de son serment, une fois les frontières franchies. Le roi se souvient de ses vieilles relations, et le choix du duc de Trévise le flattait d’autant plus, qu’une telle présidence du conseil, création nominale, lui laissait tout le pouvoir de fait. Le duc de Trévise avait une fois déjà refusé la présidence ; quand il fut convenu qu’on la lui offrirait encore, le roi redoubla ces instances qu’il sait employer quand il veut rattacher un homme à ses idées. Les négociations durèrent plusieurs jours ; on fit des offres de toute espèce au maréchal, et la plus étrange sans doute fut celle qui lui conserva la grande chancellerie de la Légion-d’Honneur, avec le poste de premier ministre ; et encore fallut-il que le roi suppliât et demandât cette acceptation comme un service personnel. Ces moyens-là s’usent ; un roi qui est obligé de supplier pour faire accepter un ministère est dans une fâcheuse position ; il altère les prestiges et les ressorts de l’autorité royale, il fait du pouvoir une charge et non un honneur et un devoir ; il rend l’autorité impossible.

Ce fut chez M. Thiers que le maréchal Gérard porta la nouvelle de l’acceptation du maréchal Mortier, auprès duquel il avait été dépêché par le roi. Il y avait, dans le salon de madame Dosne, M. Guizot, appuyé sur une causeuse ; un peu plus loin, la jeune madame Thiers, à côté de M. de Rigny, et deux amis de la maison. Le maréchal dit un mot à l’oreille de M. Thiers, puis celui-ci communiqua la nouvelle à ses deux collègues, et tous se rendirent au château.

L’acceptation du maréchal Mortier ne faisait pas le ministère complet : on était sûr de la bonne volonté de M. Humann, qui n’était point arrivé à Paris, et l’on ne pouvait passer à pieds joints sur toutes les convenances ; il y avait aussi le ministère de la marine vacant. Mais la pierre fondamentale du ministère était posée, car le vide de la présidence était rempli ; c’était là le seul point de difficulté réelle ; pouvait-on laisser le ministère plus long-temps en vacance ? Ne fallait-il pas immédiatement s’emparer du pouvoir qu’on venait de quitter ? L’ordonnance parut ; on se crut sûr d’un ministre de la marine, et des négociations s’engagèrent encore, d’une part avec le général Guilleminot, de l’autre avec l’amiral Duperré. Le général Guilleminot n’était certes pas très éloigné des idées et du mouvement ministériel ; mais tout en adoptant les principes posés, le ministère de la marine qu’on lui offrait était-il en rapport avec ses antécédens, avec les prétentions qu’il pouvait justement faire valoir ? Le général avait passé à travers la diplomatie active ; il avait jeté quelque éclat à Constantinople ; et que lui offrait-on ? Non point le ministère des affaires étrangères, mais le dernier de tous, la marine. Je crois difficile maintenant, avec le bouleversement de toute la hiérarchie, qu’il puisse rester des hommes politiques pour les postes secondaires ; c’est un malheur. Quand une fortune inespérée porte au premier rang des hommes presque toujours obscurs, comment est-il possible qu’on trouve des sujets distingués et importans pour des positions qui ne sont pas en première ligne. Qui désormais voudra être sous-secrétaire d’état, conseiller d’état ou ministre de la marine, quand je ne sais quels noms propres ont été jetés là sans motifs ? Tout le monde voudra être premier ministre ou rien. Sur le refus du général Guilleminot, on revint donc à l’amiral Duperré, et ici nouvelles instances, nouvelles supplications, nouvelles promesses ; on s’est agenouillé pour compléter le cabinet.

Ce cabinet existe ; il manifeste ses actes, déclare ses principes, il veut vivre et se conserver. Quelles sont ses chances ? quelle sera sa durée probable ? dans quels rapports se trouve-t-il avec le roi et les chambres ? Questions graves que le pays doit examiner. M. Guizot est un homme sérieux qui a réfléchi sur la marche et les conditions du gouvernement représentatif : je raisonnerai donc gravement avec lui. Il a médité sur le mouvement des opinions, sur la marche des esprits, et c’est précisément avec ces élémens, ces premières données que je résumerai la situation actuelle. Quant à M. Thiers, homme d’expédiens, je le mettrai également en présence de ces moyens qu’il chérit avec tant de tendresse : que fera-t-il du pouvoir ? où conduira-t-il le pouvoir ?

Deux grandes causes de dissolution existent pour le présent cabinet : le dégoût des membres qui y sont entrés sans conviction, mais par simple dévouement au roi, tels que le maréchal Mortier et l’amiral Duperré ; en second lieu, l’inévitable querelle des supériorités et des antipathies entre M. Thiers et M. Guizot : querelle actuellement assoupie, mais qui se réveillera par les mêmes causes qui déjà plusieurs fois l’ont ranimée.

Quand on entre dans un cabinet par conviction, par homogénéité de principes, par une communauté de sentimens, on y reste dans toutes les chances que subit le cabinet ; inhérent à lui, on tombe avec lui, parce qu’on vit d’une vie commune. Mais quand on se lie à un ministère par des conditions étrangères à ce ministère, quand l’adhésion qu’on donne à un cabinet est la suite de prières et de supplications, alors, et M. Guizot, qui est un esprit méditatif, doit le savoir, on s’en sépare au premier craquement, à la première occasion décisive qui compromet votre caractère. Ainsi s’est retiré le maréchal Gérard. Laissez venir une crise, laissez surgir une difficulté d’opinion, et vous verrez également le maréchal Mortier et M. Duperré se séparer violemment du cabinet qui n’est pas le leur. Le dévouement a des bornes ; quand le lieu commun n’est pas la sympathie politique, il se brise au premier accident, et alors que devient la composition actuelle du cabinet ?

Je connais trop bien le personnel de l’administration actuelle, pour ne pas dire qu’il n’y aura jamais là que deux hommes influens, M. Guizot et M. Thiers ; tout le reste tourne autour de ces deux pivots du ministère, M. Guizot et M. Thiers se sont serrés la main, c’est possible ; au besoin M. Thiers embrasserait celui-là qu’il voulait trahir il y a un mois ; mais tout cela n’empêchera pas que ces deux élémens ne travaillent, chacun de son côté, à la dissolution de l’unité ministérielle. M. Thiers est un roué politique, un homme à conscience large, peu estimé de la chambre, repoussé par l’opinion publique ; M. Guizot le sait. M. Guizot est antipathique par sa morgue doctorale, par ses manières, ses formes et ses liaisons politiques, à une grande majorité de la chambre ; M. Thiers le sait aussi ; il sait également que, s’il en débarrassait le cabinet, il y aurait facilité de se rapprocher d’une majorité forte et compacte dans la chambre. Eh bien ! dans cette situation réciproque, tous deux agissant auprès d’amitiés diverses, tous deux antipathiques, de mœurs, de manières, de ton, d’intrigues, de passé et d’avenir, tous deux doivent s’exclure l’un l’autre d’ici à un temps donné ; c’est une alliance momentanée, mais ce n’est pas une communauté de principes : tout cela aura une fin, une fin prochaine, à la première crise décisive.

Je n’ignore pas que les principes politiques, les formes du ministère Thiers et Guizot, plaisent au roi, et particulièrement à la cour ; mais je sais également que Louis-Philippe n’a point oublié l’échec porté à la prérogative royale par une ligue si bien formée, et qui est venue s’imposer à lui. Le joug lui plaît, il est doux, mais tous les accidens qui le lui ont imposé sont restés gravés dans son esprit ; il sent profondément qu’il n’a pas été le maître, et cela le blesse. Il eût peut-être choisi les ministres actuels, mais ces choix se sont faits en dehors de lui, et quand il sait que tout le mouvement est parti de chez M. Bertin de Vaux, que de là sont venus les ministres, les acceptations, les refus ; qu’un homme, un journal, fait et défait les pouvoirs ; toutes ces circonstances blessent son amour-propre. On entoure tout cela sans doute d’un langage de pourpre et d’or, d’obéissance envers la majesté du trône, de fidélité et de dévouement aux institutions ; mais la vérité est là ; le roi sent qu’il y a trois présidences dans cet ordre hiérarchique : celle de M. Bertin de Vaux, celle de la couronne aujourd’hui presque nominale, et celle du maréchal Mortier toute nominale. Je demande à ceux qui connaissent le caractère politique de Louis-Philippe si cet état de choses peut long-temps se prolonger.

Il me reste à mettre ce ministère en présence des chambres. Ce sera l’objet d’un autre article.


Un pair de France.