Histoire de la guerre entre les Etats-Unis d’Amérique et l’Angleterre/Chapitre 03

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Traduction par A. De Dalmas.
Corbet (Volume Ip. 107-127).

CHAPITRE III.

Le général Harrison prend le commandement de l’armée du Nord-Ouest. — Expédition sous le général Winchester. — Le général Hopkins marche contre les Indiens. — Défense du fort Harrison. — Expédition du colonel Campbell.



Àpeine la nation fut-elle sortie de l’espèce de stupeur occasionnée par la reddition du général Hull, qu’elle montra une ardeur semblable à celle manifestée aux époques les plus célèbres de notre révolution. Dans l’ouest, dans le sud, des corps de volontaires tout équipés se réunirent comme par enchantement. La Pensylvanie, la Virginie, mais surtout le Kentucki, l’Ohio, le Ténessée, firent des préparatifs de guerre avec la plus étonnante promptitude ; les femmes elles-mêmes rivalisaient de zèle avec les hommes ; partout on les voyait disposer les uniformes, les havresacs de leurs maris et de leurs parents, et gaîment elles donnaient tout ce qui pouvait être utile aux soldats : chaque ville, chaque village ressemblait à un arsenal. Enfin telle était l’activité, qu’on vit en un seul jour des compagnies entières levées, armées, équipées, et prêtes le lendemain à entrer en campagne. L’admiration produite par un si noble dévouement est d’autant plus pure que ceux qui le montraient n’étaient excités par aucun danger imminent ; car, à l’exception de quelques habitations isolées et situées à l’extrême frontière, qui avaient à redouter les irruptions des Indiens, toutes les autres parties des états occidentaux étaient déjà si peuplées que l’ennemi ne pouvait y faire aucun progrès. L’amour seul de la patrie inspirait cette généreuse émulation ; c’était lui qui, échauffant le cœur de nos citoyens, les faisait frémir d’indignation à l’idée de la défaite de leurs frères, et de l’occupation par l’ennemi d’une partie du territoire. En un mot, l’esprit militaire qui se déployait de toutes parts, montrait un peuple libre sous le point de vue le plus noble et le plus imposant.

Louisville et Newport avaient été désignées comme rendez-vous des troupes qui devaient renforcer le général Hull : après la capitulation de ce général, les volontaires se présentèrent en foule dans ces deux villes, et l’on fut forcé de défendre d’en recevoir davantage ; de sorte qu’à leur grand regret plusieurs compagnies de volontaires retournèrent sur leurs pas. Le général Tupper, commandant les troupes de l’Ohio, fut joint à Urbana par le général Leftwitcb avec une brigade de Virginiens. Les volontaires de la Pennsylvanie, sous le général Crooks, eurent ordre de marcher sur Érié. Le dix-septième régiment des États-Unis, commandé par le colonel Wells qui avait recruté la plupart de ses hommes depuis la guerre, et la milice du Kentucky, furent, sous les ordres du général Payne, destinés pour le fort Wayne, et devaient de là se rendre à Rapids. Cette dernière place était le rendez-vous général de l’armée.

Ainsi en peu de semaines, sur un seul point des frontières, plus de quatre mille hommes s’arrachèrent spontanément aux douceurs de la vie civile, furent armés et réunis en corps, et se trouvaient prêts à marcher aux combats. Le commandement en chef de toutes ces troupes, qui reçurent le nom d’armée du Nord-Ouest, fut conféré par le président au major-général Harrison, qui par sa conduite dans l’affaire encore récente de Tippecanoe avait obtenu la confiance des soldats et de tous les états de l’ouest.

La première opération de ce général fut de porter du secours aux postes de la frontière, principalement au fort Harison, situé sur le Wabash, et au fort Wayne y construit au bord du Miami sur la route de Rapids. On pouvait craindre que ce fort, ainsi que le fort Défiance situé un peu plus bas, ne fussent attaqués par les Anglais, afin de couper la route qui conduit à Détroit. Le général Harrison arriva donc le 12 septembre au fort Wayne avec deux mille cinq cents hommes. Son approche avait fait disparaître les Indiens qui, depuis le commencement du mois, avaient tenté plusieurs lois, mais en vain, de s’emparer de ce fort ; la garnison, composée seulement de soixante-dix hommes, s’était défendue avec un grand courage, et, comme nous l’avons dit, les Indiens se retirèrent, sans avoir fait autre chose que détruire tout ce qui se trouvait dans le voisinage.

Quelques jours après son arrivée au fort Wayne, le général Harrison, ne voulant pas marcher sur Rapids avant d’avoir été rejoint par le reste des troupes, résolut d’employer son temps à dévaster le territoire des Indiens, En conséquence il envoya le colonel Wells vers les bourgades des Pottawatomis, et le général Payne contre les Miamis ; ces deux détachements brûlèrent neuf villages indiens dont les habitants étaient en fuite, et, suivant le mode de guerre généralement adopté par les blancs envers les Sauvages, ils détruisirent les moissons dont les champs étaient couverts. Après ces opérations le général Harrison revint le 18 septembre au fort Wayne, où il trouva le général Winchester qui y avait amené un renfort considérable. Ce dernier général avait d’abord été désigné comme devant commander en chef ; aussi le général Harrison, qui n’avait pas encore reçu ses lettres de commandement, crut devoir retourner dans l’Indiana ; mais la nouvelle de sa nomination lui parvint en route : il retourna donc sur ses pas, et reprit le commandement le 25 septembre.

Le jour précédent, le général Winchester s’était mis en marche vers le fort Défiance, pour de là se rendre à Rapids, lieu où, comme nous l’avons dit, toute l’armée devait se réunir. Ses forces, formant un total de deux mille hommes, se composaient d’une brigade de la milice du Kentucky, de quatre cents soldats de troupes réglées, et d’une compagnie de cavalerie. La contrée qu’il avait à traverser, renfermée entre les rivières qui vont se jeter au sud dans l’Ohio, et celles qui se perdent au nord dans les lacs, présentait de grandes difficultés, surtout pour le transport des bagages le terrain était plat, couvert d’arbres et d’épais buissons, et de plus tellement marécageux que les chevaux à chaque pas enfonçaient jusqu’au poitrail. Aussi, pour pouvoir avancer, fit-on prendre à chaque homme des vivres pour six jours, et on envoya le reste des bagages, sous l’escorte du major Jennings, au fort Saint-Mary, pour de là descendre par eau jusqu’au fort Défiance.

Les troupes américaines ne marchaient que lentement à cause des précautions multipliées qu’il fallait prendre pour éviter les embûches des Sauvages dans des lieux si propres à leur genre de guerre ; d’ailleurs elles étaient continuellement forcées de se faire à la hache un chemin au travers des bois et des broussailles. Les journées n’étaient que de 6 à 8 milles. L’armée s’arrêtait chaque soir vers trois heures, et devait se retrancher pour éviter les attaques nocturnes. Pendant la marche, elle était précédée par quelques éclaireurs sous les ordres du capitaine Ballard, officier plein d’activité ; et ces éclaireurs étaient eux-mêmes soutenus par une avant-garde d’environ trois cents hommes. L’enseigne Legget et quatre volontaires, ayant voulu prendre les devants et se rendre seuls au fort Défiance, furent massacrés par les Sauvages. On trouva leurs cadavres horriblement mutilés ; les Indiens, suivant leur usage, avaient enlevé le crâne et la chevelure de chacune de leurs victimes. Le 27 septembre, le capitaine Ballard découvrit des traces récentes d’Indiens, et craignant quelque embûche, au lieu de suivre ces traces, il fit marcher sa troupe de chaque côté du chemin frayé. Les Indiens, voyant qu’on ne donnait pas dans le piège qu’ils avaient tendu, s’élancèrent des lieux où ils s’étaient cachés, et poussant de grands cris, ils se portèrent vivement sur le bord d’une colline, d’où, s’ils avaient voulu résister, il eût été difficile de les déloger. Cependant, effrayés par l’approche de la cavalerie, et par le feu bien dirigé de notre avant-garde, ils firent retraite et disparurent bientôt au milieu des buissons et des marécages. Enfin le 29, nos troupes, harassées et commençant à manquer de vivres, croyaient toucher au terme de leur marche, quand l’un des éclaireurs vint apporter la fâcheuse nouvelle que le fort Défiance était occupé par les Anglais, et que les Indiens campaient à deux milles en avant. Peu après, le major Jenning fit dire au général qu’ayant appris que les Anglais et les Indiens s’étaient rendus maîtres du fort Défiance, il avait jugé prudent de débarquer à environ quarante milles au-dessus de cette place, et de s’y retrancher pour attendre de nouveaux ordres. On fit partir de suite le capitaine Garrard avec ses cavaliers pour aller chercher les vivres dont on avait un si pressant besoin ; cet officier s’acquitta de cette mission avec beaucoup de promptitude, malgré la pluie continuelle et les obstacles nombreux qu’il eut à surmonter. Son arrivée donna pour ainsi dire une nouvelle vie aux troupes, et elles reprirent immédiatement possession du fort Défiance, qu’à leur approche les Anglais et les Indiens s’étaient pressés d’évacuer.

À cette époque, un assez grand nombre d’Indiens, sous le commandement d’un de leurs chefs, nommé Logan, furent admis à se joindre à nos drapeaux. Alors que la guerre régnait tout autour d’eux, vainement aurait-on tenté de leur faire garder la neutralité ; et le général américain n’eut d’autre moyen de les empêcher de devenir nos ennemis que d’accepter leurs services. Ainsi donc, en opposition directe à nos principes et à notre politique nous fûmes contraints de recevoir des Indiens pour auxiliaires ; mais ces mêmes Indiens prouvèrent par leur conduite subséquente qu’il n’est pas impossible, quand on en a la ferme volonté, de prévenir les actes de barbarie et de dévastation auxquels ils se livrent habituellement quand ils agissent sous l’influence anglaise.

Le 4 octobre, le général Harrison quitta le fort Défiance et retourna dans l’intérieur pour faire avancer le centre et l’aile droite de son armée. Il laissa la gauche sous le commandement du général Winchester ; mais avant de partir il avait donné l’ordre spécial au général Tupper de se rendre sans délai avec un millier d’hommes à Rapids, et d’en chasser l’ennemi.

Le général Tupper ne put partir de suite parce qu’il fallait faire sécher les munitions et les vivres qu’il devait emporter et que la pluie avait beaucoup avariés. Ce retard, joint à un événement bien peu considérable à son origine, mais qui sema la discorde parmi nos généraux, fit avorter le plan conçu et ordonné par le commandant en chef. Les Indiens ayant tué un de nos hommes tout près du camp, le général Winchester fit battre aux armes, et donna l’ordre au major Brush d’aller avec cinquante hommes explorer les bois. À peine ce détachement était-il en marche, que presque toutes les troupes, sans écouter ni les ordres ni les représentations de leurs officiers, sortirent du camp par bandes de vingt à trente hommes pour se mettre également à la poursuite des Indiens. Heureusement nul ennemi ne se présenta, car nos soldats, ainsi disséminés, auraient vraisemblablement été massacrés les uns après les autres. Toutefois, lorsque tout le monde fut rentré, le général Winchester, peu satisfait des renseignements qu’on lui avait apportés, voulut s’assurer du nombre des Indiens qui se trouvaient dans le voisinage, et il ordonna en conséquence à toutes les troupes de faire une battue générale. Vainement le général Tupper représenta-t-il qu’étant prêt à marcher sur Rapids, une pareille poursuite ne pouvait, en fatiguant ses troupes, que retarder, si ce n’est même arrêter tout-à-fait son départ, le général Winchester lui réitéra l’ordre formel d’obéir ; et comme il s’éleva à ce sujet, entre ces deux généraux, une forte altercation, le général Winchester, usant de son droit d’ancienneté, destitua le général Tupper de son commandement et le remplaça par le colonel Allen ; mais les volontaires et les miliciens de l’Ohio n’eurent pas plus tôt appris qu’on leur ôtait leur général, que, d’un mouvement unanime, ils refusèrent de servir plus long-temps, et se mirent de suite en route pour retourner à Urbana. Ainsi l’expédition qui avait été préparée fut totalement manquée, et on se vit contraint d’attendre les autres divisions de l’armée avant de pouvoir rien entreprendre contre Rapids et encore moins contre Détroit,

Une insubordination si déplorable provenait de ce que des citoyens, peu faits encore à la vie militaire, croyaient avoir le droit de juger des choses aussi bien que leurs chefs. C’est-là le grand inconvénient des milices levées à la hâte, et qui n’ont pas encore eu le temps de connaître combien la discipline la plus exacte est nécessaire au succès et au salut même des armées. Une vérité qu’il importe de proclamer, c’est que l’obéissance sous les armes est un devoir dont l’accomplissement ne blesse pas plus les droits du citoyen, que les restreintes sages et salutaires imposées par la morale et par les lois ne blessent les droits de l’homme social.

Le général Tupper, après sa querelle avec le général Winchester, se rendit à Urbana, où il reçut le commandement de la division du, centre, composée d’une brigade de volontaires et de miliciens de l’Ohio, et d’un régiment de ligne ; et on lui donna l’ordre d’aller au fort M’Arthur, tandis que l’aile droite, formée de deux brigades, l’une de la Pennsylvanie et l’antre de la Virginie, marchait sur Sandusky.

Arrivé au fort M’Arthur, le général Tupper prépara une nouvelle expédition contre Rapids qui se trouvait toujours entre les mains de l’ennemi. Six cents hommes, ayant pour cinq jours de vivres, se mirent en marche et vinrent jusqu’en vue du poste qu’ils voulaient attaquer ; mais là, n’ayant pu traverser la rivière à cause de la rapidité du courant, et se trouvant attaqués par une multitude d’Indiens à cheval, ils furent forcés, après différentes manœuvres, et après avoir épuisé toutes leurs munitions, de battre en retraite et de retourner au fort. Nous perdîmes plusieurs hommes dans cette infructueuse entreprise, et on put facilement remarquer que les Indiens avaient des chevaux meilleurs et mieux harnachés qu’à l’ordinaire. Ils étaient commandés par l’un de leurs plus fameux chefs, nommé Split-Log, qui lui-même montait un superbe cheval blanc.

Tandis que ces choses se passaient à l’armée du général Harrison, d’autres opérations, dignes de remarque, eurent lieu, sous différents chefs, dans la contrée plus occidentale. Nous avons dit que plusieurs compagnies de volontaires qui offraient leurs services, avaient été remerciées, faute par le gouvernement de pouvoir faire pour elles les provisions nécessaires. Mais l’esprit militaire était excité à un tel point, que ces mêmes volontaires ne purent se résoudre à rester inactifs. En conséquence, au nombre de quatre mille hommes, presque tous à cheval, ayant obtenu l’autorisation du vénérable Shelby, gouverneur du Kentucky, ils se réunirent à Vincennes, sur le Wabash, ayant à leur tête le général Hopkins. Ce corps, le plus formidable qui eut jamais pénétré sur le territoire des Indiens, se rendit au fort Harrison le 10 octobre. Le 14, il traversa le Wabash, pour aller attaquer les bourgades des Kickapoos et des Peorias, éloignées les premières de 80 milles, et les secondes de 120. La route passait au milieu de riches prairies naturelles, dont l’herbe très-haute rendait la marche fatigante. Aussi le mécontentement et les murmures ne tardèrent-ils pas éclater parmi cette troupe qui ne connaissait ni chefs, ni subordination. Chacun prétendait suivre sa propre volonté, et rien de bon ne pouvait être espéré d’une telle multitude qu’aucun lien n’unissait.

À peine donc ces gens avaient-ils fait quatre jours de marche, qu’ils demandèrent hautement à retourner sur leurs pas  ; et un major, qu’il est inutile de nommer, eut l’impudence de s’approcher du général et de lui ordonner péremptoirement de faire retraite. Le bruit s’était répandu que les guides, ne connaissant pas bien le pays, avaient fait prendre une fausse direction. Enfin le feu ayant pris par hasard aux herbes qui, séchées par l’automne, étaient très inflammables, le vent propagea tellement l’incendie que ce ne fut qu’avec une peine infinie qu’on en préserva le camp : ce dernier événement mit le comble au découragement. Le lendemain matin, un conseil de guerre fut assemblé, et le général, voyant les mauvaises dispositions de l’armée, ou plutôt de la cohue qu’il commandait, proposa de marcher contre les villages indiens avec cinq cents hommes seulement, si ce nombre de gens de bonne volonté pouvait se trouver, et de renvoyer le reste au fort Harrison. Lorsque cette proposition fut faite aux troupes elles avaient tellement perdu toute confiance dans le général, que pas un seul homme ne s’offrit pour l’accompagner il supplia qu’on lui obéit encore pour un seul jour, et comme on semblait y consentir, il ordonna de marcher en avant ; mais au lieu de le suivre, tous les hommes firent volte-face et prirent la direction opposée. Le général, voyant ainsi son autorité méconnue, fut forcé de reprendre également la route du fort Harrison. Cette expédition, pendant laquelle on ne vit pas un seul Indien, produisit cependant un bon effet pour notre cause ; car les nombreuses traces qu’une telle masse d’hommes à cheval laissa derrière elle intimidèrent beaucoup l’ennemi, en lui donnant une haute idée des forces considérables que nous pouvions faire marcher contre lui.

Le même général Hopkins fit peu après une autre expédition contre les bourgades qui sont à la source du Wabash ; elle eut un résultat beaucoup plus favorable. Étant parti avec douze cents hommes et sept bateaux du fort Harrison, il remonta le Wabash, et réussit à détruire trois villages composés de cent vingt cabanes ou huttes, ainsi que les provisions de blé que les Indiens avaient faites pour l’hiver. Plusieurs escarmouches eurent lieu, dans lesquelles nous perdîmes une vingtaine d’hommes ; enfin la saison des gelées étant arrivée, nos gens furent obligés de revenir sur leurs pas ; mais bien qu’ils eussent beaucoup à souffrir, et que, suivant l’expression du général, la plupart d’entr’eux fussent sans souliers et sans habits, pas un ne proféra le moindre murmure : contraste frappant avec ce que nous avons raconté de la première expédition ; et preuve que les volontaires et les miliciens, lorsqu’ils ont passé quelque, temps sous les armes, peuvent devenir de fort bonnes troupes.

Nous n’avons pas encore parlé de la mémorable défense que fit le fort Harrison, et nous croyons devoir entrer dans quelques détails à cet égard. Ce fort, qui était construit presqu’entièrement en bois, et qui, par le mauvais état où il se trouvait, était depuis quelque temps considéré comme ne pouvant résister à la moindre attaque, fut entouré dans les premiers jours de septembre par une multitude de Sauvages qui ne s’étaient pas encore déclarés contre nous… Le 5 septembre deux de nos hommes furent tués tout près du fort, et le lendemain trente à quarante Indiens de Prophet’s-town se présentèrent avec un pavillon blanc sous prétexte de demander des provisions : le capitaine Taylor, qui commandait le fort, et qui connaissait bien les ruses ordinaires des Sauvages, jugea d’après cette démarche qu’il ne tarderait pas à être attaqué. En conséquence il visita les armes de sa petite garnison, qui ne montait qu’à dix-sept hommes en bon état, et leur distribua des cartouches. En effet, le soir même, par un temps extrêmement sombre, les Indiens s’approchèrent sans être vus, et parvinrent à mettre le feu à l’une des batteries du fort, qui, comme nous l’avons dit, était construit en bois. On fit de vains efforts pour l’éteindre ; il se communiqua à un magasin rempli de whiskey (eau-de-vie de grain) et bientôt le fort entier se trouva enveloppé par les flammes. Dans ce moment les hurlements féroces des Sauvages, les cris de terreur des femmes, et des enfants joints à toutes les horreurs de l’incendie, produisirent un effet épouvantable. Deux soldats se croyant perdus sans ressource sautèrent par-dessus les palissades et furent aussitôt massacrés par les Indiens. Cependant le commandant, avec une présence d’esprit admirable, ordonna d’enlever les planches qui servaient de toit à toutes les constructions du fort, et lui-même avec le docteur Clark se mettant à l’ouvrage, ils se rendirent maîtres des flammes, malgré la fusillade non interrompue de l’ennemi. Aussitôt ce premier soin rempli, on travailla à la hâte à construire un retranchement pour boucher la brèche que le feu avait faite ; à la pointe du jour ce retranchement avait huit pieds de haut. Les Indiens se voyant ainsi trompés dans leurs desseins, et découragés par la perte considérable qu’ils avaient éprouvée, se retirèrent sans rien tenter de plus contre le fort, qui peu après fut secouru par le général Hopkins, lors de sa première expédition. Le brave capitaine Taylor, qui avait eu trois hommes tués et plusieurs autres blessés, et dont le sang-froid sauva le fort au moment où il semblait être sans ressource, fut à raison de ce beau fait d’armes promu au grade de major.

Edwards, gouverneur du territoire illinois, avait aussi dirigé contre les Indiens un détachement de troupes de ligne, fort de trois cent soixante hommes commandés par le colonel Russel. Ce détachement devait rejoindre le général Hopkins aux bourgades Péorias ; mais ce général n’ayant pu s’y rendre, le colonel Russel n’en persévéra pas moins dans son entreprise. Il détruisit un village très-grand et très-florissant, et après avoir tué un assez grand nombre d’Indiens dans les marécages où ils s’étaient réfugiés, le détachement retourna au camp n’ayant été que treize jours dehors.

Vers le même temps, le lieutenant-colonel Campbell reçut l’ordre de marcher contre les bourgades situées sur la rivière Mississinewa branche du Wabash. Il parvint à surprendre un village habité par des Delawares et des Miamis ; il fit une trentaine de prisonniers, et huit guerriers indiens furent tués sur la place. Mais le lendemain tous les Sauvages des environs vinrent attaquer avec furie le camp des Américains : dans ce combat la victoire fut assez long-temps contestée ; enfin les Indiens se retirèrent laissant quarante des leurs sur le champ de bataille ; notre perte fut de huit hommes tués dont deux officiers, et d’environ trente blessés. Le détachement ayant encore détruit quelques autres villages vint rejoindre l’armée.

En outre des expéditions dont nous venons de parler, il s’en fit plusieurs autres d’une moindre importance, dans lesquelles se distinguèrent particulièrement les milices des territoires d’Indiana, d’Illinois et du Missouri. Les Indiens furent tellement harassés par ces nombreuses attaques qu’ils commencèrent à se repentir de s’être si étourdiment engagés dans la guerre ; et la misère qu’ils éprouvèrent durant l’hiver ne put qu’augmenter encore leurs regrets. Privés de moyens de subsistance, ils furent forcés d’aller en chercher aux établissements anglais qui se trouvaient fort éloignés, et d’emmener avec eux leurs femmes et leurs enfants. Tel fut l’effet de la destruction de leurs moissons et de leurs provisions d’hiver ; destruction qui, au premier coup d’œil, paraît aussi inutile que barbare, mais qui cependant était le seul moyen d’assurer nos établissements des frontières contre la guerre affreuse des Sauvages, dans laquelle le vieillard et l’enfant sans défense devenaient également victimes de leur rage homicide. Aussi pendant tout l’hiver nos concitoyens des frontières purent rester tranquilles dans leurs demeures, et dormir en paix sans craindre d’être attaqués à l’improviste et massacrés par les peuplades féroces que nos armes avaient repoussées au loin.



CHAPITRE IV.

Rassemblement de troupes sur la frontière du Canada. — Prise du brick Calédonia. — Bataille de Queenstown et mort du général Brock. — Bombardement de Niagara. — Préparatifs inutiles du général Smyth. — Armée du Nord. — Première croisière du commodore Chauncey.



IL est temps maintenant de porter l’attention du lecteur vers la frontière septentrionale, et de dérouler à ses yeux le tableau des divers événements qui eurent lieu depuis Niagara jusqu’au fleuve Saint Laurent. Toutes nos forces dans cette partie formaient deux grands corps. L’un de ces corps occupait Lewistown ; il était commandé par le général Van Reusslaer, de New-Yorck, et comptait environ quatre mille hommes, partie miliciens, et partie troupe de ligue ; l’autre corps, sous les ordres immédiats du général Dearborn,