Histoire de la guerre entre les Etats-Unis d’Amérique et l’Angleterre/Chapitre 04

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Traduction par A. De Dalmas.
Corbet (Volume Ip. 127-153).

CHAPITRE IV.

Rassemblement de troupes sur la frontière du Canada. — Prise du brick Calédonia. — Bataille de Queenstown et mort du général Brock. — Bombardement de Niagara. — Préparatifs inutiles du général Smyth. — Armée du Nord. — Première croisière du commodore Chauncey.



IL est temps maintenant de porter l’attention du lecteur vers la frontière septentrionale, et de dérouler à ses yeux le tableau des divers événements qui eurent lieu depuis Niagara jusqu’au fleuve Saint Laurent. Toutes nos forces dans cette partie formaient deux grands corps. L’un de ces corps occupait Lewistown ; il était commandé par le général Van Reusslaer, de New-Yorck, et comptait environ quatre mille hommes, partie miliciens, et partie troupe de ligue ; l’autre corps, sous les ordres immédiats du général Dearborn, Commandant en chef, se trouvait dans le Voisinage de Plattsburgh et de Greenbush. Quelques troupes de ligne et quelques miliciens étaient en outre stationnés à Black-Rock, à Ogdensburg, et à Sackett’s harbour. Pendant l’été des compagnies de volontaires et beaucoup de recrues avaient été dirigées de ce côté, et chaque place fortifiée renfermait des officiers expérimentés, chargés d’exercer et d’instruire toutes ces nouvelles levées, à mesure qu’elles arrivaient. Enfin on espérait qu’au mois d’octobre tout serait prêt pour tenter une incursion formidable dans le Canada ; mais ce projet fut contrarié par le refus des gouverneurs de Massachusset, de Newhampshire, et de Connecticut, de permettre aux milices de ces états de marcher conformément aux réquisitions du président ; ces gouverneurs se fondaient dans leur refus sur ce que, d’après la constitution, c’était à eux qu’il appartenait du juger s’il y avait urgence à faire marcher les milices, et comme ils étaient peu partisans de la guerre, et surtous de la guerre offensive, jamais ils ne voulurent rien céder de leurs privilèges. L’absence des milices de ces trois états, qui étaient les mieux disciplinées de toute l’union, se fit cruellement sentir ; et il est probable que si leurs gouverneurs avaient voulu coopérer aux plans de l’administration générale, le haut Canada au moins serait tombé en notre pouvoir dès la première campagne.

De grands magasins militaires avaient été formés sur divers points. Le général Dearborn, connu par ses services dans la guerre de la révolution, le général Smyth qu’on s’accordait à considérer comme un habile tacticien, et d’autres officiers tels que les colonels Pike, Boyd, et Scott, s’occupaient avec ardeur de l’organisation et de l’instruction de l’armée, forte en tout de huit à dix mille hommes. De plus, quelques-uns de nos meilleurs marins avaient été envoyés sur les lacs Érié, Ontario et Champlain, pour y faire des armements, et tenter de prendre l’ascendant sur les forces navales que l’ennemi avait dans cette partie.

L’armée sous le général Van Reusslaer fut appelée l’armée du centre, pour la distinguer de celle du général Harrison ; et celle placée sous le commandement immédiat du général Dearborn reçut le nom d’armée du nord.

Le lieutenant Elliot, l’un des marins envoyés sur les lacs, peu après son arrivée fit une expédition, dont l’heureux succès ayant eu pour témoin l’armée du centre, excita parmi tous, ceux qui la composaient la plus vive émulation. Le 10 octobre, les bricks anglais le Détroit, et la Calédonia, sortis de Malden, étaient venus mouiller sous la protection du fort Érié, presque vis-à-vis Black-rock. Elliot conçut le projet de les enlever, et à cet effet il envoya un exprès pour hâter la marche de ses matelots qui n’étaient pas encore arrivés ; ceux-ci, au nombre d’environ, cinquante, le joignirent le soir même, harassés d’une longue course de cinquante-cinq milles. Cependant Elliot ne leur donna que jusqu’à minuit pour se reposer. Il les fît alors embarquer avec quelques volontaires sur plusieurs bateaux préparés à l’avance. De suite il traversa la rivière, puis laissa dériver jusqu’au lieu où se trouvaient les deux bricks. Les aborder, sauter sur le pont, forcer les équipages à se rendre, fut l’affaire d’un instant ; et dix minutes après Elliot était sous voile. Mais le vent n’étant pas assez fort pour faire remonter le courant, on fit donner debout à terre aux deux navires. La Calédonia toucha dans un endroit où les canons de Blachrock pouvaient la protéger, et fut ainsi sauvée : quant à l’autre bâtiment, après avoir été défendu, assez de temps pour en tirer tous les objets de valeur, il fut brûlé par nos gens. La Calédonia était chargée de fourrures valant 150, 000 dollars : pour opérer cette riche capture, notre perte ne monta qu’à deux hommes tués et quatre blessés.

Cette affaire exalta les dispositions guerrières de l’armée du centre. Officiers et soldats, tous n’aspiraient plus qu’à marcher à l’ennemi ; ils exprimaient hautement leurs vœux à ce sujet, et même quelques volontaires menacèrent de quitter l’armée si on ne les menait pas de suite à l’ennemi. Mais ce n’était pas là cette ardeur qu’on voit briller chez d’anciens soldats qui, par l’habitude du danger, ont appris à le mépriser ; ce n’était que le mouvement inconsidéré d’une jeunesse sans expérience, avide de nouveauté, et qui, lorsqu’elle fut mise à l’épreuve, se montra dépourvue de cette fermeté nécessaire pour soutenir de sang-froid l’horrible spectacle des combats.

Toutefois le général Van Rensslaer, après avoir eu une conférence avec les généraux Smyth et Hall, résolut de tenter une attaque sur les hauteurs fortifiées de Queenstown. Il avait eu avis que cette place se trouvait dégarnie de troupes par le départ du général Brock qui, disait-on, s’était porté avec la plus grande partie des forces anglaises sur Malden, laissant le général Proctor presque seul pour défendre le territoire Michigan. Il devenait d’autant plus important de faire l’attaque avant le retour du général Brock, que, si elle réussissait, le général Van Reusslaer, maître de Queenstown, assurait un asile à ses troupes contre l’inclémence de la saison qui approchait, et rendait en même-temps plus libres les opérations de l’armée du nord-ouest. En conséquence, le 11 octobre à quatre heures du matin, par une violente tempête, et par une : pluie battante, les Américains tentèrent le passage de la rivière ; mais l’obscurité de la nuit et divers autres accidents vinrent mettre tant d’obstacles à ce passage qu’il ne put être effectué.

La non réussite de cette entreprise augmenta l’impatience des troupes, au point qu’il devint presque impossible de les contenir dans les bornes de la discipline. Aussi fit-on avec célérité les préparatifs d’une nouvelle attaque, et le 15 au matin les troupes s’embarquèrent sous la protection de nos forts. La division qui la première devait donner l’assaut aux hauteurs qui couronnent Queenstown, fut formée en deux colonnes. L’une, forte de trois cents miliciens, était conduite par le colonel Van Reusslaer, et l’autre, composée de trois cents soldats de ligne, obéissait au colonel Christie. Cette troupe devait-être suivie par l’artillerie du colonel Fenwick, et ensuite par le reste de l’armée.

Dans le même-temps les Anglais s’étaient aperçus des projets des Américains, et avaient fait venir de puissants renforts de Saint-George. Le général Brock, qu’on sut alors se trouver sur ce point, pouvait au besoin envoyer de nouvelles forces.

Aussitôt que le jour naissant fit découvrir l’approche de nos troupes, toute la ligne anglaise fit sur elles un feu très-meurtrier ; les balles, les boulets, les biscayens, pleuvaient de toutes parts. Le feu de l’ennemi et le courant du fleuve ayant apporté un peu de confusion dans la manœuvre des bateaux, le colonel Christie, blessé par un biscayen, et le colonel Mulancy, furent entraînés au-dessous du point désigné pour le débarquement, et se virent forcés en conséquence de retourner sur le bord qu’ils avaient quitté. Le colonel Van Reusslaer qui commandait l’avant-garde tut plus heureux, et avec une centaine d’hommes, il gagna le rivage canadien, au-milieu du plus épouvantable feu. À peine avait-il sauté à terre qu’il reçut quatre blessures graves, ce qui au premier moment arrêta l’attaque ; mais ce courageux officier, quoique souffrant les douleurs les plus aiguës, se servit du peu de forces qui lui restait pour ordonner à ses gens de se porter vivement sur les hauteurs. Le capitaine Ogilvie, prit le commandement et, suivi du capitaine Wool et des lieutenants Kearney, Carr, Higginau, Sommers et Reeve, il attaqua les batteries anglaises d’un côté, tandis que les lieutenants Gansewoort et Randolph escaladaient les rochers à la droite ; et tous ensemble après plusieurs charges intrépides parvinrent, avec une poignée d’hommes seulement, à chasser l’ennemi des hauteurs ; ils le poursuivirent même jusqu’au bas de la montagne. Sur ces entrefaites, le colonel Christie réussit dans une nouvelle tentative qu’il fit pour traverser la rivière ; mais dans le même temps le général Brock arrivait de l’intérieur avec le 49e régiment anglais, fort de six cents hommes ; le capitaine Wool fit marcher contre lui un détachement de cent soixante hommes. Ce détachement fut d’abord repoussé, mais ayant reçu du renfort, il revint de nouveau à la charge sans obtenir plus de succès, car le corps nombreux qui lui était opposé le fit plier jusque sur les bords d’un précipice ; dans une situation si désespérée, l’officier commandant crut devoir mettre un mouchoir au bout d’un fusil en signe de soumission ; mais le capitaine Wool arracha aussitôt ce mouchoir avec indignation, et ordonna à ses gens de tenir bon. Dans ce moment critique, le colonel Christie amena un secours bien opportun ; cet officier et le capitaine Wool firent alors, à la tête de trois cents hommes, une nouvelle attaque avec tant d’impétuosité que cette fois ils culbutèrent entièrement ce fameux 49e régiment qui portait le titre d’Invincible, et qui était double en nombre du détachement américain. Le général Brock, exaspéré de la lâcheté de ses soldats, cherchait vainement à les rallier, lorsqu’il reçut trois balles qui mirent fin à son existence : son aide-de-camp, le capitaine M’Donald, fut au même moment mortellement blessé. Les Anglais étant ainsi repoussés sur tous les points, et ayant perdu leur général, la victoire paraissait complète ; et le général Van Rensslaer traversa la rivière pour construire à la hâte quelques retranchements, et se prémunir contre les nouvelles attaques que l’ennemi pourrait faire.

Mais la fortune de cette journée n’était pas, encore assurée. À trois heures après midi, les Anglais étant ralliés et renforcés par quelques Indiens Chippewas, marchèrent de nouveau contre nous. À cette vue nos troupes hésitèrent d’abord ; mais conduites par des chefs tels, que les colonels Christie et Scott, elles ne tardèrent pas à marcher hardiment à la rencontre de l’ennemi, et celui-ci fut bientôt forcé, la baïonnette dans les reins, d’abandonner encore le champ de bataille, laissant ainsi pour la troisième fois, depuis le matin, la victoire aux Américain. Après cette nouvelle déroute des Anglais, le général Van Rensslaer s’apercevant que les troupes qui restaient encore sur l’autre bord s’embarquaient avec lenteur, fut les retrouver pour hâter leurs mouvements. Mais quel fut son étonnement, quand il apprit qu’elles refusaient positivement de s’embarquer  ! Ainsi douze cents hommes, les, mêmes qui quelques jours auparavant manifestaient tant d’impatience de marcher au feu, se fondant maintenant sur leurs privilèges constitutionnels, restaient oisifs spectateurs des scènes sanglantes dans lesquelles leurs Concitoyens étaient engagés, et sourds aux ordres, et aux prières qui leur étaient adressés. Leur bouillante ardeur s’était promptement refroidie à la seule vue des combats que naguère ils appelaient à grands cris !

Cependant vers quatre heures les Anglais, joints par huit cents hommes venus du fort George, recommencèrent le combat. Le général Van Rensslaer, sachant que celles de nos troupes qui se battaient depuis le matin étaient épuisées de fatigue et avaient usé presque toutes leurs munitions, se vit forcé d’écrire un mot au général Wadsworth qui commandait les Américains sur la rive canadienne, pour lui faire connaître les circonstances aussi cruelles qu’imprévues qui l’empêchaient de lui porter secours, et pour le laisser libre défaire ce qu’il jugerait convenable. Il lui envoya en même-temps plusieurs bateaux pour effectuer le passage de ses troupes. Bientôt un engagement pour ainsi dire désespéré eut lieu ; il dura pendant une demi-heure au milieu de la canonnade et de la fusillade les plus vives ; nos troupes, privées de secours, étaient peu-à-peu accablées par le nombre si supérieur de l’ennemi. Les miliciens tentèrent de se rembarquer et ne purent y réussir. Dans ce tous ces malheureux, vaincus plus encore par l’apathie de leurs concitoyens qui les laissaient de sang froid au-milieu du carnage sans tenter de les en tirer, que par les forces de l’ennemi, se rendirent prisonniers de guerre. Il est à remarquer que dans ce dernier engagement les troupes de ligne, qui ne montaient pas à plus de deux cent cinquante hommes, soutinrent seules toute l’action. Les prisonniers furent généralement assez bien traités par les Anglais ; mais ceux-ci n’apportèrent aucun obstacle aux actes de barbarie et de pillage de leurs alliés les Indiens : aussitôt après le combat, ces derniers se mirent à dépouiller et à mutiler les morts et même les blessés. Pour servir de contraste à des scènes si affreuses, il convient de dire que pendant la cérémonie funèbre du général Brock, les Américains, voulant honorer la mémoire d’un ennemi brave et généreux, tirèrent plusieurs salves de toute leur artillerie.

Tous les officiers se distinguèrent par leur bravoure : le colonel Scott, qui dans la suite obtint une si juste célébrité, resta toute la journée au milieu du feu ; et quoique remarquable par son uniforme et sa haute taille, il eut le bonheur de ne recevoir aucune blessure. Le lieutenant-colonel Fenwick fut grièvement blessé, et néanmoins il ne voulut pas quitter un seul instant le champ de bataille. Les capitaines Gibson, Wool, M’Chesnay, reçurent du général des éloges publics qu’ils avaient bien mérités. La perte des Anglais et des Indiens n’a pas été exactement connue : la nôtre fut au moins de mille hommes tant tués que blessés et prisonniers. Ces derniers furent de suite conduits à Montréal.

Tandis que les choses que nous venons de raconter se passaient, le fort George avait ouvert son feu sur le fort américain de Niagara ; celui-ci riposta, et la canonnade continua des deux côtés toute la journée. Une de nos batteries, commandée par le capitaine M’Keon, incendia plusieurs maisons tout près du fort anglais ; cependant vers le soir, un canon de 12 ayant crevé, et les Anglais commençant à lancer des bombes, le capitaine Léonard commandant à Niagara crut prudent d’évacuer le fort ; mais bientôt s’apercevant que les Anglais se disposaient à s’embarquer pour en venir prendre possession, il y revint et le garda toute la nuit, n’ayant avec lui que vingt hommes : le matin suivant le reste de la garnison le rejoignit. Trois jours après l’ennemi érigea des batteries un peu au-dessous du fort Érié, et se mit à tirer sur le camp de Blackrock. Une bombe ayant éclaté sur un des magasins où se trouvait de la poudre, le fit sauter ; mais nous n’éprouvâmes aucun autre dommage, et pas un seul homme ne périt par cet accident.

Niagara, dont la garnison avait été considérablement renforcée, eut de nouveau le 25 octobre à essuyer le feu du fort George. Ces deux forts sont situés presque vis-à-vis l’un de l’autre à l’entrée du Niagara. L’ennemi, depuis le lever du soleil jusqu’à la nuit, envoya plus de trois mille boulets rouges et plus de deux cents bombes. Plusieurs des bâtiments du fort furent en feu à différentes reprises ; mais, grâce à l’infatigable activité du major d’artillerie Armistead, chaque fois on arrêta les progrès de l’incendie. Le colonel M’Feeley, commandant de Niagara, fit à son tour jouer ses batteries ; plusieurs maisons sur la rive anglaise furent brûlées, une goélette ennemie fut coulée, et l’une des batteries du fort George éprouva de tels dommages que pendant un assez long-temps elle cessa complètement de tirer. Nous n’eûmes dans ce bombardement que quatre hommes tués et quelques autres, blessés parmi lesquels se trouvait le lieutenant Thomas. Le colonel M’Feeley dans son rapport parla très-avantageusement du colonel Grey, du major Armistead, du capitaine Mulligan et de tous les autres officiers et soldats. Telle était l’ardeur de nos troupes que l’étoupe pour servir de bourre étant venue à manquer, les officiers déchirèrent leurs chemises et les soldats leurs pantalons pour en tenir lieu. Une femme dans cette affaire montra un courage extraordinaire : elle était mariée à un soldat nommé Doyle, fait prisonnier à Queenstown et conduit à Montréal ; cette femme voulant le venger demanda et obtint d’être employée à l’une des batteries ; elle y resta jusqu’à la fin du combat fournissant de boulets rouges la pièce qu’elle servait, sans être un seul moment ébranlée ou effrayée par les boulets et les bombes de l’ennemi qui sans cesse portaient la mort et la destruction autour d’elle.

Peu après la funeste bataille de Queenstown, le général Van Rensslaer se démit de son commandement, et lut remplacé par le brigadier général Smyth. Celui-ci annonça l’intention de relever l’honneur des armes américaines et d’essayer une nouvelle attaque contre les fortifications des Anglais. Il pensait que lors de la première attaque on avait fait une grande faute en débarquant sous les batteries mêmes de l’ennemi, au lieu d’aller prendre terre un peu plus loin entre le fort Érié et Chippewa. Il avait même, dans le temps, fait cette observation au général Van Rensslaer, qui n’y eut point égard. Maintenant le général Smyth, se trouvant seul commandant, et maître de suivre ses propres plans, avisa aux moyens de se procurer des forces suffisantes pour les mettre à exécution. Pour augmenter ses troupes, qui étaient peu nombreuses, il fit dans une proclamation un appel au patriotisme du peuple américain, engageant les volontaires de toutes les parties de l’union à venir le joindre. Il ne négligeait aucune des choses qui pouvaient échauffer le cœur et l’esprit des citoyens. Après avoir rappelé la gloire acquise par leurs ancêtres dans la guerre de la révolution, il parlait des fâcheux événements qui dans la guerre actuelle avaient terni la réputation de nos troupes ; et il citait à ce sujet et le triste résultat de l’entreprise contre Queenstown, et la honteuse reddition du général Hull. Enfin, il ajoutait que les Indiens des six nations lui avaient offert leurs services ; mais que, par respect pour la sainte humanité, il avait refusé de suivre l’infâme exemple donné par les Anglais, et n’avait pas voulu se déshonorer en lâchant ces féroces guerriers sur les habitants du Canada. S’adressant ensuite, plus particulièrement aux hommes de New-Yorck, il cherchait à enflammer leur courage en faisant un tableau effrayant des maux dont les incursions homicides des Sauvages menaçaient leurs femmes et leurs enfants. Cette proclamation était bien propre à produire l’effet qu’on en attendait ; mais elle était d’un style trop enflé, et contenait des passages fort répréhensibles, dans lesquels le général Smyth s’était permis de véritables personnalités contre d’autres chefs : on peut même dire que ce général, en la rédigeant, avait méconnu ses intérêts ; car, par la manière dont il parlait de ses succès futurs, il s’exposait, en cas de non réussite, à tout le ridicule que peut attirer sur son auteur une vaine et plate rodomontade. Cependant cette proclamation, appuyée par une autre du général Porter qui commandait la milice de New-Yorck, procura à l’armée un renfort considérable, et vers le milieu de novembre plus de quatre mille cinq cents hommes de la Pennsylvanie, de New-Yorck et de Baltimore, se trouvaient réunis à Buffaloe. Les officiers se mirent de suite à les exercer et à leur apprendre les évolutions militaires. Dans le même temps, tout se préparait pour l’embarquement de l’armée ; et, pour pouvoir la transporter tout à la fois sur le rivage canadien, on avait réuni soixante-dix bateaux et un bon nombre de radeaux. Enfin, le 27 novembre, jour fixé pour le passage de l’armée, étant arrivé, on la fit précéder par deux détachemens ; l’un, sous les ordres du colonel Boestler, fut chargé de détruire un pont qui se trouvait à cinq milles au-dessous du fort Érié, et de s’emparer, s’il était possible, des gens qui le gardaient ; l’autre, commandé parle capitaine King, devait tenter d’escalader les batteries anglaises. Ces deux détachements, avant de débarquer, essuyèrent le feu des Anglais. Cependant le colonel Boestler, ayant mis à terre, fit quelques prisonniers, mais ne put réussir à détruire le pont. Le capitaine King débarqua un peu plus haut, à Red-House, chargea et mit en fuite l’ennemi ; et, s’étant emparé d’une batterie, il encloua tous ses canons. Dans cette action, le lieutenant Angus avec quelques soldats de marine ayant été séparé du capitaine King, et ne voyant venir aucun secours de la rive américaine, crut que ses compagnons avaient été pris, et en conséquence il repassa la rivière. Ainsi le capitaine King n’ayant avec lui que dix-sept soldats, plus les capitaines Morgan et Sprowl et cinq autres officiers, se trouva maître des ouvrages de l’ennemi ; toutefois, ne recevant aucun renfort, il résolut de retourner sur l’autre rive : mais, par une fatalité bien grande, un seul bateau se trouvait en état d’être remis à l’eau. Ne pouvant donc passer tous à-la-fois, les capitaines Sprowl et Morgan partirent avec les prisonniers, laissant le capitaine King avec sa petite troupe. Ceux-ci furent bientôt entourés par des forces supérieures, et forcés de se rendre. À l’arrivée des capitaines Sprowl et Morgan, on avait de suite envoyé le colonel Winder avec trois cents hommes pour secourir le capitaine King ; mais presque tous les bateaux qui portaient ce renfort furent entraînés par la rapidité du courant, et le colonel Winder fut obligé de retourner sans avoir pu rien opérer.

L’embarquement du principal corps avait, par diverses causes, été retardé bien au-delà du temps marqué. Cependant vers midi deux mille hommes étaient prêts à partir ; et les volontaires du général Tannehill, ainsi que le régiment du colonel M’Clure, étaient rangés en bataille pour passer en seconde ligne. L’ennemi avait de son côté réuni toutes ses forces, et paraissait disposé à recevoir l’attaque avec vigueur. Cependant, sans aucune raison apparente, le départ des troupes fut encore arrêté jusqu’à quatre heures ; et alors le général donna l’ordre de revenir à terre. Le mécontentement se manifesta hautement, mais on parvint à étouffer les murmures par la promesse qu’une tentative nouvelle serait faite incessamment. Cette fois, le général résolut d’opérer son débarquement à cinq milles au-dessous de Navy-Yard ; en conséquence, le 29 novembre au soir, tous les bateaux furent disposés ; et toute l’armée, à l’exception de deux cents hommes, se trouva embarquée le lendemain à quatre heures du matin. Cet embarquement se fit avec beaucoup d’ordre, les troupes montraient la plus grande obéissance, et tout semblait présager un heureux succès. On n’attendait plus que le signal du départ, quand, après quelques délais, on reçut l’ordre de remettre à terre, le général déclarant au même instant qu’il abandonnait, pour cette saison, tout projet d’envahir le Canada, et qu’il allait faire ses dispositions pour mettre l’armée en quartiers d’hiver. Une indignation universelle éclata de toutes parts ; presque tous les miliciens jetèrent leurs armes, et quittèrent l’armée ; ceux qui étaient restés tenaient les discours les plus injurieux sur le général Smyth, et menaçaient même de venger dans son sang l’anéantissement de toutes leurs espérances. Le général Porter l’accusa hautement de lâcheté et de s’être conduit d’une manière indigne d’un officier. Tout ce que le général Smyth put dire pour se disculper, fut qu’il avait l’ordre formel de ne pas tenter une invasion avec moins de trois mille hommes, et que quinze cents seulement étaient embarqués. Quelle que fut la validité de cette raison, il n’en est pas moins vrai que ce général en courut le blâme de la nation, et que dès lors sa réputation militaire déclina rapidement dans l’opinion publique. Cette affaire était certainement fort louche ; elle nuisit beaucoup à nos intérêts, et porta le découragement dans toutes les classes. C’est ainsi que, dans toute l’année 1812, nous eûmes continuellement à souffrir de notre défaut d’expérience à la guerre. Chaque événement semblait venir renverser tous nos projets, détruire nos espérances ; et nous n’eûmes que des fautes et des pertes à déplorer dans toutes nos entreprises contre le Canada, malgré les marques particulières de courage que plusieurs de nos citoyens, tant soldats que miliciens, ne cessèrent de donner chaque fois qu’ils se trouvèrent en présence de l’ennemi.

Tandis que les événements que nous venons de décrire se passaient à l’armée du centre, celle du nord se formait peu-à-peu sur les rives du Saint-Laurent. Au moment où la guerre fut déclarée, nous n’avions que quelques soldats dans cette partie ; et comme il fallut un long espace de temps pour lever des milices, enrôler des troupes régulières et les faire marcher de ce côté, il ne s’y passa rien de remarquable pendant l’été et le commencement de l’automne. D’ailleurs on avait poussé avec moins d’activité l’organisation de cette armée, parce qu’on espérait que les provinces du Haut-Canada deviendraient aisément la conquête des armées du nord-ouest et du centre, et que ces deux armées pourraient ensuite, vers la fin de l’automne, se réunir à celle du nord, pour toutes ensemble transporter le théâtre de la guerre vers Montréal. Mais la reddition déplorable et inattendue du général Hull dérangea tous les plans et produisit un changement total dans la situation de nos affaires ; de sorte que l’armée du nord resta, comme nous l’avons dit, dans l’inaction pendant toute cette campagne.

Les mouvements de l’ennemi ainsi que les nôtres se bornèrent dans cette partie à quelques escarmouches et à quelques petites incursions réciproques, où le succès fut généralement balancé, et qui ne produisirent aucun résultat digne d’être rapporté.

Il nous faut maintenant commencer le récit des nouvelles scènes de guerre qui eurent pour théâtre les mers intérieures qui forment un des traits distinctifs de notre vaste continent. Pour la première fois, leurs flots portèrent des escadres et réfléchirent les feux de batailles navales ; bientôt elles devinrent témoins d’exploits non moins éclatants que ceux achevés sur l’océan par nos plus illustres marins. Au moment de la capture de Détroit nous n’avions pas un seul bâtiment armé sur le lac Érié et nos forces sur le lac Ontario se bornaient au brick Onéida de seize canons, commandé par le lieutenant Woolsey. Au mois d’octobre, le commodore Chauncey arriva à Sackeltharbour avec un bon nombre de matelots. Il acheta tous les navires du commerce qui pouvaient être armés en guerre, et envoya le lieutenant Elliot, dont nous avons déjà parlé, faire de semblables préparatifs sur le lac Érié Pour prouver toute la célérité qu’on apporta dans ces divers armements, il suffit de dire que, dès le 6 novembre, le commodore Chauncey fut en état de se présenter à l’ennemi. Sachant que tous les bâtiments de celui-ci avaient fait voile pour porter du secours au fort George, il résolut d’aller les attendre à Falseduke, pour les attaquer lorsqu’ils seraient sur leur retour. La petite flottille, formée en si peu de temps par le commodore, se composait de l’Onéida de seize canons, monté par le commodore en personne ; du gouverneur Tompkins de six canons, capitaine Brown ; du Growler de cinq canons, capitaine Elliot ; du Pert de deux canons, capitaine Arundel ; et enfin de la Julia, capitaine Trant, qui n’avait qu’un seul canon. Ces six bâtiments ne portaient en tout que 50 canons, tandis que la flottille anglaise, qui avait remonté les lacs, se composait du Royal George, de vingt-six canons ; du comte Moira et du prince Régent, chacun de dix-huit canons ; du duc de Glocester et du Tarento, chacun de quatorze canons, enfin du gouverneur Simcoe, de douze canons, en tout cent deux canons.

Le 8 novembre, notre flottille rencontra le Royal George, et le chassa jusque dans la baie de Quanti ; mais la nuit étant venue on le perdit de vue. Le matin suivant, on l’aperçut dans le canal de Kingston, et de suite le commodore Chauncey fit ses dispositions pour aller l’aborder : mais comme le vent soufflait à terre, et que le Royal George se trouvait protégé par plusieurs batteries, le commodore renonça à son premier dessein. Le lendemain, à la tête d’une ligne de bataille formée de tous ses navires, il se porta bravement contre le Royal George, et quoique toutes les batteries anglaises dirigeassent particulièrement leurs coups sur L’Onéida que le commodore montait, il fit tant de mal au Royal George, que celui-ci se vit forcé de couper ses câbles, et d’aller se réfugier dans le fond de la baie. Cette attaque était extrêmement hardie et méritait d’être couronnée par le succès ; cependant elle n’en eut aucun, car il devint impossible de poursuivre le Royal George qui s’était placé sous le feu croisé d’un double rang de batteries. Ce bâtiment souffrit beaucoup ; presque tous les boulets de nos bateaux canonniers avaient porté dans ses œuvres mortes ; de notre côté la perte fut peu considérable ; mais nous eûmes à regretter Arundel capitaine du Pert ; ce brave marin, déjà blessé, refusa de quitter le pont pour se faire panser, et peu de moments après un boulet vint terminer son existence.

Le commodore ayant capturé près de Kingston une goélette, la fit passer devant ce port sous l’escorte du Growler : son intention était d’attirer le RoyaL George dehors par l’appât qu’on lui présentait ; mais ce bâtiment ne donna pas dans le piège et resta tranquillement au mouillage. Le Growler, en conduisant sa prise à Sackettharbour, rencontra le Prince Régent et le Comte Moira qui convoyaient un bâtiment marchand : de suite le Growler se cacha derrière une pointe de terre, et lorsque les deux vaisseaux de guerre furent passés, il se porta vivement sur le navire marchand, l’amarina et parvint à le faire entrer à Sackettharbour. Ce bâtiment avait à bord 12 000 dollars en espèces, et de plus le bagage du général Brock, ainsi que le frère de ce général. Le commodore Chauncey étant de retour à Sackettharbour et apprenant que le Comte Moira se trouvait dans ces parages, mit dehors aussitôt par une violente tempête pour tâcher de s’en emparer ; mais il rentra au port sans avoir pu le rencontrer.

Le comrnodore fut ensuite complètement occupé à surveiller l’armement d’un nouveau navire nommé le Madison, qui fut lancé le 29 novembre  ; et les froids qui survinrent mirent un terme à toute opération navale pour le reste de l’hiver