Histoire de la langue et de la littérature française/Préface

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PRÉFACE

AUX TOMES I ET II




Voici la première fois que dans l’histoire générale de la littérature française conçue sur une grande échelle la littérature du moyen âge reçoit la place qui lui appartient. Elle n’est pas ici reléguée dans une sorte d’introduction générale et bornée à quelques indications sommaires données de seconde main et presque à contre-cœur. Elle est étudiée directement, traitée avec ampleur, exposée sous tous ses aspects et suivie dans tout son développement. On a cherché et on a pu trouver, pour atteindre le but qu’on s’était proposé, des savants d’une compétence reconnue et spéciale, dont les noms garantissent pour chacun d’eux la sûreté de l’information et la parfaite intelligence du sujet qui lui a été assigné. C’est là un fait considérable : il témoigne des grands progrès accomplis en ces dernières années dans l’étude de notre passé, et il marquera une date dans l’histoire littéraire du XIXe siècle lui-même. Le temps n’est plus où l’on considérait tous les siècles qui ont précédé la Renaissance comme indignes d’attirer l’attention de la critique, comme occupés par de vagues et informes productions qui ne méritaient pas d’être classées dans la littérature nationale, et où on les abandonnait à une érudition dont les recherches n’intéressaient que ceux qui s’y livraient. On a compris qu’il n’était pas plus juste d’exclure de notre littérature les sept siècles qui vont des Serments de Strasbourg à la Défense et illustration de la langue française qu’il ne le serait de les éliminer de nos annales. Ils figurent dans l’histoire des formes qu’a prises notre pensée au même titre que dans celle des faits de notre vie nationale, de nos institutions, de notre droit, de nos croyances, de nos mœurs et de nos arts. Avoir reconnu cette vérité et lui avoir donné, par les deux beaux volumes que j’ai le plaisir de présenter au public, son application pratique, sera l’honneur de la nouvelle Histoire de la littérature française.

Est-ce à dire que la littérature des trois derniers siècles ait pour préface nécessaire et pour condition de son existence la littérature du moyen âge, comme l’histoire de ces siècles a pour préface nécessaire et pour condition de son existence l’histoire du moyen âge ? Il n’en est pas tout à fait ainsi. On ne saurait dire que la littérature moderne continue la littérature du moyen âge de la même façon que l’histoire moderne continue celle des temps antérieurs. Les institutions, les mœurs, le milieu social ne subissent pas et ne peuvent pas subir de changements brusques : les éléments qui les composent ne se transforment que lentement, et il reste toujours dans le présent beaucoup du passé. La royauté se développe de Charles VII à Louis XV par une suite de transitions insensibles, dont chacune est préparée dans celle qui la précède et prépare celle qui la suit ; il en est de même pour la noblesse, pour l’Église, pour la magistrature, pour la législation, pour les coutumes, les mœurs, le langage. La Révolution elle-même n’a pas amené entre l’ancienne France et la nouvelle la rupture complète que ses partisans ou ses adversaires passionnés veulent qu’elle ait accomplie : après le terrible déchirement produit par l’explosion subite de forces internes longuement couvées, les tissus violemment arrachés se sont rejoints et réparés, les organes qui étaient restés viables se sont reconstitués, les agents biologiques héréditaires ont repris leur œuvre un moment troublée, et l’identité fondamentale de la nation, après comme avant la crise, apparaît maintenant à tous les yeux sincères et clairvoyants. Il n’en est pas de même pour la littérature. La Renaissance, qu’accompagnait dans les âmes le grand mouvement parallèle de la Réforme, a véritablement créé chez nous une littérature nouvelle, qui ne doit guère à l’ancienne que sa forme extérieure, à savoir sa langue et, pour la poésie, les principes et les moules de sa versification. Pour le reste, sujets, idées, sentiments, conception de l’art et du style, il y a un véritable abîme entre la littérature inaugurée au milieu du xvie siècle et celle qui florissait aux siècles antérieurs. Pour comprendre Ronsard et ses successeurs, il est indispensable de connaître les auteurs grecs et latins ; on peut presque se dispenser de connaître les vieux auteurs français.

Il n’y a pas de phénomène plus intéressant dans l’histoire intellectuelle du monde que cette substitution apparente d’une âme à une autre dans la même littérature ; il n’y en a pas qui soit complètement analogue. Quand Rome a créé son éloquence et sa poésie sur le modèle de l’éloquence et de la poésie des Grecs, elle n’en possédait pas à elle : dans les moules qu’elle emprunta elle jeta une pensée qui ne s’était encore exprimée que par des actes et qui, en dépit de toute imitation, manifesta son originalité dès qu’elle fut appelée à se traduire par des mots. Quand la Russie fut initiée à la culture européenne, elle n’avait pas non plus de passé littéraire : ses vieilles bylines, oubliées depuis longtemps dans la région qui leur avait donné naissance, s’étaient réfugiées dans un coin perdu du vaste empire et n’étaient connues du peuple moscovite que sous la forme altérée de contes en prose. En Italie, le mouvement de la Renaissance, qui y est né, n’a pas produit de brusque solution de continuité : les grands hommes qui l’annoncent ou l’inaugurent au xive siècle, Dante, Boccace, Pétrarque, sont encore par bien des côtés des hommes du moyen âge, et s’ils créent l’idéal littéraire moderne en retrouvant chez les anciens le goût et le secret de la beauté, ils appliquent la forme nouvelle à des sujets ou à des conceptions que leur fournit la tradition médiévale ; plus tard encore c’est sur la matière épique du moyen âge que l’Arioste jette le riche et léger tissu dont il emprunte les couleurs à la poésie gréco-latine. Dans les autres pays de l’Europe l’étude et l’amour de l’antiquité n’amènent pas, comme en France, une rupture complète avec le passé : les deux grandes productions du xvie siècle, inégales en valeur, mais curieusement parallèles, la comedia espagnole et le théâtre anglais, ont leurs profondes racines dans le sol national et ne doivent au soleil renaissant de la Grèce et de Rome que l’éclat de leurs couleurs et la puissance de leur végétation. Quant aux nations germaniques, absorbées par les convulsions de la grande lutte religieuse, elles sont pendant deux siècles sans littérature propre, et si, quand elles arrivent à leur tour à une vie littéraire originale, elles se trouvent complètement éloignées du moyen âge, cela s’explique par cette sorte d’hivernage pendant lequel tous les germes anciens sont morts et dont elles ne sortent que sous la double influence des littératures antiques et surtout des littératures modernes, partout alors richement développées.

D’où vient donc qu’il en a été autrement chez nous, et qu’une littérature à la fois antique et nouvelle y est brusquement apparue, sans liens avec celle qui avait fleuri sur notre sol pendant six siècles ? pourquoi la littérature de la Renaissance ne s’est-elle pas, en France comme en Italie, soudée à la littérature du moyen âge, la transformant et non la supprimant ? pourquoi, comme en Angleterre et en Espagne, la vieille poésie nationale ne s’est-elle pas épanouie à la chaleur fécondante de l’antique idéal, au lieu de se dessécher et de disparaître devant les rayons de l’astre remontant au ciel ? C’est ce que peuvent expliquer diverses causes. La première est que la Renaissance n’a pas été chez nous spontanée. Elle nous est venue d’ailleurs, d’Italie, et elle s’est présentée dès l’abord comme une guerre déclarée à ce qui existait dans le pays : au lieu de sortir de la vieille souche par une propre et lente évolution, la plante nouvelle, importée du dehors, n’a pris possession du sol que par l’extirpation de ce qui y avait poussé avant elle. Une autre raison fut l’aspect sous lequel la beauté antique se révéla aux esprits français. La Renaissance italienne avait, à l’origine, été purement latine : les grands trécentistes ne savaient pas un mot de grec ; ils n’entrevoyaient Homère qu’à travers Virgile, Pindare qu’à travers Horace, Platon et Démosthène qu’à travers Cicéron, Athènes qu’à travers Rome. Mais quand la Renaissance pénétra en France, elle était devenue grecque autant que latine, et c’étaient Homère, Pindare, Sophocle, Démosthène et Platon que les créateurs de la nouvelle éloquence et de la nouvelle poésie contemplaient directement, « d’un regard de joie et de respect », comme leurs dieux et leurs modèles. Or l’antiquité latine n’avait jamais cessé d’être connue au moyen âge, et même d’être admirée : l’innovation des maîtres italiens, innovation d’abord insensible et dont ils n’eurent eux-mêmes que vaguement conscience, avait consisté à la comprendre mieux et à saisir plus profondément ce qui en faisait à la fois le trait distinctif et la fécondité : l’observation directe de la nature et de la vie, et la beauté de la forme, le style ; il n’y avait entre eux et leurs prédécesseurs qu’une différence de degré dans la pénétration et l’assimilation d’un monde qui n’avait jamais disparu de l’horizon intellectuel. La Grèce, au contraire, apportait une révélation toute nouvelle : le moyen âge n’en avait rien connu, et devant cette splendeur vierge enchantant les yeux éblouis, tout ce qui l’avait ignorée semblait ténébreux, difforme et vulgaire. Il faut tenir compte aussi de cette circonstance que la Réforme, à laquelle beaucoup des humanistes qui coopérèrent à la Renaissance étaient plus ou moins ouvertement attachés, créait une séparation entre le passé catholique de la France et ce qu’on rêvait de son avenir : le moyen âge et même les temps immédiatement précédents apparaissaient comme imbus de superstitions grossières aussi bien que comme ignorants et barbares. Enfin la Renaissance fut en France l’œuvre de purs érudits ; elle sortit des collèges et des imprimeries, tandis qu’en Italie elle avait été l’une des formes de l’action d’hommes profondément mêlés, comme Dante et Pétrarque, à la vie politique de leur temps et cherchant dans la poésie un moyen d’exprimer les idées et les passions qui agitaient les hommes autour d’eux, ce qui les mettait en communication directe et réciproque avec le milieu ambiant. Nos hellénistes français, au contraire, ne cultivaient l’art que pour l’art lui-même et ne s’adressaient qu’à un cercle restreint dont ils composaient à eux seuls la plus grande partie. Il ne pouvait sortir de là qu’une littérature de cénacle, qui de prime abord se mettait à l’écart du peuple et en opposition avec lui, et si elle aboutit, dans son plus beau développement, au xviie siècle, à une littérature vraiment nationale, ce fut parce que la partie cultivée de la nation s’était peu à peu formée à son école, parce que de son côté elle avait fait, avec Malherbe, de grandes concessions à un public plus large, et enfin parce que l’époque qui lui permit d’atteindre son apogée était une époque de gouvernement absolu, où les grandes questions humaines étaient soustraites à la discussion, et où la littérature avait pris toute la place interdite aux autres activités de l’esprit. Mais à l’origine la littérature, et surtout la poésie nouvelle, s’était fait une loi de ne s’adresser, comme le proclamait Ronsard, qu’à ceux qui étaient « Grecs et Romains », et par conséquent ne se souciait nullement de se rattacher aux traditions et aux habitudes d’un passé qu’elle dédaignait et d’un « vulgaire » qu’elle avait en horreur.

Mais la plus importante de toutes les causes qui expliquent la rupture de la littérature du xvie siècle avec celle du moyen âge est dans le fait que la première était séparée de la seconde par un intervalle plus grand qu’il ne semble, ou plutôt que la seconde, à vrai dire, depuis longtemps n’existait plus. Ce qui l’avait remplacée était une littérature bâtarde, sorte de Renaissance avortée, mêlant les restes de la puérilité subtile du moyen âge à une gauche imitation de l’antiquité latine, dénuée de sujets et vide de pensées, incertaine de forme, incapable de grandeur et d’énergie, et tout aussi incapable de vraie beauté. Il ne lui manquait pas une certaine grâce, transmise à Marot par les poètes galants du xve siècle, et affinée par lui en une élégance souvent exquise ; mais il lui manquait la puissance de l’idée, la vérité du sentiment ou de l’observation, et le secret de la forme concentrée et pleinement consciente de son rapport avec la matière. L’épopée était morte depuis le xive siècle et ne survivait que dans les rédactions en prose, où l’on ne voyait plus que des contes prolixes et surannés. La poésie allégorique elle-même avait à peu près cessé le fastidieux radotage dont, pendant deux siècles, à la suite du Roman de la Rose, elle avait enveloppé la pauvreté de sa psychologie, de sa morale et de ses satires. L’éloquence, en prose ou en vers, se guindait, pour grandir sa chétive stature, sur des échasses naïvement apparentes, et s’enflait la bouche, pour se donner un air solennel, avec des périodes ronflantes et de longs mots « despumés à la verbocination latiale ». L’histoire, il est vrai, avec Froissart, Chastellain et Commines, avait produit des œuvres vivantes et souvent puissantes, qui étaient imprimées en partie et qu’on lisait toujours, et le roman moderne était apparu au xve siècle, ainsi que le conte en prose, sous la plume d’Antoine de la Sale ; mais ces écrits en prose semblaient étrangers à l’art proprement dit, et ne pouvaient fournir de base à une tradition vraiment littéraire. La poésie lyrique était réduite aux monotones ballades, aux rondeaux étriqués, aux lourds chants royaux ; elle était toute de facture et, ne sortant pas du cœur, ne parlait pas au cœur. Le germe du drame religieux, capable d’une telle fécondité, et qui avait produit aux xiie et xiiie siècles des jets si originaux, avait été noyé dans la prolixité, la vulgarité et la platitude des interminables mystères. Le théâtre comique avait seul de la vitalité et devait en fait prolonger jusqu’à Molière et plus loin encore quelque chose de son inspiration et de ses procédés : il avait produit un chef-d’œuvre, Patelin, que la nouvelle école fut longtemps bien loin d’égaler avec ses faibles imitations de la comédie antique, italienne ou espagnole ; mais, abandonné en général à la verve éphémère des improvisateurs et des sociétés joyeuses, il ne comptait pas dans la littérature. Tout le reste se présentait sous l’aspect lamentable d’oripeaux à la fois fastueux et pauvres, de fanfreluches prétentieuses, de vieux galons dédorés et « gothiques » : la jeune poésie qui s’avançait, fière de sa science et de son art, les yeux fixés sur l’idéal hellénique, le cœur rempli de hautes aspirations et la tête garnie de réminiscences qu’elle prenait pour des idées, n’eut qu’à pousser du pied cette défroque pour qu’elle disparût de la scène, où elle n’avait jamais habillé que les acteurs d’un long intermède. Par derrière, loin par derrière, le vrai moyen âge, enfoui dans des manuscrits qu’on avait cessé de lire et dans une langue qu’on ne comprenait plus, était aussi profondément inconnu que s’il n’avait jamais existé, et les érudits qui commencèrent alors à l’explorer ne virent dans leurs trouvailles qu’un objet de curiosité archéologique.

Ainsi s’explique le divorce complet opéré entre le passé et l’avenir littéraire de la France au milieu du xvie siècle, et c’est pour cela que la connaissance de la littérature du moyen âge ne semble guère importer à celle de la littérature moderne. Mais il n’en va pas de même si au-dessous de la littérature on cherche le génie qui l’a inspirée et qu’elle exprime. Si ce génie a sommeillé en France, — grâce surtout à l’atroce guerre de Cent ans, — pendant deux siècles et demi, s’il s’est donné, en se réveillant, une forme tout autre que celle qu’il avait eue jadis, il n’en est pas moins resté essentiellement le même dans ses traits fondamentaux, et l’intelligence de notre littérature moderne gagne beaucoup à ce qu’on la rapproche de notre ancienne littérature, — avec laquelle elle a si peu de rapports, — parce qu’il est intéressant de saisir, dans cette différence même, des ressemblances qui surprennent et qui charment, comme ces constatations qu’on fait parfois, sur sa propre personne, d’un atavisme dont on n’avait pas conscience et qui semble ouvrir un jour soudain sur les sources les plus profondes et les plus mystérieuses de la vie.

On pourrait signaler et on a signalé plus d’une ressemblance entre les manifestations de l’esprit français, — de l’esprit gaulois, comme on dit pour marquer l’antiquité d’une de ses tendances les plus enracinées, — d’autrefois et d’aujourd’hui : n’est-ce pas de la même inspiration que sont sortis Faux-Semblant et Tartuffe, Patelin et Figaro, les Quinze joies de mariage et la Physiologie du mariage ? et plus d’un de nos vieux contes, en vers ou en prose, ne fait-il pas penser à La Fontaine et à Maupassant ?… Je ne veux m’attacher ici qu’à un trait beaucoup plus général, que M. Brunetière a déjà indiqué avec une remarquable pénétration dans sa belle étude sur le Caractère essentiel de la littérature française, mais qui mérite d’être suivi de plus près et marqué plus profondément qu’il ne pouvait l’être dans un tableau d’ensemble où il n’est qu’accessoire.

Notre littérature, — la critique étrangère et la critique française se sont accordées à le proclamer, — est avant tout une littérature sociale et même une littérature de société. Elle compte peu d’œuvres dans lesquelles l’auteur ait exprimé son âme, son rêve de la vie, sa conception du monde, pour le plaisir ou le besoin intime de se les représenter à lui-même sous une forme qui réponde à son idéal inné de beauté. Nos écrivains s’adressent toujours à un public, l’ont constamment devant les yeux, cherchent à deviner ses goûts, à conquérir son assentiment, et s’efforcent de lui rendre aussi facile que possible l’intelligence de l’œuvre destinée à lui plaire. Ils expriment donc surtout des idées accessibles à tous, soit qu’ils adoptent et démontrent celles qui sont couramment reçues, soit qu’ils les heurtent exprès pour faire impression sur les lecteurs et accréditer celles qu’ils veulent y substituer. Or ce caractère éclate dès les plus anciens temps de notre littérature. Nos chansons de geste sont composées pour la classe aristocratique et guerrière, en expriment les sentiments, en flattent les passions, en personnifient l’idéal. On chercherait en vain dans toute l’Europe médiévale une œuvre qui incarne comme la Chanson de Roland les façons de sentir, sinon de la nation tout entière, au moins de la partie active et dominante de la nation dans ce qu’elles eurent de plus impersonnel et de plus élevé. De là cette faiblesse de la caractéristique qu’on a relevée dans notre vieille épopée : les individus l’intéressent moins que les idées et les sentiments dont ils sont les porteurs. Ce n’est pas ici, comme dans l’épopée allemande, la destinée personnelle des héros qui fait le sujet principal et presque unique du poème : si l’héroïsme et la mort de Roland sont si émouvants, c’est qu’ils sont mis au service de causes supérieures au guerrier lui-même : l’honneur, la foi chrétienne, la fidélité au seigneur, le dévouement à « douce France ». Nous avons, il est vrai, des poèmes beaucoup plus individualistes, comme Renaud de Montauban ou les Lorrains ; mais d’une part ils ont eux-mêmes quelque chose de général en ce qu’ils sont profondément imbus des sentiments « féodaux », et d’autre part ils sont encore tout pénétrés de l’esprit germanique ; ils sont comme des dépôts, sur le sol français, de cette grande alluvion des temps mérovingiens dont le flot n’a fait depuis mille ans que reculer et décroître. Prise dans son ensemble, notre épopée est une épopée sociale, par opposition à l’épopée individualiste des Allemands. La pénétration et l’adaptation d’une matière étrangère par l’esprit français se montrent à merveille dans la lente transformation des récits d’origine celtique. L’épopée de Tristan, où la souveraineté égoïste de l’amour éclate avec une si sauvage beauté, est isolée au milieu de nos romans de la Table Ronde et présente déjà, dans ses versions françaises, bien des traces d’accommodation au milieu dans lequel elle a été introduite. Quant aux autres, bien qu’ils eussent été oiriginairement conclus dans un esprit bien différent, ils nous offrent un idéal tout social, et même tout conventionnel, de courtoisie et d’honneur : ils présentent à la société chevaleresque du xiie siècle un miroir où elle aime à se contempler telle qu’elle croit être ou voudrait être. Les romans d’aventure, empruntés de toutes parts, et qui répondent au besoin universellement humain d’entendre et de raconter des histoires merveilleuses, ont subi insensiblement une réfraction analogue : nos poètes aiment à en tirer une leçon, à y introduire les règles de la vie élégante de leur temps, à changer ces vieux récits, qu’avait formés la seule imagination en vue de plaire à elle-même, en exemples et en moralités. Le même souci se retrouve jusque dans les fableaux : beaucoup des rimeurs de ces contes souvent plus que gais se préoccupent de donner à leurs récits quelque portée morale ou au moins satirique, ne voulant pas avoir l’air de se contenter du plaisir de rire sans arrière-pensée. Dans ces romans et dans ces fableaux on reconnaît d’avance l’esprit qui a inspiré Télémaque ou les « contes moraux » du xviiie siècle. L’histoire partage la tendance générale. Le livre de Villehardouin est un écrit apologétique ; celui de Froissart est un tableau de la société du xive siècle destiné à servir de « leçon de choses » aux nobles pour qui il est écrit ; celui de Commines est un traité de politique illustré par des exemples. Seul, le bon Joinville a écrit ses Mémoires pour le plaisir de raconter ses aventures en Orient ; encore était-ce moins pour se les rappeler à lui-même que pour les faire connaître à plus de monde qu’il ne pouvait le faire en les redisant « es chambres des dames », La religion elle-même, qui, jadis comme aujourd’hui, a occupé tant d’intelligences et rempli tant de cœurs, a produit chez nous peu de ces ouvrages mystiques où l’âme exhale en effusions passionnées son amour de Dieu et son aspiration vers lui : on n’en trouve pas plus au moyen âge qu’aux temps modernes (car l’Imitation de Jésus-Christ n’est pas une œuvre française) ; mais on y trouve d’excellents traités de morale chrétienne et d’ardents plaidoyers pour ou même contre l’Église ; nos écrivains religieux de tous les temps prêchent ou discutent bien plus qu’ils ne se recueillent en eux-mêmes ou ne s’absorbent en Dieu.

Au reste, cette littérature, toujours préoccupée d’agir sur les hommes, a pleinement atteint son but. Les chansons de geste étaient, au moment de la prodigieuse fermentation d’où elles sont sorties, comme les bulletins, rapidement colportés au loin, des actions héroïques ou blâmables, et on ne désirait rien tant que d’y figurer honorablement, comme on ne craignait rien tant que de fournir le sujet d’une « mauvaise chanson ». Les romans de la Table Ronde ont agi sur les mœurs de la société à laquelle ils s’adressaient et servi longtemps de modèles à tout ce qui prétendait être « courtois ». Les chansons de croisade ont poussé plus d’un chevalier vers la Syrie ; les chansons politiques, les dits satiriques ont joué un rôle important dans les luttes publiques et privées. Mais rien ne se compare à l’influence exercée par l’œuvre de Jean de Meun, de celui qu’on a pu appeler le Voltaire du xiiie siècle : elle a passionné les uns, elle a scandalisé les autres, et en somme elle a formé en grande partie les idées et les manières de voir que la bourgeoisie du moyen âge a transmises à la bourgeoisie moderne. Garnier de Pont-Sainte-Maxence, Rustebeuf, Alain Chartier, bien d’autres encore, ont prétendu guider ou contredire l’opinion de leurs contemporains sur tous les sujets en discussion, et on ne peut nier qu’ils n’aient eu sur elle une influence souvent considérable. Telle a été aussi la prétention et telle a été l’action de beaucoup de nos écrivains modernes, prétention et action encore peu apparentes au xvie siècle, plus marquées au xviie, éclatantes au xviiie et au xixe. Le principal objet d’une littérature sociale, c’est d’agir sur la société dans laquelle elle se produit.

Son autre objet est la peinture de cette société à laquelle elle est destinée, et c’est en effet cette peinture qui remplit la plus grande partie de notre vieille littérature, comme de notre littérature moderne. Aussi est-elle une mine inépuisable de renseignements sur les mœurs, les usages, les costumes, toute la vie privée de l’ancienne France. Les plus descriptifs de nos romans mondains ne donnent pas plus de détails sur les toilettes ou l’ameublement de leurs héroïnes que n’en fournissent les romans des xiie et xiiie siècles. Les écrits moraux ou facétieux en prose ou en vers, les contes, le théâtre, n’abondent pas moins en descriptions de ce genre : le public les accueillait toujours avec complaisance, amusé de retrouver le cadre de sa vie habituelle, ou charmé de se figurer les splendeurs d’un monde qui lui était fermé ; l’archéologie les recueille actuellement avec curiosité et avec reconnaissance.

Un autre trait distinctif de la littérature sociale, c’est de créer des types généraux plutôt que des caractères individuels. On a déjà vu que la peinture des caractères était faible dans l’épopée et pourquoi elle devait l’être, subordonnée comme elle l’était à une tendance générale. Elle n’est pas plus forte dans les romans d’aventure ou les contes. Les personnages s’y ressemblent presque tous : hommes et femmes, vieux et jeunes, sont taillés sur quelques patrons qui ne varient guère, parce qu’ils sont déterminés par des idées préconçues. En revanche Roland, Huon de Bordeaux, Arthur, Lancelot, Renard, Guenièvre, Nicolette, Richeut sont des types accomplis de l’héroïsme, de la jeunesse aventureuse, de la dignité royale, de la courtoisie chevaleresque, de l’astuce narquoise, de la mondanité immorale mais aristocratique, de l’amour naïf et passionné, de la corruption éhontée. Leurs traits sont d’autant plus significatifs qu’ils sont moins personnels, et se gravent d’autant mieux dans le souvenir qu’ils sont coordonnés par une logique parfaite. Ils gagnent en relief et en clarté tout ce qu’ils perdent en profondeur et en complication. N’est-ce pas aussi ce qu’on peut dire des créations les plus parfaites de notre littérature classique ?

La tendance à créer des types plutôt qu’à essayer de faire vivre des individus dans toute leur complexité changeante n’exclut pas l’analyse psychologique ; au contraire. Les sentiments humains sont étudiés en eux-mêmes, dans leur évolution logique et leurs conflits, tels que, dans des conditions données, ils doivent se produire, chez tout homme défini d’une certaine façon, et ceux qui les éprouvent aiment à se les expliquer à eux-mêmes… pour l’instruction des autres. Cette analyse psychologique, la littérature française y a excellé dans tous les temps. On pourrait citer tel morceau de Chrétien de Troyes qui ne le cède pas en vérité, en ingéniosité, parfois en subtilité, aux plus célèbres monologues de nos tragédies, aux pages les plus fouillées de nos romans contemporains. Le moyen âge a même poussé si loin son amour de l’analyse des « états d’âme » qu’il a fini par la dégager de tout support individuel, et qu’il a créé, dans le Roman de la Rose ce qu’on a pu appeler l’épopée psychologique. Là encore on ne peut méconnaître l’affinité profonde qui relie, à travers les âges, toutes les manifestations de notre génie littéraire. On reconnaît d’ailleurs, dans ce goût pour la psychologie abstraite, l’influence que la scolastique, création proprement française, a exercée pendant des siècles sur notre esprit comme sur notre langue, et qu’elle n’a peut-être pas encore cessé d’exercer.

L’une des qualités qui distinguent la littérature française moderne, c’est l’art de la composition. Depuis une pièce de théâtre ou un roman jusqu’à un sonnet, nous voulons que toute œuvre d’art soit bien construite et bien proportionnée, que l’auteur l’ait embrassée dans son ensemble avant de la commencer, et que toutes les parties en soient unies par un lien toujours présent à son esprit et qui apparaisse sans effort à celui du lecteur. Les œuvres étrangères où ces conditions manquent nous déroutent, et la majorité de notre public ne les goûte jamais qu’à demi. Il semble que sous ce rapport notre ancienne littérature diffère profondément de la moderne. Des poèmes qui n’en finissent pas, des « branches » qui se multiplient et s’enchevêtrent à l’aventure, des romans en prose qui recommencent sans cesse de nouveaux épisodes sans lien avec l’histoire principale, des compositions didactiques où l’auteur introduit au hasard tout ce qui lui passe par la tête ou lui tombe sous les yeux, des chansons même où les strophes paraissent n’avoir ni lien entre elles ni raison d’être plus ou moins nombreuses, voilà ce qui frappe tout de suite l’explorateur qui se hasarde dans ce pays encore si peu parcouru. Le reproche est mérité en grande partie : c’est à l’école de l’antiquité que nous avons appris l’art de composer, et les excellents modèles que nous en ont donnés nos classiques, joints à la part de plus en plus grande que les sciences de raisonnement ont prise dans la formation de notre esprit, nous y ont fait faire des progrès qui peut-être même ont rendu sur ce point nos exigences excessives et nos scrupules exagérés. Aussi est-ce l’absence de cet art qui nous choque le plus dans la littérature du moyen âge. Toutefois l’aspect incohérent qu’elle offre au premier abord n’est pas entièrement imputable aux auteurs des œuvres qui nous la présentent. Beaucoup de ces œuvres ont été remaniées, interpolées, allongées en tête et en queue pour les besoins de ceux qui en exploitaient le débit comme gagne-pain. Quelquefois nous pouvons éliminer ces appendices au moins en partie comme dans la Chanson de Roland, où tout un poème postérieur, Baligant, a été inséré avant la rédaction de nos plus anciens manuscrits, mais où d’autres additions se laissent soupçonner sans qu’on puisse les séparer nettement. En tenant compte de ce fâcheux état de choses, nous constatons que les plus belles des œuvres de notre ancienne poésie, si elles n’ont pas été composées avec la réflexion et l’art sévère qui président à la construction des tragédies de Racine, n’en ont pas moins en commun avec elles la profonde unité d’inspiration, la subordination du détail particulier à l’idée générale, la présence constante de cette idée à travers toutes les péripéties de l’action. Cette action, dans la Chanson de Roland, est d’ailleurs, une, simple, logique, du commencement à la fin (sauf les retouches), et les épisodes eux-mêmes ont dû pécher plutôt, dans l’œuvre telle qu’elle était primitivement, par excès de symétrie que par manque de cohésion. On pourrait en dire autant de plus d’un autre poème, si on s’attachait à l’idée plus qu’à l’exécution et surtout qu’à la forme qui nous est seule parvenue, dernier aboutissement, parfois, de bien des remaniements successifs. Mais, malgré ces réserves, le fait général n’est pas niable. Il tient en grande partie à ce que nos anciens poètes étaient esclaves de la « matière » qu’ils suivaient et qui souvent ne leur parvenait qu’altérée et déjà incohérente. Il tient surtout au peu de méditation qu’ils apportaient à leurs ouvrages, et à l’ignorance où ils étaient, ainsi que le public auquel ils s’adressaient, des conditions de leur art. Le défaut que l’on constate ici chez eux s’explique comme le reproche qu’on a toujours, et non sans raison, adressé à leur style.

On l’accuse de manquer de beauté, ou plutôt on l’accuse de ne pas exister au sens où nous l’entendons aujourd’hui, et l’accusation est en grande partie méritée. Ce style, ou si l’on veut cette absence de style, rebute dans la prose et encore plus dans les vers de beaucoup de nos vieux écrivains : ils n’ont pas étudié les secrets rapports des mots et des images qu’ils évoquent ; ils emploient au hasard ceux qui se présentent, ou s’ils recherchent tels termes ou telles alliances de termes, c’est pour des motifs enfantins de consonance ou de jeu de mots. Les disparates de tons ne les choquent pas, la platitude et la trivialité ne les offusquent pas, la banalité leur est familière, et surtout ils se complaisent presque tous dans une prolixité qui ne révèle que trop la facilité irréfléchie avec laquelle ils produisent. Le choix et la propriété de l’expression, l’art de renouveler l’énergie ou le charme d’un mot par l’emploi qu’on en fait ou la façon dont on l’encadre, la recherche des nuances, le souci de mettre dans la parole toute la pensée et de n’y rien mettre de plus, la littérature française les apprit, comme la composition, non du premier coup ni sans peine, en étudiant l’art antique et aussi l’art italien, et c’est l’absence presque complète de ces qualités chez la plupart de nos vieux auteurs qui aurait empêché notre époque classique, si elle les avait connus, de leur rendre justice, comme elle empêche encore de le faire beaucoup de critiques contemporains, et, naturellement, de ceux qui sont le plus fidèles à la tradition classique.

Mais si le sentiment réfléchi de la beauté du style manque presque toujours à nos pères, on retrouve jusque dans la forme de leurs écrits plus d’un des traits qui caractérisent encore notre littérature en face de celle des autres peuples. Et d’abord ils sont clairs, ou du moins ils ont toujours l’intention de l’être : si leur syntaxe, développée en liberté et soumise à toutes les incertitudes du langage parlé, ne connaît pas les règles sévères que les grammairiens ont imposées à la nôtre et qui ont fait peu à peu du français littéraire une langue transparente et lucide entre toutes, ils arrivent cependant d’ordinaire à construire des phrases qui sont intelligibles sans effort, et ils ne recherchent pas l’obscurité, comme on le faisait au moyen âge dans plus d’une littérature voisine. Il en devait être ainsi : une littérature sociale doit avant tout être facile à comprendre. Mais leur langue n’est pas seulement claire : elle a souvent une justesse, une légèreté, une aisance naturelle qui font penser aux meilleurs morceaux de notre littérature des deux derniers siècles, ils voient bien et savent dire avec netteté ce qu’ils ont vu ; leur parole les amuse et nous amuse avec eux. Beaucoup d’entre eux sont d’aimables causeurs, un peu babillards, qui se laissent d’autant plus volontiers aller à leur verve qu’ils voient que leurs auditeurs y prennent plaisir ; d’autres sont d’excellents raisonneurs, qui cherchent sérieusement à convaincre ou à intéresser leur public, et qui y réussissent par la simplicité et la précision de leur exposition ; d’autres encore ont su imprimer à leurs discours de la grandeur, de la sensibilité ou de la finesse. Parmi leurs productions, il en est qui, indépendamment de leur intérêt historique, peuvent encore charmer le lecteur qui n’y cherche qu’une jouissance esthétique : tels le Roland avec sa sévérité passionnée, Aucassin avec sa fraîcheur et sa sveltesse juvéniles, quelques passages de Chrétien de Troyes avec leur délicatesse spirituelle, quelques morceaux des grands romans en prose avec leur élégance étudiée, la Vie de saint Thomas avec sa fermeté parfois éclatante, le Jeu de la Feuillée avec sa verve écolière, Robin avec sa gentillesse rustique, Renard et quelques fableaux avec leur gaieté inoffensive, le livre de Villehardouin avec sa haute allure, les mémoires de Joinville avec leur bonhomie, ceux de Philippe de Novare avec leur vivacité malicieuse, l’immense tapisserie bariolée de Froissart, le Quadriloge invectif avec son émotion dramatique, Charles d’Orléans avec sa mélancolie souriante, Patelin et les Quinze joies de mariage avec leur humour sarcastique, la chronique de Chastellain avec son éloquence parfois digne de ses modèles latins, celle de Commines avec sa gravité finaude (je mets à part Villon, qui est de toutes façons un isolé). On ne peut méconnaître, en lisant ces œuvres si diverses qui s’échelonnent sur cinq siècles, qu’il n’y ait dans toutes un heureux rapport entre la forme et le fond, entre la parole et la pensée, et qu’on n’y rencontre souvent la beauté de l’expression, soit trouvée par hasard, soit même (comme chez Garnier de Pont-Sainte-Maxence, Alain Chartier, Chastellain, clercs formés par l’étude du latin) recherchée avec intention. Pour apprécier le mérite de ces premiers efforts vers le style, il faut s’en représenter la nouveauté et la difficulté. Ces poètes, ces prosateurs, n’avaient ni règles ni modèles ; ils étaient placés directement en face de la matière flottante d’une langue incertaine, variable suivant les temps et les lieux, et s’ils ont su la façonner, la plier à rendre leur pensée presque toujours avec clarté, parfois avec force ou avec grâce, ils ont droit à notre estime et même, en certains cas, à notre admiration. La création de la prose littéraire, notamment, est une œuvre étonnante, dont l’enfantement a été long et pénible, et dont les résultats ont été incalculables ; car ici, par exception, le travail du moyen âge n’a pas été perdu pour l’avenir, et l’art d’écrire une prose simple, animée, légère ou éloquente s’est en somme transmis, sans trop d’interruption, du xiiie siècle, à travers les suivants, jusqu’à Rabelais, à Amyot, à Pascal et à Voltaire.

Ce que j’ai dit du mérite qu’ont eu nos vieux auteurs à créer de toutes pièces une forme qui n’est que rarement belle, mais qui n’en est pas moins très méritoire si on songe aux conditions où ils l’ont créée, il faut le dire de l’ensemble de la littérature française du moyen âge, surtout à ses débuts. C’est un titre d’honneur impérissable pour la nation française, — et il faut associer dans cet honneur la France méridionale à la France du nord, — que d’avoir fondé la littérature moderne, en osant employer la langue vulgaire d’abord pour des poèmes épiques ou simplement narratifs, puis pour une poésie lyrique populaire et « courtoise », pour des œuvres satiriques, morales, philosophiques, pour des compositions théâtrales, enfin pour des récits historiques ou des fictions en prose. Il faudrait un espace que je n’ai plus ici pour faire comprendre tout ce qu’une pareille création a eu de hardi et presque d’héroïque. Elle est dans un rapport étroit avec la constitution même de la société où elle s’est produite, et elle a eu pour résultat de rendre pendant des siècles toute l’Europe civilisée tributaire de la France. Par là encore la littérature française du moyen âge ressemble à la littérature française moderne, issue, elle aussi, d’un effort courageux et difficile pour accommoder une matière presque intacte à une forme nouvelle, intimement dépendante, elle aussi, des conditions sociales où elle se produit, et exerçant, elle aussi, une influence souveraine sur les littératures voisines.

C’est ainsi que nos deux grandes périodes littéraires, celle du moyen âge et celle des temps modernes, se ressemblent par leur histoire extérieure autant que par beaucoup de leurs caractères intimes, et, quelque séparation qu’ait mise entre elles la rupture de la tradition immédiate, ne doivent pas être séparées par ceux qui veulent surtout étudier dans une littérature la manifestation d’un génie national. Et c’est pour cela que le directeur et les collaborateurs de l’œuvre à laquelle ces pages servent de préface ont eu en l’entreprenant une conception digne de tout éloge et auront bien mérité non seulement de la science, mais de la patrie. Car le sentiment national a besoin aujourd’hui, comme tous les autres, de se renouveler et de s’élargir en s’appuyant sur la recherche scientifique, et la meilleure manière qu’il y ait de lui donner une conscience de lui-même de plus en plus pleine et féconde, c’est de lui montrer sa pérennité à travers les âges et sa persistance essentielle dans toutes les phases de son développement.

Gaston Paris.