Histoire de la littérature française (Thibaudet, 1936)/I

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PREMIÈRE  PARTIE
LA GÉNÉRATION DE 1789
I
LA GÉNÉRATION DE 1789
La Génération de Napoléon.
On s’est étonné de l’obstination avec laquelle Chateaubriand, né en 1768, se rajeunit toujours d’un an ; on a pensé uniquement qu’il s’agissait pour lui de faire partir d’une année de naissance commune, 1769, le parallélisme où il se complaît entre la carrière de Bonaparte et la sienne. Ce coup de pouce à l’aiguille des chiffres, retenons-le et adoptons-le comme une intention de créer cette réalité la génération de Napoléon. Mme de Staël, Chateaubriand et Napoléon naissent en trois années, de 1766 à 1769 : la Genevoise, le Breton, le Corse, sont des vingt ans en 1789, Napoléon littéralement, Germaine et René approximativement. Nous tiendrons ce synchronisme pour un point de départ des temps nouveaux.

Ces trois noms vont faire, dans les premières années du XIXe siècle, presque le vide autour d’eux, ils serviront à la France de témoins officiels devant le monde. Ils forment charnière dans la suite des générations. Quand nous les comparons aux autres charnières de la suite française, un caractère singulier nous frappe.

Deux sont des étrangers. Et le troisième un éternel émigré. Germaine Necker est la fille du contrôleur général, du technicien étranger, et elle incarnera, après Rousseau et son père la troisième vague de cette conquête genevoise dont l’histoire ne finit pas avec elle. Bonaparte, un autre de nos conquérants, est un Italien, aussi vrai Italien malgré son état civil français que Mme de Staël est vraie Genevoise malgré son état civil suédois. Et si Chateaubriand est Breton, il inaugure une manière nouvelle d’être Breton.. La Bretagne était entrée au XVIIIe siècle en pleine culture française : Duclos et Maupertuis sont des écrivains français dont nous savons, sans y attacher d’importance, qu’ils sont nés en Bretagne. Mais Chateaubriand, bien qu’il ait quitté de bonne heure et sans retour la Bretagne pour n’y revenir que dans un célèbre cercueil, est individuellement, tenacement Breton comme le seront après lui Lamennais et Renan. Breton comme Rousseau est Genevois, Bonaparte Corse, ce pur Français devient, par sa position d’émigré décoratif et stylisé, excentrique à son temps, une sorte d’étranger honoraire.

La chute de la République
des Lettres
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Ces trois présences d’abord extraordinaires de quasi-étrangers nous apparaissent plus ordinaires et presque nécessaires si nous y voyons la contre-partie d’une absence : l’absence de tout ce qui, dans cette génération des vingt ans en 1789 a été empêché par la Révolution.

Empêché un peu, sans doute, pour des raisons démographiques. À peine cette génération est-elle entrée dans la vie que les guerres meurtrières commencent. Ont-elles apporté aux lettres un dommage égal ou supérieur à celui que leur a infligé le tribunal révolutionnaire ? Des André Chénier sont-ils morts à Wattignies ou à Eylau ? Ce n’est probable que dans une mesure très inférieure à celle que comporte la guerre de 1914. Le massacre des élites qui a fauché la génération des vingt ans en 1914 reste jusqu’à présent un fait unique dans l’histoire, et d’ailleurs, de ces considérations glissantes sur le possible, nous ne pouvons rien tirer qui entre dans une chaîne des causes explicatives.

L’absence qui régna, pendant que cette génération atteint l’âge viril, ce n’est pas cette absence d’individus, dont nous ne pouvons rien savoir, c’est l’absence d’un état littéraire, d’un climat littéraire. La proclamation de la République Française coïncide en effet avec l’abolition de la République des Lettres.

La République des Lettres, cet état séculaire qui donnait à la littérature son atmosphère, ses habitudes, ses problèmes, ses rythmes, son statut social, ses relations extérieures, est détruite par cette Révolution qu’elle a préparée. Plus d’Académies, plus de Salons, plus de « Société ». Au principe de la Littérature d’une époque, d’une génération, il y a ordinairement chez un ou deux milliers de jeunes gens l’idée de se créer une vie intéressante en « faisant de la littérature » et chez cent mille personnes l’idée qu’il est intéressant, agréable, ou important qu’on « fasse de la littérature ». Cette idée s’oublie alors ou s’obscurcit, pendant quelques années. La génération qui a vécu cet oubli et cet obscurcissement en reste marquée et frappée.

Réussir dans la République des Lettres, c’était plaire aux honnêtes gens, comme réussir dans la République c’est plaire aux électeurs. Chateaubriand n’avait pas d’autre but quand, jeune officier, il écrivait pour l’Almanach des Muses. Et ce que c’était que plaire aux honnêtes gens, Germaine Necker l’avait appris sur son petit tabouret, dans le salon de sa mère. Si la Révolution a comporté des gens honnêtes, elle n’en détruit ou n’en disperse pas moins les honnêtes gens. Quel public, ou plutôt quels publics, pour cette génération, remplaceront celui-là ? Trois sont possibles et tous trois feront leurs parties dans une révolution littéraire.

Les nouveaux publics.
1° D’abord le public des non-honnêtes gens, la rue et les nouveaux riches, soit, dans l’un et dans l’autre cas, un public peuple. Mais ce public ce n’est pas sur les Vingt ans en 1789 qu’il a agi. Ceux-ci arrivaient avec une formation déjà acquise, celle de l’ancien régime. Ils ne pouvaient la démentir. La Révolution a eu une littérature révolutionnaire ; elle n’a pas eu de révolution littéraire. Elle a été, au point de vue littéraire, plus conservatrice, plus écolière, plus primaire que n’importe quelle autre époque. Dans la poésie, au théâtre, la roue des genres anciens a continué à tourner mécaniquement. La génération qui fera une révolution littéraire, qui incorporera, au théâtre et dans le roman, les genres populaires à la littérature, ce ne sera pas la génération qui aura avalé, de gré ou de force, la Révolution Française, ce sera celle qui l’aura digérée, c’est-à-dire la génération suivante.

2° Mais si le public des honnêtes gens n’est plus à Paris, il peut se reformer ailleurs, et la littérature l’y accompagner. L’événement littéraire essentiel, pour cette génération, c’est l’émigration. La plupart des valeurs nouvelles se créent dans l’émigration, ou par elle, ou par la vie à l’étranger : Chateaubriand, Mme de Staël, de Maistre, Bonald, Rivarol. La durée de cette émigration paraît avoir été proportionnée par un destin artiste, comme la crue du Nil, aux besoins de la littérature. Elle dure environ dix ans. Rentrée plus tôt, comme les émigrés l’espéraient en 1792, l’émigration n’aurait pas eu le temps de s’imprégner de l’étranger, de constituer sa table de comparaisons, d’assouplir, d’élargir et d’enrichir son capital d’idées et de sensations. Restée chez les étrangers pendant une génération et plus, comme l’émigration protestante du XVIIe siècle, elle s’y fût absorbée, elle eût enrichi leur littérature et non la française. La Révolution et l’émigration collaborent pour faire de la génération des Vingt ans en 1789 une génération qui aura beaucoup vu, qui aura beaucoup vécu, en peu d’années, qui accumulera une somme d’expériences et de diversités bien plus grande que n’importe quelle époque depuis le XVIe siècle, et qui fournira à la génération suivante un public ouvert et curieux : ce seront les salons de l’ancienne émigration qui feront d’abord la fortune littéraire de Lamartine et de Victor Hugo. Tel est le second public possible d’une littérature entre 1792 et 1802, et, d’un autre point de vue, entre 1792 et 1815, — un retour du public traditionnel, en-somme, de la République des Lettres.

3° Mais, surtout depuis Rousseau, les Confessions et les Rêveries, on en imagine volontiers un troisième : ce minimum absolu de public qu’est l’auteur lui-même, écrivant pour lui. En 1793, le meilleur de la production des vivants est manuscrit : ce sont les poésies de Chénier, c’est le coffre de papiers rapporté d’Amérique par Chateaubriand. Lorsque les presses seront rendues aux lettres, paraîtront les monologues de la solitude, René, Obermann.

Cette génération donnera à la vie intérieure un maître d’ailleurs ignoré de ses contemporains Maine de Biran. L’émigration extérieure, patente, vers l’étranger, est équilibrée par une émigration intérieure, la tente nomade par les temples secrets. L’homme le moins qualifié pour cette vie, Condorcet, écrivant dans sa cachette, après le 2 juin, son Tableau des Progrès, en dit : « Cette contemplation est pour moi un tranquille asile où le souvenir de mes persécuteurs ne peut m’atteindre » La Révolution jette bien des âmes dans ces asiles.

Ainsi la génération qui avait vingt ans en 1789 a été contrainte à un genre de vie et d’œuvres littéraires autres que ceux qu’elle aurait pratiqués si le cours des temps eût été normal. Elle s’est formée sans doute aux dépens d’un mouvement littéraire purement français qui eût été le produit direct, délicat, peut-être exténué du XVIIIe siècle finissant. Nous avons vu dans le volume précédent[1] vers quel horizon et pour quel départ s’infléchissait la courbe du courant littéraire à la veille de la Révolution. Ce départ est plus ou moins contremandé par la Révolution. Dans les huit années qui précèdent, de 1782 à 1788, ont paru les Liaisons Dangereuses, le Mariage de Figaro, Paul et Virginie. Or il est remarquable que Laclos, Beaumarchais, Saint-Pierre, ces trois témoins de la génération précédente, bien que dans la force de l’âge, et ayant tous trois survécu à la Révolution, y ayant adhéré, ayant été employés par elle, ne survivent pas littérairement à l’Ancien Régime, ne produisent plus rien qui compte.

II
LA SECONDE ÉMIGRATION
Le départ des Élites.
Qu’il soit centripète ou centrifuge, le caractère européen qu’a pris, à la fin du XVIIe et à la fin du XVIIIe siècle, la littérature française, est dans la dépendance de deux courants d’émigration, qui ont la même cause, le fanatisme unitaire, et qui aboutissent au même résultat, l’émigration d’une élite. En 1789, les Parisiens du faubourg Saint-Antoine ont démoli la Bastille avec le même enthousiasme que leurs grands-pères avaient employé à jeter bas le temple protestant de Charenton. Pareillement, comme l’a montré Alhert Sorel, les légistes de la Révolution n’ont fait qu’appliquer aux émigrés et au clergé le droit que les légistes de Louis XIV avaient créé pour dépouiller les religionnaires et détruire leurs familles. Or l’émigration protestante avait produit, depuis Bayle, une littérature française à l’étranger, et même ce style qu’on a appelé style réfugié. La grande différence entre cette première émigration et la seconde, c’est que les émigrés de la Révolution sont rentrés, après un temps qui fut à peu près celui de la guerre de Troie, — qu’au terme de leur Odyssée il y a un Retour, — et que l’influence littéraire de l’émigration se manifeste moins à l’étranger par son séjour qu’en France par ce retour.

Quand, dans les cités antiques, le peuple entrait en lutte avec l’aristocratie, il trébuchait sur cette difficulté, que les familles nobles possédaient la clef du culte, des rites, des sacrifices, des auspices, et que s’il pouvait les supplanter dans l’exercice du pouvoir, il manquait non d’initiative mais d’initiation pour mettre la cité en rapport avec les dieux. En 1789, les diverses aristocraties possédaient, en ce qui regarde les lettres et les arts, ces habitudes, cette initiation, ce goût qui ne s’improvisent pas. Elles les emportèrent avec elles, mais les dépaysèrent et se dépaysèrent.

La Littérature émigrée.
Un seul écrivain, mais ignoré alors n’a pas émigré : c’est André Chénier. Son frère Marie-Joseph peut passer pour le type et un chef de file des traînards qui continuent à répéter en France les gestes vides du XVIIIe siècle poétique. Mais pendant un quart de siècle, de 1793 à 1820, tous les écrivains qui comptent sont étrangers comme Mme de Staël, Constant, de Maistre, même, après tout, Bonaparte, ou émigrés comme Chateaubriand, Bonald, Senancour, Rivarol. Tout ce qui n’a pas subi l’épreuve ou le sacrement de la frontière, tout ce qui dit, avec Sieyès : « J’ai vécu ! », rampe. Quel que soit le jugement politique ou moral qu’on hasardera sur l’émigration, et qu’on répète ou non à son sujet un mot comme celui du P. Loriquet, dans son Histoire de France sur les protestants de la Révocation qui « ne rougirent pas de porter à l’étranger les secrets de notre industrie », elle a été littérairement bienfaisante. Elle a institué des expériences nouvelles. Elle a enrichi la sensibilité française. Elle a brassé des courants européens. Elle a apporté un contrepoids d’autonomie et de liberté au conformisme officiel sous lequel la Révolution et Napoléon risquaient d’écraser et de stériliser les lettres. Elle a préparé la société parisienne de la Restauration, les premiers feux du romantisme, les formes les plus délicates du libéralisme intellectuel et de l’intelligence esthétique, l’Europe paisible, concordante, tolérante et cultivée des années 1815-1848.

Les élites émigrées vivent tragiquement. Elles sont contraintes à une vie hasardeuse, solitaire, humiliée. Elles sont amenées par l’exil et l’épreuve à reviser leurs valeurs, et à en connaître ou à en créer d’autres. Les dieux qu’elles ont emportés prennent contact et font alliance avec les dieux étrangers. Sainte-Beuve indiquant que l’originalité de Chateaubriand lui vient de son déracinement, dit : « C’est à cela que servent du moins les révolutions ; elles triomphent en déracinant, elles rompent ce qui suit de trop près, et recommencent le grand mélange. Il y a chance pour qu’au sortir de là il se produise quelque chose d’original et de nouveau. »

Il y a les émigrés qui perdent leur pays et ceux qui en découvrent d’autres. Il y a les émigrés qui n’ont plus de société et ceux qui s’en font une nouvelle, il y a les émigrés qui n’ont pas de jeunesse et ceux qui créent une jeunesse. Trois dissonances, qui produisent chacune leur étincelle de vie littéraire.

L’émigré qui perd son pays, qui n’a plus de société, qui n’a plus de jeunesse, représente au bilan le passif, la négation, la déficience. L’émigration est mortelle aux faibles. S’il vient de ce côté des faibles une voix littéraire, c’est une voix désespérée. Cette voix désespérée s’est exprimée précisément dans un des plus beaux livres de l’émigration, l’Obermann de Senancour. Chateaubriand a traversé cette phase avec René.

La Découverte de l’Europe.
En perdant la France, d’autres émigrés, fils du XVIIIe siècle découvrent mal leur moi, et la vie solitaire ne leur apparaît guère que dans l’aimable et humoristique dessin du Voyage autour de ma Chambre de Xavier de Maistre. En revanche ils découvrent l’Europe. Ils deviennent, selon le mot de Mallet du Pan, des cosmopolites malgré eux. L’aire de dispersion est vaste. Des trois Bourbons qui succèderont à Louis XVI, Louis XVIII habite la Russie, Charles X, l’Écosse et Louis-Philippe, qu’on trouve en Scandinavie, sous le cercle polaire, puis en Amérique, est un voyageur passionné. La bibliographie des livres de voyages dus aux émigrés, parus soit à l’étranger soit en France à leur retour, est considérable. Ils découvrent l’Angleterre, l’Allemagne, la Scandinavie, la Russie, l’Espagne, les États-Unis, non pas comme autrefois dans les voyages d’études, les missions diplomatiques, les séjours d’hommes de lettres parmi la bonne compagnie, mais dans la matérialité précise où les appliquent une vie difficile, le contact avec le peuple, les voyages à pied, les métiers dont il faut vivre, la langue qu’il faut apprendre. Leur émigration dure assez pour qu’ils apprennent l’étranger, pas assez pour qu’ils oublient la France.

L’accueil qui leur est fait par la société britannique prépare cette vie franco-anglaise de l’esprit littéraire et politique, qui prendra corps après 1815. C’est dans l’émigration lyonnaise que Walter Scott rencontre celle qui va être sa femme. C’est d’Angleterre que Chateaubriand rapporte, avec l’enthousiasme pour Milton, le sentiment du génie littéraire chrétien. En Allemagne, Hambourg et ses environs reçoivent la colonie la plus compacte et la plus brillante de l’émigration. Quarante mille émigrés l’habitent, qui ont leur théâtre, leur café et leurs journaux français, leur revue le Spectateur du Nord, et Rivarol, et Chênedollé, et Beaumarchais, et Delille, et Mmes de Genlis et de Flahaut-Souza et les constituants de 1789, en contact avec Klopstock, Voss, Jacobi, Niebuhr. Le libraire Fauche y confie à Rivarol la tâche de donner aux Allemands un Dictionnaire de la langue française. À Anspach Chamisso et Suard sont les familiers du prince de Hardenberg. De la Genève de Mme de Staël à la Neuchâtel de Mme de Charrière, la Suisse française, devenue l’un des carrefours de l’émigration, se prépare à donner un centre vivant, un salon de l’Europe, au cosmopolitisme nouveau. Littérairement, à partir du Consulat, Coppet deviendra presque un Hambourg français.

L’Émigré.
La vie littéraire de l’émigration n’ayant duré qu’une dizaine d’années, est un couloir, un passage. Nous en retrouverons donc dans d’autres chapitres les personnalités principales, ainsi que les œuvres spécifiques, qui sont les Mémoires, tous rédigés longtemps après. Il nous faut faire cependant une exception. Le seul roman important publié entre Paul et Virginie de 1787 et Valérie de 1803 non seulement est écrit par un émigré, mais s’appelle l’Émigré de Sénac de Meilhan, paru à Brunswick en 1797 sans trouver le moindre public. C’est un roman par « lettres écrites en 1793 » que Meilhan nous affirme réel, et qui en tout cas répond à une situation qui a dû fréquemment se reproduire : une jeune femme allemande mariée sans l’être beaucoup, et dans le château rhénan de qui est recueilli un jeune émigré blessé. Le roman d’amour de l’émigré, peint délibérément comme un type français, le soin spirituel avec lequel l’auteur a décrit des cœurs et des milieux allemands, donnent à l’Émigré une figure de roman cosmopolite moins décoratif, mais plus vivant, plus émouvant et plus vrai que Corinne. La différence de l’Émigré et de Corinne ressemble à celle d’Obermann et de René. Les deux livres de Senac et Senancour, absolument inaperçus de leur génération contemporaine, ont trouvé un public au fur et à mesure que les deux livres célèbres, citrons pressés, ne vivaient plus guère que pour l’histoire littéraire.
III
LA LITTÉRATURE RÉVOLUTIONNAIRE

La Révolution a écrasé, renversé ou dispersé la génération littéraire de 1789. Une invention et une création extraordinaires, dans l'ordre de l'action, ont pour rançon littéraire la disparition du goût, l'indigence des formes, la stérilité du théâtre et du livre.

Débauche de littérature
populaire
.
Le XVIIIe siècle, tout en maintenant, et en perfectionnant sur bien des points, une littérature pour les gens de goût, pour les citoyens et les hôtes de la République des Lettres, avait créé ou suggéré une littérature populaire, même populiste, avec les romans de Restif de la Bretonne, le drame (et les théories) de Sébastien Mercier. En dévastant, exilant ou muselant la République des Lettres, la République Française ouvrit un cours plus large à cette littérature populaire. La République des Lettres devient une démocratie des lettres : le peuple chante, le peuple lit, le peuple écoute. Et cela aurait pu donner des résultats. Malheureusement les habitudes séculaires de la littérature française étaient prises, la transition manqua, et si le romantisme allait plus tard en bénéficier, le résultat, pendant la période révolutionnaire, fut nul.
Chant.
Le peuple chante, et la vraie poésie révolutionnaire est en effet, ou aurait dû être, de la poésie chantée, telle que l'appelaient les fêtes populaires. Le Chant du Départ, de Marie-Joseph Chénier, pas trop indigne de la noble musique de Méhul, est le plus beau de ces hymnes révolutionnaires. Le vol sublime de la Marseillaise traîne malheureusement après lui des paroles ineptes. Ne parlons pas de la Carmagnole et du Ça ira.
Journaux.
Le peuple, lit. Il lit surtout des journaux. Les Journaux sont assurément la partie la plus vivante de la littérature révolutionnaire. Ils le sont dès les États Généraux de 1789, qui se réunissaient déjà portés par une curieuse littérature spontanée, celle des Cahiers, rédigés, dans les petites villes et les campagnes, par des procureurs, des maîtres d’école, des curés, et où les accents pittoresques et singuliers, sincères et poignants, ne manquent pas. À ces cahiers des mandants, répondent parfois les comptes-rendus des mandataires, comme les Lettres à mes Commettants de Mirabeau, qui sont du vrai journalisme. Et surtout, à Paris, l’opinion à défendre, le parti à soutenir, le relâchement, puis la disparition de la police des écrits, font crépiter de tous côtés une mitraille de feuilles ardentes, souvent pamphlets périodiques, à un ou deux rédacteurs, qui paraissent irrégulièrement.

Le meilleur et en tout cas le plus célèbre des journaux de 1789 a 1791, ce sont les Actes des Apôtres, de Peltier, Rivarol, Champcenetz, Mirabeau le jeune, Suleau, pamphlet conservateur, qui s adresse surtout à la bonne compagnie, ou à ce qui en reste : d’où une littérature plus fine. La lecture en est cependant devenue assez décevante. Nous comprenons mal tant de sous-entendus et d’allusions à des personnages oubliés. Nous entendons beaucoup mieux l’Ami du Peuple de Marat qui commence à paraître en septembre 1789, et les Révolutions de France et de Brabant que Camille Desmoulins publie à partir de novembre 1789. Mais c’est en 1793 surtout, avec le Vieux Cordelier, que se révèle le puissant talent de Desmoulins. Les numéros qui précédèrent immédiatement sa mort passent avec raison pour le chef-d’œuvre du journalisme de la révolution, parce qu’alors il se bat dangereusement. C’est également à l’énergie de ses convictions, à la fièvre de ses haines, à son contact direct avec les passions de la rue, que l’Ami du Peuple doit la vie qui éclate encore dans celles de ses pages dont nous conservons le fil conducteur. Il voisine dans la littérature populaire avec le Père Duchêne d’Hébert. Hébert a un vrai tempérament : de journaliste, il a créé un style populaire et puissant d’une verve et d’une verdeur singulières, que les Goncourt admiraient, et dont Jaurès, quand il publiait par livraisons son Histoire Socialiste, se plaisait à citer de longues pages pour amuser encore ses lecteurs populaires de 1900.

Éloquence.
Enfin le peuple entend. La littérature auriculaire reste en somme la meilleure de la Révolution, bien qu’elle soit souvent écrite et lue, dans les trois assemblées. L’éloquence de la Constituante n’est pas une éloquence populaire. Chez Mirabeau, les célèbres apostrophes, adjurations, mouvements pathétiques, lave répandue, hure secouée, ne tiennent qu’une très petite place dans l’ensemble de ses discours, et même, comme dans le discours de la hideuse banqueroute, peuvent coïncider avec les vacances de son bon sens, dont il avait par ailleurs à revendre. Les discours de Mirabeau, de Barnave, de Cazalès, de Maury, de Robespierre constituant, sont généralement des discours d’idées et d’affaires, où le pathos n’est qu’une écume, et qui sont soutenus par l’acquis, la logique de l’expérience et de la culture. On ne retrouve pas les mêmes qualités chez les orateurs de la Législative, qui ont pris l’habitude de parler moins pour l’Assemblée que pour les tribunes, qui aiment l’éloquence pour elle-même, mais qui ont la poésie de la jeunesse, et qui offrent en un mouvement monumental, comme celui des Horaces dans le tableau de David, l’image d’une génération nouvelle dans son indivisible élan. C’est Vergniaud avec ce romanesque généreux et vaniteux où l’on croit sentir déjà les élans lyriques de son futur historien Lamartine ; c’est Isnard, le Provençal frénétique qui a dans quelques discours d’ailleurs laborieusement écrits, à la Législative et à la Convention, jeté peut-être les notes les plus aiguës sur le trépied le plus pythique qu’aient connu les Assemblées. La plupart de ces orateurs se retrouvent et grandissent à la Convention, où Robespierre de son côté ramène le ton plein, le labeur probe et serré de ses débuts à la Constituante. C’est sans doute Robespierre, qui avec Mirabeau, a laissé, le plus de pages oratoires dignes d’être lues. Il demeure celui dont Mirabeau disait : « Cet homme ira loin car il croit tout ce qu’il dit ». La conviction profonde, enracinée par la méditation solitaire et par la haine de l’adversaire ; une volonté infatigable de faire passer, par la force d’une logique continue, claire et véhémente, ce qu’il croit dans toutes les oreilles qui l’écoutent ; et le but qui, à mesure que l’orateur va plus loin s’éloigne d’aussi loin, puisqu’il n’est rien d’autre que le règne de la vertu : tout cela donne à Robespierre ce qu’il reste seul à avoir possédé entièrement, un temps, sous la Révolution : l’autorité. Autorité du définiteur, du guide, du politique, autorité de l’Incorruptible. S’il reste des discours de Robespierre, il ne reste de Danton que des mouvements, des phrases, des cris, du feu, les plus beaux de la Révolution. Il est probable que Saint-Just avait du génie, et de lui aussi on sait des mots étonnants. Mais ses discours mêmes sont filandreux, ennuyeux, et quand ses déductions enfilent le chemin de l’absurdité, le fanatisme délirant avec lequel il le suit jusqu’au bout ne paraît plus une force, mais une damnation de la nature.
Écrits.
Ce n’est d’ailleurs pas seulement ni surtout à cause de leurs discours que les personnages révolutionnaires sont retenus par la littérature. Le meilleur de Mirabeau est dans d’autres écrits : moins son Histoire secrète de la Cour de Berlin, résultat hâtif et mal venu de sa mission diplomatique en Prusse que ses Lettres d’amour volcaniques à Sophie de Monnier, et moins ses lettres d’amour que ses lettres politiques, soit les notes secrètes écrites (pour de l’argent) à Louis XVI. Au-dessus de Mirabeau orateur, il y a Mirabeau ministre.

Je veux dire Mirabeau candidat au ministère, Mirabeau pensant et écrivant en ministre ; le Mirabeau plein d’idées qui gémit de voir l’État abandonné, par la nolonté (le mot est de lui) du roi, à la folle plèbe parisienne ou au lourd comptable genevois, et qui sait ce qu’il faut faire, et qui conscient de tous les dangers que court la monarchie, voudrait la sauver, et gémit des vices, des dettes, de toute la légende attachés à son lourd passé qui lui enlèvent toute activité pour le bien. Les États généraux de 1614 ont laissé en se retirant, sur le rivage de la cour, l’évêque de Luçon, le futur Richelieu. La monarchie des Bourbons eût été sauvée par un grand ministre qui eût consolidé et réglé monarchiquement les résultats des États de 1789. Mirabeau seul était alors ce ministre possible, mais repoussé par le roi, l’Assemblée, le Destin et le déclin d’une vie usée. Il en a laissé un témoignage, qui appartient aux lettres : la Correspondance entre Mirabeau et le comte de La Marck. Mais La Marck sert ici plutôt de prête-nom. Ces trois volumes publiés en 1851 sont un dialogue entre Mirabeau et la royauté ou un monologue de Mirabeau devant la royauté, et, pour employer le langage de Bossuet un Avertissement politique.

L’essentiel de cette Correspondance, et par le contenu, et par les correspondants et par les conséquences, ce sont les cinquante notes écrites par Mirabeau, depuis juin 1790 jusqu’à sa mort dix mois après. Un étranger sans vues, Necker, un coq sans cervelle qui tourne au clocher, La Fayette, sont les deux consuls de l’irrésolution et de la présomption, tiennent les commandes. Mirabeau, forcé de rester dans les coulisses offre, en attendant mieux, un plan. Ces cinquante notes sont écrites à la diable, avec plus de génie, parfois, que de bon sens. Elles méritent toujours d’être lues, surtout aux époques de crise, quand un régime penche et qu’il faut l’étayer, quand l’esprit de Révolution reparaît, quand les maux et les périls étant les mêmes, le remède est, dans ses grandes lignes le même : une synthèse énergique, active et non passive, des besoins nouveaux et de l’ordre ancien. Comme les écrits de Napoléon, ces notes entrent dans la littérature, parce qu’il y a là, non seulement des raisons et des vues, mais un tempérament, une nature, un homme, donc un style.

On a retenu un certain nombre de pensées puissantes de ce mystérieux Saint-Just, dont le poème libertin et plat d’Organt, les discours froids et fielleux des Institutions Républicaines d’où jaillissent des éclairs de génie et les éclats d’une grande âme, semblent appartenir à trois différents personnages. Hérault de Séchelles, vrai écrivain, appartient à la même équipe et à la même époque que Laclos. Mais c’est comme moraliste, non comme écrivain politique qu’on retient l’analyste ironique et intelligent du Voyage à Montbard et du Discours sur l’ambition. — Les nombreux Mémoires sur l’époque révolutionnaire qui commencèrent à paraître après 1815 forment une littérature toute spéciale, dont nous parlerons à sa place. Il faut cependant dès maintenant en retenir d’abord les Notes du conventionnel Baudot, presque les seuls mémoires écrits à l’époque même, qui apportent sur les principaux auteurs de la Révolution des vues d’une pénétration singulière, et qui, utilisées par Quinet dans sa Révolution n’ont été publiées qu’à la fin du XIXe siècle. Ensuite les Mémoires que Mme Roland écrivit dans sa prison au moment où Condorcet écrivait dans sa cachette l’Esquisse. Ces deux livres de proscrits jetés l’un vers le passé, l’autre vers l’avenir, par la tempête contemporaine, suffiraient à sauver l’honneur de la littérature révolutionnaire.

Théâtre.
Le dédoublement que nous avons signalé de la littérature révolutionnaire en une littérature selon la tradition, qui se porte mal, et une littérature populaire qui ne porte pas loin, nous le retrouvons au théâtre.

La tragédie piétine obstinément dans le dégel du XVIIIe siècle. Pour être républicaines, les tragédies de Marie-Joseph Chénier n’en deviennent ni meilleures ni pires. Elles tiennent la place la plus honorable dans le cortège funèbre du genre.

La comédie s’accommode mieux de la médiocrité. En 1790, le Philinte de Molière de Fabre d’Églantine présente non sans habileté ni succès, Alceste sous la figure qui appartiendra plus tard au Jacobin vertueux, Philinte sous celle d’un monarchiste ou d’un aristocrate. C’est ainsi qu’en 1793 le Guillaume Tell de l’honnête Lemierre, tragédie vieille d’un quart de siècle, doit un nouveau triomphe à un sous-titre qui est une trouvaille : Guillaume Tell ou les sans-culottes suisses. Le Philinte s’était d’ailleurs trouvé encadré entre les deux succès de Collin d’Harleville, l’Optimiste en 1788 et le Vieux célibataire en 1793 ; Fabre engagea une polémique contre l’Optimiste et l’optimisme, en lequel il dénonça une doctrine contre-révolutionnaire, et de la contre-révolution à la guillotine il n’y avait alors qu’un pas. De la Révolution aussi, puisque Fabre le franchit.

Logiquement l’heure n’était ni à la comédie, ni à la tragédie, mais au drame, celui de la scène comme celui de la rue. D’abord Diderot et Mercier l’avaient préparé, lui avaient créé un style trépidant et haché d’exclamations et de « mouvements de la nature ». Ensuite la Comédie-Française avait succombé : le 2 septembre 1793, ses vingt-huit acteurs avaient été mis en prison pour avoir représenté une Paméla inféodée à Pitt et Cobourg, et la voie se trouvait donc libre pour des auteurs et des acteurs républicains. Mais libre est une façon de parler : un Jean Sans Terre ne peut être représenté au Théâtre de la République, parce que le bon sans-culotte Santerre s’en trouverait offensé. Et le censeur du Directoire n’admet pas que, dans une pièce d’Hoffmann, le nom de Louis soit donné à un personnage vertueux. Malgré tout, le peuple va au drame, le besoin finit par créer l’organe, et dès 1798 Guilbert de Pixérécourt donne son premier mélodrame : Victor ou l’Enfant de la forêt. L’autorité s’en émeut : « Le grand principe de ne pas ensanglanter la scène, dit un arrêté du département, est absolument mis en oubli, et elle ne cesse pas d’offrir le tableau hideux du vol et de l’assassinat. Il est à craindre que la jeunesse, habituée à de telles représentations, ne s’enhardisse à les réaliser, et ne se livre à des désordres qui causeraient et sa perte et le désespoir des familles. » Le théâtre donne toujours du mal au gouvernement. Cependant le gaufrier de la tragédie traverse intact la tourmente. Il suffira que Napoléon protège l’outil et que Talma vende les gaufres : voilà le genre en sursis pour une génération.

Roman.
Le théâtre de la Révolution abondait au moins en quantité : un millier de pièces en dix ans. On n’en peut même dire autant du roman. Entre les Liaisons dangereuses et le début du XIXe siècle, l’interrègne littéraire est complet. Il est vrai que dans le monde infra-littéraire abondent et triomphent Ducray-Duminil et Pigault-Lebrun. Et hors de France, il y aura un roman de l’émigration : le genre de l’avenir a passé la frontière, avec le meilleur de la littérature.
IV
NAPOLÉON

Thiers a dit — et Sainte-Beuve l’approuve — que Napoléon fut le premier écrivain de son temps, et l’on a soutenu ce paradoxe que sa vraie vocation était celle d’un homme de lettres. Il ne faut pas exagérer, mais certainement, et des points de vue les plus divers, sa personnalité domine la littérature de son temps. L’image de Victor Hugo, dans les Orientales, Napoléon à l’horizon du siècle comme le Vésuve à l’horizon de Naples, est aussi vraie pour le siècle littéraire que pour le siècle politique.

Comme Louis XIV, il a créé un climat, avec plus de volonté et moins de bonheur, le climat d’une littérature surveillée et contrôlée. Mais il ne faut pas rendre ce régime responsable de la médiocrité des lettres sous Napoléon. Il n’a tué que ceux qui ne pouvaient pas vivre ! Si l’Empire n’est qu’une période de transition littéraire, ce n’est que pour des raisons littéraires. En quoi les mauvais rapports de Chateaubriand et de Mme de Staël avec le maître ont-ils nui à leur œuvre ? Bien plutôt il semble que l’un et l’autre aient trouvé là un tonique, Chateaubriand l’occasion de son « Bonaparte et moi ».

L’Empire est le seul régime qui ait mis à la tête de l’Université un pur homme de lettres, Fontanes, lequel fut par ailleurs leur manière de délégué permanent auprès de Napoléon et servit souvent leur cause avec courage. La véritable influence sur les littéraires sera cependant une influence posthume, quand le romantisme vivra et écrira sous vingt formes une Imitation de Napoléon.

Son œuvre personnelle, comme littérature de souverain, est unique. Très supérieure à celle de Frédéric II, elle ne pourrait se comparer qu’à ce qui nous reste des dictées de César. On remarquera que, pas plus que de Frédéric II, le français n’est la langue maternelle de Napoléon, mais la langue claire, précise, pragmatique du XVIIIe siècle, celle de Montesquieu et de Voltaire, n’a jamais mieux exprimé son universalité, sa mission de formuler la pensée comme une algèbre de l’action, qu’en fournissant à ce Corse le style de leur génie et le génie de leur style.

Dans l’immense trace littéraire qu’a laissé le passage de son action, on distinguera des zones.

On notera d’abord pour mémoire une littérature personnelle de jeunesse, plus ou moins inspirée de Rousseau, et qui ressemble à celle que pouvait griffonner en garnison tout jeune officier. Entre les fragments retrouvés, le dialogue du Souper de Beaucaire en est le morceau le plus connu. Nous n’avons d’ailleurs pas la moindre idée de ce qu’aurait pu être un Bonaparte homme de lettres.

La véritable entrée de Bonaparte dans le monde des paroles qui sont écrites et restent, c’est la proclamation de Nice à l’armée d’Italie : « Soldats, vous êtes nus » Elle inaugure ce qu’on pourrait appeler la rhétorique napoléonienne. Il n’y a d’ailleurs pas d’action oratoire sur les hommes sans rhétorique. Les proclamations, les exhortations, les appels, les discours de Napoléon peuvent, à distance, sonner le creux sous les poncifs. Ils ont réussi. Ils appartiennent à un ordre de mouvement militaire qui emporte la victoire sur les âmes et les foules. Ils franchissent les lieux communs comme des ponts. La force de cette littérature dynamique n’est pas encore épuisée. « La victoire marchera au pas de charge. L’aigle avec les couleurs nationales volera de clocher en clocher jusqu’aux tours de Notre Dame ». Cela doit se mesurer à son effet sur les « populations » et alors c’est grand comme cet espace de la carte de France que Michelet dans le Tableau voit se dérouler du haut du Jura.

Le 12 Mars 1815, Ney, envoyé contre lui et qui s’est vanté (Napoléon le sait) de le ramener dans une cage de fer, reçoit cette lettre : « Mon Cousin, mon major général vous expédie l’ordre de marche. Je ne doute pas qu’au moment où vous aurez appris mon arrivée à Lyon, vous n’ayez fait reprendre à vos troupes le drapeau tricolore. Exécutez les ordres de Bertrand et venez me joindre à Chalon. Je vous recevrai comme le lendemain de la bataille de Moskowa. » Le premier mot de Ney est : « Jamais les Bourbons ne sauront parler comme ça. » Le lendemain des adieux de Fontainebleau, parlant à Briare de son discours à la vieille garde, lui-même dit : « Voilà comment il faut parler. » Qui a su, dans ce plein sens du mot, au XIXe siècle, parler aux Français ? Napoléon, Lamartine, Gambetta. Aucun des lieutenants de Napoléon ne le peut. En 1808, il écrit à Murat : « Votre ordre du jour aux soldats sur l’affaire de Barjos est misérable… le Français a trop d’esprit pour ne pas se moquer de pareilles proclamations, vous n’avez point appris cela à mon école. »

Le monument de beaucoup le plus considérable en quantité de l’œuvre napoléonienne, ce sont les trente mille lettres jusqu’ici publiées de la Correspondance. Toujours dictées debout elles nous rendent comme un phonographe le ton, le commandement, les colères, l’intelligence active de l’Empereur. Elles appartiennent plus à l’ordre des propos enregistrés qu’à la littérature écrite. En campagne, Napoléon continue à gouverner, reçoit tous les jours les courriers des ministres, répond à tout en dictant, souvent à plusieurs secrétaires à la fois, qui le suivent difficilement. C’est le graphique d’un gouvernement, le graphique surtout du cerveau qui gouverne. La réponse est toujours pertinente, claire, directe. L’homme est là, gourmande, invective ou loue, dit sur tout son mot, qui est souvent un trait de feu.

À ces dictées directes de la Correspondance, il faut joindre les conversations rapportées par les témoins, Roederer, Molé, Metternich, surtout les compagnons de Sainte-Hélène. La force dominatrice est telle qu’ils ne peuvent pas ne pas écrire du Napoléon, que la parole remémorée modèle toujours le style écrit du témoin, phénomène qu’on ne peut comparer qu’au dialogue socratique ou aux entretiens de Pascal. Cependant les propos sténographiés sont quelquefois décevants : c’est le cas des séances du Conseil d’État où s’élaborait le Code Civil et auxquelles assistait souvent Bonaparte. Les interventions ont pu paraître aux jurisconsultes, comme aujourd’hui à nous, bizarres ou naïves. Mais ce maquis lui est moins familier que celui de son île, et en ces matières subtiles, s’il est le maître, il n’est pas un maître.

On attachera peu d’importance aux écrits historiques, qu’il a dictés à Sainte-Hélène expressément pour la postérité. Leur authenticité intégrale a d’ailleurs pu être discutée. C’est quand il raconte à distance les événements de son temps et de son règne qu’il est le moins croyable. Ce qu’il dit de ses intentions et de ses projets est fabriqué à Sainte-Hélène, et d’ordinaire démenti par les documents contemporains. Ses plaidoyers sont des plaidoyers que le jugement de l’histoire ne confirme pas très souvent. Il paraît d’ailleurs avoir toujours appelé vérité l’affirmation qui pouvait le mieux se convertir en action. Par imagination, par nécessité, par position de faiseur d’opinion, de faiseur de vérité, il a dû mentir beaucoup : c’est un pragmatiste, et il faut le lire comme tel.

Avec cela le Mémorial de Sainte-Hélène, ou plutôt les trois ouvrages de Las Cases, Montholon et Gourgaud, sont un des livres du siècle qui ont le plus agi sur les imaginations. D’abord comme récit. Et ensuite et surtout par tant de propos marqués de la griffe du lion. Bien des pages sont d’une beauté inépuisable. Telle interpellation à Chateaubriand, venue de Sainte-Hélène, vaut les plus belles pages des Mémoires d’ontre-tombe.

Si la fortune politique de Bonaparte ne s’était pas fait jour, s’il avait couru une carrière d’homme de lettres, il est invraisemblable que de cette carrière ait pu sortir une œuvre littéraire égale à celle que nous a valu sa fortune césarienne.

V
CHATEAUBRIAND
L’Entre-deux-siècles.
Chateaubriand comme Napoléon et Mme de Staël, est un homme du XVIIIe siècle, qui atteint sa majorité en 1789, et qui mûrit avec l’esprit du siècle nouveau. Il deviendra moins encore le père des poètes romantiques que leur classique. Une grande partie de son œuvre est entrée dans l’oubli. Mais le prestige de sa personne reste plus grand que ne semble le comporter la lecture qu’on fait de ce qui survit. Il faut le tenir moins pour un rayon de bibliothèque que pour un grand vivant. Des mouvements intimes, des déplacements rythmiques, des thèmes généraux de la vie et des lettres françaises passent par lui et s’expliquent par lui. Ils eussent été modifiés, et nous aussi, si Chateaubriand était né quelques années plus tôt ou plus tard, si, de cette balance égale des deux siècles et de deux génies, l’un des plateaux avait été chargé soit d’habitudes parisiennes de 1780, soit de romantisme, déversé soit vers Bernardin, soit vers Lamartine.

Avec le vœu obstiné de suggérer à la postérité un « Napoléon et lui », il éprouve une terreur d’inspirer un « Rousseau et lui ». Il fait ce qu’il peut pour nous en détourner. En vain. Après et comme Rousseau, il a imposé aux lettres françaises le type de ces vies publiques de grands écrivains, de l’œuvre aménagée en demeure historique, en demeure remplie du maître, comme le Versailles de Louis XIV, — d’une sensibilité et d’une atmosphère sorties de lui, qui exposent et imposent un règne, — d’une situation officielle de chef de climat. Et par là il rejoint, pour la postérité, en effet, Napoléon. Il léguera la consigne : « Être le Napoléon de quelque chose. » Le fils du général Hugo, adolescent, écrira sur un de ses cahiers : « Je veux être Chateaubriand ou rien ».

Les Vocations.
On discute encore sur les immenses desseins de Napoléon. Ceux de son contemporain de lettres n’ont pas été davantage sahs échecs ni mécomptes, encore moins sans impérialisme. Mais ils apparaissent avec une clarté suffisante. Il en eut trois, qui aidèrent à vivre ce Breton imaginatif et dont un seul est littéraire. Les deux autres nous aident à classer celui-ci et l’encadrent.
Le fils de la Mer.
Le premier grand dessein du Malouin fut, comme il convenait à sa race un dessein de marin. Il est fils de marin, même de corsaire, et la mer va entrer par lui dans la littérature. Il imaginera d’aller en Amérique, d’y découvrir le passage du Nord-Ouest, de devenir une manière de Magellan polaire qui en passant à travers les glaces réunirait dans sa navigation l’Atlantique au Pacifique. Idée de collégien. Le grand-père de sa belle-sœur est M. de Malesherbes. Il en obtient un paquet de cartes de la marine. Voilà l’enfant amoureux de cartes et d’estampes, à l’heure du poète, celle où le monde est grand à la clarté des lampes. Il ne découvre pas plus le passage du Nord-Ouest que Colomb n’avait découvert les Indes. Mais comme Colomb il découvre l’Amérique. Il en rapporte une idée du pittoresque, de même qu’un autre vicomte, un autre parent de M. de Malesherbes, M. de Tocqueville, en rapportera une idée de la démocratie. Le paquet de 2383 pages in-folio qui auront été, s’il faut l’en croire, son butin d’Amérique, voilà le grand dessein, qui, arrêté dès l’arrivée au Nouveau-Monde, a rejailli en écume littéraire. Ne croyons pas d’ailleurs que la littérature ait jamais été absente de ce dessein : « Tu devrais peindre tout cela », disait à René sa sœur Lucile quand ils s’exaltaient ensemble à Combourg devant l’étang, la lande et la forêt. En même temps que des cartes pour le grand dessein, il emporta en Amérique beaucoup de papier pour le raconter, et, à défaut du journal de l’homme qui le réalise, il écrira le journal de l’homme qui ne le réalise pas.
L’Homme de Lettres.
Le deuxième grand dessein est purement littéraire. Mais que de traits de ressemblance avec le premier ! Sa vocation invincible est d’homme de lettres. Il faudra que sa conversion religieuse, comme son voyage d’Amérique, tourne immédiatement en littérature. Il avait été chercher en Amérique, rapporté d’Amérique, le Génie littéraire de l’Amérique. Jeté dans l’exil par la Révolution, il s’était précipité sur sa plume et avait écrit, dans l’Essai de 1797, un Génie des Révolutions. Sa conversion chrétienne n’ira pas sans une version littéraire de cette conversion, qui sera le Génie du Christianisme, lequel n’est que la première partie d’un grand dessein d’institution littéraire. La deuxième partie sera la preuve par le fait, la preuve de la supériorité littéraire du christianisme par l’épopée chrétienne des Martyrs, La troisième partie sera le voyage d’orient, cadre et décor de cette épopée.
Le Fidèle.
L’Essai sur les Révolutions était plein de la philosophie du XVIIIe siècle, que l’émigration avait emportée avec elle. Surtout, pour un écrivain-né, voué à la carrière littéraire, cette philosophie restait la maison mère de la littérature. Pour Chateaubriand elle avait signifié l’émancipation, d’autre part ce Breton avait reçu avec le sang la vocation de la fidélité, qui fut chez lui aussi impérieuse que théâtrale. En juillet 1798, il apprend par sa sœur, Mme de Farcy, la mort de leur mère, peu après celle de cette sœur elle-même. Elles sont mortes, dit-il, de la misère endurée dans les cachots de la Révolution, et dans l’affliction des erreurs des Français. Que l’appel suprême de ces deux femmes l’ait finalement converti, il n’en faut pas douter. La phrase célèbre est typique : « Je n’ai point cédé, j’en conviens, à de grandes lumières surnaturelles, ma conviction est sortie du cœur ; j’ai pleuré, et j’ai cru ». Là est en effet la vraie religion de Chateaubriand. Il n’est pas théologien (ce qu’il y a de théologie dans le Génie est plaqué, et d’après autrui). Il n’a pas sa petite religion à lui ! Personne n’a moins dogmatisé que lui. Si on lui demandait ce qu’il croit, il dirait peut-être comme Brunetière : « Allez le demander à Rome. » Et si on lui demandait ce qu’il est, il répondrait : un simple fidèle.

Toute la Religion de Chateaubriand tient en effet dans ce mot : Fidélité. La fidélité aux femmes de sa famille l’a fait chrétien, comme la fidélité aux hommes de sa race l’a fait émigré et royaliste. Qu’est-ce que le Génie du Christianisme ? Un système de fidélités, et la fidélité est le synonyme chevaleresque de la tradition.

La Religion de Chateaubriand.
Ce n’est pas une religion très intérieure, et l’on conçoit que le théosophe Saint-Martin ait trouvé au moins autant à redire au Génie que le philosophe Ginguené. Mais c’est une religion sûre et une religion continue. Sans y appliquer fortement sa pensée, Chateaubriand reste chrétien, malgré tout, en somme assez facilement. Les prêtres, qui n’ont pas pris au sérieux le Génie du Christianisme comme apologie n’ont pas douté de la sincérité religieuse de son auteur. Ils connaissent professionnellement, et par la confession, ce genre de chrétien : ils n’ont aucune raison de ne pas admettre la bonne foi et la vraie foi de ces fidèles, alors qu’ils doutent volontiers de la sincérité religieuse de Lamartine et de Hugo. Le catholicisme de fidélité est incorporé à la tradition française : c’était celui de Montaigne. Il retient dans un minimum de religion la plus grande partie des chrétiens ; et la réversibilité des mérites, les intentions des prières, la délégation des uns au salut des autres, dans le dogme catholique, sont autant d’indications qui plus ou moins tendraient à l’autoriser. Il est vrai d’ailleurs que, comme le remarquait Saint-Martin, le Génie paraît un Génie du Catholicisme bien plutôt qu’un Génie du Christianisme.

Sainte-Beuve a appelé Chateaubriand, en insistant volontiers sur cette définition « un épicurien qui avait l’imagination catholique ». C’est le confondre un peu injustement avec l’auteur de Volupté. Il faut voir ou chercher plus haut.

Un bien mûri par une durée.
On n’oubliera pas le gentilhomme breton. Certainement la noblesse a contribué beaucoup à la littérature française, mais principalement par ses mémoires, c’est-à-dire par de la littérature de famille, floraison, parfois miraculeuse comme chez Saint-Simon, poussée sur l’arbre généalogique. On voit en Chateaubriand un des rares écrivains — le seul grand écrivain français — qui ait uni à la vie traditionnelle de la noblesse, et même à un puritanisme de sa caste, une carrière, une pratique, des qualités et des défauts, d’homme de lettres.

Le Chateaubriand libertin, païen, était le Chateaubriand déraciné par l’émigration. Son christianisme coïncide pour lui avec sa rentrée dans son pays, dans son ordre, dans son genre de vie. Avant d’avoir l’imagination catholique, il a la tradition catholique. Son imagination de poète marque cette tradition comme les lignes de peupliers marquent la nappe d’eau souterraine. Le Génie du Christianisme c’est le génie de la tradition, de toutes les traditions, le sens d’une durée, la familiarité avec une durée. Un tel Génie, il n’appartenait pas à un prêtre de l’écrire, car le prêtre met l’accent sur la présence actuelle des dogmes, sur leur vérité intemporelle, sur leur nature de principes. Il y fallait un noble, entretenu dans le culte d’une valeur héréditaire, d’un bien mûri par une durée. Que l’on compare à cette nuance du Génie le sentiment de l’« antiquité » religieuse, la « défense de la tradition », la « suite de la religion » chez Bossuet. Évidemment nous retrouvons dans Bossuet des valeurs analogues, et qui concordent avec celles du Génie pour expliquer les habitudes catholiques de la France. Mais la différence reste grande. La valeur de l’« antiquité » consiste pour Bossuet en la garantie qu’elle fournit contre le changement, en le maintien d’une présence intacte, d’une chose qui reste. Elle consiste pour Chateaubriand dans son pacte avec la vie, maintenant comme la vie une permanence sous le changement, comportant les nuances et les différences de l’heure : la majesté de la vieillesse après les grâces de l’enfance et la vigueur de la jeunesse, la chose qui dure comme l’arbre d’une famille.

Manque d’imagination
religieuse
.
L’imagination ne vient qu’après, et mal. On remarquera que Chateaubriand n’a jamais réussi une œuvre d’imagination, qu’il n’y a de force créatrice dans aucune de ses fictions, qu’il manque à un degré singulier de cette imagination proprement catholique qui abonde chez un Pascal, un Bossuet, un Fénelon, et sous laquelle la lettre de l’Écriture ou du dogme produit, pour en nourrir la vie de l’âme, une fulguration incessante de symboles spirituels. Au Génie du Christianisme manque ce génie chrétien. Il prend sa revanche précisément du côté de la tradition, il met en œuvre ce qui a déjà été pensé, senti, digéré, par l’imagination chrétienne. Le Génie, qui fut un livre initiateur dans l’ordre de l’art, est, dans la suite de la religion, un livre successeur, un livre d’épigone.

Son titre primitif, quand il fut commencé à Londres en 1799, était d’ailleurs moins poétique, mais plus explicite : des Beautés poétiques et morales de la Religion chrétienne et de sa supériorité sur tous les autres cultes de la terre. Il en avait discuté le projet avec Fontanes, alors émigré, converti lui aussi, et qui, futur grand maître de l’Université, avait l’esprit d’institution. L’ouvrage est destiné moins à montrer, à exposer le christianisme, qu’à le servir, en dégageant de lui des richesses encore insoupçonnées. Et à servir l’auteur en lui démontrant à lui-même que sa conversion ne pouvait pas nuire à sa vocation des lettres, à la vocation des lettres, au contraire !

Ce qui, du Génie, est mort
et ce qui est vivant
.
Des vingt-deux livres du Génie du Christianisme, plus de la moitié sont des parties mortes. L’apologétique proprement dite, sans théologie, sans philosophie, faite d’émotions, d’impressions, d’allusions, s’en va en lambeaux. Les morceaux de bravoure sur les sacrements, la poésie des rogations ou des cloîtres, après leur éclat momentané, se sont dégonflés dans le bric-à-brac des lieux communs oratoires. Le Génie souffre du même mal que ce Génie de l’Hellénisme qu’était le Télémaque. Il s’est épuisé par l’imitation. Ce qui fut neuf en son temps est devenu cliché, et qu’on pense par exemple à l’effort qu’il faut et que bien peu font, pour nettoyer de ce noir du temps le songe d’Athalie !

Nous n’aurions plus guère devant le Génie que l’émotion historique qu’on éprouve devant une date, s’il n’y avait pas la troisième partie : Beaux-Arts et Littérature, où Chateaubriand a fondé une part de la critique moderne, et la meilleure. Pour retrouver des pages d’une vibration, d’une divination par l’intérieur, d’une sympathie recréatrice analogues à celles qu’il consacre à Homère, à Virgile, à Racine, il faut dans le passé remonter à Montaigne, dans le futur descendre, au Sainte-Beuve d’après 1830. Le Génie amorce une sensibilité littéraire fraîche. Son papier de rhétorique somptueuse est convertible en l’or d’un goût sûr, éprouvé, authentique. Et il crée en partie, il popularise et anime trois valeurs qui renouvelleront au XIXe siècle le sens des œuvres et des hommes, et dont nous vivons encore.

D’abord il fait pour la durée ce que Rousseau avait fait pour l’espace. Rousseau avait ouvert les écluses de la nature. Le Génie ouvre celles de l’histoire. Avec lui la durée devient ce que les philosophes appellent une nature. Sous le pavillon chrétien, l’histoire fait son entrée dans le nouveau siècle avec un chargement de poésie.

Puis Chateaubriand donne, après La Harpe et mieux que lui une voix, un style à un dialogue qui fera un des grands partis de l’intelligence au XIXe siècle : le dialogue du XVIIe et du XVIIIe siècle, avec les raisons et les sentiments pour lesquels Chateaubriand prend parti pour le XVIIe siècle, dialogue des deux siècles non plus dans leur continuité, telle qu’elle apparaissait chez Voltaire, mais dans leur contraste, dans leurs incompatibilités, dans l’exigence de choix qu’ils imposent, dans leur aptitude à déterminer des familles d’esprits, des courants d’idées, des partis religieux, philosophiques, politiques, littéraires. Ce dialogue ira loin : il nous gouverne encore.

Enfin, dans le style le plus conscient, le plus lumineux, le plus artiste, Chateaubriand a rendu ses droits à la matière en apparence la plus discordante et la plus opposée à ce style : les idées obscures. Dans la mesure, d’ailleurs discutable, où Voltaire serait un « chaos d’idées claires » il faudrait appeler Chateaubriand un ordre éclatant d’idées obscures. Il a rendu contre le XVIIe siècle, à la manière de Leibnitz et de Maine de Biran, un droit aux perceptions obscures. La poésie, dont elles sont l’élément nourricier, en a eu le bénéfice, la religion aussi, la religion surtout.

La religion, qui était pour Bossuet un ordre d’idées claires et pour Fénelon un ordre d’idées simples, avait rencontré et traversé le monde du sentiment pur avec Rousseau, elle était passée d’un état solide à un état fluide. Cet état fluide, le Génie le dore de prestiges, lui incorpore la dimension de la durée, l’accorde aux voix de l’histoire.

Le plus pénétrant des analystes, un homme du XVIIIe siècle rencontrant, dix-huit ans après le Génie, les idées obscures, les verra liées avec nécessité à toute la vie religieuse et poétique de l’homme : « Si l’on m’accusait ici, écrira vers 1820 Benjamin Constant, de ne pas définir d’une manière assez précise le sentiment religieux, je demanderai comment on définit avec précision cette partie vague et profonde de nos sensations morales, qui par sa nature même défie tous les efforts du langage. Comment définirez-vous l’impression d’une nuit obscure, d’une antique forêt, du vent qui gémit à travers des ruines ou sur des tombeaux, de l’océan qui se prolonge au delà des regards ? Comment définirez-vous l’émotion que causent les chants d’Ossian, l’église de Saint-Pierre, la méditation de la mort, l’harmonie des sons ou celle des formes ? Comment définirez-vous la rêverie, ce frémissement intérieur de l’âme où viennent se rassembler et comme se perdre, dans une confusion mystérieuse, toutes les puissances des sens et de la pensée ? » Voilà la charte constitutionnelle octroyée aux idées obscures par l’analyste même, l’héritier libéral des philosophes : le Génie a passé par là.

L’Épopée de l’homme de la nature
chez l’homme de lettres
.
Derrière le grand dessein vague du voyage americain, il y avait un grand dessein plus précis, qui était d’en tirer l’épopée de l’homme de la nature. Chateaubriand l’avait esquissée en Amérique, écrite à Londres, il la publiera seulement en 1826 ; ce sont les Natchez, curieux encore sous leur défroque épique plus télémachienne qu’odysséenne. Très fin, bien conseillé par des amis, il redouta de débuter épiquement sinon par une nouvelle Pucelle, du moins par de nouveaux Incas, et préféra tenter un Paul et Virginie, présenté d’ailleurs comme un épisode du Génie en préparation : ce fut en 1801 Atala ou les Amours de deux sauvages dans le désert. Atala et Chactas sont à peu près aussi « sauvages » que les personnages du Télémaque sont grecs. Atala réussit auprès du public, et fut tourné en ridicule par la critique. Cette querelle d’Atala en 1801 est extrêmement instructive comme signe des mouvements, sinon des révolutions, du goût. Le charme de ce roman indien est épuisé pour nous. Mais le brûlot frayait sa route au grand vaisseau du Génie, et lui préparait le triomphe de 1802.

Le Génie pensait féconder également le roman et l’épopée. Ce livre type de la littérature retour d’émigration est gros à la fois d’un Werther et d’une Messiade.

René.
René est à Werther ce qu’Atala est à Paul et Virginie. Car personne, en matière de genres, ou de gaufriers, n’est moins inventeur que Chateaubriand, qui ne renouvelle tout que par le style, le style d’une âme et le style d’une forme. René, publié dans le corps même du Génie de 1802, contribua à son triomphe. Placer le donateur au coin le plus lumineux de l’immense tableau d’autel (qui triomphait) dans l’église neuve du Concordat, quelle trouvaille ! Il s’agit d’illustrer et de faire vivre d’un mal « presque entièrement inconnu aux anciens, insuffisamment observé par les modernes » une mélancolie, attachée à l’existence, chez un jeune homme habité de passions puissantes et vagues, arrêté dans la certitude que la vie décevra toujours l’immensité de ses désirs. L’aventure intime, tragique, la destinée incestueuse de René et d’Amélie, imposait aux imaginations des femmes une figure inspirée et inspiratrice de l’auteur. Il y eut René comme il y avait Jean-Jacques. Pendant un demi-siècle René dégagea une fièvre poétique extraordinaire, qui tomba peu à peu après la mort de Chateaubriand, mais surtout parce qu’il était relayé et remplacé par les Mémoires.
Les Martyrs.
Le Werther de Chateaubriand eut cependant — et il vit là une grande injustice — meilleure fortune que sa Messiade. Les Martyrs étaient non seulement le point culminant du second grand dessein, mais la plus grande pensée du règne. Ces grandes pensées finissent mal. Le meilleur des Martyrs, ce fut pour Chateaubriand cette pensée même, l’élaboration studieuse et ingénieuse de son poème, de cette preuve du Génie, et ce voyage de Grèce et de Jérusalem qu’il entreprit pour en animer les décors. Quand ils parurent ils ne furent pas un succès et ils l’ont été de moins en moins.

René, qui créait en France le court roman autobiographique, à prénom, était tourné, comme le genre du roman lui-même, vers l’avenir. Les Martyrs sont tournés, comme l’épopée elle-même, vers le passé. Ils sont un retour au XVIIe siècle, mais à un XVIIe siècle européen, franco-anglais (et voilà le résultat de l’émigration) où Milton aurait raison contre Boileau. Il semble qu’il y ait eu au XVIIe siècle un classicisme pur, brisé et dispersé dans l’espace en trois morceaux ou en trois langues : avec Claude Lorrain à Rome, avec Milton en Angleterre, avec Racine en France. Tout se passe comme si l’ambition de l’auteur du Génie et des Martyrs consistait à refaire dans une prose composite cette unité perdue, à fondre l’épopée chrétienne de Milton dans la poésie de Racine, et à les envelopper dans la lumière d’or du paysage romain.

Malheureusement le temps avait marché, et l’on ne pouvait plus biffer l’acquis scientifique du XVIIIe siècle. « Refaites donc un firmament, dit Sainte-Beuve, avec tout un échafaudage de thrones et de dominations quand vous êtes le contemporain de Laplace ! » Chateaubriand a monté ses machines épiques au moment où les vraies machines allaient transformer le globe. Trente ans après lui Lamartine introduira un aréonef dans la Chute d’un Ange. Et voilà la coupure.

Il est vrai que Chateaubriand publiait sa tragédie de Moïse un an après Hernani ! Sa fidélité au XVIIe siècle, c’est une fidélité à la branche aînée de la littérature. Des Martyrs cependant, quand ils ont subi une opération de nettoyage, sortent avec leurs coloris frais, d’admirables morceaux. Certes c’est une Énéide dont le grand dessein ne nous touche plus, où le pieux Eudore va rejoindre dans notre indifférence le pieux Énée, et dont nous subissons le décor épique et le protocole du merveilleux avec une torpeur morne. Mais nous sentons en de nombreuses pages que Chateaubriand, est, comme Virgile, un génie vivant, supérieur à sa corvée, un composé délicat d’antiquaire, d’artiste et de créateur. Le début des Martyrs, Eudore chez Lasthénès, est frais et simple comme le début de Mireille ; Eudore au camp sur le Rhin, le célèbre lever du soleil sur Naples, la Bataille des Francs, l’épisode de Velléda, sont très loin d’avoir épuisé leur poésie, et en 1809 cette poésie était d’une nouveauté admirable. Même ce combat éternel de l’enfer contre le ciel, cet Hiéroclès qui a des traits de Fouché, tout cela parlait singulièrement à ce public noble, qui avait laissé tant de parents aux échafauds, pour lequel écrivait Chateaubriand, et qui soutint comme il le put les Martyrs contre la critique.

Les écrits politiques.
Le troisième des grands desseins qui ont distrait Chateaubriand du mal de René, c’est, à partir de 1815, et jusqu’en 1830, le dessein politique. Ministre, ambassadeur, publiciste, pamphlétaire, il a été certainement un de ceux qui ont eu le plus d’influence, en bien et en mal, sur les destinées de la Restauration. Au sujet de cette politique même, les opinions sont très divergentes. Ce que nous noterons, c’est l’importance et l’intérêt des écrits politiques, trop méconnus. De Buonaparte et des Bourbons était le pamphlet le plus fort et le plus prenant qu’on eût écrit depuis la Satyre Mênippée : il éclata en 1814 comme un coup de tonnerre, mais comme le prestige de ce Napoléon le Grand eût gagné s’il eût été écrit trois ans plus tôt dans l’exil comme Napoléon le Petit ! La Monarchie selon la Charte fait un mélange curieux d’ultracisme et de haute et prévoyante intelligence. Et que Chateaubriand se soit rendu, comme ministre, impossible à Louis XVIII, que dans sa bataille contre Villèle il soit difficile de prendre parti pour le fier écrivain, cela n’enlève rien à la force du style, à la magie des images, au jeu combiné de l’ironie et de l’éloquence qu’on peut admirer dans ses articles de journal. L’ambition politique fut peut-être la plus forte ambition de sa vie. Ses déceptions nourrirent sa verve.
Les écrits personnels.
On dirait qu’il y a dans Chateaubriand écrivain deux natures, qui du reste s’accordent fort bien : un Chateaubriand homme de lettres, et un Chateaubriand descendant de Montaigne, un Joubert à trois dimensions, qui écrit pour lui-même et sur lui-même. Non seulement ils s’accordent mais il se pénétrent constamment, puisque Eudore c’est souvent Chateaubriand, et que le Chateaubriand des Mémoires est un Chateaubriand stylisé. Il n’en reste pas moins que nous nous intéresserons ici à l’œuvre de Chateaubriand dans la mesure où elle est déversée dans la seconde direction.

Dans ses écrits personnels on distinguerait un groupe des Essais et un groupe monumental.

1° Essais.
Nous entendrons par essais de Chateaubriand les livres, faits avec les notes de ses lectures, les dialogues de l’auteur avec lui-même et avec les livres, que sont l’Essai sur les Révolutions, les essais sur l’Histoire de France ou sur la Littérature anglaise. Ils valent souvent ce que valent les ouvrages de seconde main dont la lecture les a inspirés à l’auteur. Parfois besognes de librairie, il n’arrive presque jamais qu’on y lise trois pages sans tomber sur un raccourci, une maxime ou une image de génie illuminateur.

Le plus curieux reste le « pourâna » de jeunesse de Chateaubriand, écrit à Londres dans les années fiévreuses de l’émigration, qui s’appelle Essai sur les Révolutions anciennes et modernes, considérées dans leurs rapports avec la Révolution Française. On l’appellerait aussi bien un Génie des Révolutions, précurseur de l’autre Génie. L’état révolutionnaire y est expliqué comme étant un état historique, chronique, dont les manifestations ne sont pas nouvelles, qui donnerait lieu à ce que nous appelons aujourd’hui l’étude des révolutions comparées. L’abbé de Vertut s’était déjà au XVIIIe siècle spécialisé (apparemment car les œuvres répondent peu aux titres) dans cette étude avec ses trois histoires des Révolutions de la République Romaine, des Révolutions de Suède, des Révolutions du Portugal. Le jeune Chateaubriand en tire profit, accumule en quelques mois des lectures énormes, les étale pêle-mêle en les transfigurant dans un bouillonnement d’invention, de fantaisie et de génie, fait en même temps des extraits de lectures et des réflexions pour lui : de là le décousu d’un livre qui ne tient pas encore compte du public, de là aussi l’intérêt qu’il offrit quand en 1826 il le réimprima dans ses Œuvres avec des notes où il s’interpelle, se contredit, se moque de lui ou se confirme. Tout cela est déjà dans l’esprit des Mémoires d’outre-tombe : journal intime de pensée, mais journal intime d’un styliste et d’un homme public, qui reste malaisément seul avec lui-même, et à qui il faut au moins ce délégué du public, qu’est un miroir.

2° Mémoires.
En 1811 Chateaubriand commença ses Mémoires. Avec des intervalles il y travailla, les refondit, les éprouva pendant plus de trente ans. Il avait admiré le dessein de Chéops passant sa vie à faire élever, sa pyramide. Il voulut, pour lui, de même, un tombeau monumental. La Muse de sa destinée le menait naturellement et noblement vers cette stylisation dont il accrut, en la voulant posthume, le caractère pharaonique.

Les Mémoires d’outre-tombe ne doivent pas se séparer d’un vaste ensemble autobiographique, dont une partie est publiée par Chateaubriand de son vivant. D’abord les récits de voyage qui eux-mêmes tiennent dans l’œuvre de Chateaubriand une place plus grande que ne l’indiqueraient les volumes qui leur sont expressément consacrés. Il a détaché une bonne partie des tableaux du voyage d’Amérique pour les placer dans l’Essai sur les Révolutions, les Natchez, Atala, René, le Génie. L’Itinéraire ne garde que les pages de son voyage qui n’ont pas été utilisées dans les Martyrs. De son voyage d’Italie, il a coupé le plus beau morceau pour en faire la Lettre à Fontanes sur la campagne de Rome. D’autres fragments ont passé dans les Mémoires. Inversement le Voyage d’Italie contient des lettres de voyage redemandées à Joubert. Il ne faut pas oublier que les procédés de composition de Chateaubriand étaient d’un mosaïste et d’un arrangeur. L’Itinéraire tel qu’il a été publié est un livre agréable, où il y a une cinquantaine de pages admirables, qui pourraient servir à définir le paysage historique moderne, et, surtout en ce qui concerne la Terre Sainte, du remplissage et du factice. Chateaubriand s’est ennuyé dans ce voyage, corvée littéraire pour son épopée et pour sa gloire, et qu’il avait hâte de terminer par la rencontre que la romanesque Mme de Mouchy lui avait fixée à Grenade. Il allait chercher dit-il « de la gloire pour se faire aimer ». Pour employer l’expression qu’il applique à un autre, il faisait au Saint-Sépulcre ses remontes de littérature et ses provisions d’amour. C’était bien, mais il s’en fit armer chevalier, en outre. Y avait-il de quoi ? Pareillement son tableau de la plaine de Sparte est un des plus beaux de l’Itinéraire. Mais il croit devoir y pousser fortement le cri « Léonidas ! » auquel il admire que personne ne réponde. « C’est peut-être sublime, dit Jules Lemaître. Mais si ce n’était pas sublime ? » Nous arrondissons ce point d’interrogation devant plusieurs visages de ce voyage stylisé.

On joindra pareillement aux Mémoires d’outre-tombe les très intéressants mémoires politiques qu’il en détacha sous un titre qui ne doit pas en éloigner les lecteurs : Congrès de Vérone. La plus grande partie des Mémoires d’outre-tombe est d’ailleurs politique. Ce n’est pas celle qui nous retient le plus. La lecture d’affilée de l’énorme monument est dure, et les justifications politiques d’un homme qui s’est trompé autant et plus que les autres, les portraits malveillants de ses adversaires, les longs récits d’intrigues dont les historiens seuls ont la clef, font que les derniers volumes, dans une bibliothèque de lecture, restent toujours moins froissés que les premiers.

Stylisations.
Mais de nombreuses pages, et tous les souvenirs de jeunesse et d’émigration apportent un charme inépuisable. Chateaubriand ne se trompait pas. Quand la génération sur laquelle avait agi René disparut, les Mémoires rendirent à la postérité un René nouveau, le vrai René. Car par les Mémoires, Chateaubriand a introduit dans la littérature une réalité nouvelle, et qui a eu des suites : l’homme stylisé. Stylisé d’abord par le style lui-même. Le mot de Buffon en serait renversé, l’homme c’est le style. Il y a là un mécanisme, ou si l’on veut un dynamisme autonome du style. Chateaubriand ne pense vraiment que la plume à la main, entraîné par le mouvement de sa phrase docile, comme un Murat n’est lui-même qu’à cheval. Mais d’autre part sa vie a été stylisée par le même élan, la même nature, que ses phrases et ses livres. Molé s’étonnait que l’opinion conspirât avec tant de complaisance et de fidélité à lui maintenir son masque, à l’accepter dans la belle figure extérieure qu’il se créait, et même quand il portait, comme dit Courier, ce masque à la main, à lui dire : « Monsieur de Chateaubriand, couvrez-vous ! »

Le style de Chateaubriand tient aux entrailles de la belle prose française. C’est le style de Massillon, laïcisé et naturalisé par Rousseau, puis imagé et coloré par Bernardin, et auquel, en le portant à la perfection, Chateaubriand ajoute l’expression créée, la courbe finale et l’image détachée.

Il a stylisé sa vie selon cette image et ce même mouvement. Il l’a pensée (plutôt que vécue, car il était, dans la pratique de la vie, simple, charmant, et il ne pontifiait pas) il l’a pensée et écrite avec la préoccupation de la rendre expressive et signifiante, de lui faire dessiner une grande courbe lumineuse, d’en projeter les attitudes sur un horizon éternel. Songeant à la carrière d’Alexandre et à celle de Napoléon, il a écrit : « La destinée d’un grand homme est une Muse ». Les Mémoires d’outre-tombe figurent l’effort le plus puissant et en somme le mieux réussi qu’ait fait un familier des Muses pour en incorporer une à sa destinée. Le poète ici l’a atteinte et a triomphé, mieux que l’amoureux n’a possédé sa « sylphide ».

Nous tenons aujourd’hui, comme y ont tenu les contemporains, à maintenir dans le paysage de Chateaubriand cette fumée auguste d’autel antique. Cette volonté de décor, cette tension d’un dedans vers un dehors, ont réussi. Ils ont réussi parce que le dedans est authentique, et qu’avec certaine clef nous le sentons vivant. Et s’ils ont réussi auprès de nous, ils avaient réussi mieux encore auprès de ses héritiers.

Rayonnements.
Chateaubriand a créé un style du génie romantlque, comme Louis XIV a créé un style de la royauté. Et les deux styles se ressemblent. Avec Ferney, la monarchie d’un homme de lettres avait revêtu le corps d’une résidence à la Versailles. Restait à lui donner l’attitude, les mœurs et l’âme d’une royauté. Avec Voltaire, Chateaubriand, Lamartine et Hugo, ou, plus précisément, depuis l’installation de Voltaire à Ferney jusqu’aux funérailles de Victor Hugo, sont posés au cœur de la littérature française un problème, un décor, une destinée de la monarchie littéraire.

Si Voltaire lui a donné, comme Henri IV, son élan de bataille, son sang militant, son pathos, Chateaubriand lui a créé comme Louis XIV, son décor, son style, son ethos.

Et ce royaliste littéraire n’est pas impunément le contemporain de Napoléon. Il a rempli un rôle impérial. Son voyage d’Amérique, sinon son voyage d’Orient, a suffi pour annexer un nouveau monde aux lettres. Il a signé par le Génie du Christianisme le Concordat des deux antiquités. On peut sourire du parallélisme Napoléon-Chateaubriand maintenu impavidement tout le long des Mémoires. Reste qu’une des grandeurs du romantisme, c’est précisément cette référence à la destinée de Napoléon qu’on voit chez un Lamartine, un. Balzac, un Hugo, cette ambition que met le poète à trouver sa Sainte-Hélène, au Grand Bey ou à Guernesey, cette inscription sous le Napoléon de Balzac : « Ce qu’il a tenté par l’épée, je le ferai par la plume » et les lettres romantiques faisant, comme atelier de destinées, concurrence à l’état civil d’Ajaccio.

Chateaubriand a reproché à Rousseau d’avoir déshonoré Mme de Warens pour prix de son hospitalité. Un bien grand mot ! Un des charmes, pour nous, des Confessions, c’est que les amours de Rousseau n’en sont pas absentes. Celles de Chateaubriand sont, au contraire, absentes des Mémoires d’outre-tombe. Les pages sur Mme de Beaumont sont bien belles, mais elles ne différeraient pas beaucoup, si Pauline et René ne s’étaient point aimés. Les trois quarts des Mémoires, des mémoires de la vie politique de Chateaubriand, sont plus ou moins des Mémoires des autres, quelquefois même, quand il se drape artificiellement, les mémoires d’un autre. Il nous manquerait les mémoires de son cœur sans les pages, publiées plus tard, sur l’Occitanienne, sans les allusions du livre extraordinaire qu’il écrivit à soixante-quinze ans sur la Vie de Rancé.

Cependant c’est d’un à côté de son œuvre plutôt que de son œuvre, (à sa magnifique Correspondance manquent à peu près toutes ses lettres d’amour.) que nous vient l’image du Chateaubriand d’amour, revêtu par la figure officielle de l’éternel déçu, de l’éternel ennuyé.

Ne disons pas avec Jules Lemaître que cet ennui incessamment proclamé n’est qu’affectation. L’accent ne trompe pas, et la mesure du bonheur d’un grand homme n’est pas donnée par ce qui de sa destinée comblerait un médiocre. L’ennui congénital est une diathèse, un don fatal, un commencement absolu dans la nature d’un être. Chateaubriand l’a apporté avec lui, et sa phrase : « La vie me fut infligée » sort bien de ses profondeurs. En 1797, avant sa conversion, il écrivait : « Mourons tout entiers, de peur de souffrir ailleurs. Cette vie doit corriger de la manie d’être. »

D’autre part Sainte-Beuve, surtout à travers les confidences d’Hortense Allart, jeune amie de René sexagénaire, le présente comme un grand luxurieux : « C’est l’homme de désir, au sens épicurien, le désir prolongé et toujours renouvelé d’une Ève terrestre. » Soit. Mais l’homme de désir cela ne veut pas dire, ce qui serait plus « épicurien », l’homme de la satisfaction. Encore moins cependant, l’homme des scrupules. Quand Sainte-Beuve appelle, vulgairement, Chateaubriand un homme à bonnes fortunes, Sainte-Beuve le voit à travers son propre désir. Le désir comme le style, comme l’ennui, doit être tenu en Chateaubriand pour une nature irréductible à toutes satisfactions possibles. La Sylphide n’est pas seulement la périphrase décente de son adolescence, mais la femme idéale, projection de son désir, qu’il a cherchée à travers toutes les femmes réelles.

Par ce désir montait son élan vers la vie, et sans cesse cet élan retombait sur ce sol qui était sa patrie : l’herbe épaisse où sont les morts. La vocation de son cœur était combattue par celle de son génie, et celle de son génie était de conclure un passé, de conduire un deuil, d’habiter un château d’idées, de sentiments, de formes dont il fut le dernier héritier. Le leit-motiv « je suis le dernier qui… » ou « j’aurai été le dernier qui… » court tout le long de son œuvre. Le Dernier Abencérage, récit bâti sur ses amours de Grenade avec Mme de Mouchy, nous donne bien un de ses pseudonymes, et Lucile et René se retrouvent dans Bianco et dans Carlos : « Don Carlos, je sens que nous sommes les derniers de notre race, nous sortons trop de l’ordre commun pour que notre sang fleurisse après nous : le Cid fut notre aïeul, il sera notre postérité. » Il était naturel au vicomte et à sa noble amie de s’aimer sous un arbre généalogique. Ces amours de l’Abencérage serviront de mythe lumineux au génie nostalgique de Chateaubriand, à sa vocation de l’histoire, à sa convocation des Génies, à son invocation aux forces antiques de la durée, à son romanesque de la mort.

VI
L’ÉCOLE PROTESTANTE
La Rentrée littéraire
des protestants
.
La persécution officielle contre les réformés n’ayant cessé, en somme, qu’à la fin du règne de Louis XVI, la première génération de protestants qui ait pu respirer librement l’air français est celle de Guizot, qui a deux ans en 1789. Encore, à six ans, eut-il l’occasion de regretter les troupes du roi qui logeaient des balles dans les jupes de sa grand’mère aux assemblées du Désert, puisque la Révolution guillotina son père, confisqua ses biens, et que sa mère dut l’emmener à Genève, où il fut élevé. Guizot fera donc à peine exception si nous disons que, Rousseau restant à part, la rentrée du protestantisme dans la vie spirituelle française, la révocation littéraire de la révocation de l’Édit de Nantes, commencent en Suisse romande, sont le fait de Genève et de Vaud, de la bande de culture protestante qui s’était conservée le long du Jura entre la France gallicane et la Savoie ultramontaine.

Lyon, Suisse romande et Savoie forment par ailleurs une grande région littéraire : culture provinciale et étrangère soustraite en partie à l’influence de Paris — patricienne, mais non parlementaire — et, malgré Ferney, conservatrice de cet esprit et de ces formes religieuses que Paris, l'Académie, la culture encyclopédiste et la langue analytique avaient à la fin du XVIIIe siècle momentanément déclassées.

Les Necker : Jacques Necker.
À cette époque, en Suisse romande, une grande famille devient célèbre, celle des Necker. Necker était fils d’un Prussien devenu Genevois. Installé à Paris dès sa jeunesse comme banquier, ambassadeur, contrôleur général, tenant par sa femme le principal salon de la fin de la monarchie, Jacques Necker resta en France jusqu'à la soixantaine. Et pourtant il peut passer pour le premier en date des écrivains proprement genevois, avec les qualités et les défauts que comportent toutes les branches de cette famille littéraire : Considérations à la manière de sa fille (Essai sur l’Importance des Opinions religieuses) ; prêche de pasteur qui a appris le beau style dans Thomas (Cours de Morale Religieuse) ; humour un peu laborieux, mais agréable et fin comme celui de Töpffer et de Petit-Senn (Le bonheur des Sots). Il est enfin l'homme dont le Suisse Meister a dit que « dans les premières années de son séjour à Paris, il lui était arrivé cent fois de rester plus d'un quart d'heure dans son fiacre avant de parvenir à se décider sur la maison où il devait se faire conduire d'abord » et qui a écrit des centaines de pages intimes parfaitement amieliennes. Nous ne parlons pas de ses écrits de finance, d'administration et de politique : ils sont d'un patricien qui veut faire les affaires de l'État français, comme il a fait les affaires de sa banque, et comme il ferait, s'il y était resté, les affaires de sa petite république. Il manqua toujours aux Necker et à leur descendance de bien connaître les Français.

C’est le second des citoyens de Genève qui aient eu sur la France une immense influence. Des historiens ont fait de son ministère la cause principale de la chute de la monarchie. Laissons cela. Seuls les quinze volumes de ses Œuvres nous importent. Et surtout sa place de fondateur et de chef d’une grande famille littéraire, qui, par les Broglie et les d’Haussonville a duré jusqu’au XXe siècle.

Suzanne Necker.
Si nous avons quinze volumes d’œuvres diverses de Necker, nous avons six volumes de Mélanges de sa femme, Suzanne Curchod. Fille de pasteur, sans autre fortune que la fraîcheur de sa beauté et de sa conversation, portant avec une grâce sérieuse ce qu’on appelait un esprit élevé, reine du pays de Vaud, elle avait, comme une bergère un roi, épousé le banquier genevois. La chanson rustique de noces qui avertit la jeune fille que sa royauté de mai finit avec le mariage, et que les charges de la vie et le travail d’une ferme à conduire commencent demain matin à quatre heures, ne fut pour aucune paysanne aussi vraie que pour Mme Necker, quand la fille du pasteur de Crassier dut brusquement, pour la fortune politique de son mari, tenir un salon d’encyclopédistes, de philosophes, de cyniques. Elle y parvint par un effort de volonté qui la vieillit vite. Le caractère sérieux de ses œuvres, toutes morales et moralisantes, s’en trouve à la fois alourdi et rendu plus touchant. Comme le berger de la fable, la bergère vaudoise a conservé dans son coffre le chapeau de fleurs pastorales. Elle écrit devant lui. Et le meilleur de son œuvre ce sont d’ailleurs les pages sur la vie, sur le mariage et sur la religion que lui inspira, après la retraite du contrôleur général à Coppet, la paix retrouvée de son pays, dont elle écrit ces mots où tient tout le calvinisme romand : « Il semble que l’Être suprême s’est occupé ici plus particulièrement de sa créature, et qu’il l’oblige sans cesse à élever sa pensée jusqu’à lui ».
Albertine Necker
de Saussure
.
Le génie de leur fille Germaine fit éclater tous ces cadres, la propriété de famille devint le salon de l’Europe. Mais l’élan littéraire de ce sang vivace et puissant ne s’arrête pas à Mme de Staël. Les Genevois disent que le livre le plus genevois de leur littérature est l’Éducation progressive de sa cousine et biographe Albertine Necker de Saussure. Son expression pesante ne lui a pas permis une grande diffusion au delà de Bellegarde. Mais au sujet d’aucun livre de la famille on ne redirait plus à propos le mot de Joubert : « Le style de M. Necker est une langue qu’il ne faut pas parler, mais qu’il faut s’appliquer à entendre, si l’on ne veut pas être privé de l’intelligence d’une multitude de pensées utiles, importantes, grandes et neuves ». L’Éducation progressive répond parfaitement à son sous-titre d’Étude du cours de la vie. Une éducation toute genevoise, celle des familles aisées, élues, à sentiments élevés, liée à l’histoire, à la campagne, à l’âme de cette patrie qui est une cité, sous l’empâtement d’un style épais, revit ici avec la fraîcheur d’un roman de Töpffer (et d’ailleurs, quand la question du livre le plus genevois se pose, plusieurs nomment, mais du même fonds que les autres, le Presbytère). Pour se montrer raisonnable la psychologie de l’Éducation progressive n’en paraît pas moins neuve, attentive et fine, forte de l’expérience d’une société, celle de la rue des Granges, prêcheuse et pédagogique. La bourgeoise de Genève ne remue pas son lecteur ou sa lectrice comme le citoyen de Genève, mais l’instruit mieux.
Albertine de Broglie.
Mme Necker de Saussure a tout d’une Necker, rien de la pointe aventureuse des Saussure. Pareillement, une grande famille française de lettres et de politique, les Broglie, restera peut-être autant et plus Necker que Staël et que Broglie. En 1816 le patricien libéral qu’est le duc Victor de Broglie, se mariait dans la maison mère du libéralisme franco-suisse, épousait la petite-fille de Necker, Albertine de Staël. L’œuvre posthume de la duchesse pourrait faire suite comme un septième volume aux Mélanges de sa grand’mère. C’est chez une mondaine, dans une troisième génération de salons illustres, la même spiritualité protestante, la même grande destinée conjugale, la même nature ardente, généreuse, la même rayonnante vertu. On ajouterait volontiers l’esprit, qui est aussi un esprit des Necker, si le journal mondain de Mme de Broglie, en grande partie inédit, nous était connu autrement que par les fragments un peu arrangés que le duc Victor en a extraits pour ses Mémoires.

Les enfants de Victor et d’Albertine de Broglie étant, non sans drames religieux, nés ou devenus catholiques, le protestantisme disparaît apparemment de la descendance de Mme de Staël. Mais, comme le janséniste Royer-Collard et le protestant Guizot, les Broglie-Staël, catholiques, incarneront toujours le libéralisme doctrinaire. Le 14 juillet 1789, les « vainqueurs de la Bastille » avaient porté les bustes de Necker et du duc d’Orléans. En juillet 1830, avec l’avènement de la monarchie d’Orléans, quand la doctrine devient un pouvoir spirituel politique, l’établissement de l’ordre nouveau prend la figure d’une sorte de retour de Necker, et l’expérience Guizot qui échoue en 1848 est une manière de continuation de l’expérience Necker. L’histoire de la littérature ne consiste pas seulement dans l’histoire des formes, mais dans l’histoire des idées formulées et agissantes : aussi faut-il voir d’un côté Mme de Staël dans cette famille de chair et d’esprit qui l’encadre, la dégage, la précède et la prolonge — et de l’autre côté dans le groupe de ses amis de Coppet. Elle existe moins comme productrice d’œuvres que comme le chef de chœur et la maîtresse de maison d’un immense dialogue.

VII
MADAME DE STAËL
L’École des Salons.
La mère de Madame de Staël, Suzanne Curchod était reputée la jeune fille la plus accomplie du pays de Vaud, ce qui lui avait valu, comme à la bergère des contes, d’être épousée sans fortune par l’opulent banquier genevois qui la fit Mme Necker. Par volonté, réflexion, application et bon sens elle avait réussi, à peu de chose près, à devenir Parisienne, et à tenir, dans l’hôtel du banquier, près du contrôleur général, un salon fameux, le plus sérieux, le plus fréquenté par les gens de lettres. Institutrice, elle fit des Necker une famille pédagogique. Contre l’usage français, la petite Germaine se tenait assise sur un tabouret dans le salon du contrôleur général, et profitait. Elle vécut dès l’âge de dix ans dans le cercle des grands hommes et des grandes idées. Par exception, cela réussit. Y ayant débuté comme enfant de troupe, elle fut pendant un quart de siècle le général en chef ou le Napoléon de la vie des salons. Sur les leurs les dames du XVIIIe siècle avaient régné par l’esprit. La première, Mme de Staël régna sur le sien par le génie mais un génie qu’elle en tirait comme le ciel tire de la terre les pluies qu’il lui renvoie.

Tous les livres de Mme de Staël ont été causés avant d’être écrits. Personne plus qu’elle ne s’est inspiré d’autrui, et cependant le problème de ses « sources » ne se posera jamais, car elles sont remplacées par des filets innombrables, par une eau à fleur de terre, par le reflet des hommes et le passage de leurs propos.

La Révolution était dirigée contre la tyrannie, les classes supérieures, la vie de société. Or, des trois grandes personnalités de la génération révolutionnaire, la première, Napoléon, imposera à la France une tyrannie dont ses rois ne lui avaient pas encore donné même le pressentiment ; le second, Chateaubriand, est le premier exemple en France d’un homme de lettres aristocrate ; la troisième, Mme de Staël, le premier modèle d’une carrière de grand écrivain définie par les habitudes d’un salon.

La Critique.
Ses livres de critique, on les appellerait plus justement des manifestes. Son intelligence est passionnée, et, pour éclore, il faut à ses idées la température de l’enthousiasme. Comme d’autre part elle parlait et faisait parler des événements et des idées du jour, qu’elle vivait dans l’actuel, que la fille de Jacques Necker aspira en France, tant qu’elle y fut, à un contrôle général des idées, que tout cela était chez elle gouverné par le génie, elle a pu écrire deux manifestes de grande portée, la Littérature et l’Allemagne.

Le titre complet du premier, De la Littérature considérée dans ses rapports avec les Institutions Sociales, marque déjà une date. Un tel titre, dont les promesses sont à peu près tenues, transporte dans l’histoire des lettres l’idée et la méthode de Montesquieu, prépare un Esprit des Lois de la littérature. Bien que le style en soit appuyé, engorgé et lourd, le contraire exactement du style de Montesquieu, on parvient aujourd’hui à la fin du livre de Mme de Staël avec bien moins de peine qu’à la fin de l’Esprit des Lois. Il reste soutenu par le mouvement d’une conversation. La première partie, qui concerne le passé, est souvent hasardée ou contestable, même absurde, Mme de Staël ayant peu de lecture et connaissant surtout les livres par ceux qui en parlaient. Mais la seconde partie nous introduit pour la première fois et en plein dans la conscience littéraire de cette génération de 1789, dans les problèmes qui se posent pour elle.

La littérature selon ce livre est fonction de la société : d’où la différence des littératures selon les climats — littératures du nord et du midi — et selon les régimes, — littératures des régimes d’autorité et des régimes de liberté. Mme de Staël affirme le progrès, — la supériorité des modernes — la venue et l’avenir d’une grande littérature nouvelle.

Il n’est pas difficile de reconnaître dans cet ouvrage si riche d’idées les couches successives de ces idées, depuis celles qu’elle recueillait des philosophes, à dix ans, sur son tabouret, celles aussi de son père, celles surtout de ses amis du Directoire et du Consulat, et la liaison en somme du Salon de Mme Necker et du salon de sa fille rue du Bac, le tout vivifié par une intelligence ardente et illuminatrice.

La Politique.
Le grand intérêt, encore actuel, de la Littérature consiste moins dans l’abondance des vues, anciennes ou neuves, que dans ce caractère de manifeste, qui est lié à l’élan prédicateur (bien genevois) de Mme de Staël et dans la liaison de ses idées avec la politique républicaine.

À partir de l’an VIII, c’est-à-dire de l’année même où le livre paraît, la France est entraînée dans l’orbite du génie de Bonaparte, et la République est finie. La croyance longtemps régnante d’après laquelle un coup d’État bienfaisant mit fin en brumaire à un gouvernement qui n’était absolument que corruption et ruine, les idées de Sorel selon lesquelles Napoléon est contraint à sa politique de conquêtes impériales et impérialistes par la nécessité des conquêtes républicaines à garder, ne nous paraissent pas aujourd’hui des conclusions inévitables. Une paix durable avec les puissances continentales, nanties de compensations, sur les principes de Bâle, était non seulement possible, mais prévue en Europe. L’inévitable intervention de l’armée, qu’elle vînt de Bernadotte, de Moreau ou de Bonaparte, n’était préparée et attendue que comme une intervention républicaine. On ne pensait à personne plus qu’à Washington. On écartait, dans la même mesure que le retour des Bourbons, le rétablissement de l’Église catholique et le retour massif des émigrés, c’est-à-dire les deux imprévus, dus à la personnalité de Bonaparte, qui ont si fortement agi sur la littérature, et qui ont amorcé le romantisme. Une société parisienne s’était reformée, dans les salons de laquelle était précisément discuté, même préparé, le nouvel ordre républicain. Ou plutôt deux sociétés : celle d’Auteuil où les idéologues, les membres de l’Institut, les héritiers directs du XVIIIe siècle et de la Convention, se réunissaient autour de la belle veuve de Condorcet, et celle du quartier Saint-Germain, dont le salon principal était, rue du Bac, celui de Mme de Staël. Dès 1794, avait commencé sa liaison avec Benjamin Constant. Dès 1796 sa littérature de manifeste politique, avec le livre De l’Influence des Passions sur le bonheur des Individus et des Nations. Son prestige et son entourage servaient de laboratoire à l’esprit d’un régime en formation, qui eût été libéral, égalitaire, déiste, pacifique, déjà « international », intellectuel, influencé et même représenté par les écrivains, une philosophie du XVIIIe siècle retour de Genève, tout un règne des lumières, dont elle eût naturellement été l’Egérie. Le groupe d’Auteuil, lui, considérait avec méfiance le déisme et les influences étrangères. Mais enfin ce dualisme de Paris et de Genève était un héritage du XVIIIe siècle, de l’opposition entre Voltaire et Rousseau. Telle qu’elle était, la société lettrée de la fin du Directoire et du début du Consulat reconstituait avec des habitudes républicaines et sur ce double registre un régime de l’esprit. Il y avait là une tentative d’alliance ou de fusion entre la République Française et la République des Lettres, sous l’égide des salons qui reparaissaient et de l’Institut qui remplaçait les Académies. Quand paraît, en l’an VIII, la Littérature, cette espérance d’une évolution régulière de la République dans la fraîche tradition républicaine vient de s’évanouir. Trois mois avant, Bonaparte avait fait éclater ses colères sur le salon de la rue du Bac, à l’occasion d’un discours de Benjamin Constant, inspiré, croyait-il, non sans raison, par Mme de Staël. Et le manifeste de la baronne tombait dans un monde, dans une politique, dans une société à qui il allait être interdit, pour quinze ans, de l’écouter.

L’air de la rue du Bac devenait dès lors irrespirable pour cette ardente et puissante poitrine. Déjà une partie de la Littérature avait été écrite à Coppet. À partir de 1803, il est défendu à l’auteur de s’approcher de Paris à moins de quarante lieues. Pendant dix ans, ayant Coppet pour port d’attache, instituant à Coppet le salon de l’Europe et regrettant toujours devant le lac désert le ruisseau de la rue du Bac, elle mène une vie de voyages, véhémente, inquiète, déçue. D’où, en 1810, le second et le plus retentissant de ses manifestes, De l’Allemagne, éclate ou plutôt éclaterait, si l’édition n’était pas détruite par Napoléon, et si Mme de Staël, pour éviter la prison, ne devait s’engager à ne point le publier sur le continent. Le manifeste ne parut qu’à Londres en 1813, se répandit partout et devint, jusqu’à la chute de Napoléon, le livre le plus célèbre de l’Europe.

La Cosmopolite.
C’est le livre de son voyage d’Allemagne en 1804, de son séjour à Weimar, qu’elle ne dépassa pas, où l’Allemagne vint à elle, et enfin de son salon de Coppet, où Schlegel, revenu d’Allemagne avec elle, était passé maître de germanisme. La plus grande injustice qu’on pourrait commettre envers l’Allemagne ce serait de la juger en elle-même, de lui demander des vérités ou des beautés intrinsèques et durables. Il faut la juger (et c’est aussi de ce point de vue que l’a jugée Napoléon) comme manifeste, pour sa vertu excitatrice, et comme nous jugeons les Lettres Anglaises de Voltaire. Schiller disait qu’il y trouvait plus de lueurs que de clartés, et nous ajouterons que ce feu comporte plus encore de force motrice que de lueurs. Quelle est cette force motrice ?

On ne la trouvera point dans la première partie, De l’Allemagne et des Mœurs des Allemands. Les Allemands n’ont jamais aimé cette figure staëlienne conventionnelle de l’esprit allemand, ni les lieux communs qu’elle a engendrés. Mais les trois autres parties, De la Littérature et des Arts, la Philosophie et la Morale, la Religion et l’Enthousiasme, si les erreurs et les légèretés y abondent, ont créé ou mis en lumière, pour les Français, un pays du romantisme, ou un climat du romantisme. Cette Allemagne littéraire et philosophique restera l’Allemagne du romantisme littéraire et philosophique.

Du romantisme littéraire. Les jugements de Mme de Staël ne viennent pas tant de ses lectures que de ce qu’elle a entendu dire pendant quatre mois dans les cercles de Weimar. Or la grosse question littéraire y était à cette époque celle du théâtre. Il n’y a pas seulement une dramaturgie de Hambourg, mais une dramaturgie de Weimar. Et le grand dramaturge de l’Allemagne, c’est Schiller. Et les pièces les plus populaires sont celles de Werner. D’où leur place dans l’Allemagne. Le théâtre de Gœthe est moins considéré. Sur Faust, paru en 1808, Mme de Staël qui lisait peu l’allemand, nous donne l’opinion moyenne qui s’est formée à Coppet. Gœthe, qui avait une partie de son œuvre devant lui, n’avait pas encore pris la stature qui devait apparaître à la postérité. Schiller, servi par les échos du théâtre, avait acquis toute la sienne, et plus que de droit. Klopstock et Wieland étaient tenus pour les grands poètes de l’Allemagne. Tout ce qu’en dit Mme de Staël c’est de la bonne information actuelle qui ne dépasse pas son temps, qui sera acceptée jusqu’en 1830 et après, et qui fait sa partie dans les discussions passionnées sur la comparaison du théâtre français avec le théâtre de Shakespeare et de Schiller. Ce n’est pas de la force motrice perdue.

À cette importance française et weimarienne, de la question du théâtre, répond naturellement l’importance staëlienne attachée à tout ce qui concerne la vie de société. Le parallèle entre la vie de société à Paris et en Allemagne, entre l’individualisme allemand et l’urbanisme ou l’urbanité de la civilisation française, cela devient, par Mme de Staël, un lieu commun qu’elle transportera d’ailleurs dans Corinne, où il s’agira du Français socialisé et de l’Italien spontané. Stendhal, qui aura l’occasion de confirmer ces observations, en fera un grand usage. L’Allemagne et Corinne (dans la mesure où Corinne est l’Italie), deviendront les œuvres mères du Cosmopolitisme français qui fleurira avec les écrivains voyageurs de la Restauration.

La troisième partie, sur la Philosophie et la Morale, est nécessairement superficielle, et Charles Villers présentait mieux Kant au lecteur français que la châtelaine de Coppet. Les Allemands se sont beaucoup moqués de sa conversation avec Fichte, à qui elle demanda de lui expliquer en un quart d’heure sa philosophie. Mme de Staël n’entendait pas bien l’allemand, le système de Fichte est pensé au cœur même de la langue allemande, et il dut l’exposer en français qu’il parlait péniblement. Cela n’empêcha pas qu’au bout de dix minutes elle ne s’écriât : « J’ai compris ! » Cette anecdote célèbre est controuvée, mais ne serait pas si ridicule. Après tout les résultats vitaux d’un système original devraient devenir intelligibles à un esprit cultivé en un temps qui va de un à trois quarts d’heure. Cela, Fichte aurait pu l’apprendre de Mme de Staël, comme Mme de Staël eût appris de Fichte la philosophie dialectique de la conscience. L’établissement d’un marché d’échanges européen de l’intelligence est à ce prix. Cette troisième partie a bien rempli une telle fonction de marché (grâce surtout à Schlegel). Sans se tromper ou être trompée beaucoup sur leur métaphysique, Mme de Staël a, en vraie Genevoise, compris et fait comprendre les philosophes allemands, du point de vue de leur contribution à la doctrine morale et à la vie religieuse ou aux substituts de la vie religieuse. Cette troisième partie va d’elle-même à la quatrième : La Religion et l’Enthousiasme, dont le dernier chapitre est sans doute le morceau le plus staëlien et peut-être le sommet de tout l’œuvre de Mme de Staël.

De l’Allemagne, une fois utilisée, a été de moins en moins lue. C’est le pont de bateaux sur le Rhin, qui se défait quand l’armée est passée. Jusqu’en 1806, Napoléon l’eût sans doute laissé publier. En 1810 il ne le pouvait plus. Moins parce que l’empereur n’y est pas nommé, et que les allusions désagréables ne manquent pas, que parce que l’Allemagne instituait l’Europe à l’état de binôme, déléguant l’Allemagne à la place de tête de l’un des deux termes du binôme, du dualisme classique et romantique, social et individuel. Le livre paraissait au moment de la plus grande transgression impérialiste. « Nous n’en sommes pas réduits, écrivit le ministre de la police, à chercher des modèles dans les peuples que vous admirez. Votre dernier ouvrage n’est pas français ». C’est d’ailleurs pourquoi l’Empire n’avait pas de littérature, et pourquoi Napoléon ne voulait pas que la littérature eût un empire.

La Romanciere.
Son empire, très réel alors, sur les esprits, Mme de Staël l’exerçait d’ailleurs par ses romans plus que par ses livres d’idées. Delphine et Corinne eurent un succès, une popularité immenses. Il faut un effort sérieux, surtout une nécessité professionnelle, pour les lire aujourd’hui jusqu’au bout.

Delphine, qui paraît en 1802, appartient à la longue suite des grands romans par lettres, dérivés de Clarisse Harlowe, avec cette circonstance atténuante qu’elle est le dernier. Comme tous les livres de Mme de Staël, celui-ci est animé par un problème central qui fait corps avec la vie de l’auteur, avec ses tragédies intérieures ; les épreuves et les luttes que l’opinion impose à une femme qui aime hors la règle. C’est le thème que trente ans après George Sand tirera du même fonds, des mêmes intérêts de sexe. À ce titre Delphine inaugure toute une branche de la littérature féminine. L’origine de l’opinion c’est la société (au sens mondain) et Delphine est le premier roman de la société, écrit par une femme qui en habitait le centre. Lorsqu’on possède la clef du roman, Delphine peut encore ramener dans notre lecture les restes de l’intérêt qu’y prit le public de 1802. En revanche, si Delphine se passe de 1790 à 1792, au milieu des événements qui opposent déjà deux Frances, on n’y trouve qu’une peinture insignifiante des sentiments et des événements politiques. La longueur des lettres souvent languissantes, la confusion des personnages, celle des aventures, le style lourd et abstrait, rebutent. Il est d’ailleurs remarquable que les lettres même de Mme de Staël, dont sa cousine Saussure dit que pour le feu et la verve elles ne valaient pas sa conversation, sont de la forme précisément contraire aux lettres artificielles de Delphine, jetées avec spontanéité, désordre, véhémence, sincérité immédiate, tumulte et incorrection. La forme épistolaire, qui n’était pas naturelle à l’auteur, a certainement gâté Delphine.

D’une lecture aussi méritoire, Corinne est d’une facture mieux venue. Elle passa longtemps pour le grand livre de Mme de Staël, et, d’un certain point de vue décoratif, on peut maintenir cette opinion. Les routes de son génie s’y croisent, et ce sont celles-là même qui se croisent à Genève. De même qu’elle a écrit avec Delphine le premier roman qui pût s’appeler Un Cœur de femme, elle écrit avec Corinne la première Cosmopolis, le premier roman de cette vie cosmopolite qui est la sienne, et qui fait de Genève une étape d’Anglais et de Français sur la route d’Italie. Genève en est absente, mais l’esprit de Genève y est.

Deux sujets, mais parfaitement fondus : ce roman de la vie cosmopolite, et le roman de la femme de génie.

Évidemment la toile de fond, c’est l’Italie. Le voyage d’Italie de Mme de Staël produit son livre en 1807, comme le voyage d’Allemagne produit le sien en 1810. Les personnages y paraissent en délégués de leurs pays, ce qui est neuf. Les Italiens épisodiques sont bien représentés. Lord Nelvil figure l’aristocratie libérale d’ Angleterre sous les traits idéaux qu’elle prenait facilement pour une Genevoise. Dans le Comte d’Erfeuil, l’auteur a voulu donner, d’une manière un peu lourde, mais souvent juste, un portrait de la frivole et charmante noblesse française. Les tableaux d’Italie et surtout ceux du Northumberland sont peints dans une assez belle manière. Du caractère italien, de la littérature italienne, personne encore n’avait parlé en France avec autant de sympathie éclairée. Et le grand thème de Coppet, l’opposition littéraire du Nord et du Midi, du catholicisme et du protestantisme, prend sur cette terre classique toute son ampleur de dialogue éternel.

Quant à Corinne elle-même, ce n’est pas un caractère, c’est aussi un thème, ce sont des variations de Mme de Staël, sur sa destinée, sur ses amours, sur son génie. Corinne et Germaine peuvent porter la même devise : l’Enthousiasme improvisateur. Génie par sa place dans la poésie italienne, par son couronnement au Capitole, Corinne est raison par sa naissance et ses attaches anglaises. En donnant pour le testament moral du père de lord Nelvil un extrait des papiers de Necker, il semble que Mme de Staël ait voulu naturaliser anglaise sa sagesse genevoise. Et cela n’était point pour arranger ses affaires avec Napoléon qui refusait de venir à Genève sous prétexte qu’il ne savait pas l’anglais.

Corinne ou l’Italie serait aussi Corinne ou la Poésie. Malheureusement rien ne manque plus que la poésie au livre de Mme de Staël. Petite-fille de Brandebourgeois elle voyage en Italie pour s’instruire, « profiter » ; française de culture, elle y voyage pour en parler, et pour y parler. Mais elle ne voyage pas pour sentir : le sentiment de la nature et le goût des arts lui sont étrangers. Elle eût donné, dit-elle, la baie de Naples pour un quart d’heure de conversation. Mais précisément l’intérêt de ce site, c’est pour elle le quart d’heure de conversation écrite qu’il peut suggérer. Entre la courbe sensuelle dont la prose des Martyrs épouse les lignes mêmes du golfe, et la poésie napolitaine de Lamartine, Corinne n’étend qu’un désert d’idées. Mme de Staël a défini le génie, pour une femme, le deuil éclatant du bonheur. Corinne est d’une certaine manière le deuil intelligent de la poésie.

Et pourtant, cette poésie, nous pouvons la lui rendre ou la lui donner. Ce livre qui aujourd’hui nous paraît mort a été l’un des plus glorieux de son temps. Quand Lamartine, adolescent, le lut, il en fut bouleversé. Pour ce roman de l’Italie, la Chartreuse de Parme nous a rendus difficiles. Mais il y a fallu une et même deux générations. Corinne a créé le prestige de la vie cosmopolite et du dialogue international d’idées. Elle a ajouté à la civilisation de l’Europe. Corinne au cap Misène, inspirée par ce Platon au Cap Sunium qu’avait inventé l’Abbé Barthélémy, appartient pour nous à l’industrie de la pendule Empire. Mais pendant trente ans, autour de Chateaubriand, les amis de Mme Récamier se sont réunis sous ce tableau de Gérard ; une Germaine idéalisée, livrée au prophétique enthousiasme, personnifie sur cette génération romantique l’empire de l’esprit et des lettres, et l’on songe à ces tableaux d’autel, avec leurs deux registres, où le cercle terrestre est dominé par le cercle de la gloire. Toute la poésie de Corinne s’est peut-être retirée dans ce nom et cette présence. Mais elle y reste, elle y dure.

La mère de la Doctrine.
Mme de Staël meurt à Paris en 1817 ayant à peine dépasse a cinquantaine, et, ce qui fait le tragique de cette fin, avant d’avoir touché une terre promise qui n’était plus éloignée et qui aurait été la voie glorieuse et comblée de sa soixantaine, et du triomphe de ses idées. Ses Mémoires réduits aux Dix ans d’Exil qui ne valent évidemment ni les Mémoires d’outre-tombe ni le Mémorial des deux rivaux restent inachevés. Elle travaillait alors à ses Considérations sur les principaux événements de la Révolution Française, qu’elle put laisser presque terminés.

C’est un de ses livres les plus importants, le testament de sa vie politique, et encore un manifeste : le manifeste de ce qui s’appellera dix ans plus tard l’école doctrinaire, de ce libéralisme royaliste avec une tradition genevoise et des sympathies anglaises, qui allait arriver au pouvoir en 1830, qui fit cette même année à Benjamin Constant ses grandes funérailles et qui en eût fait de plus grandioses encore à Mme de Staël, mère de la Doctrine, belle-mère du duc doctrinaire[2]. Tandis que Corinne sur son cap domine le cercle de Mme Récamier, l’esprit de Mme de Staël gouverne la France. Un jour que le jeune Guizot était passé par Coppet et qu’il récitait, au salon, de sa belle voix grave, une page de Chateaubriand, Mme de Staël lui prit le bras et lui dit : « Monsieur, il faut rester ici pour jouer la comédie avec nous ! » C’étaient ses comédies de salon, telles qu’elle en composait volontiers (sait-on que le dernier acte de Sapho est une des plus belles choses qu’elle ait écrites ?) Mais M. Guizot, élevé à Genève, et plus genevois encore que Mme de Staël, allait jouer sur la scène politique, à des risques et périls qui apparurent en 1848, le drame même des idées politiques staëliennes. Elle, tandis que Chateaubriand perpétue après sa mort, par sa solitude du Grand-Bey, une vieillesse et une vie d’éternel émigré, elle se survivra dans ses descendants, dans une famille de notables politiques et littéraires, singulièrement liée à l’histoire du XIXe siècle, les Broglie.

Il y a une disproportion singulière entre le peu de lecteurs que trouvent aujourd’hui les livres de Mme de Staël, qui ne se sont point gardés, comme son corps à Coppet, dans l’huile incorruptible du style, d’une part, et la place, le prestige, le rayonnement de son nom, d’autre part. De grandes valeurs restent groupées sur ce nom. Elle a été, plus qu’une étape, un principe de la conscience européenne en formation. Quand on lance aujourd’hui, à Genève même, les beaux mots de Société des Esprits ou de Société des Idées, on remarquera que cette société n’a eu jusqu’ici qu’un grand nom, qui est le sien, qu’une maison mère, qui est Coppet. L’Europe hégémonique de Napoléon a échoué. La grandeur du duel de Napoléon et de Mme de Staël tient à ceci : qu’à cette Europe était opposée, dans l’ordre de l’idée, une Europe de Mme de Staël, qui a réussi, en gros, de 1814 à 1914, et peut-être même de 1914 à 1930. Aujourd’hui la vie et la grandeur de la cause méritent qu’on fasse l’effort nécessaire pour en retrouver les précédents, les titres, dans une œuvre dont on ne peut dissimuler qu’elle est devenue pesante.

VIII
LE GROUPE DE COPPET

Les livres de Mme de Staël n’entrent plus dans la familiarité de personne. Mais elle reste une ligne monumentale. Sur son piédestal elle domine un entourage, un groupe. Elle ne se comprend pas sans cette société des esprits qui commence dans son salon, se prolonge dans le temps et dans l’espace autour de Coppet, crée sur le Léman un des climats intellectuels du monde. Si le puritanisme de la Vieille-Genève n’avait pas infligé à la fille de Necker une longue quarantaine, on imaginerait, sur la rive du lac, le monument un peu déclamatoire d’une femme emphatique et puissante, le front ceint de son turban, comme à la place de la Concorde une statue de Pradier, sous sa couronne de tours, et parmi les eaux jaillissantes qui se rafraîchiraient de dialogue et de vie, quatre figures qui, à des titres divers, représentent dans les lettres la compagnie (on l’entendrait presque aussi au sens militaire) de Mme de Staël : Constant, Sismondi, Bonstetten et Barante.

Benjamin Constant.
L’un d’eux, à la gauche de la forte Germaine, a droit, au seul prénom. C’est Benjamin. S’il ne fallait pas garder tout de même à une littérature le caractère d’un ordre, respecter des situations justement acquises, refuser de la livrer sans cadres à l’anarchie des goûts, on ferait à Benjamin Constant une place plus considérable qu’à son illustre amie. Il reste plus proche de nous, il est bien meilleur écrivain, et, surtout, plus qu’aucun auteur de son temps, plus peut-être que Chateaubriand, il est lu : il a écrit, comme Mme de La Fayette et l’abbé Prévost, le petit livre de durée qui traverse les âges sans ride ni poussière. Il est le délégué ou le chef d’une famille d’esprits qui feuillettent toujours son Journal intime, son Cahier rouge, quand la famille staëlienne a cessé d’ouvrir les livres de sa mère spirituelle. Lecteurs, nous avons épuisé Mme de Staël, nous n’avons pas épuisé Constant.

Il a connu et nous fait connaître plus que personne, plus certainement que Barrès, qui le place à bon droit parmi ses « intercesseurs » d’Un homme libre, l’union, le relais et la fécondation mutuels d’une sensibilité poétique, d’une intelligence critique, d’une culture politique. Il est le père du roman d’analyse, créé sans mère, cela se voit. Et Mme de Staël et lui sont le père et la mère du libéralisme politique, ou plutôt les deux créateurs, la catégorie du sexe ne jouant pas ici d’une manière distincte.

Adolphe se présente aujourd’hui étayé par une littérature posthume, mémoires et correspondance, qui fait Benjamin plus grand encore qu’il n’a paru à ses contemporains. Le contraste entre Chateaubriand et lui est saisissant, et l’on n’imagine pas de coupure plus nette entre les analystes et les oratoires. Et nous sommes loin de Rousseau lui-même. Quand le Genevois avait étalé ses misères, c’était avec une grande éloquence d’auteur et des déformations ou des transformations de poète ; les Confessions et les Rêveries, sont à l’origine des Mémoires d’outre-tombe beaucoup plus qu’à l’origine du Cahier Rouge. D’ailleurs Jean-Jacques écrit pour le public, oratoirement, comme Chateaubriand, tandis que Benjamin n’écrit que pour lui. Le premier il a pratiqué cette clairvoyance sans méchanceté, bien plus impitoyable à lui-même qu’aux autres, il l’exprime à la pointe d’un style lucide, le grand style de l’analyse. Avant Amiel, et d’une manière bien plus française qu’Amiel, le grand Vaudois a amené à la lumière de l’écrit le complexe d’intelligence et d’impuissance qu’il contemplait désespérément en lui.

L’impuissance à organiser sa vie sentimentale et à s’encadrer dans la vie sociale n’implique pas chez Benjamin comme elle l’impliquera chez Amiel, l’impuissance à créer et à organiser littérairement. Il lui suffit de le vouloir pour écrire en quelques jours dans Adolphe le roman explicatif de cette vie passive et défaillante : roman d’une vie manquée, qui est si exactement le contraire d’un roman manqué, que, durant un demi siècle, le roman psychologique en France a consisté à refaire, à étoffer, à varier, à moderniser ce récit tranquille et discret, où tout est dit, où sont éveillées des résonnances indéfinies.

Ce serait diminuer Adolphe que de le réduire à l’anecdote qui est à son origine : les amours de Benjamin et d’Anna Lindsay. Adolphe est cette aventure, Adolphe est Constant, mais, dans Ellenore, Constant convoque presque toutes les femmes avec qui il a été lié ou marié, et d’abord, bien entendu, la plus illustre, à incarner une nature féminine éternelle. Comme Daphnis et Chloé est le roman de l’appel et de l’accord des sexes, Adolphe est le roman de leur bataille, écrit par un compatriote de Jomini.

Et par un contemporain de Napoléon. Car Adolphe est aussi le roman d’un esclavage consenti, et l’analyse de cet esclavage par un homme qui a la vocation de la liberté. Dès son enfance il a préféré la liberté à tout. Comme Amiel ou Secrétan, il a compris la liberté dans sa profondeur et son essence. Ses passions et ses coups de tête, eux-mêmes, eux surtout, s’expliquent par un refus critique de se donner. C’est en écartant la grande chaîne d’or qui lie l’homme aux êtres et aux choses, qu’il en est venu à traîner derrière lui tous ces morceaux de chaînes brisées et lourdes, raccommodées et ridicules.

Du même fonds, la politique l’a occupé. Sa passion et ses problèmes de la liberté intérieure lui communiquaient la passion et lui apportaient les problèmes de la liberté politique. C’est ce Constant qu’a connu son époque, celui dont les écrits et les discours constituèrent une place forte du libéralisme. On a cessé de les lire, parce que ces problèmes politiques, en pleine activité en 1830, sont résorbés, assimilés, dépassés, que les régimes issus du suffrage universel ont imposé une langue politique nouvelle. Et aussi parce qu’il y a chez Constant plus d’intelligence clarificatrice que d’intelligence créatrice. Ce même courant créateur, celui des Chateaubriand et des Tocqueville, manque plus encore à son grand ouvrage sur la Religion, qui devait être l’œuvre de sa vie. Sous la Restauration il a été l’apôtre de la liberté de la presse, et c’est à cet apôtre que Paris a fait, quatre mois après la Révolution de Juillet, des funérailles célèbres : mais ici encore il a laissé à Courier et à Royer-Collard le soin de prononcer les paroles décisives. Sur l’oubli dont la vague a recouvert cette œuvre, demeure plus éclatante et indestructible la pointe d’Adolphe et des écrits intimes.

On ne saurait mettre au rang de Constant les trois amis quasi-genevois de Mme de Staël dont les noms, avec celui de l’Allemand Schlegel, restent inséparables de l’atmosphère et de l’action de Coppet.

Sismondi, Bonstetten
et Barante
.
C’est d’abord Sismondi, auquel on doit un rayon de bibliothèque historique probe et terne, mais surtout l’importante Littérature du Midi de l’Europe dont nous parlons ailleurs. C’est le Bernois Bonstetten, que l’attrait du salon de Coppet et le charme de la civilisation française fixèrent à Genève, où il contribua, par sa bonhomie et sa bonne humeur, à donner à la ville de Calvin ce rôle de salon de l’Europe qu’elle tint pendant la Restauration. Son livre sur l’Homme du Nord et l’Homme du Midi, est un témoin important du courant d’idées staëliennes, et son voyage archéologique du Latium a inauguré toute une littérature, d’Ampère à Boissier et à Bérard. Mais ayant commencé tard à écrire en français, sa langue est barbare et incorrecte. C’est enfin Prosper de Barante, le jeune fils de ce préfet du Mont-Blanc qui était chargé de la surveillance de Mme de Staël et qui, pour son honneur, se fit révoquer comme policier insuffisant. Prosper, qui devait faire dans la suite une brillante carrière d’historien pittoresque, publie en 1809, sous l’influence de Coppet, un Tableau du XVIIIe siècle, intelligent, et très intéressant surtout en ce qu’il se compare et s’oppose au Tableau de la Littérature française, pour la même époque, de Marie-Joseph Chénier, paru l’année précédente. Né en 1782 Barante représente contre Chénier la génération nouvelle, celle qui laisse tomber les idéologues, celle qui assimile exactement et normalement les valeurs nouvelles apportées par Chateaubriand et Mme de Staël. Ce benjamin (sans majuscule) de la Mère de la Doctrine, fera chez les doctrinaires une décorative et confortable fortune.
IX
LA ROMANTIQUE
La carrière ouverte
aux littératures
.
Le livre de Mme de Staël de la Littérature n’est peut-être pas un des monuments, mais il est un des témoins les plus importants de la critique et du mouvement des idées ; il pourrait mieux encore s’appeler Des Littératures, car il inaugure en France un problème du pluralisme littéraire.

De même que la littérature française comporte des familles d’esprits, que ses genres procèdent volontiers par couples de génies complémentaires ou par des séries d’oppositions (Corneille et Racine, Bossuet et Fénelon, Voltaire et Rousseau), ainsi il y a des familles et des oppositions de littératures, entre lesquelles s’institue une comparaison, un dialogue critique : littératures ancienne et moderne, littératures du Nord et du Midi, littératures classique et romantique.

Dès le Consulat, des discussions s’engagent à ce sujet ; des revues où une large part est faite à l’information européenne relayent sur le sol français le Spectateur du Nord et les périodiques de l’émigration. Ainsi paraissent le Journal de Littérature étrangère, la Bibliothèque germanique, les Archives littéraires, le Magasin encyclopédique, dont les titres sont des programmes. Dans un article des Archives littéraires de Janvier 1804, Des Communications littéraires et philosophiques entre les nations de l’Europe Degérando marque, en les admettant l’une et l’autre, les deux directions possibles du goût et du jugement littéraires : « Il y a certaines beautés absolues dont le sentiment doit être universel, parce qu’elles ont leur principe dans un rapport nécessaire, quoique secret, avec les besoins de la nature humaine. C’est au témoignage unanime des hommes qu’il est donné de les consacrer, c’est par la comparaison des diverses littératures qu’on peut arriver à les reconnaître. Il y a aussi des beautés relatives qui n’en sont pas moins réelles pour être appropriées à certaines circonstances locales, pour être dans un rapport particulier avec les mœurs, les institutions, les penchants et les émotions habituelles d’un peuple. L’étude de ces beautés relatives n’est pas moins nécessaire. »

Rôle de Schlegel.
Degérando était un philosophe : sa distinction de l’absolu et du relatif en matière de goût et de critique ne manquait ni de pertinence ni de fécondité. C’est aussi un philosophe, l’introducteur de Kant en France, l’émigré Charles de Villers, qui publie à Munster, en 1806, une Érotique comparée, soit De la manière essentiellement différente dont les poètes allemands et français traitent l’amour. Elle fut, malgré son titre, beaucoup moins lue que la célèbre Dissertation que G. Schlegel donne à Paris, en français, en 1807, Comparaison entre la Phèdre de Racine et celle d’Euripide, qui, attaquant violemment le théâtre français, provoque des réponses véhémentes dans le Journal de l’Empire, cependant qu’un vieux précurseur du romantisme, Sébastien Mercier, appuie Schlegel, l’année suivante, par ses Satires contre Racine et Boileau.
Définition de la Romantique.
Le romantique, épithète vague qui flottait depuis Rousseau entre la nature et la littérature, se précise alors en un système littéraire qui est la Romantique, traduction de la die Romantik allemande. La romantique allemande, expliquée surtout par Schlegel, peut passer pour un racisme littéraire. Le monde moderne, selon la Romantique, procède de la conquête germaine et du christianisme. Dans leur pays originel, l’Allemagne, mais plus encore dans les pays romains où leur génie féconde et renforce des populations amollies, les vertus germaines, l’amour de la liberté et de la justice, le respect des femmes, aboutissent à l’institution de la Chevalerie. La chevalerie dégage une poésie, vouée à Dieu, à la valeur, aux dames, avec un décor autochtone de châteaux, de forêts, de sorciers, d’enchanteurs, poésie longtemps informe, qui eût à la longue tourné en une grande littérature romantique, qui y tourna réellement avec Dante, mais qui, sur la plus grande partie de son front fut arrêtée, refoulée, déviée, à partir de la Renaissance, par l’imitation des Grecs et des Latins. La France littéraire, l’Europe en tant qu’imitatrice des imitations françaises, furent victimes de cette déviation. L’Angleterre et l’Espagne, mieux défendues par la mer et les montagnes, ont mis au jour, dans le génie de Shakespeare et de Calderon, à la veille de l’invasion classique française, le meilleur de cette Romantique. Aux temps actuels de continuer cet effort. Aux Germains de se créer une littérature conforme à leur propre antiquité ! Aux peuples romans de reprendre contact avec les vertus, l’art, la poésie, les légendes de leur moyen âge ! La Romantique servira même la cause de l’hellénisme vrai, fera redécouvrir un Homère, un Eschyle, un Euripide originels et originaux par delà les déformations utilitaires qu’ils ont subies chez leurs imitateurs classiques.

La Romantique schlegelienne, qui faisait ainsi de l’Allemagne, de l’Angleterre et de l’Espagne, les trois massifs de la vraie littérature moderne, et qui paraissait encercler agressivement le classicisme français, ne pouvait qu’exciter en France, à l’époque impériale, sous le règne du contrôle et de la police, les défiances et les foudres du pouvoir. Elle pénètre surtout par la trouée suisse et le cercle de Coppet. Albert Stapfer, en 1812, la présente sympathiquement aux Français dans sa préface à la traduction de l’Histoire de la Littérature espagnole de Bonterwerk. Ce Bernois y définit la romantique « un genre de poésie né du génie même des peuples modernes, ayant pour base la Bible, la légende, l’histoire héroïque et merveilleuse de nos aïeux, se nourrissant de l’esprit local et inhérent au terroir, et peignant les maux, les aventures, les hauts faits indigènes. »

Génie de la Romantique
et Génie du Christianisme
.
Il s’agit là d’un autre Génie du Christianisme, dont l’influence relayera et secondera celle du Génie de Chateaubriand, mais dont l’esprit lui est fort opposé. Chateaubriand en effet, dans son inventaire et ses restaurations des valeurs du passé, reste un classique. Sa réaction contre le XVIIIe siècle se fait au nom du XVIIe de Corneille et de Racine, de Bossuet et de Fénelon. Lui-même dans les Martyrs s’affirme disciple de l’Homère classique, fénelonisé. Il fait la liaison entre le Télémaque et Anatole France, ce qui le met catégoriquement à l’antipode de la Romantique schlegelienne. Mais un Génie de la Romantique, ou plutôt deux parties de ce Génie, encadrent celui du Christianisme : c’est en 1800 la Littérature, et en 1810 l’Allemagne. Surtout, autour de Mme de Staël, le groupe de Coppet, avec ses éléments germaniques genevois et français représente pour la Romantique la place d’armes, ou la maison mère. À son retour de Weimar, Mme de Staël amène Schlegel à Coppet, où elle l’installe comme précepteur de ses enfants, et aussi comme son chef de chantier dans la construction de l’Allemagne.

En 1809, Benjamin Constant, qui a accompagné Mme de Staël dans son voyage d’Allemagne, publie (sur sa demande) une adaptation en vers de Wallenstein assez bizarre avec sa poétique pénible, l’unité de temps et de lieu étrangement imposée au drame de Schiller, et la suppression de trente-six personnages sur les quarante-huit de la trilogie, mais très importante et intéressante par sa préface, où Constant compare sagacement les deux systèmes dramatiques, et se prononce pour le romantique, qu’il a si peu suivi dans la conduite de son adaptation. La même année, le jeune Barante publie son Tableau de la Littérature française au XVIIIe siècle, qui est une œuvre de synthèse élevée, où le XVIIIe siècle, encore si vivant chez les contemporains de 1809, se trouve non déclassé, mais classé comme une époque historique.

En 1813, la Romantique monte sur un horizon, dans la mesure même où Napoléon décline sur l’autre. Cette année où Mme de Staël est en fuite, Coppet fermé, est celle où l’esprit du groupe de Coppet se répand en France par trois œuvres qui font du bruit et qui auront de l’influence.

Les trois livres de 1813.
D’abord, en mai et juin, les quatre volumes (littératures provençale, italienne, espagnole, portugaise) de Sismondi, De la Littérature du Midi de l’Europe que l’auteur pensait compléter par la Littérature du Nord : livre très genevois par son information européenne, son souci moral, son cosmopolitisme, sa lourdeur de style, et ce thème des littératures du Nord et du Midi, lieu commun de Coppet. Le point de vue de Schlegel sur la civilisation romantique du moyen âge est développé par Sismondi avec des restrictions conciliantes en faveur du classicisme français, et des réserves de calviniste genevois : il ne faut pas oublier en effet que Schlegel était catholique, et son esthétique aussi. L’espagnolisme intégral de Schlegel détonait dans la maison des Necker ; au contraire il favorisa la fusion avec Chateaubriand pendant la période catholique du romantisme.

Le livre de Sismondi est (avec les remaniements d’usage) un cours professé d’abord à l’Académie de Genève. Pareillement le Cours de Littérature dramatique, dont la traduction par Mme Necker de Saussure paraît la même année, avait été professé à Vienne et publié en allemand en 1808. On remarquera entre le Lycée de la Harpe et les cours de Guizot, Cousin et Villemain, en attendant le Port-Royal, l’importance de cette forme littéraire toute nouvelle : le cours publié.

C’est enfin en 1813 également que paraît à Londres l’Allemagne de Mme de Staël, dont l’édition de 1810 avait été détruite sauf deux exemplaires. Cette fois, 70.000 exemplaires se répandent en Europe en quelques semaines.

Influence de la Romantique.
Ainsi, la Romantique est entrée en France, en grande partie, par ce qu’on a appelé l’échancrure de Genève et de Coppet. Elle implique le dualisme du Nord et du Midi, et leur synthèse créatrice et critique. Il y a un secteur du mouvement littéraire où tout se passe comme si romantique dérivait non de romanesque et de roman, mais de la langue romane, qui, prétend Sismondi, « était née du mélange du latin et de l’ancien allemand. De même les mœurs romantiques étaient composées des habitudes des peuples du Nord et des restes de la civilisation romaine » Ni le substantif de la Romantique ni les idées qu’il représente n’ont été conservées. Mais on peut lui imputer tout le courant qui de 1814 à 1830 traverse la Restauration sous le nom de style troubadour. Dès 1813 paraît la Gaule poétique du futur procureur Marchangy, romancement du moyen âge dont l’influence sera très sensible vers 1820, jusqu’à ce que le médiévisme sentimental trouve un autre véhicule dans Walter Scott.

Le résultat le plus intéressant de ce mouvement intermédiaire entre le mouvement pré-romantique et le mouvement romantique, fut l’enthousiasme qu’il excita chez certains lettrés sinon pour la poésie primitive, du moins pour celle qu’anciennement dans le temps, ou lointainement dans l’espace, avaient exprimés les génies nationaux. La mode et l’influence d’Ossian sont en liaison étroite avec la Romantique. L’ouvrage de Sismondi, sur trente-neuf chapitres, n’en comporte que quatre qui concernent la littérature provençale.. Il va de soi qu’ils sont superficiels. Mais il la nomme, lui fait une place, attire l’attention sur elle, de telle sorte que dès 1816 Raynouard publie son Choix de Poésies de langued’oc et oriente ses recherches du côté d’où va sortir, grâce d’abord à lui, un romanisme scientifique. Il a, dit Gaston Paris « eu le premier l’idée d’embrasser dans une grammaire et un lexique l’ensemble des langues romanes », d’où le « romanisme » des Universités germaniques. Ce que fait Raynouard pour la philologie, Fauriel, un des esprits les plus érudits, les plus cultivés, les plus riches de son temps, le fait plus aventureusement pour l’histoire et la poésie dans son Histoire de la Gaule méridionale sous la domination des Conquérants germains, et son Histoire de la Poésie provençale. La théorie de Fauriel, son super-romanisme qui voyait dans la poésie des troubadours la source de toute la poésie moderne, n’a pas résisté au temps. Mais son enseignement au Collège de France, son rayonnement, ses livres touffus, sont à l’origine du méridionalisme et de la Renaissance provençale qui aboutiront à Mistral. Tous les chemins mènent à Rome, le diable porte pierre, l’échancrure de Genève et de Coppet conduit à Maillane : conclusion bien inattendue d’un chapitre sur la Romantique schlegelienne.

X
IDÉOLOGUES, ATTIQUES ET CHRÉTIENS
Les Gelées de Mai.
Les temps nouveaux commencent avec les Vingt ans en 1789, mais non la littérature de 1789, et du XIXe siècle. Il faut en effet incorporer à cette littérature la plupart des représentants de la dernière génération qui ont environ trente-cinq ans, et qui tiendront une place considérable dans la liaison, le dialogue, le débat entre les deux siècles. Qui aura vécu sa jeunesse sous Louis XVI, sa maturité sous la Révolution et l’Empire, sa vieillesse sous la Restauration, tiendra dans sa mémoire un des morceaux de durée les plus variés et les plus puissants que l’histoire ait permis.

Cette demi-génération qui est née entre 1753 et 1762 est marquée par le XVIIIe siècle, mais portée par un mouvement très vif vers les confins, les extrêmes. Elle tient Voltaire et Rousseau pour de grands génies ; mais plus ou moins moyens et communs, hors desquels et contre lesquels il faut chercher, raffiner, saisir quelque chose de pur, de nu, d’absolu. Il s’agirait presque, ici, d’un romantisme de la qualité, le contraire absolument de ce pré-romantisme populaire, fait d’enthousiasme, d’incontinence et de débordement, qui se répandra avec la Révolution. Cette génération, ou cette demi-génération, de la qualité, sera plus ou moins blessée, rejetée, déviée par la Révolution. En tout cas elle n’a pu produire ses fruits qu’à travers des orages qui en ont détruit une partie, ont marqué le reste, ont donné au meilleur de ce reste une figure singulière de paradoxe, d’inactualité et de perfection. On reconnaît, dans des directions très opposées, trois groupes : les idéologues, ou les analystes, — les attiques, ou les artistes, — les chrétiens, ou les « penseurs ».

I. Les Idéologues.
Le XVIIIe siècle est un siècle d’idées, il a brassé les idées, il est pris dans une fulguration, une joie, et aussi une critique des idées. On trouvera dès lors naturel qu’il ait fini, sur un point, par une science des idées, que la clarté et la distinction, l’isolement et le maniement, l’individualité et la société des idées, soient devenus le plus haut exercice et la méthode la plus fructueuse de l’esprit. L’analyse des idées religieuses, politiques, morales, peut jouer dans la vie des sociétés, des États, des hommes, un rôle aussi précieux que l’analyse mathématique au principe des sciences. Condillac, le plus clair et le plus méthodique, sinon le plus vivant des esprits du XVIIIe siècle a ouvert la voie, créé une méthode et une école. Sa philosophie a préparé et affiné l’esprit critique et constructeur de la Révolution, dont il paraît naturel que ses disciples aient été des ouvriers de la première heure, sinon de la dernière.
Condorcet et Garat.
Leur représentant le plus célèbre sous la Révolution est Condorcet, qui, né en 1743, académicien déjà sous Louis XV, vit dans la Révolution la suite logique de toute sa science et de sa philosophie, l’adopta comme une mécanique humaine aussi vraie pour lui que la mécanique céleste de Newton. Son œuvre de journaliste révolutionnaire manque d’intérêt littéraire, mais importe en ce qu’il essaye d’y donner à la Révolution une doctrine. L’Esquisse des Progrès de l’Esprit humain qu’il écrivit pendant la proscription des Girondins, dans une cachette, avant de se tuer, tire de cette circonstance un prestige sublime, et Auguste Comte, qui appelle Condorcet son père spirituel, a placé ce livre au principe du positivisme et de l’ère positive. On le lit aujourd’hui avec une désillusion complète : la naïveté du mathématicien dans les choses de la nature humaine s’y étale à plein ; la suite du progrès y est aussi arbitraire que la « suite de la religion » dans le Discours sur l’Histoire universelle ; on touche le niveau où l’élan d’un grand siècle se perd dans un désert nu, où le rocher de Sisyphe roule au bas d’une pente qu’il faudra remonter. Quant à l’idéologue Garat, qui se préparait aux séances de la Convention en relisant Condillac, et qui professa l’idéologie à l’École Normale, on retiendra seulement de lui les utiles Mémoires sur Suard, indispensables pour la connaissance de cette époque et de cette école.
Rôle et limites de l’idéologie.
La génération active qui a maintenu au XIXe siècle l’idéologie est constituée par Destutt de Tracy, né en 1754, Laromiguière né en 1756, Cabanis né en 1757. Ce sont eux les idéologues contre lesquels s’excitait Napoléon. Nous n’en lisons plus rien, mais ils furent de grands agents de liaison, et leurs disciples maintinrent ou retrouvèrent l’esprit du XVIIIe siècle et de l’analyse à travers le romantisme. Tracy, qui mit de 1804 à 1815 l’idéologie en manuels clairs et élégants, a été lu avec enthousiasme par Stendhal, peut passer pour un de ses maîtres. Le médecin Cabanis, avec ses Rapports du physique et du moral, en 1802, a fourni un de ses bréviaires au matérialisme, et un de ses points de départ à la psychophysiologie. Laromiguière, professeur fin, clair et judicieux, qui attira le premier le grand public aux cours de philosophie de la Sorbonne, et que Cousin évinça du premier plan, eut son héritier, et presque son vengeur, dans Taine.

Ces idées, dont les idéologues font la science, et à qui ils tracent le programme d’une carrière qu’à elles seules elles ne peuvent remplir, sont des ombres. Elles glissent élégamment dans un monde à deux dimensions. Les noms des deux grands disciples des idéologues, Stendhal et Taine, suffisent à nous montrer qu’elles ne pouvaient prendre forme, voix, troisième dimension, qu’en buvant le sang noir, en s’incorporant un romantisme. L’idéologie a dû être mangée et digérée, non sans résistance, car le mouton comprend mal qu’on l’aime comme gigot. Quand Stendhal envoya l’Amour à son maître, « M. de Tracy, dit sa belle-fille, essaya de lire cet ouvrage, n’y comprit rien, et déclara à l’auteur qu’il était absurde. » Il en eût pensé peut-être autant de l’Intelligence.

II. Les Attiques.
Avec l’idéologie, le XVIIIe siècle, qui touche a sa fin, se clarine dans la précision, se filtre dans le sable. En une autre direction, il s’amincit et se cisèle en une pointe fine de poésie pure. La fleur de la culture, à sa dernière période, tend vers un atticisme, ou plutôt elle retrouve, à travers un alexandrinisme inévitable, certains états plus ou moins purs d’atticisme. Ces attiques sont portés exactement par la même génération que les idéologues. Nous y verrons Rivarol, né en 1753, Joubert né en 1754, Fontanes né en 1757, André Chénier né en 1762.

Tous quatre sont des esprits pleinement intelligents, que la poésie touche, qui ont le goût de la perfection et le sens de la lumière, qui sont terriblement gênés par leur temps. Le seul qui peut donner toute sa mesure, Fontanes, est aussi le seul qui ait eu de grandes parties de médiocrité. Sous la Révolution, et le plus naturellement du monde, Rivarol représente l’émigration, Fontanes la proscription, Joubert la vie cachée en province, Chénier l’échafaud. Joubert, qui meurt le dernier, en 1824, emportera avec lui l’atticisme français.

Rivarol.
La pointe de poésie qui fait corps avec l’atticisme permet bien de distinguer de l’esprit de Chamfort l’esprit de Rivarol. Rivarol, paresseux de génie qui mourut prématurément à l’époque où il allait rassembler dans une œuvre les étincelles de ce génie, nous est connu, à l’antique, plus par des paroles dites que par des paroles écrites. Il méprisait la plume « Cette triste accoucheuse de l’esprit, avec son long bec effilé et criard ». Avec un grand fonds de connaissances (« Qu’ai-je besoin, disait un grand seigneur, de souscrire à l’Encyclopédie ? Rivarol vient chez moi »). Il possède la formule brillante, la vue en profondeur et le don de l’image. Il est, dans l’ordre de l’intuition, ce que les idéologues sont dans l’ordre de la logique. Ou il l’aurait été si les graines que sont ses pensées éparses avaient germé. Plus encore que son célèbre Discours sur l’Universalité de la Langue française, morceau d’apparat, le Discours Préliminaire du Dictionnaire qu’il avait entrepris à Hambourg est d’un vrai philosophe du langage. L’entretien rapporté par Chênedollé et qui n’était d’ailleurs pas improvisé, la magnifique théorie de la poésie, cette pluie de jugements, comme des étoiles filantes, nous rendent ce qui peut subsister de sa conversation à travers le bec méprisé de la plume, et nous font pressentir ce qu’aurait été le grand livre de critique, la galerie d’écrivains français, à laquelle il comptait se mettre dès sa rentrée en France (prévenue par sa mort en 1801) : Les Vivants morts et les Morts vivants.
Joubert.
Rivarol est un attique du discours, Joubert un attique de la pensée. Ami et guide de Chateaubriand, avec une vocation irrésistible vers le scrupule et le silence, il transporterait volontiers sur la presse à imprimer, laminoir de la pensée, le décri qui concerne chez Rivarol le long bec de la plume. Craintif, froissé, valétudinaire et coquet, il ne publia pas une ligne. Les Pensées et la Correspondance, qu’après sa mort on tira de ses papiers ont, comme le Journal d’Amiel des fervents et des ennemis. Le vers de La Fontaine : « Les délicats sont malheureux », semble avoir été fait pour Joubert. Cette délicatesse est chez lui très compatible avec la précision de la forme et de la pensée, mais elle exclut les conditions normales et la matérialité de la vie. Elle est faite pour un pays des ombres heureuses, et merveilleusement adaptée à une existence posthume. Tout ce que Joubert écrit sur la poésie est incomparable. Il faudra pour retrouver cette familiarité avec la ligne serpentine de la pensée et avec son clair-obscur attendre Mallarmé et Valéry. Avec de l’attention et de la sympathie on trouverait toute une philosophie de la vie, et de sa vie, dans ses pages précieuses (aux deux sens du mot) sur la pudeur. Ses lettres marquent une pénétration singulière, affinée dans la société des femmes, et tel portrait secret qu’il fit de Chateaubriand n’a, dans sa spirituelle divination, jamais été dépassé.
Fontanes.
Rivarol et Joubert, qui n’écrivirent pas de vers — ou si peu ! — sont les familiers des chambres secrètes de la poésie, de vrais précurseurs critiques du plus fin Sainte-Beuve. Mais Fontanes représente officiellement la poésie dans leur groupe. Officiellement… C’est un honnête homme, fort intelligent et fort adroit. Sainte-Beuve lui a constitué une place — également officielle — de dernier des classiques. Il le fut par son jugement et sa finesse, par la correction élégante de ses vers. Fréquenter Fontanes, dans la belle édition qu’en a donnée, avec une introduction plus belle encore, Sainte-Beuve, est aujourd’hui amusant au sens où les œnophiles parlent d’un vin amusant. On s’amuse à Fontanes, tandis qu’on s’amuse de Delille, lequel n’est pas, lui non plus, ennuyeux ; mais l’un est intelligent, l’autre ne l’est pas. Malheureusement ce poète n’a pas reçu le grain de poésie qui appartint aux prosateurs Rivarol et Joubert. Il fait de bons vers, mais être poète pour lui, c’est faire des vers. À Montaigne, qui demandait des gens : « Comment est-il mort ? » il faudrait donner de mauvaises nouvelles de Fontanes. Car il est mort en refusant audience aux Méditations, sous ce prétexte admirable, qui est le testament d’une époque, et que nous avons entendu répéter par Mendès après Victor Hugo, par Leconte de Lisle après lui-même : « Tous les vers sont faits ». L’œuvre la plus importante de Fontanes, c’est son influence sur l’œuvre de Chateaubriand, qui était très docile aux conseils, et qui ouvrit à ceux de son ami un crédit illimité. Malheureusement ce Chateaubriand-Fontanes est le Chateaubriand des trois quarts du Génie et des Martyrs, celui que nous ne lisons plus. Quand Anatole France est mort, on s’est accordé à faire de lui cet éloge : « Il a maintenu ! » Fontanes qui avait reçu les consignes de La Harpe, a maintenu, et il a aidé, presque obligé le Vicomte à maintenir. Mais nous le pensons aujourd’hui avec plus de froideur que ne le pensait Sainte-Beuve.

De ces quatres attiques contemporains, Rivarol est l’esprit de la poésie, Joubert en est l’âme, la Psyché, Fontanes la matérialité, mais André Chénier le dernier-né et le premier mort, en est le génie.

André Chénier.
Comme Rivarol et Joubert c’est un posthume ; des liasses de papiers qui ne s’imprimeront qu’au cours de la génération suivante, et plus tard encore. L’interrègne révolutionnaire de la littérature est ici patent, saisissant, comme un décrochement sur une carte géologique. Il n’émigra pas — malheureusement. Mais, du point de vue littéraire, on peut dire qu’il a son émigration derrière lui. Fils d’une mère grecque, il naît à Constantinople, voyage en Italie, reste trois ans à Londres. Il lit dans leur texte les poètes anglais et italiens. Mais surtout son contact avec la poésie grecque est probablement le plus intime qu’ait connu un homme moderne. Il est, bien mieux que Ronsard, notre grand poète philologue. Homère et les Bucoliques lui sont aussi familiers que Racine à Voltaire.

Sa Grèce n’a rien d’une retraite, d’un alibi, à la manière de ce qu’elle sera pour cet anti-Chénier, Leconte de Lisle. Il aime la vie, son siècle, les hommes de son temps, et, bien entendu, les femmes de son temps. Le matérialisme élégant du XVIIIe siècle se fond avec ce paganisme antique, qui fait chez lui figure de vocation héréditaire. Son idée de la poésie n’outrepasse pas plus le XVIIIe siècle, n’est pas plus romantique, que son idée politique ne dépasse la monarchie constitutionnelle, et n’est girondine ou jacobine.

Toutes les directions, toutes les possibilités se trouvent d’ailleurs dans ses papiers, de sorte qu’il est absolument vain de se demander de quel développement, de quelle richesse le jour exécrable du 7 thermidor (Chénier avait trente et un ans) a privé la poésie française. Ses grands projets c’étaient ses grands poèmes : l’Hermès, l’Amérique, l’Invention. Les larges morceaux qui en ont été exécutés ne se distinguent guère du reste de la poésie du XVIIIe siècle finissant. Comme cette poésie didactique allait demeurer en faveur sous Napoléon, que tout ce que nous savons d’André Chénier nous fait pressentir qu’il eût trouvé, autant et plus que Fontanes, un cadre et un milieu à souhait avec l’Empire, nous pouvons supposer qu’il eût fait, sans bénéfice majeur pour nous, une grande carrière dans les grands poèmes. La différence des deux Chénier aurait rappelé un peu moins que nous ne le croirions celle des deux Corneille.

Ses Élégies ne dépassent pas plus sensiblement Parny que ses poèmes ne dépassent Delille. Or les poèmes et les élégies c’est ce qui, dans les manuscrits de Chénier, lui paraissait sans doute le plus approcher de la qualité et de la dignité d’œuvres publiables. Le reste, c’était surtout des études, des cartons, des dessins, dont nous ne savons pas quelle aurait été la place, et si cette place, aurait été considérable dans l’œuvre menée à bien d’André Chénier. L’immortel Chénier c’est Chénier étudiant ; le fruit eût-il passé la promesse de la fleur ? Étudiant de l’antiquité, étudiant de la nature, étudiant de la poésie.

Le poète étudiant.
Étudiant de l’antiquité, disciple de Brunck, dont les Analecta sont un de ses livres de chevet, ce qu’ont été les Odes anacréontiques pour les poètes de la Pleïade. Ce qu’il fait passer du vers grec de Théocrite ou de l’Anthologie dans la structure du vers français est extrêmement délicat à doser, et ne va pas bien loin ; d’autant plus qu’il s’inspire et ne traduit pas, et qu’il ferait plutôt, quoi qu’il en ait dit, des vers nouveaux sur des sujets antiques, Mais, étant entendu qu’il ne saurait exister pour nous qu’une Grèce littéraire transposée dans les livres, et que nous devons la tenir pour un substitut non seulement nécessaire, mais bienfaisant, de la Grèce réelle qui nous est inconnue, la poésie de Chénier a transporté dans la poésie française ce que les livres nous font imaginer de plus grec, et même de plus athénien (n’exagérons pas son côté alexandrin) : la mesure, la grâce, la mélodie de la vie dans un bois d’oliviers, la musique des êtres, leur passage éternisé dans les stèles, la capture de mouvements, de figures, de scènes, d’humanité, par lesquelles la poésie devient rivale de la peinture — de sorte que l’image des carnets de croquis et des cartons d’études serre ici exactement la réalité. Shakespeare, Gessner, la nature vue directement, les sources des livres et celles de la terre se transposent chez André Chénier en une forme plastique et diaphane, qui devient une sorte de langage général de la poésie comme elle l’était chez Racine. Mais les chefs-d’œuvre sont naturellement les morceaux purement grecs, par le sujet et par l’allure : le Malade, la Jeune Tarentine, le Mendiant, Néère, Hylas, l’Aveugle. Il y a par eux un atelier de Chénier, comme il y a un atelier de David. La découverte de l’atelier de Chénier, en 1819, ressemble pour la génération romantique, à ce qu’avait été la découverte d’Herculanum pour la génération de Chénier lui-même : un monde de formes, arrêté et immobilisé par une catastrophe, rendu brusquement à la lumière, et qui devient école, ou qui plutôt le redevient.

Étudiant de la nature. Autant la nature est stylisée dans l’œuvre didactique de Chénier, autant elle est rendue fraîchement dans ses cahiers d’études. Il a aimé, goûté, évoqué la campagne, par des vers jaillis de l’intérieur, comme La Fontaine. Lamartine verra la Grèce dans ses collines du Maçonnais, Mistral dans ses rochers et sa mer de Provence, ainsi Chénier sait et sent une nature éternelle, une Grèce qui est partout : l’Île de France, Versailles, la Normandie, lui suggèrent les mêmes cartons poétiques qu’un texte de Théocrite ou de Properce. Il retrouve par là le classicisme de la greffe parfaite entre la nature et le livre, celui de Ronsard et de La Fontaine.

Étudiant de poésie. L’oreille poétique de Chénier est toujours aussi insatisfaite, aussi chercheuse que le crayon de David : sensuelle comme une main de peintre. Il a fouillé consciemment dans les musiques cachées du vers français, il en a cherché, exploité patiemment les ressources. Le beau vers n’est point chez lui un passage fulgurant, comme chez Lamartine et Hugo, mais un arrêt, une possession, et, comme chez Mallarmé, une chose en quoi toutes choses se terminent.

Le toit s’égaie et l’if de mille odeurs divines
passait en 1850 pour une énigme, comme, en 1900 :
Trompettes, tout haut d’or pâmé sur le vélin.

Il a peu innové dans la structure du vers, que Delille et Roucher ont rompu par les mêmes hardiesses que lui : coupes ternaires, dislocations, rejets, — et le Racine des Plaideurs était déjà là. Mais il a créé une certaine cime de poésie pure, qui est le vers gratuit, le vers d’ambroisie, élément et aliment des dieux, en rupture avec les significations de la prose, tel qu’il passera dans Vigny, dans Hugo, dans Mallarmé, dans Valéry. Il y a à ce sujet un texte capital de Chénier. C’est son commentaire sur les Larmes de Saint-Pierre, le poème de jeunesse de Malherbe, le poème d’un étudiant, poème que plus tard le poète établi, réformateur et formateur, devait désavouer, avec raison sans doute, puisqu’un avenir était à ce prix. Mais Chénier sent qu’après cet immense détour le moment est venu pour la poésie de reviser ce procès, de prendre un baptême aux vers admirables et oubliés des Larmes. Toute proportion gardée, on reconnaît la prise de contact du romantisme avec Ronsard par le Tableau de Sainte-Beuve, et Chénier présage le romantisme dans l’exacte mesure où ce Commentaire amorce le Tableau.

Les quatre mois et demi de prison qu’il passa à Saint-Lazare firent monter plus haut encore la poésie de Chénier. À cette poésie voluptueuse et gracieuse que couronne la Jeune Captive, il manquait le cri, la corde d’airain. Les fragments des Iambes, les lui donnèrent. Dans un rythme uniforme et puissant, créé par Chénier, c’est une fusion unique d’élan, d’invective et de ciselure. Ces quelques distiques, que Barbier n’a fait qu’imiter, suffisent à faire de Chénier le plus grand des poètes de combat entre d’Aubigné et Victor Hugo.

On déplorera qu’il n’ait pas émigré, comme Delille. Non seulement il eût sauvé sa tête ; mais la vie et les milieux de l’émigration, le séjour de Londres ou de Hambourg, la fréquentation des étrangers, des philologues, des écrivains d’Allemagne, lui eussent fourni le dépaysement et le renouvellement qui lui convenaient mieux qu’à personne. La Révolution a déclenché contre elle un mouvement d’idées. Elle n’a pas déclenché de mouvement poétique. Ses Tragiques et ses Châtiments sont restés au carquois. Les Iambes nous font sentir quelle nuée de fléches d’or Chénier pouvait précipiter sur elle. Sa foudre tombe, comme celle de Hugo, du parvis des dieux. Le mouvement :

Diamant ceint d’azur, Paros, œil de la Grèce !

c’est le mouvement de la pièce des Châtiments, À Juvénal et surtout de Stella. Entre Ronsard et Victor Hugo, en passant par Racine et La Fontaine, il semble que les meilleurs des fragments de Chénier disséminent leurs essais, comme une grenaille ou une semence d’or pour couvrir le champ entier de notre poésie.

Les Chrétiens.
Le Génie du Christianisme a été un livre heureux. Mais la renaissance chrétienne en réaction contre la philosophie ne l’avait pas attendu. Son christianisme d’imagination et de beauté couronne une sensibilité et confirme une raison chrétiennes, qui avait pris forme et vie après Rousseau. Le fort mouvement mystique de la fin du XVIIIe siècle n’a malheureusement pas eu d’expression littéraire, si ce n’est peut-être chez Saint-Martin, le philosophe inconnu, le Bœhme français dont le style est malaisé, mais qui fut plus qu’une grande âme — une âme, et qui dans le Livre de Désir a écrit un des beaux livres de la vie intérieure. Mais l’ébranlement révolutionnaire donne l’être, le style, un public, à deux hommes qui atteignent la quarantaine en même temps en 1794, et qui, en grands écrivains, se firent les témoins et les juges chrétiens de la Révolution, les prophètes de la Restauration, le vicomte de Bonald et le comte de Maistre.
Bonald.
Bonald appartient à l’une des formations les plus solides, à une formation de base de l’ancienne France, ou plutôt de l’ancienne Europe : les familles de petite noblesse, habituées au service militaire, à la discipline, au commandement sur leur terre, à la fidélité au roi, — la formation des Vigny et des Lamartine. Émigré à quarante ans, retiré dans la studieuse Heidelberg, où il élève ses fils, ce gentilhomme rouergat, réfléchi, tenace, très apte à de pesantes déductions logiques, prend le chemin des philosophes, mais contre les philosophes dont la doctrine a ruiné l’autorité et amené l’anarchie révolutionnaire. Il est d’une race où la vie a besoin de bases. Il se fait le philosophe des bases.

On l’appelle généralement un théocrate, et ce n’est pas inexact. Mais Dieu lui est extérieur, Le fondement vivant et vécu de sa doctrine c’est la réalité de la famille, le magistère du père de famille, et particulièrement, et même seulement, du père de famille propriétaire et agriculteur. Bonald pense en paterfamilias romain. Il nourrit pour le luxe, l’élégance, l’individualité de l’esprit, la même méfiance que Caton à l’égard des Grecs. Il considère l’individu, ainsi que le fera plus tard Comte, comme une abstraction dangereuse de la société. La réalité sociale, c’est la famille. Le pouvoir vrai et juste est délégué par Dieu qui est lui-même roi et père, au roi dans la société et au père dans la famille. Est mauvais et pernicieux tout ce qui ne s’adapte pas au cadre de cette philosophie agrarienne.

Mais on est étonné de voir tout ce qu’y fait rentrer d’inattendu la dialectique obstinée et inventive de Bonald. Il est un des premiers à avoir mis en lumière la nature de la société, comme d’un vivant qui transcende les individus, qui est créé directement par Dieu, qui a pour organe le pouvoir. Sa doctrine célèbre du langage don direct de Dieu est d’une belle audace rectiligne. Peu d’opuscules sont plus remplis de vues que sa comparaison de la famille agricole et de la famille industrielle.

Il a beaucoup écrit. Il est fort de bâtisse, mais son style de gentilhomme campagnard (bien qu’il vécût le plus souvent à Paris) manque d’attraits. Cependant il coule admirablement la maxime, la phrase frappée et frappante, qui reste, circule, se cite. On lit peu M. de Bonald, mais on écrit beaucoup : « Comme dit M. de Bonald ».

Cet homme d’autorité est une autorité. C’est lui, en somme, bien plus que Joseph de Maistre, qui a donné une philosophie à ce complexe politique et social français, si tenace, qu’on appelle la réaction. La nouvelle école réactionnaire, qui, dans le second tiers du XIXe siècle, est née de Le Play et Taine, a révéré Bonald comme un de ses pères, Bourget et Maurras l’ont beaucoup cité. C’est, pour leurs disciples, une lecture un peu rude, du pain d’Auvergne, savoureux et sain. On trouverait d’ailleurs l’exagération, la caricature de Bonald dans un curieux gentilhomme auvergnat, son contemporain, qui eut un grain de folie, mais aussi son pittoresque d’écrivain, son heure de célébrité, M. de Montlosier.

Joseph de Maistre.
Cependant le couple Bonald-de Maistre est bien plus considérable et plus instructif que le couple Bonald-Montlosier. Ce sont deux dialectes de la réaction, deux catholiques, deux émigrés, dont la différence, et même l’opposition, sont commandées par celles de leur pays et de leur destinée.

Joseph de Maistre n’est pas plus un Français que Rousseau. Comme Rousseau le citoyen de Genève, il est le sujet fidèle et le magistrat du roi de Sardaigne. Jusqu’à l’âge de quarante ans, il ne songe nullement à publier : heureux de ses fonctions au Sénat de Savoie, de sa vie de famille, de lectures, de conversations, car c’est un admirable causeur. Comme Bonald, la Révolution française, en le déracinant, en mettant du tragique dans sa vie, dans ses idées, dans la société, l’oblige à s’interroger, à penser, à écrire.

Bien mieux que Bonald, il est un écrivain de race. Il écrit une des meilleures langues de son temps, infiniment supérieure à celle de sa voisine et ennemie Mme de Staël, mais tenant, comme la sienne, à la conversation, et pure, verveuse, pleine de mouvement, de mordant, d’images.

La Savoie vivait sous un gouvernement assez paternel. L’entrée des armées de la Révolution y amena d’abord l’anarchie, la violence, et pour les de Maistre, la ruine. Le contraste entre ces deux états, ce passage de l’ordre au désordre, de la vie florissante à l’exil, de Maistre les incorpore à une théorie générale de l’ordre et du désordre. Sa pensée avait pris depuis longtemps d’ailleurs une tournure mystique. Chrétien convaincu, il s’était fait initier dans la franc-maçonnerie. Il était lecteur et disciple fervent de Saint-Martin. Surtout, l’éducation maternelle, qui avait entièrement formé son cœur, l’avait habitué à voir Dieu partout. Et il ne faut pas oublier qu’il a été l’élève, et qu’il restera toujours le disciple et l’ami des Jésuites. La Révolution c’est, pour lui, le fait immense qui doit éclairer aux yeux de sa génération, le fond de la nature humaine et sociale. Elle l’éclaire en y montrant la présence et la volonté de Dieu. Quand Bossuet faisait appel à la Providence pour expliquer la Révolution d’Angleterre, il diminuait peut-être la portée de cette vue en désignant le salut de la reine Henriette comme la fin de l’intention divine. De Maistre, dès les Considérations sur la France qu’il publie en 1796, à Neuchâtel, élève cette doctrine de la Providence visible à une ampleur, à une force, à une ingéniosité verveuse et presque virtuose qui frappèrent les imaginations, d’autant plus que Bonald, esprit par ailleurs si différent de celui de Joseph de Maistre, publiait la même année, à Constance, la Théorie du pouvoir, et que de Maistre était fondé à lui écrire plus tard : « Est-il possible que la nature se soit amusée à tendre deux cordes si parfaitement d’accord que votre esprit et le mien ? C’est l’unisson rigoureux. C’est un phénomène unique »

La Providence est visible, pour lui, dans la disproportion entre l’immensité de l’événement révolutionnaire et la médiocrité misérable des hommes par lesquels il est arrivé. De Maistre tient la Révolution pour un châtiment purificateur : d’où une théorie flamboyante du Châtiment, une théorie éloquente de la purification, qu’il reprendra en termes plus éclatants encore dans les Soirées de Saint-Pétersbourg.

Mais Joseph de Maistre, bien que fidèle serviteur de son roi, n’est nullement gallophobe. Bien au contraire, le Savoyard tient la France pour la première nation du monde, la nation chef. La Révolution Française, cet événement universel sans commune mesure avec la Révolution insulaire des Anglais, la frappe d’autant plus fort qu’elle était appelée, choisie de Dieu, pour une mission plus grande. Fille aînée de l’Église, elle a trahi sa mère par des péchés publics. Entre les péchés publics et politiques de la France, de Maistre dénonce les ultramontains et les disciples des jésuites, le gallicanisme et le jansénisme. Le livre du Pape, publié en 1819, son supplément sur l’Église Gallicane, sont déjà contenus en principe dans les Considérations, de même que le principal des Soirées. Cette fulguration d’idées qui fait un des grands charmes de la lecture de Joseph de Maistre, part de quelques principes simples, de la présence et de l’action de Dieu, et d’une théorie du démon, c’est-à-dire du mal, et singulièrement de l’orgueil, tel que l’incarne la philosophie.

Il faut se garder de considérer le comte savoyard comme un écrivain aussi excentrique à la France que l’était le duché alpin gouverné par Turin. Joseph de Maistre est le grand élève des Jésuites. Par lui, et par lui seul, la doctrine de ceux qui ont exercé une si grande influence sur la jeunesse française est entrée dans la grande littérature française, a pris une expression littéraire originale, authentique. Professée avec sa fantaisie et presque sa poésie personnelle, par un laïque qui n’engageait que lui, sa pointe de paradoxe permet — tour d’ailleurs toujours excellent en sociétés — de désavouer le caustique gentilhomme comme un extrême et un ultra. Toutes proportions gardées, de Maistre serait presque à la compagnie militante de Jésus ce que Pascal (qui n’est pas de Port-Royal) est à Port-Royal. Les laïques sans mandat, intermédiaires libres, délégués à la littérature, dans les rapports entre l’Église et le grand public, font fonction non de polémistes (les clercs font eux-mêmes leur polémique, Arnauld, Daniel ou Barruel) mais de journalistes des grands partis religieux. Les qualités de Joseph de Maistre sont précisément celles d’un grand journaliste ; la clarté, la verve, les idées les plus communes exprimées dans les formes du paradoxe, l’interpellation, la raillerie, le mouvement, l’action, et une bonhomie qui appelle la confiance. Aucune des réponses pertinentes qui au XVIIe siècle furent faites aux Provinciales ne réussit devant le public, non que Pascal eût raison, mais il était journaliste (il a inventé le journalisme plus sûrement que la brouette) et ses adversaires ne l’étaient pas. Et lisez le pamphlet de Maistre sur le Jansénisme. C’est injuste, volontiers absurde, riche d’ignorance, mais quel élan, quel esprit, quels mots à l’emporte-pièce, qui vont chercher l’humain, le ridicule, sous le convenu et l’hagiographie ! Quel jeu de massacre allant et gaillard ! C’est en reprenant la tradition, et dans une certaine mesure la manière et le style de Joseph de Maistre, que Veuillot créera le grand journalisme catholique.

Le journalisme sans journal qu’a pratiqué de Maistre est un journalisme offensif, avec un élan, une force, une efficace, un panache même de saine folie, qui s’opposent au journalisme des sages, au journalisme défensif des Actes des Apôtres de Rivarol, à celui de Peltier, — ou du Genevois Mallet du Pan. Son intransigeance, son intégralisme, font sa force, au moins littéraire. Rivarol et Mallet sont des libéraux : au XIXe siècle ils eussent écrit aux Débats. De Maistre, lui est de taille à assumer fièrement pour son compte la flétrissure que Mirabeau infligeait au duc de Savoie son maître : « mauvais voisin de toute liberté ». Liberté d’examen à Genève, liberté de l’Église gallicane en Bugey ou en Dauphiné, liberté de la Répuplique Française, liberté des philosophes, et même, dans le passé, Athènes comme civilisation de liberté, il a épuisé son encre à batailler contre tout cela. Il a créé, pour le XIXe siècle, le style du combat contre la liberté.

Il reste un des prosateurs de son temps qu’on relit avec le plus d’intérêt et même d’amusement. Il n’est jamais ennuyeux. Mais il manque de sécurité. Il vit sur une instruction solide, sur d’abondantes lectures anciennes qu’il renouvelle peu. Ses erreurs de fait sont nombreuses, et d’ailleurs le sentiment de la vérité scientifique manque complètement à ce pur humaniste et à ce disciple de Saint-Martin qui ne croit qu’aux vérités de sentiments. Déduire, inventer, tirer ses feux d’artifices, tout ce métier d’écrire qu’il a découvert à quarante ans, l’amuse. Mais le prend-il toujours au sérieux ? Elevé par les Jésuites italiens, ne donne-t-il pas carrière en lui au virtuose ou au ténor de la théocratie ? Le sérieux vrai de sa vie c’était pour lui le devoir, la conscience, le service de son roi, les soins et les affections de sa famille, lesquels, heureusement, marquent leur présence dans son œuvre par une abondante correspondance politique et domestique, intelligente, nuancée, spirituelle, qui ne contredit pas son œuvre dogmatique, mais la met au point en la classant (et peut-être aussi en la déclassant) parmi les valeurs de la vie.

Sans cette Correspondance manquerait dans la littérature française le témoin d’un genre de vie qui eût mérité d’en laisser d’autre : un gentilhomme de situation à la fois locale et européenne, dont rien cependant ne passe par Paris. De Maistre ne connut Paris que par un séjour de quelques semaines en 1817, à son retour de Russie (il avait soixante cinq ans) et il y fit figure d’oncle de province. Il a pensé non seulement hors de Paris, mais contre Paris. Ainsi par lui, par ses ennemis calvinistes de Genève et de Vaud, existe, dans la première moitié du XIXe siècle un précieux coin autonome et anti-parisien de littérature française.

XI
NAISSANCE DE LA CRITIQUE LITTÉRAIRE
XIXe siècle et Critique.
Le XIXe siècle restera peut-être dans l’histoire le grand siècle, le siècle unique, de la critique littéraire. Au XVIIIe siècle elle se réduisait, même chez Voltaire, à une poussière de sentiments, de goûts, de discussions, de formules, qui firent briller plus d’intelligence qu’ils ne laissèrent d’œuvres originales et durables. Quant au XXe il est loin d’avoir encore remplacé suffisamment les grands critiques morts dans ses premières années.

Le XIXe siècle doit en partie cet avantage à la formation d’une classe bourgeoise, d’une société nouvelle, où se multiplient l’aisance et les loisirs favorables à la lecture et aux exercices de l’esprit, — à la révolution de la presse, à la création d’une presse littéraire, journaux et revues (ainsi l’histoire de la critique dramatique a tourné pendant près d’un siècle autour du feuilleton des Débats, et, du Globe de 1824 au Temps de 1868, en passant par les deux Revues de 1830, et la carrière critique de Sainte-Beuve a été commandée par une vie de journaliste), — aux habitudes de la nouvelle Université, de la Faculté des Lettres, de l’École Normale, par qui se crée une critique de la chaire, rivale pas toujours cordiale de la critique des journaux, — aux oppositions d’idées et de formes littéraires contraires, classiques et romantiques, idéalistes et réalistes, dont les drapeaux sont tenus et les batailles livrées par la critique, — au phénomène, presque nouveau, des goûts littéraires renouvelés par la mode des générations littéraires hostiles qui opposent, tous les trente ou quarante ans, comme en musique, le goût des pères et le goût des fils, et qui, en s’éprouvant comme un sentiment, s’efforcent de s’expliquer par des raisons.

Qu’on y ajoute, pour les premières années du XIXe siècle, les années de Napoléon, ceci que, pour les journaux, la critique littéraire est à peu prés le seul genre de critique, la seule matière à réflexions dogmatiques, qui puisse être pratiquée librement. Le théâtre n’est pas libre, mais la critique technique du théâtre reste libre. Et tandis que le théâtre de ce temps rampe au dessous de rien, voici, qu’avec Geoffroy se fonde la critique dramatique, dont il eut jusqu’en 1814 l’hégémonie.

Geoffroy.
Geoffroy, né en 1743, avait été Jésuite. Après la suppression des Jésuites, il avait professé la rhétorique dans les collèges de l’Université jusqu’à la Révolution. Avec cela journaliste anti-voltairien à l’Année Littéraire de Fréron, puis anti-révolutionnaire à l’Ami du Roi. Il avait pu se cacher pendant la Révolution. Très instruit, courageux, batailleur, à la fois pédant et mordant, c’est peut être le premier représentant de la critique de professeur. Au 18 brumaire il ne rentre pas dans l’enseignement, et à soixante ans débute comme critique dramatique aux Débats. Les articles qu’il y écrivit pendant quatorze ans sont réunis dans le Cours de Littérature dramatique. La Harpe, alors, bien que converti et ennemi des philosophes, faisait des tragédies de Voltaire le sommet du théâtre français, les mettait bien au dessus de celles de Corneille, et ses jugements sur l’art dramatique, popularisés par le Lycée, devenaient dangereux pour le goût public. Geoffroy le premier ramena à sa juste valeur le mérite de Zaïre et de Tancrède. Le disciple de Fréron l’emporta ici rapidement et justement sur le disciple de Voltaire. Que maintenant il ait écrit sur Shakespeare autant d’absurdités que La Harpe, c’était l’esprit du XVIIIe siècle qui voulait cela. Mais il avait le sens du XVIIe siècle, celui de la littérature classique, celui du théâtre, celui de la franchise, même celui du style. Il ne fut guère remplacé, de 1814 à 1830, par le faible Duviquet, ni, de 1830 à 1874, par Jules Janin, car le succès de Janin, qui valut à celui-ci le nom de prince des critiques, ce principat de quarante-quatre ans aux Débats, dû à un humour bavard et brillant qui dissimulait le néant, devait corrompre la critique dramatique pendant un demi-siècle. Elle est à la fois la plus difficile et la plus facile des critiques. Sur le registre de sa facilité, il appartient à tout le monde d’en faire. Sur le registre de sa difficulté, de sa nature vraie, Geoffroy n’a guère eu d’autre successeur, qu’un autre professeur, Sarcey.
La Harpe.
Geoffroy régentait au théâtre comme au collège. S’il est un professeur devenu critique, La Harpe est un critique, un journaliste, un polygraphe devenu professeur, et grand professeur.

Hôte de Ferney, admirateur du maître, Voltaire l’avait désigné pour son disciple, avait donné l’investiture à ses jugements. Mais, auteur dramatique sifflé, rédacteur du Mercure, la prestance et l’autorité avaient fait défaut à ce nain très instruit, intelligent, jaloux, pugnace, péremptoire et coléreux, dont la figure, selon Piron, appelait les soufflets, et qui, disait un de ses confrères, arrivait toujours à l’Académie l’oreille déchirée. Cependant, en 1786, au coin de la rue Saint-Honoré et de la rue de Valois, avait été fondé le premier institut de conférences mondaines. Elles eurent bientôt autant de succès chez les dames que les prédicateurs de Louis XIV en avaient eu chez leurs grand’mères. La Harpe y commença un cours général de littérature grecque, latine et surtout française qui dura, (avec une interruption de trois ans à la fin de la Révolution) de 1786 à 1798. En ces neuf ans, La Harpe a fondé l’histoire de la littérature française, telle qu’elle allait être pratiquée pendant tout le XIXe siècle.

Pour la première fois elle fut l’objet d’un récit suivi et vivant, où les œuvres viennent s’encadrer, où elles sont analysées, jugées, moins d’après un code de règles préexistantes que d’après l’expérience littéraire des honnêtes gens. Comme, dans une telle histoire, il s’agit surtout d’œuvres qui sont restées, la critique des beautés (pour employer une expression de Chateaubriand qui appliquera ce principe dans le Génie) tient plus de place que la critique des défauts. Othenin d’Haussonville a appelé Sainte-Beuve notre Thomas d’Aquin. Mais vraiment c’est le Lycée qui, pendant un demi-siècle et plus, a fait figure de Somme de la littérature française.

Somme à laquelle on ne ménagera pas les soustractions. L’introduction gréco-latine ne compte pas, le moyen âge est présenté ridiculement ; La Harpe n’a rien lu du XVIe, ce qui ne l’empêche pas d’en dire ce qu’il peut : des sottises. Corneille est pour lui le grand poète archaïque, plein de fautes, du Commentaire de Voltaire : « Vieux monuments, sublimes dans quelques parties et insignifiants dans l’ensemble, qui appartiennent à la naissance des arts. » (il s’agit d’Horace et de Cinna !) Racine est présenté et éclairé judicieusement. Quant aux tragédies de Voltaire, auxquelles La Harpe ne consacre pas moins de deux volumes, elles sont l’œuvre du « plus grand tragique du monde entier ! » Complète ignorance du XVIIe siècle en tant que siècle religieux. Le tableau du XVIIIe siècle, qui comprend plus de la moitié de l’ouvrage est vivant, parce que les contemporains sont expliqués par leur contemporain, avec l’optique et les partis pris d’usage, et qu’il nous donne, par sa masse désuète, un avant-goût de ce que seront pour la postérité nos histoires de la littérature française sous la Troisième République.

Mais dans ce curieux XVIIIe siècle de La Harpe, il y a autre chose. La Harpe, enfant chéri, journaliste et délégué des philosophes, de qui Voltaire écrivait à Marmontel : « Il sera l’un des piliers de notre Église », a trouvé pendant la Révolution un chemin de Damas. Il y venait de loin. En 1792 et 1793, il avait rédigé un Mercure jacobin, et le 3 décembre 1792 avait fait son cours en bonnet rouge. Cette mascarade ne l’empêcha pas plus que les autres de faire connaissance avec la prison de Luxembourg, observatoire d’où les Jacobins et leurs pères lui parurent des monstres, et où une lecture de l’Imitation le convertit, très sincèrement croit-on. Reprenant sa chaire après le 18 brumaire, il en fit alors une place d’armes contre la philosophie du XVIIIe siècle, couvrit d’injures Diderot, Rousseau, Helvétius, et revit tout son cours pour le publier dans un esprit nouveau, en 1799, trois ans avant le Génie du Christianisme, sur lequel l’influence du Lycée et de l’attitude de La Harpe est certaine. Presque toute la critique de la chaire, au XIXe siècle, critique de droite par position, sera du XVIIe contre le XVIIIe, leur opposition jouant en littérature aussi profondément que l’opposition droite et gauche en politique. Cela descendra de la conversion de La Harpe, et se terminera, chose curieuse, par une autre conversion, celle de Brunetière.

Critique de la chaire, disons-nous. Elle est fondée avant Geoffroy par le conférencier du Lycée. Les fils et les filles de ses auditrices se presseront trente ans après aux cours de Cousin, de Villemain, de Guizot, qui réussiront par les mêmes qualités d’orateur que La Harpe. Car ce petit homme, que l’épigramme de Le Brun nous peint trottant burlesquement au bas du Pinde, dès qu’il était en chaire donnait ses leçons et lisait ses citations en acteur, évoquait le débit de Lekain et de Clairon, imposait la littérature à ses auditeurs, comme une puissance physique. Le fanatisme anti-révolutionnaire et anti-philosophique nourrit encore cette éloquence. La critique est ici à la source d’un fleuve oratoire qui se terminera en Brunetière.

La lecture suivie du Lycée est aujourd’hui impossible. Mais il a sa place — avec les jolies reliures dont on s’habillait au début du XIXe siècle — sur un rayon de bibliothèque d’où l’on en tire parfois un volume : un des premiers volumes pour s’amuser, et pour dire avec Flaubert : « Etait-ce couenne, l’antiquité de ces gens-là ! », — ou un volume sur Racine ou même sur Voltaire, qui nous aide à comprendre excellement et minutieusement ce qu’était la tragédie, un peu pour ceux qui l’avaient créée, mais surtout pour ceux qui en fabriquaient, et pour le public qui en écoutait inlassablement ; — ou un des volumes sur le XVIIIe siècle, de préférence sur les petits auteurs, qui nous évoquent avec précision, comme Bachaumont ou Grimm, les lois, les idées, les mœurs littéraires d’un temps que nous ne voyons plus que par masses lointaines et à travers une durée interposée.

Les vrais Créateurs.
Les autres critiques du Consulat et de l’Empire, dont l’un au moins, Hoffmann, est très estimable, doivent être négligés ici. Mais il faut rappeler que les deux livres capitaux qui inaugurent le siècle, en 1800 la Littérature de Mme de Staël, en 1802, le Génie du Christianisme, renouvellent non le métier vulgaire de la critique, comme Geoffroy, mais ses idées générales, ses tables de valeurs, de comparaisons. Ils lui ajoutent une dimension de plus. Ils condensent avec génie ce qui est diffus et incertain dans l’opinion et les conversations. Ils ramènent dans leurs filets tout un capital d’idées européennes et historiques qui sont entièrement étrangères à Geoffroy et à La Harpe. Mme de Staël dans la critique d’idées, Chateaubriand dans la critique de goût, ce sont les deux livres créateurs avec cette « partie divine » de la critique, qui manque totalement aux deux autres.
XII
COURIER ET BÉRANGER
Les écrivains de gauche.
En dix ans, de 1772 à 1783, naissent Courier, Béranger et Stendhal. C’est à eux, à leur œuvre, à leur fortune littéraire qu’il faudrait penser quand on recherche les racines de ce mot de Barrès : « La France est radicale ». Un homme politique radical a lancé, en 1924, le mot de Français moyen. Avec eux une vieille vigne française donne à la fin du XVIIIe siècle le fruit que la révolution va mûrir, un type « Français moyen » du XIXe siècle, qui a pour adversaires le roi, les prêtres et les nobles, qui enregistre et assimile la Révolution, qui se taille son indépendance dans un morceau de bien national, que les régimes politiques devront connaître, tourner, utiliser, servir, qui arrivera au pouvoir avec la troisième République.

Il y a une grande littérature de la Contre-Révolution. Il y a une misérable littérature de la Révolution officielle et déclamatoire. Mais il y a par Courier, Béranger, Stendhal, une littérature vraie de la Révolution réelle. Entendons le mot au sens juridique : de la révolution dans les choses, dans les biens, de la révolution en profondeur, de la Révolution apprise et vécue à vingt ans par le jeune Courier dans les libres propos de militaires, par le petit Béranger dans la campagne picarde ou la rue Montorgueil, par Henri Beyle, enfant de gauche, dans sa bataille quotidienne de la rue des Vieux-Jésuites contre ceux qu’il appelle ses ennemis naturels : ses parents et ses maîtres. En 1816 Molé, essayant, de proposer une liste commune libérale, en Seine-et-Oise, aux gros cultivateurs qui ont acheté des biens nationaux et qui sont électeurs, en reçoit cette réponse obstinée : « Vous êtes noble, et nous ne le sommes pas. Nous avons des biens nationaux, et vous n’en avez pas. » Et il écrit : « Voilà toute la France, elle se trouve tout entière dans ces paroles de mes laboureurs.» Évidemment Courier est un héritier d’avant la Révolution, Béranger un citadin de Paris, et Beyle n’eut jamais à lui une motte de terre. Mais ils expliquent et accompagnent cette France, découverte aux élections de 1816 par le regard clairvoyant et distant du descendant de Mathieu Molé.

Courier l’Helléniste.
Qualifié un jour par Renouard d’éminent helléniste, Courier lui répondit : « Si j’entends bien ce mot, qui, je vous l’avoue, m’est nouveau, vous dites un helléniste comme on dit un dentiste, un droguiste, un ébéniste, et suivant cette analogie, un helléniste serait un homme qui étale du grec, qui en vit, qui en vend au public, aux libraires, au gouvernement. Il y a loin de là à ce que je fais. Vous n’ignorez pas, Monsieur, que je m’occupe de ces études uniquement par goût, ou, pour mieux dire, par boutades, et quand je n’ai point d’autre fantaisie, que je n’y attache nulle importance et n’en tire nul profit, que jamais on n’a vu mon nom en tête d’aucun livre. »

Ce grand bourgeois sera toujours un M. Jourdain de l’indépendance. Disons donc qu’il se connaît fort bien en grec, car il n’en donne pas pour de l’argent, et qu’il n’y a que les mauvaises langues qui l’appellent helléniste.

Soyons cependant de ces langues. Et cet écrivain, qui s’est voulu attique, appelons-le un atticiste. L’atticiste c’est l’attique, plus l’huile de sa lampe. Paul-Louis a contribué à fonder cet hellénisme du style savant, cette bonhomie artificielle pour laquelle il ne faut pas être sévère, d’abord parce qu’on pourrait en dire, comme Courier le dit de Chateaubriand, qu’elle porte son masque à la main, et ne nous trompe plus, — ensuite parce que, bien que de gauche, elle appartient précisément à la même veine que l’hellénisme de droite de Chateaubriand, du Génie et des Martyrs ; et puis parce que, descendant eux-mêmes, tous deux, du Télêmaque et de l’abbé Barthélémy, ils aboutissent à Anatole France, la Chavonnière et la Béchellerie de ces deux Parisiens se répondant trait pour trait dans les paysages littéraires, politiques et tourangeaux, — enfin et surtout parce que cet atticiste se lit toujours, que s’il nous amuse trop volontairement de ses victimes réactionnaires il nous amuse très involontairement de lui-même, que l’intérêt de l’homme atteint et dépasse l’intérêt du style, que son œuvre a un contenu, qu’elle apporte autant de lumière sur les idées politiques de la France, sur la vie politique de la France (choisissons un terme de comparaison qui eût plu à Courier) que les poésies de Théognis sur la vie intérieure des cités grecques de son temps.

Les deux Courier.
Pour qui regarde l’œuvre, il y a deux Courier. D’abord celui de la Révolution et de l’Empire, l’officier helléniste, le canonnier à cheval dont la vie militaire consista surtout à traduire le Commandant de Cavalerie de Xénophon, le bourgeois sensuel, le paillard à la hussarde qui eut la bonne fortune d’éditer et de traduire Daphnis et Chloé en revisant et en complétant Amyot. — Ensuite le Courier de la Restauration, le propriétaire jaloux de son droit, en embuscade contre le noble et le curé, le maître des redoutables brûlots, que la cour d’assises n’éteignait pas, au contraire.

Le premier nous est connu par ses Mémoires, c’est-à-dire par un livre que vous chercherez vainement dans sa bibliographie, vu qu’il les a écrits, comme Pline le Jeune, sous forme de lettres, ces lettres publiées en 1829, soit dix à vingt ans après qu’elles sont censées avoir été écrites, et qui ont été tantôt refaites, tantôt fabriquées entièrement. Il y a une différence complète entre les vraies lettres de Courier, les lettres de cabinets d’autographes, généralement assez sèches, et ces lettres artificielles et artificieuses, où il pastiche Mme de Sévigné, morceaux d’anthologie, évidemment, mais faits pour en être, et qui sentent justement l’huile de ce mot grec : anthologie… Le second Courier est celui des Pamphlets. Mais lettres et pamphlets sont du même style, ce style est celui du même homme.

Le Grognard.
Un homme qui aime le grec et le style, mais qui a des histoires avec tout le monde, nourrit des rancunes solides contre tous les régimes, et décharge contre le premier régime qui lui permet plus ou moins de les écrire celles qu’il a accumulées sous les régimes où il ne pouvait rien dire. Le canonnier à cheval Courier est un grognard. Napoléon a fait, avec un astucieux génie, de ce mot, le synonyme de soldat ou de brave. Et la postérité n’a que peu ou point su que le grognard grognait réellement, et que grogner cela consistait à n’être pas content, quand on n’avait d’ailleurs aucune raison de l’être. Le soldat de l’Empire n’a pas eu la parole officielle, ou ne l’a eue qu’à condition de conniver au décor et au convenu. On a cru que grogner c’était poser pour le bon grognard de Béranger, de Thiers, du bourgeois qui mettait des pantoufles tricolores pour lire Victoire et Conquête des Français ; mais grogner c’était parler, c’était dire fortement, simplement, précisément, son mécontentement, et que les bulletins de la grande armée étaient les bulletins du grand mensonge, et que Plutarque mentait.

Cette parole, sous l’Empire, n’avait pas d’expression écrite, et se dissipait avec la fumée des bivouacs. La littérature vivait sous le régime du dessus de pendule. L’Empire est l’âge d’or de ce genre horloger. Même le mot-clef du grognement militaire, on l’a monté après Waterloo en dessus de pendule ; il passa sublime.

Or la carrière militaire de Courier est celle d’un grognard clairvoyant et débrouillard. Il grogne littérairement dans ses lettres. Son expérience d’officier, il la résume ainsi dans une lettre à Silvestre de Sacy : « J’ai enfin quitté mon vilain métier, un peu tard, c’est mon regret. Je n’y ai pourtant pas perdu tout mon temps. J’ai vu des choses dont les livres parlent à tort et à travers. Plutarque à présent me fait crever de rire : je ne crois plus aux grands hommes. »

À plus forte raison ne croira-t-il ni à l’auguste maison des Bourbons, ni aux curés, ni aux ministres, ni à M. le Maire. Il est douteux que la Restauration fournisse aux Français autant de motifs de grogner que le Moloch impérial, mais elle leur apporte le droit de grogner. Courier en use et comme d’un besoin permanent de l’être, et comme d’un droit (son droit) nouveau de l’homme, et comme d’un penchant naturel du Français, et comme d’une défense éternelle du propriétaire, et comme d’un privilège de celui qui a appris des Grecs à écrire, et comme d’un plaisir délicat d’humaniste érudit.

L’Héritier.
Chez l’auteur des Pamphlets, le Français, le propriétaire et l’humaniste collaborent en un style unique. C’est un style d’héritier. Héritier jaloux d’une belle fortune, Courier est l’héritier non moins jaloux d’un patrimoine littéraire, où il occupe deux domaines, les oliviers d’Attique et les jardins de Touraine ; plus précisément, il entend continuer, représenter la double tradition de Xénophon et de Lysias, du Pascal des Petites Lettres et de Mme de Sévigné. Il ne produit pas, mais il hérite : c’est un Grimod de la Reynière ou un Brillat-Savarin du style. Il ne cherche pas dans l’héritage littéraire le grand, le poétique, l’universel, comme cet autre maître du style héritier, M. de Chateaubriand, mais le rare et l’exquis. Styliste, il se comporte en jardinier et en vigneron français.

Le style d’héritier il l’applique à la défense de son héritage, je veux dire de l’héritage de sa classe, bourgeoisie moyenne. Propriétaire moyen, il se retourne dans son lit pour haïr sur l’un de ses flancs le grand propriétaire noble, sur l’autre flanc le braconnier. Vis à vis de ses voisins et de ses domestiques, Courier se comporte en mauvais « gros » (et cela c’est sa vie privée, qui ne laisse pas de trace dans sa littérature). Mais vis à vis des « gros » officiels, cet électeur censitaire prend le masque du vigneron de la Chavonnière, c’est-à-dire d’un faux « petit », et même du vigneron de la vigne de Naboth. Sa littérature politique, bien plus que celle de Chateaubriand, s’avance sous un masque. Larvatus prodeo.

Le Bouilleur de Cru.
L’auteur du Pamphlet des des Pamphlets se réclame des Provinciales et son dialogue avec M. Arthur Bertrand imite même assez laborieusement celui de Pascal avec le bon Père. Il y a cependant une différence, autre que celle de l’originalité ; c’est que les Provinciales traitent d’immenses intérêts spirituels, tandis que les Pamphlets ne traitent même pas d’intérêts politiques moyens, de ceux-là dont s’occupaient à la Chambre Royer-Collard ou dans la presse Constant. Courier a le secret de prendre toutes les questions par leur bout le plus exigu : c’est bien la France vue de Véretz, les affaires de Courier avec le maire et le curé, les villageois qui dansent ou ne dansent pas. Et Flaubert n’aurait même pas osé mettre dans la bouche d’Homais les propos sous-pharmaceutiques et sous-vétérinaires du discours de Chambord sur les lubricités royales et les méfaits de la bande noire. Courier a mérité son monument sur la place de Véretz, le plus près possible du café du Commerce.

Mais par un autre biais ce localisme tourangeau fait vivre pour nous une cellule politique française. Ce qui se passe et ce qu’on pense à Véretz ressemble à ce qui se passe et se fait dans des milliers de communes de France. Vigneron de la Chavonnière, ce titre est un présage ! La vigne deviendra radicale, et elle fait à Véretz du radicalisme en puissance. Les Pamphlets exposent moins des raisons politiques qu’ils ne traduisent les états de sensibilité qui empêchent la majorité de la bourgeoisie d’avoir un langage commun avec les Bourbons et avec l’ordre qu’ils représentent. Courier admirait le duc d’Orléans, un prince qui faisait élever ses fils au collège, il le souhaitait sur le trône, et sans doute la royauté de Juillet l’eût comblé. Mais le couriérisme dépasse Courier, le couriérisme n’est pas orléaniste, le couriérisme c’est la troisième République, au moins celle d’hier, anticléricale, radicale.

Il ne s’agit pas d’un radicalisme du gouvernement, mais du radicalisme de l’individu, du contrôleur en défiance contre l’autorité, du citoyen contre les pouvoirs. « Dans un État bien fait, la nation, dit Courier, ferait marcher le gouvernement comme un cocher qu’on paie, et qui doit nous mener non où il veut, comme il veut, mais où nous prétendons aller et par le chemin qui nous convient ». L’helléniste Courier précède ici le professeur Alain ; les Pamphlets, ainsi que plus tard les Éléments d’une Doctrine radicale, peuvent être traités comme des classiques républicains, leurs auteurs comme des républicains classiques. Avec cette différence que la philosophie politique de Courier est une philosophie de propriétaire plutôt que de militant (un braconnier électeur eût été aussi insupportable à ce censitaire que le roi de droit divin), de solitaire plutôt que de solidaire. Procéder de Courier intégralement c’est en procéder électoralement, selon la formule de 1902, être contre le gouvernement des curés et pour le privilège des bouilleurs de cru.

Aussi lira-t-on de préférence Paul-Louis en période électorale, où il trouve mille échos. Cependant il est bon en toute saison. Il tient en deux volumes, s’étant donné beaucoup de mal pour ne guère écrire que de l’exquis. Des traductions de Xénophon et d’Hérodote se marient à ses morceaux courts, comme des marbres grecs rapportés d’Italie dans une maison blanche de Touraine. Le parfait pamphlet, ce genre passager, ne se trouve que là, comme les vraies rillettes à Vouvray même. Après 1830, la presse le tue. On est journaliste, on n’est plus pamphlétaire. Un hobereau, M. de Cormenin, un rural, Claude Tillier, s’y essaieront sans fruit durable. Courier n’eût d’ailleurs jamais consenti aux cadres, à la discipline, à la périodicité d’un journal ; seul convient au grognard, au solitaire, à l’homme qui vit contre, ce pamphlet, qu’il écrit quand cela lui chante, cette brochure où il est chez lui, ce verre qui n’est pas grand, mais où il boit le vin de sa vigne et le cru qu’il a bouilli.

Béranger. Le Primaire.
Le poète-citoyen fut élevé dans les écoles de la Révolution, plus précisément dans l’École Primaire (le nom date de l’époque) fondée à Péronne, selon les maximes de Rousseau, par un instituteur qui fut député à la Législative. Les enfants portaient un uniforme, fêtaient les victoires, faisaient des discours, écrivaient aux représentants, formaient en somme un club de jacobinets, dont le petit Béranger était l’orateur. Les études devenaient ce qu’elles pouvaient. Mais l’important est que Béranger, et comme esprit et comme tendances, et surtout comme poésie, peut passer pour le premier primaire officiel de notre littérature, en employant ce mot sans le moindre sens malveillant.

À un mélange de rationalisme court, de politique simple, de bon sens vulgaire, de littérature prédicatrice et prosaïque, Béranger donna exactement et heureusement le cadre qui lui convenait, la chanson de société.

Le Chansonnier bourgeois.
La gloire de Béranger s’explique en partie par le bonheur, la réussite avec lesquels il devint le chef de file d’une classe, la petite bourgeoisie voltairienne, frondeuse, cocardière, égrillarde, qui forme, à partir de 1814, une part notable de l’opinion parisienne. Littérairement, le bourgeois de 1830 est un homme qui est abonné au Constitutionnel, achète le Voltaire du libraire Touquet, chante Béranger au dessert et verse un demi-louis à la souscription nationale, qui paie en 1828 l’amende de dix mille francs à laquelle est condamné le chansonnier également national.

Le genre de la chanson de table et de société, de la romance sentimentale, était florissant dans cette bourgeoisie depuis le XVIIIe siècle où Collé, Panard, la société du Caveau lui avaient dû une joyeuse célébrité. Mais la chanson du XVIIIe siècle est à celle de Béranger ce que les gazettes à la main des nouvellistes sont à la presse d’après 1815.

La chanson de Béranger est portée par le même courant que la presse. Elle est, comme la presse, un produit de la Charte de 1814, ainsi que la caricature sortira de la Charte de 1830. La chanson est du journalisme poétique, alors infiniment plus efficace et plus diffusé que l’autre, et qui, sur les ailes des refrains, circule partout. Journalisme politique et religieux, ou plutôt anti-religieux. Aucune production de l’esprit n’a plus contribué que la chanson de Béranger à ruiner le gouvernement des Bourbons. Très peu ont plus efficacement servi à entretenir la légende napoléonienne, l’image d’Épinal de la Grande-Armée.

Le Retraité.
L’œuvre de Béranger est à peu près terminée en 1830. Il comprit que sa popularité, à laquelle il tenait si fort, exigeait son silence. En s’obstinant à produire, il fût devenu, sous la grande vague qui battait et ridiculisait la bourgeoisie, un poète démodé. Il fut simplement un poète retraité, et le retraité est, comme le bouilleur de cru, un personnage éminement français. On admira le glorieux survivant ; il passa dix-huit ans dans une gloire confortable, paisible, que ne discutaient pas les romantiques les plus hirsutes, faisant avec ses amis Chateaubriand et Lamennais (plus ou moins retraités, eux aussi), une belle trinité de vieux lutteurs et s’acheminant en douceur vers une apothéose : car les funérailles nationales de Béranger en 1857 tinrent dans les fastes du Second Empire la place du Retour des Cendres dans ceux du règne précédent, et de l’enterrement de Victor Hugo dans ceux du régime qui suivit.

Il a disparu de la littérature vivante autant que Jean-Baptiste Rousseau. L’article terrible que Renan lui consacra après sa mort est devenu un lieu commun de l’opinion. En cessant de le chanter, on a cessé de le lire, si tant est qu’on l’ait jamais lu autrement que comme un souvenir ou une promesse du chant, du refrain repris autour de l’oie aux marrons de M. Poirier. La platitude de la langue, la platitude du vers, la platitude des sentiments s’étalent de pair dans cette chanson aujourd’hui désaffectée ; 1857, l’année de ses obsèques nationales, est celle de Madame Bovary, celle où Homais vient de recevoir, la Légion d’Honneur. Et dans le paysage des idées et des noms, Homais et Béranger se confondent. On ne le lit et on ne le lira plus. Mais, de même que la chanson de Béranger était soutenue, créée même, par sa musique et son refrain, de même elle se maintient encore par un secours étranger : illustré par Johannot et par Henry Monnier, son recueil se feuillette comme une évocation de musée, un album de 1830 ; ce monde bourgeois prend dimension et vie. Ni le théâtre de Scribe, ni le roman de Paul de Kock ne sont classés monuments historiques. La chanson de Béranger, elle, est classée. Elle se visite, si elle ne se lit ni ne s’habite plus. Elle est la colonne de Juillet de la poésie française : une suite de tableautins sentimentaux, libertins, patriotiques, anticléricaux, le long desquels montent, l’un pinçant l’autre, le calicot et la grisette, vers un génie prétentieux qui est lui-même sujet de chanson, vers une plate-forme d’où s’étale à la vue tout un quartier d’histoire populaire, celui de Juillet 1789 et de Juillet 1830.

XIII
LES ÉCONOMISTES : SAINT-SIMON ET FOURIER
La quasi-littérature.
La vraie génération de 1789 se tient en marge de la littérature. Elle semble déléguée à la plus puissante explosion de vie qu’il y ait eu dans la suite des générations françaises. Génération de Napoléon, de même qu’il y a un Siècle de Louis XIV. Mais elle n’a pas reçu sa forme littéraire. Quand elle a un style, c’est qu’elle l’a demandé au passé avec Chénier et Chateaubriand, et une Genevoise sans style peut prendre la tête de la littérature de son temps. Le génie habite alors un monde de quasi-littérature, au sens du quasi-contrat des légistes. Les autres générations françaises sont des générations de littérature au comptant. Celle-ci est une génération de littérature à terme. Le terme vient à la génération suivante, celle du romantisme, et la signature est alors magnifiquement honorée, capital et intérêts.

Nous aurions hésité, en un autre endroit, devant ces métaphores de matérialisme financier. Mais il s’agit ici de ces deux contemporains de Napoléon, de Chateaubriand et de Mme de Staël, qui sont Saint-Simon, né en 1760 et Fourier né en 1772 soit, en 1789, l’un moins de trente ans, l’autre moins de vingt ans. Ce n’est pas surtout comme chef d’école, ou même de religion, à cause des termes de saint-simoniens et de fouriéristes légués à la langue française, qu’ils nous importent ici, mais d’abord comme sources d’idées révolutionnaires, prises dans l’élan et incorporées à l’être de la Révolution.

Henri de Saint-Simon.
On sait que les Saint-Simon prétendaient descendre de Charlemagne. « Pendant une nuit de ma détention au Luxembourg (1793) raconte Saint-Simon, Charlemagne m’est apparu et m’a dit : Depuis que le monde existe, aucune famille n’a joui de l’honneur de produire un héros et un philosophe de première ligne. Cet honneur était réservé à ma maison, mon fils : tes succès comme philosophe égaleront ceux que j’ai obtenus comme militaire et comme politique ». « Charlemagne, notre auguste prédécesseur… » écrira Napoléon au pape. Retenons que cette génération est impériale. Mais de ces deux carolingismes, il y en a un qui a échoué, celui de Napoléon, et un qui a réussi, celui de Saint-Simon.

À vrai dire, ce n’est pas le philosophe Saint-Simon qui a obtenu le succès de Charlemagne, c’est sa philosophie, le saint-simonisme, celle dont son disciple Enfantin disait « Le monde se partagera nos dépouilles ».

Première idée
saint-simonienne
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Saint-Simon a été habité par deux idées. D’abord qu’avec sa génération ce n’était pas une révolution politique française qui avait commencé, mais une révolution économique et industrielle planétaire, soit l’exploitation de la planète par l’homme. Saint-Simon est le visionnaire et le prophète de ce qu’on appellera après Marx le capitalisme, et que les Saint-Simoniens appellent d’un terme plus exact l’industrialisme. De même qu’il n’y a pas d’industrie sans plan de l’industriel, de même il ne peut y avoir d’industrialisme sans planisme. Ce mot récent est celui qui convient le mieux à la doctrine de Saint-Simon, débauche de plans, mais de plans qui sont commandés par une vue géniale de la société et de la planète au XIXe siècle et qui, au contraire de ceux de notre temps, ne sont pas des plans d’économie dirigée.
Deuxième idée
saint-simonienne
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Non seulement des plans de ce qui est à faire, mais, au sens statique, particulièrement nécessaire, un plan dont la société industrielle ne peut se passer, le plan spirituel. L’idée du nouveau pouvoir spirituel nécessaire à l’humanité dans la vie nouvelle où la Révolution la pousse, voilà la création propre de Saint-Simon, transmise par lui à Auguste Comte et Renan. L’idée du nouveau pouvoir, et naturellement la critique des anciens et des actuels pouvoirs, — de l’un qui est à remplacer avec reconnaissance pour les services rendus, celui de la religion accordé jusqu’ici sur un système périmé du monde, — de l’autre, qui est à détester et à supprimer sous toutes ses formes, celui que s’arrogent les légistes, bénéficiaires de la Révolution comme ils l’étaient de la monarchie, et contre lesquels le comte de Saint-Simon retrouve toutes les colères de son grand cousin le duc et pair. La maison de Saint-Simon peut passer pour un quartier général de l’anti-légisme. Industriels désintéressés du profit, ou savants, ou artistes, ou philosophes, Saint-Simon n’a jamais été fixé exactement au sujet des cadres du nouveau pouvoir spirituel. Il a eu l’idée du spirituel social plus que la vision précise des spirituels sociaux.

L’organe de Saint-Simon s’appelait le Producteur : il témoignait ainsi que la production matérielle ne pouvait se passer d’un gouvernement spirituel de la production. Pour mettre en contact ces deux mondes hostiles de la matière et de l’esprit, Saint-Simon a écrit une vingtaine d’ouvrages désordonnés, fumeux, tantôt en pleine folie, tantôt en plein génie, jamais malheureusement génie d’écrivain, sinon dans quelques pages comme la célèbre parabole, mais intéressants par le courant qui porte vers l’avenir le Nouveau Christianisme et surtout le mémoire de 1814 sur la Réorganisation de la Société Européenne. Les derniers discours de Saint-Simon sur son lit de mort, transmis par ses disciples y ajoutent une page sublime.

Les Saint-Simoniens.
C’est par ces disciples plus que par son œuvre qu’il a vécu. L’Exposition de la Doctrine (1829-1831) est un travail collectif de Rozand, Enfantin, Olinde Rodrigues, Carnot. Elle a une valeur historique capitale, mais cette doctrine résolument collectiviste n’est plus celle de Saint-Simon lui-même. Et malheureusement, les Saint-Simoniens n’ont jamais pris contact avec les Lettres. Ils n’ont écrit que du fatras, dont on exceptera peut-être les Lettres sur l’Amérique de Michel Chevalier. Sainte-Beuve fut un sympathisant pendant quelques mois : il prétend s’être approché du lard, ne pas être entré dans la ratière. Faute peut-être d’avocats littéraires, la prophétie d’Isaac Péreire dans le Globe de 1831 : « Le nom de Saint-Simon retentira bientôt sur toute la surface de la terre », ne s’est pas réalisée. Mais la surface de la terre aujourd’hui ne s’explique pas sans une référence à un saint-simonisme latent. C’est dans l’industrie, dans les entreprises égyptiennes, (le canal de Suez est une idée saint-simonienne), dans l’économie politique, dans la banque que le saint-simonisme a porté ses fruits. Et l’on notera comme un fait qui importe aux lettres ceci : le saint-simonisne est le premier mouvement intellectuel auquel participent activement les Juifs autochtones, que la Révolution venait de faire entrer dans la communauté française. Les deux frères Rodrigues furent les disciples les plus dévoués de Saint-Simon. Également de son entourage vinrent les Péreire, qui restèrent toujours, qui sont encore, comme on dit, des personnalités saint-simoniennes. Le positivisme, qui n’est originellement qu’une dissidence, ou une sorte, de saint-simonisme, et qui en conserve l’essentiel, a gardé plus rigoureusement que lui le contact avec les formes pures de l’intelligence. Mais tout cela ne peut guère s’exprimer que sur le plan religieux et le plan économique, très peu sur le plan littéraire.
Fourier.
Le plan littéraire est apparemment aussi étranger au génie de Fourier ; c’était un employé de commerce très instruit, et qui avait même la vocation de l’épicerie, commerce décrié par le romantisme bien à tort, car il exige (ou exigeait alors) des qualités de méthode, de déclassement, d’ingéniosité, de psychologie, qu’un Balzac savait apprécier. Héritier de quarante mille livres, Fourier allait devenir un grand épicier quand la Révolution le ruina, faillit le guillotiner et l’obligea (il avait vingt ans en 1792) à deux ans de service comme chasseur à cheval. Il avait toujours aimé écrire, et comme Joseph Prudhomme n’admirait rien tant que la lettre moulée. Le génie qu’il avait cultivé dans l’épicerie était celui de la psychologie du commerce ou de l’échange. Se voyant compter en 1798 quatorze sous dans un restaurant une pomme qu’on vendait deux liards dans la rue, il en tira une psychologie et une critique du mercantilisme telle, qu’il y eut (pour lui du moins) la pomme de Fourier comme il y avait eu la pomme de Newton. Chargé par son patron, à Marseille, en 1799, de détruire une cargaison de riz pour maintenir les prix en hausse, il se promet de découvrir une organisation capable de mettre fin à l’impératif catégorique du profit.

Cette organisation est exposée dans un certain nombre d’ouvrages qui se répètent sous des formes différentes, et dont le plus complet est la Théorie de l’Unité Universelle, déjà contenue dans un Traité de l’Association domestique de 1822 : tableau minutieux nous dirions aujourd’hui chronométré ou taylorisé, d’une société ou plutôt de petites sociétés, de cellules ou phalanstères, où chacun travaillerait dans la joie, selon ses aptitudes et ses passions. Toutes les passions selon Fourier, donnent un rendement social quand on sait les utiliser. Une partie de l’intérêt de ses livres vient de l’ingéniosité, de l’humour, de la cocasserie avec lesquels le subtil épicier met en scène (car il a un vrai sens de la marionnette et du théâtre) ce monde des passions humaines, idéalisé, pomponné, fleuri, comme dans le Supplément au Voyage de Bougainville ou dans les descriptions suisses de Rousseau, les vrais précurseurs de Fourier. L’expérience de Fourier est une expérience de Français égrillard, voluptueux, le futur buveur d’apéritifs du Café du Commerce, soudure du petit bourgeois et de l’utopiste le plus effréné qui fut jamais (qu’est le Plein Ciel de Victor Hugo à côté de la mer transformée en limonade par le miracle de l’attraction passionnelle, et de cette naissance spontanée du troisième œil derrière la tête, dont le caricaturiste Cham a fait la queue fouriériste avec un œil au bout ?), et soudure réelle, en accord avec tout un romantisme populaire français du XIXe siècle, lequel réunit Paul de Kock et Raspail. Si le saint-simonien est volontiers un grand Juif, mystique et banquier, le fouriériste est un Français moyen, ou plutôt « petit ». L’Harmonie, c’est le paradis sensuel du « petit », du Français jardinier ou pépiniériste : il ne faut pas oublier dans l’œuvre de Fourier cette extraordinaire Hiérarchie du Cocuage publiée longtemps après sa mort, où le régiment de la Coupe enchantée, du colonel au simple soldat, reçoit de la main du sergent-major un livret avec son titre, son emploi : toute l’expérience que peut avoir acquise au faubourg du Battant de Besançon (le pays de Fourier comme de cet autre petit bourgeois qu’est Proudhon) l’épicier du quartier qui donne bon poids, bon cœur, et crédit, contre déduit. Ce curieux communisme petit-bourgeois est le communisme d’un compatriote et d’un contemporain de Béranger. D’autre part Restif de la Bretonne a pu préparer un public populaire au style para-littéraire, aux néologismes, au bariolage d’illettré génial qui donne leur ton unique aux livres de Fourier. Quand Zola fait dans Travail une revue des grands utopistes, des constructeurs de l’avenir, c’est devant Fourier qu’il s’arrête avec le plus de sympathie, c’est en somme en faveur de Fourier que conclut le bourgeois naturaliste.

Say.
La situation extra-littéraire, extra-rationnelle même, qu’occupent les génies de Saint-Simon et de Fourier nous aide à classer les plus éminents de leurs adversaires et de leurs contempteurs, les tenants et les théoriciens de l’économie politique classique et libérale, les disciples d’Adam Smith, les mercantilistes du Laissez faire, laissez passer. Le plus considérable est Jean-Baptiste Say, qui publie en 1803 son Traité d’Économie Politique, littérairement comme réellement le contraire des deux prophètes : une élégance et une clarté d’exposition qui n’ont jamais été dépassées, une vie lumineuse et un bon sens étrangers à tout romantisme, et où se reconnaît un disciple des idéologues, même un contemporain de Stendhal.
  1. Ce volume sera publié ultérieurement (Note des Éditeurs).
  2. Le Duc de Broglie.