Histoire de la littérature française (Thibaudet, 1936)/I
LA GÉNÉRATION DE 1789
Ces trois noms vont faire, dans les premières années du XIXe siècle, presque le vide autour d’eux, ils serviront à la France de témoins officiels devant le monde. Ils forment charnière dans la suite des générations. Quand nous les comparons aux autres charnières de la suite française, un caractère singulier nous frappe.
Deux sont des étrangers. Et le troisième un éternel émigré. Germaine Necker est la fille du contrôleur général, du technicien étranger, et elle incarnera, après Rousseau et son père la troisième vague de cette conquête genevoise dont l’histoire ne finit pas avec elle. Bonaparte, un autre de nos conquérants, est un Italien, aussi vrai Italien malgré son état civil français que Mme de Staël est vraie Genevoise malgré son état civil suédois. Et si Chateaubriand est Breton, il inaugure une manière nouvelle d’être Breton.. La Bretagne était entrée au XVIIIe siècle en pleine culture française : Duclos et Maupertuis sont des écrivains français dont nous savons, sans y attacher d’importance, qu’ils sont nés en Bretagne. Mais Chateaubriand, bien qu’il ait quitté de bonne heure et sans retour la Bretagne pour n’y revenir que dans un célèbre cercueil, est individuellement, tenacement Breton comme le seront après lui Lamennais et Renan. Breton comme Rousseau est Genevois, Bonaparte Corse, ce pur Français devient, par sa position d’émigré décoratif et stylisé, excentrique à son temps, une sorte d’étranger honoraire.
des Lettres.
Empêché un peu, sans doute, pour des raisons démographiques. À peine cette génération est-elle entrée dans la vie que les guerres meurtrières commencent. Ont-elles apporté aux lettres un dommage égal ou supérieur à celui que leur a infligé le tribunal révolutionnaire ? Des André Chénier sont-ils morts à Wattignies ou à Eylau ? Ce n’est probable que dans une mesure très inférieure à celle que comporte la guerre de 1914. Le massacre des élites qui a fauché la génération des vingt ans en 1914 reste jusqu’à présent un fait unique dans l’histoire, et d’ailleurs, de ces considérations glissantes sur le possible, nous ne pouvons rien tirer qui entre dans une chaîne des causes explicatives.
L’absence qui régna, pendant que cette génération atteint l’âge viril, ce n’est pas cette absence d’individus, dont nous ne pouvons rien savoir, c’est l’absence d’un état littéraire, d’un climat littéraire. La proclamation de la République Française coïncide en effet avec l’abolition de la République des Lettres.
La République des Lettres, cet état séculaire qui donnait à la littérature son atmosphère, ses habitudes, ses problèmes, ses rythmes, son statut social, ses relations extérieures, est détruite par cette Révolution qu’elle a préparée. Plus d’Académies, plus de Salons, plus de « Société ». Au principe de la Littérature d’une époque, d’une génération, il y a ordinairement chez un ou deux milliers de jeunes gens l’idée de se créer une vie intéressante en « faisant de la littérature » et chez cent mille personnes l’idée qu’il est intéressant, agréable, ou important qu’on « fasse de la littérature ». Cette idée s’oublie alors ou s’obscurcit, pendant quelques années. La génération qui a vécu cet oubli et cet obscurcissement en reste marquée et frappée.
Réussir dans la République des Lettres, c’était plaire aux honnêtes gens, comme réussir dans la République c’est plaire aux électeurs. Chateaubriand n’avait pas d’autre but quand, jeune officier, il écrivait pour l’Almanach des Muses. Et ce que c’était que plaire aux honnêtes gens, Germaine Necker l’avait appris sur son petit tabouret, dans le salon de sa mère. Si la Révolution a comporté des gens honnêtes, elle n’en détruit ou n’en disperse pas moins les honnêtes gens. Quel public, ou plutôt quels publics, pour cette génération, remplaceront celui-là ? Trois sont possibles et tous trois feront leurs parties dans une révolution littéraire.
2° Mais si le public des honnêtes gens n’est plus à Paris, il peut se reformer ailleurs, et la littérature l’y accompagner. L’événement littéraire essentiel, pour cette génération, c’est l’émigration. La plupart des valeurs nouvelles se créent dans l’émigration, ou par elle, ou par la vie à l’étranger : Chateaubriand, Mme de Staël, de Maistre, Bonald, Rivarol. La durée de cette émigration paraît avoir été proportionnée par un destin artiste, comme la crue du Nil, aux besoins de la littérature. Elle dure environ dix ans. Rentrée plus tôt, comme les émigrés l’espéraient en 1792, l’émigration n’aurait pas eu le temps de s’imprégner de l’étranger, de constituer sa table de comparaisons, d’assouplir, d’élargir et d’enrichir son capital d’idées et de sensations. Restée chez les étrangers pendant une génération et plus, comme l’émigration protestante du XVIIe siècle, elle s’y fût absorbée, elle eût enrichi leur littérature et non la française. La Révolution et l’émigration collaborent pour faire de la génération des Vingt ans en 1789 une génération qui aura beaucoup vu, qui aura beaucoup vécu, en peu d’années, qui accumulera une somme d’expériences et de diversités bien plus grande que n’importe quelle époque depuis le XVIe siècle, et qui fournira à la génération suivante un public ouvert et curieux : ce seront les salons de l’ancienne émigration qui feront d’abord la fortune littéraire de Lamartine et de Victor Hugo. Tel est le second public possible d’une littérature entre 1792 et 1802, et, d’un autre point de vue, entre 1792 et 1815, — un retour du public traditionnel, en-somme, de la République des Lettres.
3° Mais, surtout depuis Rousseau, les Confessions et les Rêveries, on en imagine volontiers un troisième : ce minimum absolu de public qu’est l’auteur lui-même, écrivant pour lui. En 1793, le meilleur de la production des vivants est manuscrit : ce sont les poésies de Chénier, c’est le coffre de papiers rapporté d’Amérique par Chateaubriand. Lorsque les presses seront rendues aux lettres, paraîtront les monologues de la solitude, René, Obermann.
Cette génération donnera à la vie intérieure un maître d’ailleurs ignoré de ses contemporains Maine de Biran. L’émigration extérieure, patente, vers l’étranger, est équilibrée par une émigration intérieure, la tente nomade par les temples secrets. L’homme le moins qualifié pour cette vie, Condorcet, écrivant dans sa cachette, après le 2 juin, son Tableau des Progrès, en dit : « Cette contemplation est pour moi un tranquille asile où le souvenir de mes persécuteurs ne peut m’atteindre » La Révolution jette bien des âmes dans ces asiles.
Ainsi la génération qui avait vingt ans en 1789 a été contrainte à un genre de vie et d’œuvres littéraires autres que ceux qu’elle aurait pratiqués si le cours des temps eût été normal. Elle s’est formée sans doute aux dépens d’un mouvement littéraire purement français qui eût été le produit direct, délicat, peut-être exténué du XVIIIe siècle finissant. Nous avons vu dans le volume précédent[1] vers quel horizon et pour quel départ s’infléchissait la courbe du courant littéraire à la veille de la Révolution. Ce départ est plus ou moins contremandé par la Révolution. Dans les huit années qui précèdent, de 1782 à 1788, ont paru les Liaisons Dangereuses, le Mariage de Figaro, Paul et Virginie. Or il est remarquable que Laclos, Beaumarchais, Saint-Pierre, ces trois témoins de la génération précédente, bien que dans la force de l’âge, et ayant tous trois survécu à la Révolution, y ayant adhéré, ayant été employés par elle, ne survivent pas littérairement à l’Ancien Régime, ne produisent plus rien qui compte.
LA SECONDE ÉMIGRATION
Quand, dans les cités antiques, le peuple entrait en lutte avec l’aristocratie, il trébuchait sur cette difficulté, que les familles nobles possédaient la clef du culte, des rites, des sacrifices, des auspices, et que s’il pouvait les supplanter dans l’exercice du pouvoir, il manquait non d’initiative mais d’initiation pour mettre la cité en rapport avec les dieux. En 1789, les diverses aristocraties possédaient, en ce qui regarde les lettres et les arts, ces habitudes, cette initiation, ce goût qui ne s’improvisent pas. Elles les emportèrent avec elles, mais les dépaysèrent et se dépaysèrent.
Les élites émigrées vivent tragiquement. Elles sont contraintes à une vie hasardeuse, solitaire, humiliée. Elles sont amenées par l’exil et l’épreuve à reviser leurs valeurs, et à en connaître ou à en créer d’autres. Les dieux qu’elles ont emportés prennent contact et font alliance avec les dieux étrangers. Sainte-Beuve indiquant que l’originalité de Chateaubriand lui vient de son déracinement, dit : « C’est à cela que servent du moins les révolutions ; elles triomphent en déracinant, elles rompent ce qui suit de trop près, et recommencent le grand mélange. Il y a chance pour qu’au sortir de là il se produise quelque chose d’original et de nouveau. »
Il y a les émigrés qui perdent leur pays et ceux qui en découvrent d’autres. Il y a les émigrés qui n’ont plus de société et ceux qui s’en font une nouvelle, il y a les émigrés qui n’ont pas de jeunesse et ceux qui créent une jeunesse. Trois dissonances, qui produisent chacune leur étincelle de vie littéraire.
L’émigré qui perd son pays, qui n’a plus de société, qui n’a plus de jeunesse, représente au bilan le passif, la négation, la déficience. L’émigration est mortelle aux faibles. S’il vient de ce côté des faibles une voix littéraire, c’est une voix désespérée. Cette voix désespérée s’est exprimée précisément dans un des plus beaux livres de l’émigration, l’Obermann de Senancour. Chateaubriand a traversé cette phase avec René.
L’accueil qui leur est fait par la société britannique prépare cette vie franco-anglaise de l’esprit littéraire et politique, qui prendra corps après 1815. C’est dans l’émigration lyonnaise que Walter Scott rencontre celle qui va être sa femme. C’est d’Angleterre que Chateaubriand rapporte, avec l’enthousiasme pour Milton, le sentiment du génie littéraire chrétien. En Allemagne, Hambourg et ses environs reçoivent la colonie la plus compacte et la plus brillante de l’émigration. Quarante mille émigrés l’habitent, qui ont leur théâtre, leur café et leurs journaux français, leur revue le Spectateur du Nord, et Rivarol, et Chênedollé, et Beaumarchais, et Delille, et Mmes de Genlis et de Flahaut-Souza et les constituants de 1789, en contact avec Klopstock, Voss, Jacobi, Niebuhr. Le libraire Fauche y confie à Rivarol la tâche de donner aux Allemands un Dictionnaire de la langue française. À Anspach Chamisso et Suard sont les familiers du prince de Hardenberg. De la Genève de Mme de Staël à la Neuchâtel de Mme de Charrière, la Suisse française, devenue l’un des carrefours de l’émigration, se prépare à donner un centre vivant, un salon de l’Europe, au cosmopolitisme nouveau. Littérairement, à partir du Consulat, Coppet deviendra presque un Hambourg français.
LA LITTÉRATURE RÉVOLUTIONNAIRE
La Révolution a écrasé, renversé ou dispersé la génération littéraire de 1789. Une invention et une création extraordinaires, dans l'ordre de l'action, ont pour rançon littéraire la disparition du goût, l'indigence des formes, la stérilité du théâtre et du livre.
populaire.
Le meilleur et en tout cas le plus célèbre des journaux de 1789 a 1791, ce sont les Actes des Apôtres, de Peltier, Rivarol, Champcenetz, Mirabeau le jeune, Suleau, pamphlet conservateur, qui s adresse surtout à la bonne compagnie, ou à ce qui en reste : d’où une littérature plus fine. La lecture en est cependant devenue assez décevante. Nous comprenons mal tant de sous-entendus et d’allusions à des personnages oubliés. Nous entendons beaucoup mieux l’Ami du Peuple de Marat qui commence à paraître en septembre 1789, et les Révolutions de France et de Brabant que Camille Desmoulins publie à partir de novembre 1789. Mais c’est en 1793 surtout, avec le Vieux Cordelier, que se révèle le puissant talent de Desmoulins. Les numéros qui précédèrent immédiatement sa mort passent avec raison pour le chef-d’œuvre du journalisme de la révolution, parce qu’alors il se bat dangereusement. C’est également à l’énergie de ses convictions, à la fièvre de ses haines, à son contact direct avec les passions de la rue, que l’Ami du Peuple doit la vie qui éclate encore dans celles de ses pages dont nous conservons le fil conducteur. Il voisine dans la littérature populaire avec le Père Duchêne d’Hébert. Hébert a un vrai tempérament : de journaliste, il a créé un style populaire et puissant d’une verve et d’une verdeur singulières, que les Goncourt admiraient, et dont Jaurès, quand il publiait par livraisons son Histoire Socialiste, se plaisait à citer de longues pages pour amuser encore ses lecteurs populaires de 1900.
Je veux dire Mirabeau candidat au ministère, Mirabeau pensant et écrivant en ministre ; le Mirabeau plein d’idées qui gémit de voir l’État abandonné, par la nolonté (le mot est de lui) du roi, à la folle plèbe parisienne ou au lourd comptable genevois, et qui sait ce qu’il faut faire, et qui conscient de tous les dangers que court la monarchie, voudrait la sauver, et gémit des vices, des dettes, de toute la légende attachés à son lourd passé qui lui enlèvent toute activité pour le bien. Les États généraux de 1614 ont laissé en se retirant, sur le rivage de la cour, l’évêque de Luçon, le futur Richelieu. La monarchie des Bourbons eût été sauvée par un grand ministre qui eût consolidé et réglé monarchiquement les résultats des États de 1789. Mirabeau seul était alors ce ministre possible, mais repoussé par le roi, l’Assemblée, le Destin et le déclin d’une vie usée. Il en a laissé un témoignage, qui appartient aux lettres : la Correspondance entre Mirabeau et le comte de La Marck. Mais La Marck sert ici plutôt de prête-nom. Ces trois volumes publiés en 1851 sont un dialogue entre Mirabeau et la royauté ou un monologue de Mirabeau devant la royauté, et, pour employer le langage de Bossuet un Avertissement politique.
L’essentiel de cette Correspondance, et par le contenu, et par les correspondants et par les conséquences, ce sont les cinquante notes écrites par Mirabeau, depuis juin 1790 jusqu’à sa mort dix mois après. Un étranger sans vues, Necker, un coq sans cervelle qui tourne au clocher, La Fayette, sont les deux consuls de l’irrésolution et de la présomption, tiennent les commandes. Mirabeau, forcé de rester dans les coulisses offre, en attendant mieux, un plan. Ces cinquante notes sont écrites à la diable, avec plus de génie, parfois, que de bon sens. Elles méritent toujours d’être lues, surtout aux époques de crise, quand un régime penche et qu’il faut l’étayer, quand l’esprit de Révolution reparaît, quand les maux et les périls étant les mêmes, le remède est, dans ses grandes lignes le même : une synthèse énergique, active et non passive, des besoins nouveaux et de l’ordre ancien. Comme les écrits de Napoléon, ces notes entrent dans la littérature, parce qu’il y a là, non seulement des raisons et des vues, mais un tempérament, une nature, un homme, donc un style.
On a retenu un certain nombre de pensées puissantes de ce mystérieux Saint-Just, dont le poème libertin et plat d’Organt, les discours froids et fielleux des Institutions Républicaines d’où jaillissent des éclairs de génie et les éclats d’une grande âme, semblent appartenir à trois différents personnages. Hérault de Séchelles, vrai écrivain, appartient à la même équipe et à la même époque que Laclos. Mais c’est comme moraliste, non comme écrivain politique qu’on retient l’analyste ironique et intelligent du Voyage à Montbard et du Discours sur l’ambition. — Les nombreux Mémoires sur l’époque révolutionnaire qui commencèrent à paraître après 1815 forment une littérature toute spéciale, dont nous parlerons à sa place. Il faut cependant dès maintenant en retenir d’abord les Notes du conventionnel Baudot, presque les seuls mémoires écrits à l’époque même, qui apportent sur les principaux auteurs de la Révolution des vues d’une pénétration singulière, et qui, utilisées par Quinet dans sa Révolution n’ont été publiées qu’à la fin du XIXe siècle. Ensuite les Mémoires que Mme Roland écrivit dans sa prison au moment où Condorcet écrivait dans sa cachette l’Esquisse. Ces deux livres de proscrits jetés l’un vers le passé, l’autre vers l’avenir, par la tempête contemporaine, suffiraient à sauver l’honneur de la littérature révolutionnaire.
La tragédie piétine obstinément dans le dégel du XVIIIe siècle. Pour être républicaines, les tragédies de Marie-Joseph Chénier n’en deviennent ni meilleures ni pires. Elles tiennent la place la plus honorable dans le cortège funèbre du genre.
La comédie s’accommode mieux de la médiocrité. En 1790, le Philinte de Molière de Fabre d’Églantine présente non sans habileté ni succès, Alceste sous la figure qui appartiendra plus tard au Jacobin vertueux, Philinte sous celle d’un monarchiste ou d’un aristocrate. C’est ainsi qu’en 1793 le Guillaume Tell de l’honnête Lemierre, tragédie vieille d’un quart de siècle, doit un nouveau triomphe à un sous-titre qui est une trouvaille : Guillaume Tell ou les sans-culottes suisses. Le Philinte s’était d’ailleurs trouvé encadré entre les deux succès de Collin d’Harleville, l’Optimiste en 1788 et le Vieux célibataire en 1793 ; Fabre engagea une polémique contre l’Optimiste et l’optimisme, en lequel il dénonça une doctrine contre-révolutionnaire, et de la contre-révolution à la guillotine il n’y avait alors qu’un pas. De la Révolution aussi, puisque Fabre le franchit.
Logiquement l’heure n’était ni à la comédie, ni à la tragédie, mais au drame, celui de la scène comme celui de la rue. D’abord Diderot et Mercier l’avaient préparé, lui avaient créé un style trépidant et haché d’exclamations et de « mouvements de la nature ». Ensuite la Comédie-Française avait succombé : le 2 septembre 1793, ses vingt-huit acteurs avaient été mis en prison pour avoir représenté une Paméla inféodée à Pitt et Cobourg, et la voie se trouvait donc libre pour des auteurs et des acteurs républicains. Mais libre est une façon de parler : un Jean Sans Terre ne peut être représenté au Théâtre de la République, parce que le bon sans-culotte Santerre s’en trouverait offensé. Et le censeur du Directoire n’admet pas que, dans une pièce d’Hoffmann, le nom de Louis soit donné à un personnage vertueux. Malgré tout, le peuple va au drame, le besoin finit par créer l’organe, et dès 1798 Guilbert de Pixérécourt donne son premier mélodrame : Victor ou l’Enfant de la forêt. L’autorité s’en émeut : « Le grand principe de ne pas ensanglanter la scène, dit un arrêté du département, est absolument mis en oubli, et elle ne cesse pas d’offrir le tableau hideux du vol et de l’assassinat. Il est à craindre que la jeunesse, habituée à de telles représentations, ne s’enhardisse à les réaliser, et ne se livre à des désordres qui causeraient et sa perte et le désespoir des familles. » Le théâtre donne toujours du mal au gouvernement. Cependant le gaufrier de la tragédie traverse intact la tourmente. Il suffira que Napoléon protège l’outil et que Talma vende les gaufres : voilà le genre en sursis pour une génération.
NAPOLÉON
Thiers a dit — et Sainte-Beuve l’approuve — que Napoléon fut le premier écrivain de son temps, et l’on a soutenu ce paradoxe que sa vraie vocation était celle d’un homme de lettres. Il ne faut pas exagérer, mais certainement, et des points de vue les plus divers, sa personnalité domine la littérature de son temps. L’image de Victor Hugo, dans les Orientales, Napoléon à l’horizon du siècle comme le Vésuve à l’horizon de Naples, est aussi vraie pour le siècle littéraire que pour le siècle politique.
Comme Louis XIV, il a créé un climat, avec plus de volonté et moins de bonheur, le climat d’une littérature surveillée et contrôlée. Mais il ne faut pas rendre ce régime responsable de la médiocrité des lettres sous Napoléon. Il n’a tué que ceux qui ne pouvaient pas vivre ! Si l’Empire n’est qu’une période de transition littéraire, ce n’est que pour des raisons littéraires. En quoi les mauvais rapports de Chateaubriand et de Mme de Staël avec le maître ont-ils nui à leur œuvre ? Bien plutôt il semble que l’un et l’autre aient trouvé là un tonique, Chateaubriand l’occasion de son « Bonaparte et moi ».
L’Empire est le seul régime qui ait mis à la tête de l’Université un pur homme de lettres, Fontanes, lequel fut par ailleurs leur manière de délégué permanent auprès de Napoléon et servit souvent leur cause avec courage. La véritable influence sur les littéraires sera cependant une influence posthume, quand le romantisme vivra et écrira sous vingt formes une Imitation de Napoléon.
Son œuvre personnelle, comme littérature de souverain, est unique. Très supérieure à celle de Frédéric II, elle ne pourrait se comparer qu’à ce qui nous reste des dictées de César. On remarquera que, pas plus que de Frédéric II, le français n’est la langue maternelle de Napoléon, mais la langue claire, précise, pragmatique du XVIIIe siècle, celle de Montesquieu et de Voltaire, n’a jamais mieux exprimé son universalité, sa mission de formuler la pensée comme une algèbre de l’action, qu’en fournissant à ce Corse le style de leur génie et le génie de leur style.
Dans l’immense trace littéraire qu’a laissé le passage de son action, on distinguera des zones.
On notera d’abord pour mémoire une littérature personnelle de jeunesse, plus ou moins inspirée de Rousseau, et qui ressemble à celle que pouvait griffonner en garnison tout jeune officier. Entre les fragments retrouvés, le dialogue du Souper de Beaucaire en est le morceau le plus connu. Nous n’avons d’ailleurs pas la moindre idée de ce qu’aurait pu être un Bonaparte homme de lettres.
La véritable entrée de Bonaparte dans le monde des paroles qui sont écrites et restent, c’est la proclamation de Nice à l’armée d’Italie : « Soldats, vous êtes nus » Elle inaugure ce qu’on pourrait appeler la rhétorique napoléonienne. Il n’y a d’ailleurs pas d’action oratoire sur les hommes sans rhétorique. Les proclamations, les exhortations, les appels, les discours de Napoléon peuvent, à distance, sonner le creux sous les poncifs. Ils ont réussi. Ils appartiennent à un ordre de mouvement militaire qui emporte la victoire sur les âmes et les foules. Ils franchissent les lieux communs comme des ponts. La force de cette littérature dynamique n’est pas encore épuisée. « La victoire marchera au pas de charge. L’aigle avec les couleurs nationales volera de clocher en clocher jusqu’aux tours de Notre Dame ». Cela doit se mesurer à son effet sur les « populations » et alors c’est grand comme cet espace de la carte de France que Michelet dans le Tableau voit se dérouler du haut du Jura.
Le 12 Mars 1815, Ney, envoyé contre lui et qui s’est vanté (Napoléon le sait) de le ramener dans une cage de fer, reçoit cette lettre : « Mon Cousin, mon major général vous expédie l’ordre de marche. Je ne doute pas qu’au moment où vous aurez appris mon arrivée à Lyon, vous n’ayez fait reprendre à vos troupes le drapeau tricolore. Exécutez les ordres de Bertrand et venez me joindre à Chalon. Je vous recevrai comme le lendemain de la bataille de Moskowa. » Le premier mot de Ney est : « Jamais les Bourbons ne sauront parler comme ça. » Le lendemain des adieux de Fontainebleau, parlant à Briare de son discours à la vieille garde, lui-même dit : « Voilà comment il faut parler. » Qui a su, dans ce plein sens du mot, au XIXe siècle, parler aux Français ? Napoléon, Lamartine, Gambetta. Aucun des lieutenants de Napoléon ne le peut. En 1808, il écrit à Murat : « Votre ordre du jour aux soldats sur l’affaire de Barjos est misérable… le Français a trop d’esprit pour ne pas se moquer de pareilles proclamations, vous n’avez point appris cela à mon école. »
Le monument de beaucoup le plus considérable en quantité de l’œuvre napoléonienne, ce sont les trente mille lettres jusqu’ici publiées de la Correspondance. Toujours dictées debout elles nous rendent comme un phonographe le ton, le commandement, les colères, l’intelligence active de l’Empereur. Elles appartiennent plus à l’ordre des propos enregistrés qu’à la littérature écrite. En campagne, Napoléon continue à gouverner, reçoit tous les jours les courriers des ministres, répond à tout en dictant, souvent à plusieurs secrétaires à la fois, qui le suivent difficilement. C’est le graphique d’un gouvernement, le graphique surtout du cerveau qui gouverne. La réponse est toujours pertinente, claire, directe. L’homme est là, gourmande, invective ou loue, dit sur tout son mot, qui est souvent un trait de feu.
À ces dictées directes de la Correspondance, il faut joindre les conversations rapportées par les témoins, Roederer, Molé, Metternich, surtout les compagnons de Sainte-Hélène. La force dominatrice est telle qu’ils ne peuvent pas ne pas écrire du Napoléon, que la parole remémorée modèle toujours le style écrit du témoin, phénomène qu’on ne peut comparer qu’au dialogue socratique ou aux entretiens de Pascal. Cependant les propos sténographiés sont quelquefois décevants : c’est le cas des séances du Conseil d’État où s’élaborait le Code Civil et auxquelles assistait souvent Bonaparte. Les interventions ont pu paraître aux jurisconsultes, comme aujourd’hui à nous, bizarres ou naïves. Mais ce maquis lui est moins familier que celui de son île, et en ces matières subtiles, s’il est le maître, il n’est pas un maître.
On attachera peu d’importance aux écrits historiques, qu’il a dictés à Sainte-Hélène expressément pour la postérité. Leur authenticité intégrale a d’ailleurs pu être discutée. C’est quand il raconte à distance les événements de son temps et de son règne qu’il est le moins croyable. Ce qu’il dit de ses intentions et de ses projets est fabriqué à Sainte-Hélène, et d’ordinaire démenti par les documents contemporains. Ses plaidoyers sont des plaidoyers que le jugement de l’histoire ne confirme pas très souvent. Il paraît d’ailleurs avoir toujours appelé vérité l’affirmation qui pouvait le mieux se convertir en action. Par imagination, par nécessité, par position de faiseur d’opinion, de faiseur de vérité, il a dû mentir beaucoup : c’est un pragmatiste, et il faut le lire comme tel.
Avec cela le Mémorial de Sainte-Hélène, ou plutôt les trois ouvrages de Las Cases, Montholon et Gourgaud, sont un des livres du siècle qui ont le plus agi sur les imaginations. D’abord comme récit. Et ensuite et surtout par tant de propos marqués de la griffe du lion. Bien des pages sont d’une beauté inépuisable. Telle interpellation à Chateaubriand, venue de Sainte-Hélène, vaut les plus belles pages des Mémoires d’ontre-tombe.
Si la fortune politique de Bonaparte ne s’était pas fait jour, s’il avait couru une carrière d’homme de lettres, il est invraisemblable que de cette carrière ait pu sortir une œuvre littéraire égale à celle que nous a valu sa fortune césarienne.
CHATEAUBRIAND
Avec le vœu obstiné de suggérer à la postérité un « Napoléon et lui », il éprouve une terreur d’inspirer un « Rousseau et lui ». Il fait ce qu’il peut pour nous en détourner. En vain. Après et comme Rousseau, il a imposé aux lettres françaises le type de ces vies publiques de grands écrivains, de l’œuvre aménagée en demeure historique, en demeure remplie du maître, comme le Versailles de Louis XIV, — d’une sensibilité et d’une atmosphère sorties de lui, qui exposent et imposent un règne, — d’une situation officielle de chef de climat. Et par là il rejoint, pour la postérité, en effet, Napoléon. Il léguera la consigne : « Être le Napoléon de quelque chose. » Le fils du général Hugo, adolescent, écrira sur un de ses cahiers : « Je veux être Chateaubriand ou rien ».
Toute la Religion de Chateaubriand tient en effet dans ce mot : Fidélité. La fidélité aux femmes de sa famille l’a fait chrétien, comme la fidélité aux hommes de sa race l’a fait émigré et royaliste. Qu’est-ce que le Génie du Christianisme ? Un système de fidélités, et la fidélité est le synonyme chevaleresque de la tradition.
Sainte-Beuve a appelé Chateaubriand, en insistant volontiers sur cette définition « un épicurien qui avait l’imagination catholique ». C’est le confondre un peu injustement avec l’auteur de Volupté. Il faut voir ou chercher plus haut.
Le Chateaubriand libertin, païen, était le Chateaubriand déraciné par l’émigration. Son christianisme coïncide pour lui avec sa rentrée dans son pays, dans son ordre, dans son genre de vie. Avant d’avoir l’imagination catholique, il a la tradition catholique. Son imagination de poète marque cette tradition comme les lignes de peupliers marquent la nappe d’eau souterraine. Le Génie du Christianisme c’est le génie de la tradition, de toutes les traditions, le sens d’une durée, la familiarité avec une durée. Un tel Génie, il n’appartenait pas à un prêtre de l’écrire, car le prêtre met l’accent sur la présence actuelle des dogmes, sur leur vérité intemporelle, sur leur nature de principes. Il y fallait un noble, entretenu dans le culte d’une valeur héréditaire, d’un bien mûri par une durée. Que l’on compare à cette nuance du Génie le sentiment de l’« antiquité » religieuse, la « défense de la tradition », la « suite de la religion » chez Bossuet. Évidemment nous retrouvons dans Bossuet des valeurs analogues, et qui concordent avec celles du Génie pour expliquer les habitudes catholiques de la France. Mais la différence reste grande. La valeur de l’« antiquité » consiste pour Bossuet en la garantie qu’elle fournit contre le changement, en le maintien d’une présence intacte, d’une chose qui reste. Elle consiste pour Chateaubriand dans son pacte avec la vie, maintenant comme la vie une permanence sous le changement, comportant les nuances et les différences de l’heure : la majesté de la vieillesse après les grâces de l’enfance et la vigueur de la jeunesse, la chose qui dure comme l’arbre d’une famille.
religieuse.
Son titre primitif, quand il fut commencé à Londres en 1799, était d’ailleurs moins poétique, mais plus explicite : des Beautés poétiques et morales de la Religion chrétienne et de sa supériorité sur tous les autres cultes de la terre. Il en avait discuté le projet avec Fontanes, alors émigré, converti lui aussi, et qui, futur grand maître de l’Université, avait l’esprit d’institution. L’ouvrage est destiné moins à montrer, à exposer le christianisme, qu’à le servir, en dégageant de lui des richesses encore insoupçonnées. Et à servir l’auteur en lui démontrant à lui-même que sa conversion ne pouvait pas nuire à sa vocation des lettres, à la vocation des lettres, au contraire !
et ce qui est vivant.
Nous n’aurions plus guère devant le Génie que l’émotion historique qu’on éprouve devant une date, s’il n’y avait pas la troisième partie : Beaux-Arts et Littérature, où Chateaubriand a fondé une part de la critique moderne, et la meilleure. Pour retrouver des pages d’une vibration, d’une divination par l’intérieur, d’une sympathie recréatrice analogues à celles qu’il consacre à Homère, à Virgile, à Racine, il faut dans le passé remonter à Montaigne, dans le futur descendre, au Sainte-Beuve d’après 1830. Le Génie amorce une sensibilité littéraire fraîche. Son papier de rhétorique somptueuse est convertible en l’or d’un goût sûr, éprouvé, authentique. Et il crée en partie, il popularise et anime trois valeurs qui renouvelleront au XIXe siècle le sens des œuvres et des hommes, et dont nous vivons encore.
D’abord il fait pour la durée ce que Rousseau avait fait pour l’espace. Rousseau avait ouvert les écluses de la nature. Le Génie ouvre celles de l’histoire. Avec lui la durée devient ce que les philosophes appellent une nature. Sous le pavillon chrétien, l’histoire fait son entrée dans le nouveau siècle avec un chargement de poésie.
Puis Chateaubriand donne, après La Harpe et mieux que lui une voix, un style à un dialogue qui fera un des grands partis de l’intelligence au XIXe siècle : le dialogue du XVIIe et du XVIIIe siècle, avec les raisons et les sentiments pour lesquels Chateaubriand prend parti pour le XVIIe siècle, dialogue des deux siècles non plus dans leur continuité, telle qu’elle apparaissait chez Voltaire, mais dans leur contraste, dans leurs incompatibilités, dans l’exigence de choix qu’ils imposent, dans leur aptitude à déterminer des familles d’esprits, des courants d’idées, des partis religieux, philosophiques, politiques, littéraires. Ce dialogue ira loin : il nous gouverne encore.
Enfin, dans le style le plus conscient, le plus lumineux, le plus artiste, Chateaubriand a rendu ses droits à la matière en apparence la plus discordante et la plus opposée à ce style : les idées obscures. Dans la mesure, d’ailleurs discutable, où Voltaire serait un « chaos d’idées claires » il faudrait appeler Chateaubriand un ordre éclatant d’idées obscures. Il a rendu contre le XVIIe siècle, à la manière de Leibnitz et de Maine de Biran, un droit aux perceptions obscures. La poésie, dont elles sont l’élément nourricier, en a eu le bénéfice, la religion aussi, la religion surtout.
La religion, qui était pour Bossuet un ordre d’idées claires et pour Fénelon un ordre d’idées simples, avait rencontré et traversé le monde du sentiment pur avec Rousseau, elle était passée d’un état solide à un état fluide. Cet état fluide, le Génie le dore de prestiges, lui incorpore la dimension de la durée, l’accorde aux voix de l’histoire.
Le plus pénétrant des analystes, un homme du XVIIIe siècle rencontrant, dix-huit ans après le Génie, les idées obscures, les verra liées avec nécessité à toute la vie religieuse et poétique de l’homme : « Si l’on m’accusait ici, écrira vers 1820 Benjamin Constant, de ne pas définir d’une manière assez précise le sentiment religieux, je demanderai comment on définit avec précision cette partie vague et profonde de nos sensations morales, qui par sa nature même défie tous les efforts du langage. Comment définirez-vous l’impression d’une nuit obscure, d’une antique forêt, du vent qui gémit à travers des ruines ou sur des tombeaux, de l’océan qui se prolonge au delà des regards ? Comment définirez-vous l’émotion que causent les chants d’Ossian, l’église de Saint-Pierre, la méditation de la mort, l’harmonie des sons ou celle des formes ? Comment définirez-vous la rêverie, ce frémissement intérieur de l’âme où viennent se rassembler et comme se perdre, dans une confusion mystérieuse, toutes les puissances des sens et de la pensée ? » Voilà la charte constitutionnelle octroyée aux idées obscures par l’analyste même, l’héritier libéral des philosophes : le Génie a passé par là.
chez l’homme de lettres.
Le Génie pensait féconder également le roman et l’épopée. Ce livre type de la littérature retour d’émigration est gros à la fois d’un Werther et d’une Messiade.
René, qui créait en France le court roman autobiographique, à prénom, était tourné, comme le genre du roman lui-même, vers l’avenir. Les Martyrs sont tournés, comme l’épopée elle-même, vers le passé. Ils sont un retour au XVIIe siècle, mais à un XVIIe siècle européen, franco-anglais (et voilà le résultat de l’émigration) où Milton aurait raison contre Boileau. Il semble qu’il y ait eu au XVIIe siècle un classicisme pur, brisé et dispersé dans l’espace en trois morceaux ou en trois langues : avec Claude Lorrain à Rome, avec Milton en Angleterre, avec Racine en France. Tout se passe comme si l’ambition de l’auteur du Génie et des Martyrs consistait à refaire dans une prose composite cette unité perdue, à fondre l’épopée chrétienne de Milton dans la poésie de Racine, et à les envelopper dans la lumière d’or du paysage romain.
Malheureusement le temps avait marché, et l’on ne pouvait plus biffer l’acquis scientifique du XVIIIe siècle. « Refaites donc un firmament, dit Sainte-Beuve, avec tout un échafaudage de thrones et de dominations quand vous êtes le contemporain de Laplace ! » Chateaubriand a monté ses machines épiques au moment où les vraies machines allaient transformer le globe. Trente ans après lui Lamartine introduira un aréonef dans la Chute d’un Ange. Et voilà la coupure.
Il est vrai que Chateaubriand publiait sa tragédie de Moïse un an après Hernani ! Sa fidélité au XVIIe siècle, c’est une fidélité à la branche aînée de la littérature. Des Martyrs cependant, quand ils ont subi une opération de nettoyage, sortent avec leurs coloris frais, d’admirables morceaux. Certes c’est une Énéide dont le grand dessein ne nous touche plus, où le pieux Eudore va rejoindre dans notre indifférence le pieux Énée, et dont nous subissons le décor épique et le protocole du merveilleux avec une torpeur morne. Mais nous sentons en de nombreuses pages que Chateaubriand, est, comme Virgile, un génie vivant, supérieur à sa corvée, un composé délicat d’antiquaire, d’artiste et de créateur. Le début des Martyrs, Eudore chez Lasthénès, est frais et simple comme le début de Mireille ; Eudore au camp sur le Rhin, le célèbre lever du soleil sur Naples, la Bataille des Francs, l’épisode de Velléda, sont très loin d’avoir épuisé leur poésie, et en 1809 cette poésie était d’une nouveauté admirable. Même ce combat éternel de l’enfer contre le ciel, cet Hiéroclès qui a des traits de Fouché, tout cela parlait singulièrement à ce public noble, qui avait laissé tant de parents aux échafauds, pour lequel écrivait Chateaubriand, et qui soutint comme il le put les Martyrs contre la critique.
Dans ses écrits personnels on distinguerait un groupe des Essais et un groupe monumental.
Le plus curieux reste le « pourâna » de jeunesse de Chateaubriand, écrit à Londres dans les années fiévreuses de l’émigration, qui s’appelle Essai sur les Révolutions anciennes et modernes, considérées dans leurs rapports avec la Révolution Française. On l’appellerait aussi bien un Génie des Révolutions, précurseur de l’autre Génie. L’état révolutionnaire y est expliqué comme étant un état historique, chronique, dont les manifestations ne sont pas nouvelles, qui donnerait lieu à ce que nous appelons aujourd’hui l’étude des révolutions comparées. L’abbé de Vertut s’était déjà au XVIIIe siècle spécialisé (apparemment car les œuvres répondent peu aux titres) dans cette étude avec ses trois histoires des Révolutions de la République Romaine, des Révolutions de Suède, des Révolutions du Portugal. Le jeune Chateaubriand en tire profit, accumule en quelques mois des lectures énormes, les étale pêle-mêle en les transfigurant dans un bouillonnement d’invention, de fantaisie et de génie, fait en même temps des extraits de lectures et des réflexions pour lui : de là le décousu d’un livre qui ne tient pas encore compte du public, de là aussi l’intérêt qu’il offrit quand en 1826 il le réimprima dans ses Œuvres avec des notes où il s’interpelle, se contredit, se moque de lui ou se confirme. Tout cela est déjà dans l’esprit des Mémoires d’outre-tombe : journal intime de pensée, mais journal intime d’un styliste et d’un homme public, qui reste malaisément seul avec lui-même, et à qui il faut au moins ce délégué du public, qu’est un miroir.
Les Mémoires d’outre-tombe ne doivent pas se séparer d’un vaste ensemble autobiographique, dont une partie est publiée par Chateaubriand de son vivant. D’abord les récits de voyage qui eux-mêmes tiennent dans l’œuvre de Chateaubriand une place plus grande que ne l’indiqueraient les volumes qui leur sont expressément consacrés. Il a détaché une bonne partie des tableaux du voyage d’Amérique pour les placer dans l’Essai sur les Révolutions, les Natchez, Atala, René, le Génie. L’Itinéraire ne garde que les pages de son voyage qui n’ont pas été utilisées dans les Martyrs. De son voyage d’Italie, il a coupé le plus beau morceau pour en faire la Lettre à Fontanes sur la campagne de Rome. D’autres fragments ont passé dans les Mémoires. Inversement le Voyage d’Italie contient des lettres de voyage redemandées à Joubert. Il ne faut pas oublier que les procédés de composition de Chateaubriand étaient d’un mosaïste et d’un arrangeur. L’Itinéraire tel qu’il a été publié est un livre agréable, où il y a une cinquantaine de pages admirables, qui pourraient servir à définir le paysage historique moderne, et, surtout en ce qui concerne la Terre Sainte, du remplissage et du factice. Chateaubriand s’est ennuyé dans ce voyage, corvée littéraire pour son épopée et pour sa gloire, et qu’il avait hâte de terminer par la rencontre que la romanesque Mme de Mouchy lui avait fixée à Grenade. Il allait chercher dit-il « de la gloire pour se faire aimer ». Pour employer l’expression qu’il applique à un autre, il faisait au Saint-Sépulcre ses remontes de littérature et ses provisions d’amour. C’était bien, mais il s’en fit armer chevalier, en outre. Y avait-il de quoi ? Pareillement son tableau de la plaine de Sparte est un des plus beaux de l’Itinéraire. Mais il croit devoir y pousser fortement le cri « Léonidas ! » auquel il admire que personne ne réponde. « C’est peut-être sublime, dit Jules Lemaître. Mais si ce n’était pas sublime ? » Nous arrondissons ce point d’interrogation devant plusieurs visages de ce voyage stylisé.
On joindra pareillement aux Mémoires d’outre-tombe les très intéressants mémoires politiques qu’il en détacha sous un titre qui ne doit pas en éloigner les lecteurs : Congrès de Vérone. La plus grande partie des Mémoires d’outre-tombe est d’ailleurs politique. Ce n’est pas celle qui nous retient le plus. La lecture d’affilée de l’énorme monument est dure, et les justifications politiques d’un homme qui s’est trompé autant et plus que les autres, les portraits malveillants de ses adversaires, les longs récits d’intrigues dont les historiens seuls ont la clef, font que les derniers volumes, dans une bibliothèque de lecture, restent toujours moins froissés que les premiers.
Le style de Chateaubriand tient aux entrailles de la belle prose française. C’est le style de Massillon, laïcisé et naturalisé par Rousseau, puis imagé et coloré par Bernardin, et auquel, en le portant à la perfection, Chateaubriand ajoute l’expression créée, la courbe finale et l’image détachée.
Il a stylisé sa vie selon cette image et ce même mouvement. Il l’a pensée (plutôt que vécue, car il était, dans la pratique de la vie, simple, charmant, et il ne pontifiait pas) il l’a pensée et écrite avec la préoccupation de la rendre expressive et signifiante, de lui faire dessiner une grande courbe lumineuse, d’en projeter les attitudes sur un horizon éternel. Songeant à la carrière d’Alexandre et à celle de Napoléon, il a écrit : « La destinée d’un grand homme est une Muse ». Les Mémoires d’outre-tombe figurent l’effort le plus puissant et en somme le mieux réussi qu’ait fait un familier des Muses pour en incorporer une à sa destinée. Le poète ici l’a atteinte et a triomphé, mieux que l’amoureux n’a possédé sa « sylphide ».
Nous tenons aujourd’hui, comme y ont tenu les contemporains, à maintenir dans le paysage de Chateaubriand cette fumée auguste d’autel antique. Cette volonté de décor, cette tension d’un dedans vers un dehors, ont réussi. Ils ont réussi parce que le dedans est authentique, et qu’avec certaine clef nous le sentons vivant. Et s’ils ont réussi auprès de nous, ils avaient réussi mieux encore auprès de ses héritiers.
Si Voltaire lui a donné, comme Henri IV, son élan de bataille, son sang militant, son pathos, Chateaubriand lui a créé comme Louis XIV, son décor, son style, son ethos.
Et ce royaliste littéraire n’est pas impunément le contemporain de Napoléon. Il a rempli un rôle impérial. Son voyage d’Amérique, sinon son voyage d’Orient, a suffi pour annexer un nouveau monde aux lettres. Il a signé par le Génie du Christianisme le Concordat des deux antiquités. On peut sourire du parallélisme Napoléon-Chateaubriand maintenu impavidement tout le long des Mémoires. Reste qu’une des grandeurs du romantisme, c’est précisément cette référence à la destinée de Napoléon qu’on voit chez un Lamartine, un. Balzac, un Hugo, cette ambition que met le poète à trouver sa Sainte-Hélène, au Grand Bey ou à Guernesey, cette inscription sous le Napoléon de Balzac : « Ce qu’il a tenté par l’épée, je le ferai par la plume » et les lettres romantiques faisant, comme atelier de destinées, concurrence à l’état civil d’Ajaccio.
Chateaubriand a reproché à Rousseau d’avoir déshonoré Mme de Warens pour prix de son hospitalité. Un bien grand mot ! Un des charmes, pour nous, des Confessions, c’est que les amours de Rousseau n’en sont pas absentes. Celles de Chateaubriand sont, au contraire, absentes des Mémoires d’outre-tombe. Les pages sur Mme de Beaumont sont bien belles, mais elles ne différeraient pas beaucoup, si Pauline et René ne s’étaient point aimés. Les trois quarts des Mémoires, des mémoires de la vie politique de Chateaubriand, sont plus ou moins des Mémoires des autres, quelquefois même, quand il se drape artificiellement, les mémoires d’un autre. Il nous manquerait les mémoires de son cœur sans les pages, publiées plus tard, sur l’Occitanienne, sans les allusions du livre extraordinaire qu’il écrivit à soixante-quinze ans sur la Vie de Rancé.
Cependant c’est d’un à côté de son œuvre plutôt que de son œuvre, (à sa magnifique Correspondance manquent à peu près toutes ses lettres d’amour.) que nous vient l’image du Chateaubriand d’amour, revêtu par la figure officielle de l’éternel déçu, de l’éternel ennuyé.
Ne disons pas avec Jules Lemaître que cet ennui incessamment proclamé n’est qu’affectation. L’accent ne trompe pas, et la mesure du bonheur d’un grand homme n’est pas donnée par ce qui de sa destinée comblerait un médiocre. L’ennui congénital est une diathèse, un don fatal, un commencement absolu dans la nature d’un être. Chateaubriand l’a apporté avec lui, et sa phrase : « La vie me fut infligée » sort bien de ses profondeurs. En 1797, avant sa conversion, il écrivait : « Mourons tout entiers, de peur de souffrir ailleurs. Cette vie doit corriger de la manie d’être. »
D’autre part Sainte-Beuve, surtout à travers les confidences d’Hortense Allart, jeune amie de René sexagénaire, le présente comme un grand luxurieux : « C’est l’homme de désir, au sens épicurien, le désir prolongé et toujours renouvelé d’une Ève terrestre. » Soit. Mais l’homme de désir cela ne veut pas dire, ce qui serait plus « épicurien », l’homme de la satisfaction. Encore moins cependant, l’homme des scrupules. Quand Sainte-Beuve appelle, vulgairement, Chateaubriand un homme à bonnes fortunes, Sainte-Beuve le voit à travers son propre désir. Le désir comme le style, comme l’ennui, doit être tenu en Chateaubriand pour une nature irréductible à toutes satisfactions possibles. La Sylphide n’est pas seulement la périphrase décente de son adolescence, mais la femme idéale, projection de son désir, qu’il a cherchée à travers toutes les femmes réelles.
Par ce désir montait son élan vers la vie, et sans cesse cet élan retombait sur ce sol qui était sa patrie : l’herbe épaisse où sont les morts. La vocation de son cœur était combattue par celle de son génie, et celle de son génie était de conclure un passé, de conduire un deuil, d’habiter un château d’idées, de sentiments, de formes dont il fut le dernier héritier. Le leit-motiv « je suis le dernier qui… » ou « j’aurai été le dernier qui… » court tout le long de son œuvre. Le Dernier Abencérage, récit bâti sur ses amours de Grenade avec Mme de Mouchy, nous donne bien un de ses pseudonymes, et Lucile et René se retrouvent dans Bianco et dans Carlos : « Don Carlos, je sens que nous sommes les derniers de notre race, nous sortons trop de l’ordre commun pour que notre sang fleurisse après nous : le Cid fut notre aïeul, il sera notre postérité. » Il était naturel au vicomte et à sa noble amie de s’aimer sous un arbre généalogique. Ces amours de l’Abencérage serviront de mythe lumineux au génie nostalgique de Chateaubriand, à sa vocation de l’histoire, à sa convocation des Génies, à son invocation aux forces antiques de la durée, à son romanesque de la mort.
L’ÉCOLE PROTESTANTE
des protestants.
Lyon, Suisse romande et Savoie forment par ailleurs une grande région littéraire : culture provinciale et étrangère soustraite en partie à l’influence de Paris — patricienne, mais non parlementaire — et, malgré Ferney, conservatrice de cet esprit et de ces formes religieuses que Paris, l'Académie, la culture encyclopédiste et la langue analytique avaient à la fin du XVIIIe siècle momentanément déclassées.
C’est le second des citoyens de Genève qui aient eu sur la France une immense influence. Des historiens ont fait de son ministère la cause principale de la chute de la monarchie. Laissons cela. Seuls les quinze volumes de ses Œuvres nous importent. Et surtout sa place de fondateur et de chef d’une grande famille littéraire, qui, par les Broglie et les d’Haussonville a duré jusqu’au XXe siècle.
de Saussure.
Les enfants de Victor et d’Albertine de Broglie étant, non sans drames religieux, nés ou devenus catholiques, le protestantisme disparaît apparemment de la descendance de Mme de Staël. Mais, comme le janséniste Royer-Collard et le protestant Guizot, les Broglie-Staël, catholiques, incarneront toujours le libéralisme doctrinaire. Le 14 juillet 1789, les « vainqueurs de la Bastille » avaient porté les bustes de Necker et du duc d’Orléans. En juillet 1830, avec l’avènement de la monarchie d’Orléans, quand la doctrine devient un pouvoir spirituel politique, l’établissement de l’ordre nouveau prend la figure d’une sorte de retour de Necker, et l’expérience Guizot qui échoue en 1848 est une manière de continuation de l’expérience Necker. L’histoire de la littérature ne consiste pas seulement dans l’histoire des formes, mais dans l’histoire des idées formulées et agissantes : aussi faut-il voir d’un côté Mme de Staël dans cette famille de chair et d’esprit qui l’encadre, la dégage, la précède et la prolonge — et de l’autre côté dans le groupe de ses amis de Coppet. Elle existe moins comme productrice d’œuvres que comme le chef de chœur et la maîtresse de maison d’un immense dialogue.
MADAME DE STAËL
Tous les livres de Mme de Staël ont été causés avant d’être écrits. Personne plus qu’elle ne s’est inspiré d’autrui, et cependant le problème de ses « sources » ne se posera jamais, car elles sont remplacées par des filets innombrables, par une eau à fleur de terre, par le reflet des hommes et le passage de leurs propos.
La Révolution était dirigée contre la tyrannie, les classes supérieures, la vie de société. Or, des trois grandes personnalités de la génération révolutionnaire, la première, Napoléon, imposera à la France une tyrannie dont ses rois ne lui avaient pas encore donné même le pressentiment ; le second, Chateaubriand, est le premier exemple en France d’un homme de lettres aristocrate ; la troisième, Mme de Staël, le premier modèle d’une carrière de grand écrivain définie par les habitudes d’un salon.
Le titre complet du premier, De la Littérature considérée dans ses rapports avec les Institutions Sociales, marque déjà une date. Un tel titre, dont les promesses sont à peu près tenues, transporte dans l’histoire des lettres l’idée et la méthode de Montesquieu, prépare un Esprit des Lois de la littérature. Bien que le style en soit appuyé, engorgé et lourd, le contraire exactement du style de Montesquieu, on parvient aujourd’hui à la fin du livre de Mme de Staël avec bien moins de peine qu’à la fin de l’Esprit des Lois. Il reste soutenu par le mouvement d’une conversation. La première partie, qui concerne le passé, est souvent hasardée ou contestable, même absurde, Mme de Staël ayant peu de lecture et connaissant surtout les livres par ceux qui en parlaient. Mais la seconde partie nous introduit pour la première fois et en plein dans la conscience littéraire de cette génération de 1789, dans les problèmes qui se posent pour elle.
La littérature selon ce livre est fonction de la société : d’où la différence des littératures selon les climats — littératures du nord et du midi — et selon les régimes, — littératures des régimes d’autorité et des régimes de liberté. Mme de Staël affirme le progrès, — la supériorité des modernes — la venue et l’avenir d’une grande littérature nouvelle.
Il n’est pas difficile de reconnaître dans cet ouvrage si riche d’idées les couches successives de ces idées, depuis celles qu’elle recueillait des philosophes, à dix ans, sur son tabouret, celles aussi de son père, celles surtout de ses amis du Directoire et du Consulat, et la liaison en somme du Salon de Mme Necker et du salon de sa fille rue du Bac, le tout vivifié par une intelligence ardente et illuminatrice.
À partir de l’an VIII, c’est-à-dire de l’année même où le livre paraît, la France est entraînée dans l’orbite du génie de Bonaparte, et la République est finie. La croyance longtemps régnante d’après laquelle un coup d’État bienfaisant mit fin en brumaire à un gouvernement qui n’était absolument que corruption et ruine, les idées de Sorel selon lesquelles Napoléon est contraint à sa politique de conquêtes impériales et impérialistes par la nécessité des conquêtes républicaines à garder, ne nous paraissent pas aujourd’hui des conclusions inévitables. Une paix durable avec les puissances continentales, nanties de compensations, sur les principes de Bâle, était non seulement possible, mais prévue en Europe. L’inévitable intervention de l’armée, qu’elle vînt de Bernadotte, de Moreau ou de Bonaparte, n’était préparée et attendue que comme une intervention républicaine. On ne pensait à personne plus qu’à Washington. On écartait, dans la même mesure que le retour des Bourbons, le rétablissement de l’Église catholique et le retour massif des émigrés, c’est-à-dire les deux imprévus, dus à la personnalité de Bonaparte, qui ont si fortement agi sur la littérature, et qui ont amorcé le romantisme. Une société parisienne s’était reformée, dans les salons de laquelle était précisément discuté, même préparé, le nouvel ordre républicain. Ou plutôt deux sociétés : celle d’Auteuil où les idéologues, les membres de l’Institut, les héritiers directs du XVIIIe siècle et de la Convention, se réunissaient autour de la belle veuve de Condorcet, et celle du quartier Saint-Germain, dont le salon principal était, rue du Bac, celui de Mme de Staël. Dès 1794, avait commencé sa liaison avec Benjamin Constant. Dès 1796 sa littérature de manifeste politique, avec le livre De l’Influence des Passions sur le bonheur des Individus et des Nations. Son prestige et son entourage servaient de laboratoire à l’esprit d’un régime en formation, qui eût été libéral, égalitaire, déiste, pacifique, déjà « international », intellectuel, influencé et même représenté par les écrivains, une philosophie du XVIIIe siècle retour de Genève, tout un règne des lumières, dont elle eût naturellement été l’Egérie. Le groupe d’Auteuil, lui, considérait avec méfiance le déisme et les influences étrangères. Mais enfin ce dualisme de Paris et de Genève était un héritage du XVIIIe siècle, de l’opposition entre Voltaire et Rousseau. Telle qu’elle était, la société lettrée de la fin du Directoire et du début du Consulat reconstituait avec des habitudes républicaines et sur ce double registre un régime de l’esprit. Il y avait là une tentative d’alliance ou de fusion entre la République Française et la République des Lettres, sous l’égide des salons qui reparaissaient et de l’Institut qui remplaçait les Académies. Quand paraît, en l’an VIII, la Littérature, cette espérance d’une évolution régulière de la République dans la fraîche tradition républicaine vient de s’évanouir. Trois mois avant, Bonaparte avait fait éclater ses colères sur le salon de la rue du Bac, à l’occasion d’un discours de Benjamin Constant, inspiré, croyait-il, non sans raison, par Mme de Staël. Et le manifeste de la baronne tombait dans un monde, dans une politique, dans une société à qui il allait être interdit, pour quinze ans, de l’écouter.
L’air de la rue du Bac devenait dès lors irrespirable pour cette ardente et puissante poitrine. Déjà une partie de la Littérature avait été écrite à Coppet. À partir de 1803, il est défendu à l’auteur de s’approcher de Paris à moins de quarante lieues. Pendant dix ans, ayant Coppet pour port d’attache, instituant à Coppet le salon de l’Europe et regrettant toujours devant le lac désert le ruisseau de la rue du Bac, elle mène une vie de voyages, véhémente, inquiète, déçue. D’où, en 1810, le second et le plus retentissant de ses manifestes, De l’Allemagne, éclate ou plutôt éclaterait, si l’édition n’était pas détruite par Napoléon, et si Mme de Staël, pour éviter la prison, ne devait s’engager à ne point le publier sur le continent. Le manifeste ne parut qu’à Londres en 1813, se répandit partout et devint, jusqu’à la chute de Napoléon, le livre le plus célèbre de l’Europe.
On ne la trouvera point dans la première partie, De l’Allemagne et des Mœurs des Allemands. Les Allemands n’ont jamais aimé cette figure staëlienne conventionnelle de l’esprit allemand, ni les lieux communs qu’elle a engendrés. Mais les trois autres parties, De la Littérature et des Arts, la Philosophie et la Morale, la Religion et l’Enthousiasme, si les erreurs et les légèretés y abondent, ont créé ou mis en lumière, pour les Français, un pays du romantisme, ou un climat du romantisme. Cette Allemagne littéraire et philosophique restera l’Allemagne du romantisme littéraire et philosophique.
Du romantisme littéraire. Les jugements de Mme de Staël ne viennent pas tant de ses lectures que de ce qu’elle a entendu dire pendant quatre mois dans les cercles de Weimar. Or la grosse question littéraire y était à cette époque celle du théâtre. Il n’y a pas seulement une dramaturgie de Hambourg, mais une dramaturgie de Weimar. Et le grand dramaturge de l’Allemagne, c’est Schiller. Et les pièces les plus populaires sont celles de Werner. D’où leur place dans l’Allemagne. Le théâtre de Gœthe est moins considéré. Sur Faust, paru en 1808, Mme de Staël qui lisait peu l’allemand, nous donne l’opinion moyenne qui s’est formée à Coppet. Gœthe, qui avait une partie de son œuvre devant lui, n’avait pas encore pris la stature qui devait apparaître à la postérité. Schiller, servi par les échos du théâtre, avait acquis toute la sienne, et plus que de droit. Klopstock et Wieland étaient tenus pour les grands poètes de l’Allemagne. Tout ce qu’en dit Mme de Staël c’est de la bonne information actuelle qui ne dépasse pas son temps, qui sera acceptée jusqu’en 1830 et après, et qui fait sa partie dans les discussions passionnées sur la comparaison du théâtre français avec le théâtre de Shakespeare et de Schiller. Ce n’est pas de la force motrice perdue.
À cette importance française et weimarienne, de la question du théâtre, répond naturellement l’importance staëlienne attachée à tout ce qui concerne la vie de société. Le parallèle entre la vie de société à Paris et en Allemagne, entre l’individualisme allemand et l’urbanisme ou l’urbanité de la civilisation française, cela devient, par Mme de Staël, un lieu commun qu’elle transportera d’ailleurs dans Corinne, où il s’agira du Français socialisé et de l’Italien spontané. Stendhal, qui aura l’occasion de confirmer ces observations, en fera un grand usage. L’Allemagne et Corinne (dans la mesure où Corinne est l’Italie), deviendront les œuvres mères du Cosmopolitisme français qui fleurira avec les écrivains voyageurs de la Restauration.
La troisième partie, sur la Philosophie et la Morale, est nécessairement superficielle, et Charles Villers présentait mieux Kant au lecteur français que la châtelaine de Coppet. Les Allemands se sont beaucoup moqués de sa conversation avec Fichte, à qui elle demanda de lui expliquer en un quart d’heure sa philosophie. Mme de Staël n’entendait pas bien l’allemand, le système de Fichte est pensé au cœur même de la langue allemande, et il dut l’exposer en français qu’il parlait péniblement. Cela n’empêcha pas qu’au bout de dix minutes elle ne s’écriât : « J’ai compris ! » Cette anecdote célèbre est controuvée, mais ne serait pas si ridicule. Après tout les résultats vitaux d’un système original devraient devenir intelligibles à un esprit cultivé en un temps qui va de un à trois quarts d’heure. Cela, Fichte aurait pu l’apprendre de Mme de Staël, comme Mme de Staël eût appris de Fichte la philosophie dialectique de la conscience. L’établissement d’un marché d’échanges européen de l’intelligence est à ce prix. Cette troisième partie a bien rempli une telle fonction de marché (grâce surtout à Schlegel). Sans se tromper ou être trompée beaucoup sur leur métaphysique, Mme de Staël a, en vraie Genevoise, compris et fait comprendre les philosophes allemands, du point de vue de leur contribution à la doctrine morale et à la vie religieuse ou aux substituts de la vie religieuse. Cette troisième partie va d’elle-même à la quatrième : La Religion et l’Enthousiasme, dont le dernier chapitre est sans doute le morceau le plus staëlien et peut-être le sommet de tout l’œuvre de Mme de Staël.
De l’Allemagne, une fois utilisée, a été de moins en moins lue. C’est le pont de bateaux sur le Rhin, qui se défait quand l’armée est passée. Jusqu’en 1806, Napoléon l’eût sans doute laissé publier. En 1810 il ne le pouvait plus. Moins parce que l’empereur n’y est pas nommé, et que les allusions désagréables ne manquent pas, que parce que l’Allemagne instituait l’Europe à l’état de binôme, déléguant l’Allemagne à la place de tête de l’un des deux termes du binôme, du dualisme classique et romantique, social et individuel. Le livre paraissait au moment de la plus grande transgression impérialiste. « Nous n’en sommes pas réduits, écrivit le ministre de la police, à chercher des modèles dans les peuples que vous admirez. Votre dernier ouvrage n’est pas français ». C’est d’ailleurs pourquoi l’Empire n’avait pas de littérature, et pourquoi Napoléon ne voulait pas que la littérature eût un empire.
Delphine, qui paraît en 1802, appartient à la longue suite des grands romans par lettres, dérivés de Clarisse Harlowe, avec cette circonstance atténuante qu’elle est le dernier. Comme tous les livres de Mme de Staël, celui-ci est animé par un problème central qui fait corps avec la vie de l’auteur, avec ses tragédies intérieures ; les épreuves et les luttes que l’opinion impose à une femme qui aime hors la règle. C’est le thème que trente ans après George Sand tirera du même fonds, des mêmes intérêts de sexe. À ce titre Delphine inaugure toute une branche de la littérature féminine. L’origine de l’opinion c’est la société (au sens mondain) et Delphine est le premier roman de la société, écrit par une femme qui en habitait le centre. Lorsqu’on possède la clef du roman, Delphine peut encore ramener dans notre lecture les restes de l’intérêt qu’y prit le public de 1802. En revanche, si Delphine se passe de 1790 à 1792, au milieu des événements qui opposent déjà deux Frances, on n’y trouve qu’une peinture insignifiante des sentiments et des événements politiques. La longueur des lettres souvent languissantes, la confusion des personnages, celle des aventures, le style lourd et abstrait, rebutent. Il est d’ailleurs remarquable que les lettres même de Mme de Staël, dont sa cousine Saussure dit que pour le feu et la verve elles ne valaient pas sa conversation, sont de la forme précisément contraire aux lettres artificielles de Delphine, jetées avec spontanéité, désordre, véhémence, sincérité immédiate, tumulte et incorrection. La forme épistolaire, qui n’était pas naturelle à l’auteur, a certainement gâté Delphine.
D’une lecture aussi méritoire, Corinne est d’une facture mieux venue. Elle passa longtemps pour le grand livre de Mme de Staël, et, d’un certain point de vue décoratif, on peut maintenir cette opinion. Les routes de son génie s’y croisent, et ce sont celles-là même qui se croisent à Genève. De même qu’elle a écrit avec Delphine le premier roman qui pût s’appeler Un Cœur de femme, elle écrit avec Corinne la première Cosmopolis, le premier roman de cette vie cosmopolite qui est la sienne, et qui fait de Genève une étape d’Anglais et de Français sur la route d’Italie. Genève en est absente, mais l’esprit de Genève y est.
Deux sujets, mais parfaitement fondus : ce roman de la vie cosmopolite, et le roman de la femme de génie.
Évidemment la toile de fond, c’est l’Italie. Le voyage d’Italie de Mme de Staël produit son livre en 1807, comme le voyage d’Allemagne produit le sien en 1810. Les personnages y paraissent en délégués de leurs pays, ce qui est neuf. Les Italiens épisodiques sont bien représentés. Lord Nelvil figure l’aristocratie libérale d’ Angleterre sous les traits idéaux qu’elle prenait facilement pour une Genevoise. Dans le Comte d’Erfeuil, l’auteur a voulu donner, d’une manière un peu lourde, mais souvent juste, un portrait de la frivole et charmante noblesse française. Les tableaux d’Italie et surtout ceux du Northumberland sont peints dans une assez belle manière. Du caractère italien, de la littérature italienne, personne encore n’avait parlé en France avec autant de sympathie éclairée. Et le grand thème de Coppet, l’opposition littéraire du Nord et du Midi, du catholicisme et du protestantisme, prend sur cette terre classique toute son ampleur de dialogue éternel.
Quant à Corinne elle-même, ce n’est pas un caractère, c’est aussi un thème, ce sont des variations de Mme de Staël, sur sa destinée, sur ses amours, sur son génie. Corinne et Germaine peuvent porter la même devise : l’Enthousiasme improvisateur. Génie par sa place dans la poésie italienne, par son couronnement au Capitole, Corinne est raison par sa naissance et ses attaches anglaises. En donnant pour le testament moral du père de lord Nelvil un extrait des papiers de Necker, il semble que Mme de Staël ait voulu naturaliser anglaise sa sagesse genevoise. Et cela n’était point pour arranger ses affaires avec Napoléon qui refusait de venir à Genève sous prétexte qu’il ne savait pas l’anglais.
Corinne ou l’Italie serait aussi Corinne ou la Poésie. Malheureusement rien ne manque plus que la poésie au livre de Mme de Staël. Petite-fille de Brandebourgeois elle voyage en Italie pour s’instruire, « profiter » ; française de culture, elle y voyage pour en parler, et pour y parler. Mais elle ne voyage pas pour sentir : le sentiment de la nature et le goût des arts lui sont étrangers. Elle eût donné, dit-elle, la baie de Naples pour un quart d’heure de conversation. Mais précisément l’intérêt de ce site, c’est pour elle le quart d’heure de conversation écrite qu’il peut suggérer. Entre la courbe sensuelle dont la prose des Martyrs épouse les lignes mêmes du golfe, et la poésie napolitaine de Lamartine, Corinne n’étend qu’un désert d’idées. Mme de Staël a défini le génie, pour une femme, le deuil éclatant du bonheur. Corinne est d’une certaine manière le deuil intelligent de la poésie.
Et pourtant, cette poésie, nous pouvons la lui rendre ou la lui donner. Ce livre qui aujourd’hui nous paraît mort a été l’un des plus glorieux de son temps. Quand Lamartine, adolescent, le lut, il en fut bouleversé. Pour ce roman de l’Italie, la Chartreuse de Parme nous a rendus difficiles. Mais il y a fallu une et même deux générations. Corinne a créé le prestige de la vie cosmopolite et du dialogue international d’idées. Elle a ajouté à la civilisation de l’Europe. Corinne au cap Misène, inspirée par ce Platon au Cap Sunium qu’avait inventé l’Abbé Barthélémy, appartient pour nous à l’industrie de la pendule Empire. Mais pendant trente ans, autour de Chateaubriand, les amis de Mme Récamier se sont réunis sous ce tableau de Gérard ; une Germaine idéalisée, livrée au prophétique enthousiasme, personnifie sur cette génération romantique l’empire de l’esprit et des lettres, et l’on songe à ces tableaux d’autel, avec leurs deux registres, où le cercle terrestre est dominé par le cercle de la gloire. Toute la poésie de Corinne s’est peut-être retirée dans ce nom et cette présence. Mais elle y reste, elle y dure.
C’est un de ses livres les plus importants, le testament de sa vie politique, et encore un manifeste : le manifeste de ce qui s’appellera dix ans plus tard l’école doctrinaire, de ce libéralisme royaliste avec une tradition genevoise et des sympathies anglaises, qui allait arriver au pouvoir en 1830, qui fit cette même année à Benjamin Constant ses grandes funérailles et qui en eût fait de plus grandioses encore à Mme de Staël, mère de la Doctrine, belle-mère du duc doctrinaire[2]. Tandis que Corinne sur son cap domine le cercle de Mme Récamier, l’esprit de Mme de Staël gouverne la France. Un jour que le jeune Guizot était passé par Coppet et qu’il récitait, au salon, de sa belle voix grave, une page de Chateaubriand, Mme de Staël lui prit le bras et lui dit : « Monsieur, il faut rester ici pour jouer la comédie avec nous ! » C’étaient ses comédies de salon, telles qu’elle en composait volontiers (sait-on que le dernier acte de Sapho est une des plus belles choses qu’elle ait écrites ?) Mais M. Guizot, élevé à Genève, et plus genevois encore que Mme de Staël, allait jouer sur la scène politique, à des risques et périls qui apparurent en 1848, le drame même des idées politiques staëliennes. Elle, tandis que Chateaubriand perpétue après sa mort, par sa solitude du Grand-Bey, une vieillesse et une vie d’éternel émigré, elle se survivra dans ses descendants, dans une famille de notables politiques et littéraires, singulièrement liée à l’histoire du XIXe siècle, les Broglie.
Il y a une disproportion singulière entre le peu de lecteurs que trouvent aujourd’hui les livres de Mme de Staël, qui ne se sont point gardés, comme son corps à Coppet, dans l’huile incorruptible du style, d’une part, et la place, le prestige, le rayonnement de son nom, d’autre part. De grandes valeurs restent groupées sur ce nom. Elle a été, plus qu’une étape, un principe de la conscience européenne en formation. Quand on lance aujourd’hui, à Genève même, les beaux mots de Société des Esprits ou de Société des Idées, on remarquera que cette société n’a eu jusqu’ici qu’un grand nom, qui est le sien, qu’une maison mère, qui est Coppet. L’Europe hégémonique de Napoléon a échoué. La grandeur du duel de Napoléon et de Mme de Staël tient à ceci : qu’à cette Europe était opposée, dans l’ordre de l’idée, une Europe de Mme de Staël, qui a réussi, en gros, de 1814 à 1914, et peut-être même de 1914 à 1930. Aujourd’hui la vie et la grandeur de la cause méritent qu’on fasse l’effort nécessaire pour en retrouver les précédents, les titres, dans une œuvre dont on ne peut dissimuler qu’elle est devenue pesante.
LE GROUPE DE COPPET
Les livres de Mme de Staël n’entrent plus dans la familiarité de personne. Mais elle reste une ligne monumentale. Sur son piédestal elle domine un entourage, un groupe. Elle ne se comprend pas sans cette société des esprits qui commence dans son salon, se prolonge dans le temps et dans l’espace autour de Coppet, crée sur le Léman un des climats intellectuels du monde. Si le puritanisme de la Vieille-Genève n’avait pas infligé à la fille de Necker une longue quarantaine, on imaginerait, sur la rive du lac, le monument un peu déclamatoire d’une femme emphatique et puissante, le front ceint de son turban, comme à la place de la Concorde une statue de Pradier, sous sa couronne de tours, et parmi les eaux jaillissantes qui se rafraîchiraient de dialogue et de vie, quatre figures qui, à des titres divers, représentent dans les lettres la compagnie (on l’entendrait presque aussi au sens militaire) de Mme de Staël : Constant, Sismondi, Bonstetten et Barante.
Il a connu et nous fait connaître plus que personne, plus certainement que Barrès, qui le place à bon droit parmi ses « intercesseurs » d’Un homme libre, l’union, le relais et la fécondation mutuels d’une sensibilité poétique, d’une intelligence critique, d’une culture politique. Il est le père du roman d’analyse, créé sans mère, cela se voit. Et Mme de Staël et lui sont le père et la mère du libéralisme politique, ou plutôt les deux créateurs, la catégorie du sexe ne jouant pas ici d’une manière distincte.
Adolphe se présente aujourd’hui étayé par une littérature posthume, mémoires et correspondance, qui fait Benjamin plus grand encore qu’il n’a paru à ses contemporains. Le contraste entre Chateaubriand et lui est saisissant, et l’on n’imagine pas de coupure plus nette entre les analystes et les oratoires. Et nous sommes loin de Rousseau lui-même. Quand le Genevois avait étalé ses misères, c’était avec une grande éloquence d’auteur et des déformations ou des transformations de poète ; les Confessions et les Rêveries, sont à l’origine des Mémoires d’outre-tombe beaucoup plus qu’à l’origine du Cahier Rouge. D’ailleurs Jean-Jacques écrit pour le public, oratoirement, comme Chateaubriand, tandis que Benjamin n’écrit que pour lui. Le premier il a pratiqué cette clairvoyance sans méchanceté, bien plus impitoyable à lui-même qu’aux autres, il l’exprime à la pointe d’un style lucide, le grand style de l’analyse. Avant Amiel, et d’une manière bien plus française qu’Amiel, le grand Vaudois a amené à la lumière de l’écrit le complexe d’intelligence et d’impuissance qu’il contemplait désespérément en lui.
L’impuissance à organiser sa vie sentimentale et à s’encadrer dans la vie sociale n’implique pas chez Benjamin comme elle l’impliquera chez Amiel, l’impuissance à créer et à organiser littérairement. Il lui suffit de le vouloir pour écrire en quelques jours dans Adolphe le roman explicatif de cette vie passive et défaillante : roman d’une vie manquée, qui est si exactement le contraire d’un roman manqué, que, durant un demi siècle, le roman psychologique en France a consisté à refaire, à étoffer, à varier, à moderniser ce récit tranquille et discret, où tout est dit, où sont éveillées des résonnances indéfinies.
Ce serait diminuer Adolphe que de le réduire à l’anecdote qui est à son origine : les amours de Benjamin et d’Anna Lindsay. Adolphe est cette aventure, Adolphe est Constant, mais, dans Ellenore, Constant convoque presque toutes les femmes avec qui il a été lié ou marié, et d’abord, bien entendu, la plus illustre, à incarner une nature féminine éternelle. Comme Daphnis et Chloé est le roman de l’appel et de l’accord des sexes, Adolphe est le roman de leur bataille, écrit par un compatriote de Jomini.
Et par un contemporain de Napoléon. Car Adolphe est aussi le roman d’un esclavage consenti, et l’analyse de cet esclavage par un homme qui a la vocation de la liberté. Dès son enfance il a préféré la liberté à tout. Comme Amiel ou Secrétan, il a compris la liberté dans sa profondeur et son essence. Ses passions et ses coups de tête, eux-mêmes, eux surtout, s’expliquent par un refus critique de se donner. C’est en écartant la grande chaîne d’or qui lie l’homme aux êtres et aux choses, qu’il en est venu à traîner derrière lui tous ces morceaux de chaînes brisées et lourdes, raccommodées et ridicules.
Du même fonds, la politique l’a occupé. Sa passion et ses problèmes de la liberté intérieure lui communiquaient la passion et lui apportaient les problèmes de la liberté politique. C’est ce Constant qu’a connu son époque, celui dont les écrits et les discours constituèrent une place forte du libéralisme. On a cessé de les lire, parce que ces problèmes politiques, en pleine activité en 1830, sont résorbés, assimilés, dépassés, que les régimes issus du suffrage universel ont imposé une langue politique nouvelle. Et aussi parce qu’il y a chez Constant plus d’intelligence clarificatrice que d’intelligence créatrice. Ce même courant créateur, celui des Chateaubriand et des Tocqueville, manque plus encore à son grand ouvrage sur la Religion, qui devait être l’œuvre de sa vie. Sous la Restauration il a été l’apôtre de la liberté de la presse, et c’est à cet apôtre que Paris a fait, quatre mois après la Révolution de Juillet, des funérailles célèbres : mais ici encore il a laissé à Courier et à Royer-Collard le soin de prononcer les paroles décisives. Sur l’oubli dont la vague a recouvert cette œuvre, demeure plus éclatante et indestructible la pointe d’Adolphe et des écrits intimes.
On ne saurait mettre au rang de Constant les trois amis quasi-genevois de Mme de Staël dont les noms, avec celui de l’Allemand Schlegel, restent inséparables de l’atmosphère et de l’action de Coppet.
et Barante.
LA ROMANTIQUE
aux littératures.
De même que la littérature française comporte des familles d’esprits, que ses genres procèdent volontiers par couples de génies complémentaires ou par des séries d’oppositions (Corneille et Racine, Bossuet et Fénelon, Voltaire et Rousseau), ainsi il y a des familles et des oppositions de littératures, entre lesquelles s’institue une comparaison, un dialogue critique : littératures ancienne et moderne, littératures du Nord et du Midi, littératures classique et romantique.
Dès le Consulat, des discussions s’engagent à ce sujet ; des revues où une large part est faite à l’information européenne relayent sur le sol français le Spectateur du Nord et les périodiques de l’émigration. Ainsi paraissent le Journal de Littérature étrangère, la Bibliothèque germanique, les Archives littéraires, le Magasin encyclopédique, dont les titres sont des programmes. Dans un article des Archives littéraires de Janvier 1804, Des Communications littéraires et philosophiques entre les nations de l’Europe Degérando marque, en les admettant l’une et l’autre, les deux directions possibles du goût et du jugement littéraires : « Il y a certaines beautés absolues dont le sentiment doit être universel, parce qu’elles ont leur principe dans un rapport nécessaire, quoique secret, avec les besoins de la nature humaine. C’est au témoignage unanime des hommes qu’il est donné de les consacrer, c’est par la comparaison des diverses littératures qu’on peut arriver à les reconnaître. Il y a aussi des beautés relatives qui n’en sont pas moins réelles pour être appropriées à certaines circonstances locales, pour être dans un rapport particulier avec les mœurs, les institutions, les penchants et les émotions habituelles d’un peuple. L’étude de ces beautés relatives n’est pas moins nécessaire. »
La Romantique schlegelienne, qui faisait ainsi de l’Allemagne, de l’Angleterre et de l’Espagne, les trois massifs de la vraie littérature moderne, et qui paraissait encercler agressivement le classicisme français, ne pouvait qu’exciter en France, à l’époque impériale, sous le règne du contrôle et de la police, les défiances et les foudres du pouvoir. Elle pénètre surtout par la trouée suisse et le cercle de Coppet. Albert Stapfer, en 1812, la présente sympathiquement aux Français dans sa préface à la traduction de l’Histoire de la Littérature espagnole de Bonterwerk. Ce Bernois y définit la romantique « un genre de poésie né du génie même des peuples modernes, ayant pour base la Bible, la légende, l’histoire héroïque et merveilleuse de nos aïeux, se nourrissant de l’esprit local et inhérent au terroir, et peignant les maux, les aventures, les hauts faits indigènes. »
et Génie du Christianisme.
En 1809, Benjamin Constant, qui a accompagné Mme de Staël dans son voyage d’Allemagne, publie (sur sa demande) une adaptation en vers de Wallenstein assez bizarre avec sa poétique pénible, l’unité de temps et de lieu étrangement imposée au drame de Schiller, et la suppression de trente-six personnages sur les quarante-huit de la trilogie, mais très importante et intéressante par sa préface, où Constant compare sagacement les deux systèmes dramatiques, et se prononce pour le romantique, qu’il a si peu suivi dans la conduite de son adaptation. La même année, le jeune Barante publie son Tableau de la Littérature française au XVIIIe siècle, qui est une œuvre de synthèse élevée, où le XVIIIe siècle, encore si vivant chez les contemporains de 1809, se trouve non déclassé, mais classé comme une époque historique.
En 1813, la Romantique monte sur un horizon, dans la mesure même où Napoléon décline sur l’autre. Cette année où Mme de Staël est en fuite, Coppet fermé, est celle où l’esprit du groupe de Coppet se répand en France par trois œuvres qui font du bruit et qui auront de l’influence.
Le livre de Sismondi est (avec les remaniements d’usage) un cours professé d’abord à l’Académie de Genève. Pareillement le Cours de Littérature dramatique, dont la traduction par Mme Necker de Saussure paraît la même année, avait été professé à Vienne et publié en allemand en 1808. On remarquera entre le Lycée de la Harpe et les cours de Guizot, Cousin et Villemain, en attendant le Port-Royal, l’importance de cette forme littéraire toute nouvelle : le cours publié.
C’est enfin en 1813 également que paraît à Londres l’Allemagne de Mme de Staël, dont l’édition de 1810 avait été détruite sauf deux exemplaires. Cette fois, 70.000 exemplaires se répandent en Europe en quelques semaines.
Le résultat le plus intéressant de ce mouvement intermédiaire entre le mouvement pré-romantique et le mouvement romantique, fut l’enthousiasme qu’il excita chez certains lettrés sinon pour la poésie primitive, du moins pour celle qu’anciennement dans le temps, ou lointainement dans l’espace, avaient exprimés les génies nationaux. La mode et l’influence d’Ossian sont en liaison étroite avec la Romantique. L’ouvrage de Sismondi, sur trente-neuf chapitres, n’en comporte que quatre qui concernent la littérature provençale.. Il va de soi qu’ils sont superficiels. Mais il la nomme, lui fait une place, attire l’attention sur elle, de telle sorte que dès 1816 Raynouard publie son Choix de Poésies de langued’oc et oriente ses recherches du côté d’où va sortir, grâce d’abord à lui, un romanisme scientifique. Il a, dit Gaston Paris « eu le premier l’idée d’embrasser dans une grammaire et un lexique l’ensemble des langues romanes », d’où le « romanisme » des Universités germaniques. Ce que fait Raynouard pour la philologie, Fauriel, un des esprits les plus érudits, les plus cultivés, les plus riches de son temps, le fait plus aventureusement pour l’histoire et la poésie dans son Histoire de la Gaule méridionale sous la domination des Conquérants germains, et son Histoire de la Poésie provençale. La théorie de Fauriel, son super-romanisme qui voyait dans la poésie des troubadours la source de toute la poésie moderne, n’a pas résisté au temps. Mais son enseignement au Collège de France, son rayonnement, ses livres touffus, sont à l’origine du méridionalisme et de la Renaissance provençale qui aboutiront à Mistral. Tous les chemins mènent à Rome, le diable porte pierre, l’échancrure de Genève et de Coppet conduit à Maillane : conclusion bien inattendue d’un chapitre sur la Romantique schlegelienne.
IDÉOLOGUES, ATTIQUES ET CHRÉTIENS
Cette demi-génération qui est née entre 1753 et 1762 est marquée par le XVIIIe siècle, mais portée par un mouvement très vif vers les confins, les extrêmes. Elle tient Voltaire et Rousseau pour de grands génies ; mais plus ou moins moyens et communs, hors desquels et contre lesquels il faut chercher, raffiner, saisir quelque chose de pur, de nu, d’absolu. Il s’agirait presque, ici, d’un romantisme de la qualité, le contraire absolument de ce pré-romantisme populaire, fait d’enthousiasme, d’incontinence et de débordement, qui se répandra avec la Révolution. Cette génération, ou cette demi-génération, de la qualité, sera plus ou moins blessée, rejetée, déviée par la Révolution. En tout cas elle n’a pu produire ses fruits qu’à travers des orages qui en ont détruit une partie, ont marqué le reste, ont donné au meilleur de ce reste une figure singulière de paradoxe, d’inactualité et de perfection. On reconnaît, dans des directions très opposées, trois groupes : les idéologues, ou les analystes, — les attiques, ou les artistes, — les chrétiens, ou les « penseurs ».
Ces idées, dont les idéologues font la science, et à qui ils tracent le programme d’une carrière qu’à elles seules elles ne peuvent remplir, sont des ombres. Elles glissent élégamment dans un monde à deux dimensions. Les noms des deux grands disciples des idéologues, Stendhal et Taine, suffisent à nous montrer qu’elles ne pouvaient prendre forme, voix, troisième dimension, qu’en buvant le sang noir, en s’incorporant un romantisme. L’idéologie a dû être mangée et digérée, non sans résistance, car le mouton comprend mal qu’on l’aime comme gigot. Quand Stendhal envoya l’Amour à son maître, « M. de Tracy, dit sa belle-fille, essaya de lire cet ouvrage, n’y comprit rien, et déclara à l’auteur qu’il était absurde. » Il en eût pensé peut-être autant de l’Intelligence.
Tous quatre sont des esprits pleinement intelligents, que la poésie touche, qui ont le goût de la perfection et le sens de la lumière, qui sont terriblement gênés par leur temps. Le seul qui peut donner toute sa mesure, Fontanes, est aussi le seul qui ait eu de grandes parties de médiocrité. Sous la Révolution, et le plus naturellement du monde, Rivarol représente l’émigration, Fontanes la proscription, Joubert la vie cachée en province, Chénier l’échafaud. Joubert, qui meurt le dernier, en 1824, emportera avec lui l’atticisme français.
De ces quatres attiques contemporains, Rivarol est l’esprit de la poésie, Joubert en est l’âme, la Psyché, Fontanes la matérialité, mais André Chénier le dernier-né et le premier mort, en est le génie.
Sa Grèce n’a rien d’une retraite, d’un alibi, à la manière de ce qu’elle sera pour cet anti-Chénier, Leconte de Lisle. Il aime la vie, son siècle, les hommes de son temps, et, bien entendu, les femmes de son temps. Le matérialisme élégant du XVIIIe siècle se fond avec ce paganisme antique, qui fait chez lui figure de vocation héréditaire. Son idée de la poésie n’outrepasse pas plus le XVIIIe siècle, n’est pas plus romantique, que son idée politique ne dépasse la monarchie constitutionnelle, et n’est girondine ou jacobine.
Toutes les directions, toutes les possibilités se trouvent d’ailleurs dans ses papiers, de sorte qu’il est absolument vain de se demander de quel développement, de quelle richesse le jour exécrable du 7 thermidor (Chénier avait trente et un ans) a privé la poésie française. Ses grands projets c’étaient ses grands poèmes : l’Hermès, l’Amérique, l’Invention. Les larges morceaux qui en ont été exécutés ne se distinguent guère du reste de la poésie du XVIIIe siècle finissant. Comme cette poésie didactique allait demeurer en faveur sous Napoléon, que tout ce que nous savons d’André Chénier nous fait pressentir qu’il eût trouvé, autant et plus que Fontanes, un cadre et un milieu à souhait avec l’Empire, nous pouvons supposer qu’il eût fait, sans bénéfice majeur pour nous, une grande carrière dans les grands poèmes. La différence des deux Chénier aurait rappelé un peu moins que nous ne le croirions celle des deux Corneille.
Ses Élégies ne dépassent pas plus sensiblement Parny que ses poèmes ne dépassent Delille. Or les poèmes et les élégies c’est ce qui, dans les manuscrits de Chénier, lui paraissait sans doute le plus approcher de la qualité et de la dignité d’œuvres publiables. Le reste, c’était surtout des études, des cartons, des dessins, dont nous ne savons pas quelle aurait été la place, et si cette place, aurait été considérable dans l’œuvre menée à bien d’André Chénier. L’immortel Chénier c’est Chénier étudiant ; le fruit eût-il passé la promesse de la fleur ? Étudiant de l’antiquité, étudiant de la nature, étudiant de la poésie.
Étudiant de la nature. Autant la nature est stylisée dans l’œuvre didactique de Chénier, autant elle est rendue fraîchement dans ses cahiers d’études. Il a aimé, goûté, évoqué la campagne, par des vers jaillis de l’intérieur, comme La Fontaine. Lamartine verra la Grèce dans ses collines du Maçonnais, Mistral dans ses rochers et sa mer de Provence, ainsi Chénier sait et sent une nature éternelle, une Grèce qui est partout : l’Île de France, Versailles, la Normandie, lui suggèrent les mêmes cartons poétiques qu’un texte de Théocrite ou de Properce. Il retrouve par là le classicisme de la greffe parfaite entre la nature et le livre, celui de Ronsard et de La Fontaine.
Étudiant de poésie. L’oreille poétique de Chénier est toujours aussi insatisfaite, aussi chercheuse que le crayon de David : sensuelle comme une main de peintre. Il a fouillé consciemment dans les musiques cachées du vers français, il en a cherché, exploité patiemment les ressources. Le beau vers n’est point chez lui un passage fulgurant, comme chez Lamartine et Hugo, mais un arrêt, une possession, et, comme chez Mallarmé, une chose en quoi toutes choses se terminent.
Il a peu innové dans la structure du vers, que Delille et Roucher ont rompu par les mêmes hardiesses que lui : coupes ternaires, dislocations, rejets, — et le Racine des Plaideurs était déjà là. Mais il a créé une certaine cime de poésie pure, qui est le vers gratuit, le vers d’ambroisie, élément et aliment des dieux, en rupture avec les significations de la prose, tel qu’il passera dans Vigny, dans Hugo, dans Mallarmé, dans Valéry. Il y a à ce sujet un texte capital de Chénier. C’est son commentaire sur les Larmes de Saint-Pierre, le poème de jeunesse de Malherbe, le poème d’un étudiant, poème que plus tard le poète établi, réformateur et formateur, devait désavouer, avec raison sans doute, puisqu’un avenir était à ce prix. Mais Chénier sent qu’après cet immense détour le moment est venu pour la poésie de reviser ce procès, de prendre un baptême aux vers admirables et oubliés des Larmes. Toute proportion gardée, on reconnaît la prise de contact du romantisme avec Ronsard par le Tableau de Sainte-Beuve, et Chénier présage le romantisme dans l’exacte mesure où ce Commentaire amorce le Tableau.
Les quatre mois et demi de prison qu’il passa à Saint-Lazare firent monter plus haut encore la poésie de Chénier. À cette poésie voluptueuse et gracieuse que couronne la Jeune Captive, il manquait le cri, la corde d’airain. Les fragments des Iambes, les lui donnèrent. Dans un rythme uniforme et puissant, créé par Chénier, c’est une fusion unique d’élan, d’invective et de ciselure. Ces quelques distiques, que Barbier n’a fait qu’imiter, suffisent à faire de Chénier le plus grand des poètes de combat entre d’Aubigné et Victor Hugo.
On déplorera qu’il n’ait pas émigré, comme Delille. Non seulement il eût sauvé sa tête ; mais la vie et les milieux de l’émigration, le séjour de Londres ou de Hambourg, la fréquentation des étrangers, des philologues, des écrivains d’Allemagne, lui eussent fourni le dépaysement et le renouvellement qui lui convenaient mieux qu’à personne. La Révolution a déclenché contre elle un mouvement d’idées. Elle n’a pas déclenché de mouvement poétique. Ses Tragiques et ses Châtiments sont restés au carquois. Les Iambes nous font sentir quelle nuée de fléches d’or Chénier pouvait précipiter sur elle. Sa foudre tombe, comme celle de Hugo, du parvis des dieux. Le mouvement :
c’est le mouvement de la pièce des Châtiments, À Juvénal et surtout de Stella. Entre Ronsard et Victor Hugo, en passant par Racine et La Fontaine, il semble que les meilleurs des fragments de Chénier disséminent leurs essais, comme une grenaille ou une semence d’or pour couvrir le champ entier de notre poésie.
On l’appelle généralement un théocrate, et ce n’est pas inexact. Mais Dieu lui est extérieur, Le fondement vivant et vécu de sa doctrine c’est la réalité de la famille, le magistère du père de famille, et particulièrement, et même seulement, du père de famille propriétaire et agriculteur. Bonald pense en paterfamilias romain. Il nourrit pour le luxe, l’élégance, l’individualité de l’esprit, la même méfiance que Caton à l’égard des Grecs. Il considère l’individu, ainsi que le fera plus tard Comte, comme une abstraction dangereuse de la société. La réalité sociale, c’est la famille. Le pouvoir vrai et juste est délégué par Dieu qui est lui-même roi et père, au roi dans la société et au père dans la famille. Est mauvais et pernicieux tout ce qui ne s’adapte pas au cadre de cette philosophie agrarienne.
Mais on est étonné de voir tout ce qu’y fait rentrer d’inattendu la dialectique obstinée et inventive de Bonald. Il est un des premiers à avoir mis en lumière la nature de la société, comme d’un vivant qui transcende les individus, qui est créé directement par Dieu, qui a pour organe le pouvoir. Sa doctrine célèbre du langage don direct de Dieu est d’une belle audace rectiligne. Peu d’opuscules sont plus remplis de vues que sa comparaison de la famille agricole et de la famille industrielle.
Il a beaucoup écrit. Il est fort de bâtisse, mais son style de gentilhomme campagnard (bien qu’il vécût le plus souvent à Paris) manque d’attraits. Cependant il coule admirablement la maxime, la phrase frappée et frappante, qui reste, circule, se cite. On lit peu M. de Bonald, mais on écrit beaucoup : « Comme dit M. de Bonald ».
Cet homme d’autorité est une autorité. C’est lui, en somme, bien plus que Joseph de Maistre, qui a donné une philosophie à ce complexe politique et social français, si tenace, qu’on appelle la réaction. La nouvelle école réactionnaire, qui, dans le second tiers du XIXe siècle, est née de Le Play et Taine, a révéré Bonald comme un de ses pères, Bourget et Maurras l’ont beaucoup cité. C’est, pour leurs disciples, une lecture un peu rude, du pain d’Auvergne, savoureux et sain. On trouverait d’ailleurs l’exagération, la caricature de Bonald dans un curieux gentilhomme auvergnat, son contemporain, qui eut un grain de folie, mais aussi son pittoresque d’écrivain, son heure de célébrité, M. de Montlosier.
Joseph de Maistre n’est pas plus un Français que Rousseau. Comme Rousseau le citoyen de Genève, il est le sujet fidèle et le magistrat du roi de Sardaigne. Jusqu’à l’âge de quarante ans, il ne songe nullement à publier : heureux de ses fonctions au Sénat de Savoie, de sa vie de famille, de lectures, de conversations, car c’est un admirable causeur. Comme Bonald, la Révolution française, en le déracinant, en mettant du tragique dans sa vie, dans ses idées, dans la société, l’oblige à s’interroger, à penser, à écrire.
Bien mieux que Bonald, il est un écrivain de race. Il écrit une des meilleures langues de son temps, infiniment supérieure à celle de sa voisine et ennemie Mme de Staël, mais tenant, comme la sienne, à la conversation, et pure, verveuse, pleine de mouvement, de mordant, d’images.
La Savoie vivait sous un gouvernement assez paternel. L’entrée des armées de la Révolution y amena d’abord l’anarchie, la violence, et pour les de Maistre, la ruine. Le contraste entre ces deux états, ce passage de l’ordre au désordre, de la vie florissante à l’exil, de Maistre les incorpore à une théorie générale de l’ordre et du désordre. Sa pensée avait pris depuis longtemps d’ailleurs une tournure mystique. Chrétien convaincu, il s’était fait initier dans la franc-maçonnerie. Il était lecteur et disciple fervent de Saint-Martin. Surtout, l’éducation maternelle, qui avait entièrement formé son cœur, l’avait habitué à voir Dieu partout. Et il ne faut pas oublier qu’il a été l’élève, et qu’il restera toujours le disciple et l’ami des Jésuites. La Révolution c’est, pour lui, le fait immense qui doit éclairer aux yeux de sa génération, le fond de la nature humaine et sociale. Elle l’éclaire en y montrant la présence et la volonté de Dieu. Quand Bossuet faisait appel à la Providence pour expliquer la Révolution d’Angleterre, il diminuait peut-être la portée de cette vue en désignant le salut de la reine Henriette comme la fin de l’intention divine. De Maistre, dès les Considérations sur la France qu’il publie en 1796, à Neuchâtel, élève cette doctrine de la Providence visible à une ampleur, à une force, à une ingéniosité verveuse et presque virtuose qui frappèrent les imaginations, d’autant plus que Bonald, esprit par ailleurs si différent de celui de Joseph de Maistre, publiait la même année, à Constance, la Théorie du pouvoir, et que de Maistre était fondé à lui écrire plus tard : « Est-il possible que la nature se soit amusée à tendre deux cordes si parfaitement d’accord que votre esprit et le mien ? C’est l’unisson rigoureux. C’est un phénomène unique »
La Providence est visible, pour lui, dans la disproportion entre l’immensité de l’événement révolutionnaire et la médiocrité misérable des hommes par lesquels il est arrivé. De Maistre tient la Révolution pour un châtiment purificateur : d’où une théorie flamboyante du Châtiment, une théorie éloquente de la purification, qu’il reprendra en termes plus éclatants encore dans les Soirées de Saint-Pétersbourg.
Mais Joseph de Maistre, bien que fidèle serviteur de son roi, n’est nullement gallophobe. Bien au contraire, le Savoyard tient la France pour la première nation du monde, la nation chef. La Révolution Française, cet événement universel sans commune mesure avec la Révolution insulaire des Anglais, la frappe d’autant plus fort qu’elle était appelée, choisie de Dieu, pour une mission plus grande. Fille aînée de l’Église, elle a trahi sa mère par des péchés publics. Entre les péchés publics et politiques de la France, de Maistre dénonce les ultramontains et les disciples des jésuites, le gallicanisme et le jansénisme. Le livre du Pape, publié en 1819, son supplément sur l’Église Gallicane, sont déjà contenus en principe dans les Considérations, de même que le principal des Soirées. Cette fulguration d’idées qui fait un des grands charmes de la lecture de Joseph de Maistre, part de quelques principes simples, de la présence et de l’action de Dieu, et d’une théorie du démon, c’est-à-dire du mal, et singulièrement de l’orgueil, tel que l’incarne la philosophie.
Il faut se garder de considérer le comte savoyard comme un écrivain aussi excentrique à la France que l’était le duché alpin gouverné par Turin. Joseph de Maistre est le grand élève des Jésuites. Par lui, et par lui seul, la doctrine de ceux qui ont exercé une si grande influence sur la jeunesse française est entrée dans la grande littérature française, a pris une expression littéraire originale, authentique. Professée avec sa fantaisie et presque sa poésie personnelle, par un laïque qui n’engageait que lui, sa pointe de paradoxe permet — tour d’ailleurs toujours excellent en sociétés — de désavouer le caustique gentilhomme comme un extrême et un ultra. Toutes proportions gardées, de Maistre serait presque à la compagnie militante de Jésus ce que Pascal (qui n’est pas de Port-Royal) est à Port-Royal. Les laïques sans mandat, intermédiaires libres, délégués à la littérature, dans les rapports entre l’Église et le grand public, font fonction non de polémistes (les clercs font eux-mêmes leur polémique, Arnauld, Daniel ou Barruel) mais de journalistes des grands partis religieux. Les qualités de Joseph de Maistre sont précisément celles d’un grand journaliste ; la clarté, la verve, les idées les plus communes exprimées dans les formes du paradoxe, l’interpellation, la raillerie, le mouvement, l’action, et une bonhomie qui appelle la confiance. Aucune des réponses pertinentes qui au XVIIe siècle furent faites aux Provinciales ne réussit devant le public, non que Pascal eût raison, mais il était journaliste (il a inventé le journalisme plus sûrement que la brouette) et ses adversaires ne l’étaient pas. Et lisez le pamphlet de Maistre sur le Jansénisme. C’est injuste, volontiers absurde, riche d’ignorance, mais quel élan, quel esprit, quels mots à l’emporte-pièce, qui vont chercher l’humain, le ridicule, sous le convenu et l’hagiographie ! Quel jeu de massacre allant et gaillard ! C’est en reprenant la tradition, et dans une certaine mesure la manière et le style de Joseph de Maistre, que Veuillot créera le grand journalisme catholique.
Le journalisme sans journal qu’a pratiqué de Maistre est un journalisme offensif, avec un élan, une force, une efficace, un panache même de saine folie, qui s’opposent au journalisme des sages, au journalisme défensif des Actes des Apôtres de Rivarol, à celui de Peltier, — ou du Genevois Mallet du Pan. Son intransigeance, son intégralisme, font sa force, au moins littéraire. Rivarol et Mallet sont des libéraux : au XIXe siècle ils eussent écrit aux Débats. De Maistre, lui est de taille à assumer fièrement pour son compte la flétrissure que Mirabeau infligeait au duc de Savoie son maître : « mauvais voisin de toute liberté ». Liberté d’examen à Genève, liberté de l’Église gallicane en Bugey ou en Dauphiné, liberté de la Répuplique Française, liberté des philosophes, et même, dans le passé, Athènes comme civilisation de liberté, il a épuisé son encre à batailler contre tout cela. Il a créé, pour le XIXe siècle, le style du combat contre la liberté.
Il reste un des prosateurs de son temps qu’on relit avec le plus d’intérêt et même d’amusement. Il n’est jamais ennuyeux. Mais il manque de sécurité. Il vit sur une instruction solide, sur d’abondantes lectures anciennes qu’il renouvelle peu. Ses erreurs de fait sont nombreuses, et d’ailleurs le sentiment de la vérité scientifique manque complètement à ce pur humaniste et à ce disciple de Saint-Martin qui ne croit qu’aux vérités de sentiments. Déduire, inventer, tirer ses feux d’artifices, tout ce métier d’écrire qu’il a découvert à quarante ans, l’amuse. Mais le prend-il toujours au sérieux ? Elevé par les Jésuites italiens, ne donne-t-il pas carrière en lui au virtuose ou au ténor de la théocratie ? Le sérieux vrai de sa vie c’était pour lui le devoir, la conscience, le service de son roi, les soins et les affections de sa famille, lesquels, heureusement, marquent leur présence dans son œuvre par une abondante correspondance politique et domestique, intelligente, nuancée, spirituelle, qui ne contredit pas son œuvre dogmatique, mais la met au point en la classant (et peut-être aussi en la déclassant) parmi les valeurs de la vie.
Sans cette Correspondance manquerait dans la littérature française le témoin d’un genre de vie qui eût mérité d’en laisser d’autre : un gentilhomme de situation à la fois locale et européenne, dont rien cependant ne passe par Paris. De Maistre ne connut Paris que par un séjour de quelques semaines en 1817, à son retour de Russie (il avait soixante cinq ans) et il y fit figure d’oncle de province. Il a pensé non seulement hors de Paris, mais contre Paris. Ainsi par lui, par ses ennemis calvinistes de Genève et de Vaud, existe, dans la première moitié du XIXe siècle un précieux coin autonome et anti-parisien de littérature française.
NAISSANCE DE LA CRITIQUE LITTÉRAIRE
Le XIXe siècle doit en partie cet avantage à la formation d’une classe bourgeoise, d’une société nouvelle, où se multiplient l’aisance et les loisirs favorables à la lecture et aux exercices de l’esprit, — à la révolution de la presse, à la création d’une presse littéraire, journaux et revues (ainsi l’histoire de la critique dramatique a tourné pendant près d’un siècle autour du feuilleton des Débats, et, du Globe de 1824 au Temps de 1868, en passant par les deux Revues de 1830, et la carrière critique de Sainte-Beuve a été commandée par une vie de journaliste), — aux habitudes de la nouvelle Université, de la Faculté des Lettres, de l’École Normale, par qui se crée une critique de la chaire, rivale pas toujours cordiale de la critique des journaux, — aux oppositions d’idées et de formes littéraires contraires, classiques et romantiques, idéalistes et réalistes, dont les drapeaux sont tenus et les batailles livrées par la critique, — au phénomène, presque nouveau, des goûts littéraires renouvelés par la mode des générations littéraires hostiles qui opposent, tous les trente ou quarante ans, comme en musique, le goût des pères et le goût des fils, et qui, en s’éprouvant comme un sentiment, s’efforcent de s’expliquer par des raisons.
Qu’on y ajoute, pour les premières années du XIXe siècle, les années de Napoléon, ceci que, pour les journaux, la critique littéraire est à peu prés le seul genre de critique, la seule matière à réflexions dogmatiques, qui puisse être pratiquée librement. Le théâtre n’est pas libre, mais la critique technique du théâtre reste libre. Et tandis que le théâtre de ce temps rampe au dessous de rien, voici, qu’avec Geoffroy se fonde la critique dramatique, dont il eut jusqu’en 1814 l’hégémonie.
Hôte de Ferney, admirateur du maître, Voltaire l’avait désigné pour son disciple, avait donné l’investiture à ses jugements. Mais, auteur dramatique sifflé, rédacteur du Mercure, la prestance et l’autorité avaient fait défaut à ce nain très instruit, intelligent, jaloux, pugnace, péremptoire et coléreux, dont la figure, selon Piron, appelait les soufflets, et qui, disait un de ses confrères, arrivait toujours à l’Académie l’oreille déchirée. Cependant, en 1786, au coin de la rue Saint-Honoré et de la rue de Valois, avait été fondé le premier institut de conférences mondaines. Elles eurent bientôt autant de succès chez les dames que les prédicateurs de Louis XIV en avaient eu chez leurs grand’mères. La Harpe y commença un cours général de littérature grecque, latine et surtout française qui dura, (avec une interruption de trois ans à la fin de la Révolution) de 1786 à 1798. En ces neuf ans, La Harpe a fondé l’histoire de la littérature française, telle qu’elle allait être pratiquée pendant tout le XIXe siècle.
Pour la première fois elle fut l’objet d’un récit suivi et vivant, où les œuvres viennent s’encadrer, où elles sont analysées, jugées, moins d’après un code de règles préexistantes que d’après l’expérience littéraire des honnêtes gens. Comme, dans une telle histoire, il s’agit surtout d’œuvres qui sont restées, la critique des beautés (pour employer une expression de Chateaubriand qui appliquera ce principe dans le Génie) tient plus de place que la critique des défauts. Othenin d’Haussonville a appelé Sainte-Beuve notre Thomas d’Aquin. Mais vraiment c’est le Lycée qui, pendant un demi-siècle et plus, a fait figure de Somme de la littérature française.
Somme à laquelle on ne ménagera pas les soustractions. L’introduction gréco-latine ne compte pas, le moyen âge est présenté ridiculement ; La Harpe n’a rien lu du XVIe, ce qui ne l’empêche pas d’en dire ce qu’il peut : des sottises. Corneille est pour lui le grand poète archaïque, plein de fautes, du Commentaire de Voltaire : « Vieux monuments, sublimes dans quelques parties et insignifiants dans l’ensemble, qui appartiennent à la naissance des arts. » (il s’agit d’Horace et de Cinna !) Racine est présenté et éclairé judicieusement. Quant aux tragédies de Voltaire, auxquelles La Harpe ne consacre pas moins de deux volumes, elles sont l’œuvre du « plus grand tragique du monde entier ! » Complète ignorance du XVIIe siècle en tant que siècle religieux. Le tableau du XVIIIe siècle, qui comprend plus de la moitié de l’ouvrage est vivant, parce que les contemporains sont expliqués par leur contemporain, avec l’optique et les partis pris d’usage, et qu’il nous donne, par sa masse désuète, un avant-goût de ce que seront pour la postérité nos histoires de la littérature française sous la Troisième République.
Mais dans ce curieux XVIIIe siècle de La Harpe, il y a autre chose. La Harpe, enfant chéri, journaliste et délégué des philosophes, de qui Voltaire écrivait à Marmontel : « Il sera l’un des piliers de notre Église », a trouvé pendant la Révolution un chemin de Damas. Il y venait de loin. En 1792 et 1793, il avait rédigé un Mercure jacobin, et le 3 décembre 1792 avait fait son cours en bonnet rouge. Cette mascarade ne l’empêcha pas plus que les autres de faire connaissance avec la prison de Luxembourg, observatoire d’où les Jacobins et leurs pères lui parurent des monstres, et où une lecture de l’Imitation le convertit, très sincèrement croit-on. Reprenant sa chaire après le 18 brumaire, il en fit alors une place d’armes contre la philosophie du XVIIIe siècle, couvrit d’injures Diderot, Rousseau, Helvétius, et revit tout son cours pour le publier dans un esprit nouveau, en 1799, trois ans avant le Génie du Christianisme, sur lequel l’influence du Lycée et de l’attitude de La Harpe est certaine. Presque toute la critique de la chaire, au XIXe siècle, critique de droite par position, sera du XVIIe contre le XVIIIe, leur opposition jouant en littérature aussi profondément que l’opposition droite et gauche en politique. Cela descendra de la conversion de La Harpe, et se terminera, chose curieuse, par une autre conversion, celle de Brunetière.
Critique de la chaire, disons-nous. Elle est fondée avant Geoffroy par le conférencier du Lycée. Les fils et les filles de ses auditrices se presseront trente ans après aux cours de Cousin, de Villemain, de Guizot, qui réussiront par les mêmes qualités d’orateur que La Harpe. Car ce petit homme, que l’épigramme de Le Brun nous peint trottant burlesquement au bas du Pinde, dès qu’il était en chaire donnait ses leçons et lisait ses citations en acteur, évoquait le débit de Lekain et de Clairon, imposait la littérature à ses auditeurs, comme une puissance physique. Le fanatisme anti-révolutionnaire et anti-philosophique nourrit encore cette éloquence. La critique est ici à la source d’un fleuve oratoire qui se terminera en Brunetière.
La lecture suivie du Lycée est aujourd’hui impossible. Mais il a sa place — avec les jolies reliures dont on s’habillait au début du XIXe siècle — sur un rayon de bibliothèque d’où l’on en tire parfois un volume : un des premiers volumes pour s’amuser, et pour dire avec Flaubert : « Etait-ce couenne, l’antiquité de ces gens-là ! », — ou un volume sur Racine ou même sur Voltaire, qui nous aide à comprendre excellement et minutieusement ce qu’était la tragédie, un peu pour ceux qui l’avaient créée, mais surtout pour ceux qui en fabriquaient, et pour le public qui en écoutait inlassablement ; — ou un des volumes sur le XVIIIe siècle, de préférence sur les petits auteurs, qui nous évoquent avec précision, comme Bachaumont ou Grimm, les lois, les idées, les mœurs littéraires d’un temps que nous ne voyons plus que par masses lointaines et à travers une durée interposée.
COURIER ET BÉRANGER
Il y a une grande littérature de la Contre-Révolution. Il y a une misérable littérature de la Révolution officielle et déclamatoire. Mais il y a par Courier, Béranger, Stendhal, une littérature vraie de la Révolution réelle. Entendons le mot au sens juridique : de la révolution dans les choses, dans les biens, de la révolution en profondeur, de la Révolution apprise et vécue à vingt ans par le jeune Courier dans les libres propos de militaires, par le petit Béranger dans la campagne picarde ou la rue Montorgueil, par Henri Beyle, enfant de gauche, dans sa bataille quotidienne de la rue des Vieux-Jésuites contre ceux qu’il appelle ses ennemis naturels : ses parents et ses maîtres. En 1816 Molé, essayant, de proposer une liste commune libérale, en Seine-et-Oise, aux gros cultivateurs qui ont acheté des biens nationaux et qui sont électeurs, en reçoit cette réponse obstinée : « Vous êtes noble, et nous ne le sommes pas. Nous avons des biens nationaux, et vous n’en avez pas. » Et il écrit : « Voilà toute la France, elle se trouve tout entière dans ces paroles de mes laboureurs.» Évidemment Courier est un héritier d’avant la Révolution, Béranger un citadin de Paris, et Beyle n’eut jamais à lui une motte de terre. Mais ils expliquent et accompagnent cette France, découverte aux élections de 1816 par le regard clairvoyant et distant du descendant de Mathieu Molé.
Ce grand bourgeois sera toujours un M. Jourdain de l’indépendance. Disons donc qu’il se connaît fort bien en grec, car il n’en donne pas pour de l’argent, et qu’il n’y a que les mauvaises langues qui l’appellent helléniste.
Soyons cependant de ces langues. Et cet écrivain, qui s’est voulu attique, appelons-le un atticiste. L’atticiste c’est l’attique, plus l’huile de sa lampe. Paul-Louis a contribué à fonder cet hellénisme du style savant, cette bonhomie artificielle pour laquelle il ne faut pas être sévère, d’abord parce qu’on pourrait en dire, comme Courier le dit de Chateaubriand, qu’elle porte son masque à la main, et ne nous trompe plus, — ensuite parce que, bien que de gauche, elle appartient précisément à la même veine que l’hellénisme de droite de Chateaubriand, du Génie et des Martyrs ; et puis parce que, descendant eux-mêmes, tous deux, du Télêmaque et de l’abbé Barthélémy, ils aboutissent à Anatole France, la Chavonnière et la Béchellerie de ces deux Parisiens se répondant trait pour trait dans les paysages littéraires, politiques et tourangeaux, — enfin et surtout parce que cet atticiste se lit toujours, que s’il nous amuse trop volontairement de ses victimes réactionnaires il nous amuse très involontairement de lui-même, que l’intérêt de l’homme atteint et dépasse l’intérêt du style, que son œuvre a un contenu, qu’elle apporte autant de lumière sur les idées politiques de la France, sur la vie politique de la France (choisissons un terme de comparaison qui eût plu à Courier) que les poésies de Théognis sur la vie intérieure des cités grecques de son temps.
Le premier nous est connu par ses Mémoires, c’est-à-dire par un livre que vous chercherez vainement dans sa bibliographie, vu qu’il les a écrits, comme Pline le Jeune, sous forme de lettres, ces lettres publiées en 1829, soit dix à vingt ans après qu’elles sont censées avoir été écrites, et qui ont été tantôt refaites, tantôt fabriquées entièrement. Il y a une différence complète entre les vraies lettres de Courier, les lettres de cabinets d’autographes, généralement assez sèches, et ces lettres artificielles et artificieuses, où il pastiche Mme de Sévigné, morceaux d’anthologie, évidemment, mais faits pour en être, et qui sentent justement l’huile de ce mot grec : anthologie… Le second Courier est celui des Pamphlets. Mais lettres et pamphlets sont du même style, ce style est celui du même homme.
Cette parole, sous l’Empire, n’avait pas d’expression écrite, et se dissipait avec la fumée des bivouacs. La littérature vivait sous le régime du dessus de pendule. L’Empire est l’âge d’or de ce genre horloger. Même le mot-clef du grognement militaire, on l’a monté après Waterloo en dessus de pendule ; il passa sublime.
Or la carrière militaire de Courier est celle d’un grognard clairvoyant et débrouillard. Il grogne littérairement dans ses lettres. Son expérience d’officier, il la résume ainsi dans une lettre à Silvestre de Sacy : « J’ai enfin quitté mon vilain métier, un peu tard, c’est mon regret. Je n’y ai pourtant pas perdu tout mon temps. J’ai vu des choses dont les livres parlent à tort et à travers. Plutarque à présent me fait crever de rire : je ne crois plus aux grands hommes. »
À plus forte raison ne croira-t-il ni à l’auguste maison des Bourbons, ni aux curés, ni aux ministres, ni à M. le Maire. Il est douteux que la Restauration fournisse aux Français autant de motifs de grogner que le Moloch impérial, mais elle leur apporte le droit de grogner. Courier en use et comme d’un besoin permanent de l’être, et comme d’un droit (son droit) nouveau de l’homme, et comme d’un penchant naturel du Français, et comme d’une défense éternelle du propriétaire, et comme d’un privilège de celui qui a appris des Grecs à écrire, et comme d’un plaisir délicat d’humaniste érudit.
Le style d’héritier il l’applique à la défense de son héritage, je veux dire de l’héritage de sa classe, bourgeoisie moyenne. Propriétaire moyen, il se retourne dans son lit pour haïr sur l’un de ses flancs le grand propriétaire noble, sur l’autre flanc le braconnier. Vis à vis de ses voisins et de ses domestiques, Courier se comporte en mauvais « gros » (et cela c’est sa vie privée, qui ne laisse pas de trace dans sa littérature). Mais vis à vis des « gros » officiels, cet électeur censitaire prend le masque du vigneron de la Chavonnière, c’est-à-dire d’un faux « petit », et même du vigneron de la vigne de Naboth. Sa littérature politique, bien plus que celle de Chateaubriand, s’avance sous un masque. Larvatus prodeo.
Mais par un autre biais ce localisme tourangeau fait vivre pour nous une cellule politique française. Ce qui se passe et ce qu’on pense à Véretz ressemble à ce qui se passe et se fait dans des milliers de communes de France. Vigneron de la Chavonnière, ce titre est un présage ! La vigne deviendra radicale, et elle fait à Véretz du radicalisme en puissance. Les Pamphlets exposent moins des raisons politiques qu’ils ne traduisent les états de sensibilité qui empêchent la majorité de la bourgeoisie d’avoir un langage commun avec les Bourbons et avec l’ordre qu’ils représentent. Courier admirait le duc d’Orléans, un prince qui faisait élever ses fils au collège, il le souhaitait sur le trône, et sans doute la royauté de Juillet l’eût comblé. Mais le couriérisme dépasse Courier, le couriérisme n’est pas orléaniste, le couriérisme c’est la troisième République, au moins celle d’hier, anticléricale, radicale.
Il ne s’agit pas d’un radicalisme du gouvernement, mais du radicalisme de l’individu, du contrôleur en défiance contre l’autorité, du citoyen contre les pouvoirs. « Dans un État bien fait, la nation, dit Courier, ferait marcher le gouvernement comme un cocher qu’on paie, et qui doit nous mener non où il veut, comme il veut, mais où nous prétendons aller et par le chemin qui nous convient ». L’helléniste Courier précède ici le professeur Alain ; les Pamphlets, ainsi que plus tard les Éléments d’une Doctrine radicale, peuvent être traités comme des classiques républicains, leurs auteurs comme des républicains classiques. Avec cette différence que la philosophie politique de Courier est une philosophie de propriétaire plutôt que de militant (un braconnier électeur eût été aussi insupportable à ce censitaire que le roi de droit divin), de solitaire plutôt que de solidaire. Procéder de Courier intégralement c’est en procéder électoralement, selon la formule de 1902, être contre le gouvernement des curés et pour le privilège des bouilleurs de cru.
Aussi lira-t-on de préférence Paul-Louis en période électorale, où il trouve mille échos. Cependant il est bon en toute saison. Il tient en deux volumes, s’étant donné beaucoup de mal pour ne guère écrire que de l’exquis. Des traductions de Xénophon et d’Hérodote se marient à ses morceaux courts, comme des marbres grecs rapportés d’Italie dans une maison blanche de Touraine. Le parfait pamphlet, ce genre passager, ne se trouve que là, comme les vraies rillettes à Vouvray même. Après 1830, la presse le tue. On est journaliste, on n’est plus pamphlétaire. Un hobereau, M. de Cormenin, un rural, Claude Tillier, s’y essaieront sans fruit durable. Courier n’eût d’ailleurs jamais consenti aux cadres, à la discipline, à la périodicité d’un journal ; seul convient au grognard, au solitaire, à l’homme qui vit contre, ce pamphlet, qu’il écrit quand cela lui chante, cette brochure où il est chez lui, ce verre qui n’est pas grand, mais où il boit le vin de sa vigne et le cru qu’il a bouilli.
À un mélange de rationalisme court, de politique simple, de bon sens vulgaire, de littérature prédicatrice et prosaïque, Béranger donna exactement et heureusement le cadre qui lui convenait, la chanson de société.
Le genre de la chanson de table et de société, de la romance sentimentale, était florissant dans cette bourgeoisie depuis le XVIIIe siècle où Collé, Panard, la société du Caveau lui avaient dû une joyeuse célébrité. Mais la chanson du XVIIIe siècle est à celle de Béranger ce que les gazettes à la main des nouvellistes sont à la presse d’après 1815.
La chanson de Béranger est portée par le même courant que la presse. Elle est, comme la presse, un produit de la Charte de 1814, ainsi que la caricature sortira de la Charte de 1830. La chanson est du journalisme poétique, alors infiniment plus efficace et plus diffusé que l’autre, et qui, sur les ailes des refrains, circule partout. Journalisme politique et religieux, ou plutôt anti-religieux. Aucune production de l’esprit n’a plus contribué que la chanson de Béranger à ruiner le gouvernement des Bourbons. Très peu ont plus efficacement servi à entretenir la légende napoléonienne, l’image d’Épinal de la Grande-Armée.
Il a disparu de la littérature vivante autant que Jean-Baptiste Rousseau. L’article terrible que Renan lui consacra après sa mort est devenu un lieu commun de l’opinion. En cessant de le chanter, on a cessé de le lire, si tant est qu’on l’ait jamais lu autrement que comme un souvenir ou une promesse du chant, du refrain repris autour de l’oie aux marrons de M. Poirier. La platitude de la langue, la platitude du vers, la platitude des sentiments s’étalent de pair dans cette chanson aujourd’hui désaffectée ; 1857, l’année de ses obsèques nationales, est celle de Madame Bovary, celle où Homais vient de recevoir, la Légion d’Honneur. Et dans le paysage des idées et des noms, Homais et Béranger se confondent. On ne le lit et on ne le lira plus. Mais, de même que la chanson de Béranger était soutenue, créée même, par sa musique et son refrain, de même elle se maintient encore par un secours étranger : illustré par Johannot et par Henry Monnier, son recueil se feuillette comme une évocation de musée, un album de 1830 ; ce monde bourgeois prend dimension et vie. Ni le théâtre de Scribe, ni le roman de Paul de Kock ne sont classés monuments historiques. La chanson de Béranger, elle, est classée. Elle se visite, si elle ne se lit ni ne s’habite plus. Elle est la colonne de Juillet de la poésie française : une suite de tableautins sentimentaux, libertins, patriotiques, anticléricaux, le long desquels montent, l’un pinçant l’autre, le calicot et la grisette, vers un génie prétentieux qui est lui-même sujet de chanson, vers une plate-forme d’où s’étale à la vue tout un quartier d’histoire populaire, celui de Juillet 1789 et de Juillet 1830.
LES ÉCONOMISTES : SAINT-SIMON ET FOURIER
Nous aurions hésité, en un autre endroit, devant ces métaphores de matérialisme financier. Mais il s’agit ici de ces deux contemporains de Napoléon, de Chateaubriand et de Mme de Staël, qui sont Saint-Simon, né en 1760 et Fourier né en 1772 soit, en 1789, l’un moins de trente ans, l’autre moins de vingt ans. Ce n’est pas surtout comme chef d’école, ou même de religion, à cause des termes de saint-simoniens et de fouriéristes légués à la langue française, qu’ils nous importent ici, mais d’abord comme sources d’idées révolutionnaires, prises dans l’élan et incorporées à l’être de la Révolution.
À vrai dire, ce n’est pas le philosophe Saint-Simon qui a obtenu le succès de Charlemagne, c’est sa philosophie, le saint-simonisme, celle dont son disciple Enfantin disait « Le monde se partagera nos dépouilles ».
saint-simonienne.
saint-simonienne.
L’organe de Saint-Simon s’appelait le Producteur : il témoignait ainsi que la production matérielle ne pouvait se passer d’un gouvernement spirituel de la production. Pour mettre en contact ces deux mondes hostiles de la matière et de l’esprit, Saint-Simon a écrit une vingtaine d’ouvrages désordonnés, fumeux, tantôt en pleine folie, tantôt en plein génie, jamais malheureusement génie d’écrivain, sinon dans quelques pages comme la célèbre parabole, mais intéressants par le courant qui porte vers l’avenir le Nouveau Christianisme et surtout le mémoire de 1814 sur la Réorganisation de la Société Européenne. Les derniers discours de Saint-Simon sur son lit de mort, transmis par ses disciples y ajoutent une page sublime.
Cette organisation est exposée dans un certain nombre d’ouvrages qui se répètent sous des formes différentes, et dont le plus complet est la Théorie de l’Unité Universelle, déjà contenue dans un Traité de l’Association domestique de 1822 : tableau minutieux nous dirions aujourd’hui chronométré ou taylorisé, d’une société ou plutôt de petites sociétés, de cellules ou phalanstères, où chacun travaillerait dans la joie, selon ses aptitudes et ses passions. Toutes les passions selon Fourier, donnent un rendement social quand on sait les utiliser. Une partie de l’intérêt de ses livres vient de l’ingéniosité, de l’humour, de la cocasserie avec lesquels le subtil épicier met en scène (car il a un vrai sens de la marionnette et du théâtre) ce monde des passions humaines, idéalisé, pomponné, fleuri, comme dans le Supplément au Voyage de Bougainville ou dans les descriptions suisses de Rousseau, les vrais précurseurs de Fourier. L’expérience de Fourier est une expérience de Français égrillard, voluptueux, le futur buveur d’apéritifs du Café du Commerce, soudure du petit bourgeois et de l’utopiste le plus effréné qui fut jamais (qu’est le Plein Ciel de Victor Hugo à côté de la mer transformée en limonade par le miracle de l’attraction passionnelle, et de cette naissance spontanée du troisième œil derrière la tête, dont le caricaturiste Cham a fait la queue fouriériste avec un œil au bout ?), et soudure réelle, en accord avec tout un romantisme populaire français du XIXe siècle, lequel réunit Paul de Kock et Raspail. Si le saint-simonien est volontiers un grand Juif, mystique et banquier, le fouriériste est un Français moyen, ou plutôt « petit ». L’Harmonie, c’est le paradis sensuel du « petit », du Français jardinier ou pépiniériste : il ne faut pas oublier dans l’œuvre de Fourier cette extraordinaire Hiérarchie du Cocuage publiée longtemps après sa mort, où le régiment de la Coupe enchantée, du colonel au simple soldat, reçoit de la main du sergent-major un livret avec son titre, son emploi : toute l’expérience que peut avoir acquise au faubourg du Battant de Besançon (le pays de Fourier comme de cet autre petit bourgeois qu’est Proudhon) l’épicier du quartier qui donne bon poids, bon cœur, et crédit, contre déduit. Ce curieux communisme petit-bourgeois est le communisme d’un compatriote et d’un contemporain de Béranger. D’autre part Restif de la Bretonne a pu préparer un public populaire au style para-littéraire, aux néologismes, au bariolage d’illettré génial qui donne leur ton unique aux livres de Fourier. Quand Zola fait dans Travail une revue des grands utopistes, des constructeurs de l’avenir, c’est devant Fourier qu’il s’arrête avec le plus de sympathie, c’est en somme en faveur de Fourier que conclut le bourgeois naturaliste.