Histoire de la littérature française (Thibaudet, 1936)/III

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Éditions Stock (p. 293-404).

TROISIÈME  PARTIE
LA GÉNÉRATION DE 1850
I
LA GÉNÉRATION DE 1850
Lendemains d’Empire.
Aucune génération littéraire n’aurait moins de raison que celle qui a vingt à trente ans vers 1850, de s’appeler une génération sans maîtres. Les hommes de cinquante ans lui en fournissent à foison. La poésie, le roman, le théâtre, la pensée, l’histoire ont été labourés et retournés par des charrues gigantesques, les jeunes gens avaient été enfants au temps où les gestes des semeurs s’agrandissaient jusqu’aux étoiles. Ils avaient grandi. devant une assemblée des maîtres, au sens homérique de l’assemblée des dieux, au temps des Napoléons littéraires, comme ces Napoléons littéraires avaient-eux-mêmes grandi de 1800 à 1815 sous le Consul ou l’Empereur.

Mais l’analogie peut se poursuivre. Le grand empire romantique avait connu, lui aussi, le destin de l’empire aux cent trente départements. Au théâtre, si Ruy Blas avait été Ligny, le Waterloo des Burgraves avait suivi. Le romantisme politique s’effondrait avec la République de Lamartine. On peut comparer au cimetière de Saint-Médard le Collège de France de Michelet, Quinet et Mickiewicz ; et il est inévitable que les jansénistes convulsionnaires fassent la fortune de Voltaire. Le silence lyrique de Lamartine, de Hugo, de Vigny, de Gautier, même de Musset, depuis 1840, creusait déjà un vide. Un malaise semblait réduire sur une ligne importante le romantisme à la défensive : on songe à ces années difficiles, à ce palier qui pour Napoléon commence à Essling et à Wagram. Talleyrand et Fouché, c’est-à-dire Sainte-Beuve et Mérimée, sentent la fin, l’heure préparée pour eux. 1850 fut un 1815 littéraire : Balzac meurt, Lamartine est annulé, et la nature avait préparé pour Victor Hugo une Sainte-Hélène confortable, en vue des côtes de France. Hugo allait remplir pendant vingt ans ce rôle d’émigré décoratif et de témoin, qu’avait tenu Chateaubriand sous la Monarchie de Juillet.

Comme Napoléon, cette génération était tombée par des fautes évidentes, énormes, des fautes de génie, et des ambitions surhumaines. Avec Balzac lui-même elle avait consommé ardemment la peau de chagrin. Il était naturel qu’elle fût, de la part de ses successeurs, l’objet d’un jugement. Jamais peut-être depuis 1815 on n’a vu une génération littéraire en réaction si claire et si consciente à l’égard de la génération précédente.

Réaction de l’intelligence contre le génie, soit ce qu’avaient été les dialogues Talleyrand-Napoléon, Sainte-Beuve-Hugo. Donc réaction critique. Obligée à un effort critique général contre ses prédécesseurs, il semble qu’elle ait placé tous les courants de la production littéraire sous le contrôle de la critique.

Génération de critique.
C’est par là que ses deux grands poètes, Leconte de Lisle et Baudelaire, se distinguent du romantisme, et des disciples du romantisme comme l’est leur prédécesseur Banville. Au contraire de celle de la Légende des Siècles, la poésie évocatrice, antique et « barbare » de Leconte de Lisle est passée par une vue critique (relativement critique, bien entendu, mais en est-il d’autres ?) de l’histoire. Et la poésie de Baudelaire se distingue de la poésie romantique en ce qu’elle n’est pas une effusion, mais une critique du cœur humain. Si elle se reconnaît un ancêtre dans la génération antérieure, c’est Joseph Delorme, Sainte-Beuve donc, et la critique. Aujourd’hui encore, aujourd’hui surtout, nous opposons Hugo et Baudelaire comme deux natures de la poésie, et il y a des baudelairiens qui méritent le suffixe des hugolâtres. C’est le génie et l’intelligence, c’est l’effusion et la critique qui s’affrontent.

Au théâtre, avec la naissance de la pièce à thèse, la critique des mœurs se substitue à la peinture des mœurs et à leur utilisation scénique. Le cas le plus typique est peut-être celui du roman. Le roman réaliste s’attache à l’observation critique, tandis que chez Balzac ou George Sand, l’observateur était absorbé, noyé dans un courant créateur. Quand Flaubert succède à Balzac, c’est un critique qui succède à un poète. « Je tourne beaucoup à la critique, dit Flaubert dans une lettre de 1854. Le roman que j’écris (Madame Bovary) m’aiguise cette faculté. »

Mais surtout l’esprit critique occupe la critique proprement dite, lui donne une valeur, une portée et une fécondité hors de pair. On est frappé et instruit par le contraste, sous le Second Empire, entre l’absence, à la Chateaubriand, de Victor Hugo sur ce qu’il appelle son rocher, et la présence de son contemporain Sainte-Beuve, du jardin de Sainte-Beuve, qui dès 1850 est devenu le Sainte-Beuve des Lundis. Il acquiert cet apanage, cette souveraineté incontestée d’un genre, qui est si rare dans l’histoire littéraire. Et ses successeurs croissent sous ses yeux : c’est Renan et c’est Taine.

Génération de technique.
Les grands hommes nés autour de 1800 avaient jailli en explosion extraordinaire de génie. On ne peut pas dire que le génie ait manqué à la génération des Vingt ans en 1850, mais elle l’a porté ou cherché avec discrétion, et ce qu’elle a mis au plus haut prix ce sont les talents, c’est la technique : techniques poétiques avec les maîtres et les épigones du Parnasse, techniques raffinées du roman et « affres» du style avec Flaubert et les Goncourt, révolutions techniques au théâtre avec Dumas, Labiche, Crémieux, Offenbach, raffinements techniques, dus à la nécessité de tourner la censure, dans l’article de journal.

Il en est de l’art de cette époque comme de ses meubles : à cause de l’attention donnée à la technique plutôt qu’au caractère, il a perdu sa chaleur et s’est démodé bien plus vite que l’art romantique.

Les grands scolaires.
La grande rhétorique du romantisme, des mouvements philosophiques ou historiques connexes au romantisme, est déclassée. Déjà, en janvier 1848, six mois avant la Révolution, Sainte-Beuve, dans ses notes, qualifiait Cousin de « sublime farceur » et écrivait (pour lui-même bien entendu) : « Les hommes comme Guizot, les doctrinaires et leurs disciples, et en général les phraseurs et les philosophes de tribune, perdent la France. » Sainte-Beuve, qu’ils avaient relégué au second plan, prend, sous le Second Empire, une revanche d’observateur critique et de naturaliste des esprits, contre ces phraseurs et philosophes de tribune. Surtout il fait école auprès des jeunes gens qui réagissent contre la phrase et la tribune, les Taine et les Renan.

Mais cette réaction contre l’équipe des professeurs est œuvre de nouveaux scolaires et nullement d’anti-scolaires. La génération qui a vingt ans en 1850 sort des mains de ces professeurs. Elle a fait de bien meilleures études que la génération romantique, laquelle avait reçu, dans les premières années du Consulat et de l’Empire, une éducation de pièces et de morceaux « confus mélange, dit Sainte-Beuve, où les restes des anciennes connaissances s’amalgamaient à des fragments de préceptes, débris incohérents de tous les naufrages ; on faisait la liaison tant bien que mal, moyennant une veine de phraséologie philosophique et philanthropique à l’ordre du jour ». Avant de former des élèves il avait fallu que l’Université de Fontanes formât des maîtres. C’est seulement à partir de 1825 que les collèges, les séminaires aussi (réorganisés par l’Église en même temps que l’Université par l’État) donnent à l’ensemble de la jeunesse une forte formation humaniste, meilleure encore qu’avant la Révolution, et qui durera tout le XIXe siècle.

La génération qui en bénéficie est dès lors celle qui naît vers 1830 et qui a vingt ans en 1850. Elle ne ressemble pas à la génération des grands autodidactes romantiques. Elle a eu non des maîtres de hasard, mais des équipes de maîtres. La monarchie des professeurs, le régiment de Cousin, ont élevé des remplaçants et des adversaires. Quand la révolution naturelle des âges et la révolution politique coïncident pour amener, à la lumière, vers 1850, la nouvelle génération active, il est naturel que de fortes et vivantes parties de cette génération se trouvent dans les rangs de la jeunesse normalienne. L’École Normale n’était-elle pas la fille aînée de l’Église laïque des Régents, le séminaire de la cléricature cousinienne ? L’importance de la grande, de l’unique génération normalienne de 1848-1850 vient de là. C’est la grande génération des élèves qui passe, comme sur un pont, sur la génération des grands professeurs.

Ces normaliens sont des jeunes gens qui savent beaucoup et le premier d’entre eux, Taine, passe pour tout savoir. Ils sont ambitieux, ils désirent et ils connaîtront la vie. Ce n’est pas un hasard si l’un d’entre eux, Planat, fonde la Vie Parisienne. Laissant tomber l’oratoire et le transcendant du romantisme, ils sont d’autre part la première génération intellectuelle qui découvre Stendhal et Balzac, qui les digère comme système de vie et d’expérience des hommes. La cloche du réveil, rue d’Ulm, dit à ces jeunes bourgeois ce que le domestique du comte de Saint-Simon avait ordre de dire chaque matin à son maître : « Levez-vous, Monsieur le Comte, vous avez de grandes choses à accomplir. » Les consignés du jeudi et du dimanche ont droit à un livre de Balzac qui leur est offert par les camarades libres. Leur Julien Sorel c’est Paradol, qui publie en 1851, son premier livre : Conseils à un jeune homme, du Choix d’un parti, sous le pseudonyme de Lucien Sorel, et qui écrit alors : « Je ne reculerai devant aucune crainte pour sortir de ma médiocrité, et pour entrer dans le monde, qu’il faut prendre d’assaut ». Taine écrira sur Balzac et Stendhal les deux articles qui indiquent qu’ils ont doublé le cap et trouvé leur public. Le désarroi de Sainte-Beuve devant ces articles suffit à indiquer qu’il est de l’autre temps.

La brisure de 1871.
On remarque que dans chacune des générations de 1789 et de 1820, il y a un moment intermédiaire, en principe un col, qu’elle franchit, et qui l’introduit sur un nouveau plan. Ou, si l’on veut, un tremplin sur lequel elle rebondit. Elle pourrait, de ce point de vue, se diviser en deux demi-générations. C’est la rentrée des émigrés en 1802, pour la première, et c’est pour la seconde l’entrée en masse des poètes, des professeurs, des publicistes dans les places en vue, en 1832 environ, ce que Sainte-Beuve appelait la trouée au centre. La génération de 1850, qui normalement finit entre 1880 et 1890, comporte un moment médian analogue, mais ce n’est ni un col, ni un tremplin, ni une trouée : c’est au contraire un cassis, un trou, un chemin creux d’Ohain d’où elle sort sinon brisée, du moins déviée : 1871.

En 1871 les Renan, les Taine, les Flaubert, les Goncourt, les Dumas, tous ceux dont la jeunesse a commencé avec la retraite de Louis-Philippe, ont dépassé de peu la quarantaine : l’épreuve que la guerre et la Commune imposent à cette génération encore jeune est probablement la plus terrible qu’ait subie en bloc une équipe littéraire depuis le XVIe siècle. Au contraire des romantiques, elle avait été conduite, sauf chez les amuseurs professionnels du théâtre, à des conceptions pessimistes du monde. La philosophie, le roman, la poésie, dans leur représentation de la vie, paraissaient suivre la pente d’une réalité qui se défait. C’est avec une forte tendance à l’affirmative qu’elle se posait la question de Renan : « Qui sait si la vérité n’est pas triste ? » 1870 et 1871 lui donnèrent raison, la rechargèrent encore de sérieux, d’angoisses, de responsabilités.

De sérieux. Elle est la seule génération qui ait eu pour chefs non des héros de l’imagination, mais des hommes de philosophie et de science, Renan, Taine, Berthelot. La carence des pouvoirs temporels et religieux après 1870 les investit sous la République d’un pouvoir spirituel, sans commune mesure avec ce qu’il représentait sous l’Empire, ni avec les professeurs conformistes, tendancieux et officiels de la monarchie de Juillet.

D’angoisses. Taine y vécut, si Renan se précautionna contre elles avec une sagesse de chanoine. Le pessimisme de Schopenhauer trouve un terrain préparé. Les épigones de cette génération, poètes parnassiens et romanciers naturalistes, sont unanimement et profondément pessimistes. C’est avec une « épopée pessimiste de la nature humaine » que Zola s’efforce de succéder à Balzac.

De responsabilités. Là encore, le contraste avec la génération précédente est visible. En 1852, dans le célèbre article des Regrets, Sainte-Beuve remarquait que les chefs de la génération qui avait compromis et perdu, en 1848, la cause de la liberté politique, se croyaient simplement victimes du mal et des méchants. Critiquant ce qui se passait alors dans l’enseignement, et comme on lui faisait quelques observations, Cousin s’indigna : « Je crois à la vérité absolue, s’écria-t-il en rompant la conversation, je crois au bien. » Et Sainte-Beuve ajoute : « Il appelait apparemment le bien ce qu’il avait fait, le mal, c’était ce que faisaient les autres. » La génération que 1871 avait démontée crut, elle, à ses responsabilités. Elle a abondé en examens de conscience, écrits en vers et en prose. C’est elle-même, c’est cette génération justiciable des Essais de Psychologie contemporaine, qui s’est posé d’abord et qui a amené ses héritiers à lui poser la question de Bourget dans le Disciple.

C’est le bilatéralisme de la Révolution — au sens global que le mot prendra en 1830 — et de l’esprit du XVIIIe siècle. D’un côté l’enthousiasme, la poésie, le courant créateur des mondes. De l’autre côté l’analyse, la clairvoyance, la pratique de ce que les classiques nommaient le cœur humain. Ce serait trop peu de dire que la génération des enfants du siècle comporte deux familles d’esprits. Il faudrait parler de deux nations d’esprits. D’un côté les enfants du génie, les Lamartine, les Balzac, les Hugo, les Dumas, les Sand. De l’autre les enfants de la pensée, les Sainte-Beuve, les Mérimée, les Tocqueville. Entre les deux, les natures mixtes, les Gautier, les Nerval, les Musset. Entre les deux, surtout, ces rapports normaux de deux nations que sont les dialogues, les guerres, les mariages, les voyages, et un Coppet idéal, lieu de rencontre et de confrontation. 1830 posant la défaite de la nation du génie et la victoire de la nation de l’esprit. Mais le problème reste posé, le bilatéralisme subsiste, et les deux partis ne tardent pas à porter de nouveaux noms.

L’appel aux clercs.
Les événements de 1870 ont de cette manière, pour un temps, rehaussé singulièrement l’autorité des lettres, le prestige des grands écrivains. Il fut généralement admis que la cause de cette catastrophe était une cause morale, que la France était malade, que la maladie requérait des médecins. Ceux-ci ne manquèrent pas ! On pourrait presque dire qu’une bonne partie de la littérature d’après-guerre est une littérature de consultations. Flaubert lui-même, fils de médecin, disait devant les ruines des Tuileries : « Dire que cela ne serait pas arrivé si on avait compris l’Éducation sentimentale ! »

Renan et Taine quittèrent leur chantier scientifique pour se faire, le second définitivement par les Origines de la France contemporaine, les médecins de la France. Dumas fils qui était déjà un directeur de consciences féminines, mit la comédie en thèse et le théâtre en tribune. À plus forte raison les philosophes, qui pouvaient voir là plus raisonnablement leur métier propre : le plan républicain de Renouvier s’oppose nettement au plan conservateur de Taine. Ces consultations s’affirmèrent et se heurtèrent d’autant plus que la France n’était pas encore fixée sur son régime politique, ni à plus forte raison, sur son parti religieux, que politiques et clercs la sommèrent de choisir dans leur sens, sous peine de déchéance éternelle.

Dans cette période républicaine de la génération de 1850, une place et une fonction hors de pair furent reconnues à Renan et à Taine, comme héritiers de Sainte-Beuve, délégués de l’esprit critique et de l’intelligence dans le monde des Lettres. À ce titre encore, cette génération qui sort de la vie à la fin du XIXe siècle, peut passer pour le type des générations à maîtres. Elle en fournit, comme elle en a reçu. La mort de Renan en 1893 fut suivie immédiatement d’une réaction contre lui, la réaction contre Taine fut différée un peu davantage. Mais il n’y a pas d’influence de ce genre contre laquelle une réaction, une contradiction, une tentative de remplacement, ne se produisent un jour. C’est le jeu nécessaire et normal des générations. Un maître est autant une influence contre laquelle on se construit qu’une action par laquelle on est construit. Il appartient ensuite aux petits-fils de voir et de juger si les fils ont remplacé avantageusement les pères, et de départager les deux générations antérieures. Il semble que le jugement des petits-fils, après 1914, ait été favorable à la génération de Taine et de Renan, et qu’ils aient envié à leurs grands-pères des maîtres de cette envergure.

Les Cadets.
On remarquera que, plus que les deux génrations précédentes, cette génération comporte un groupe considérable de cadets, qui ont vingt ans entre 1860 et 1870 et qui formeront l’équipe propre de la Troisième République dans ses trente premières années. Ce sont les poètes parnassiens Coppée, Sully-Prudhomme, et aussi Verlaine et Mallarmé. Ce sont les romanciers de l’école des Goncourt et de Flaubert : Daudet, Zola, Maupassant. Sauf une exception capitale, et qui confirme la règle (celle des précurseurs du symbolisme, Verlaine à Mallarmé) on est frappé de voir comme ils se rattachent plus à la génération de 1850, d’où ils viennent, qu’à celle de 1885, vers laquelle ils vont. Les Parnassiens n’ont que peu ou point dévié des leçons de leurs Tétrarques.

Alphonse Daudet reste singulièrement marqué par l’esprit et les mœurs du Second Empire et le temps de M. de Morny. Zola, qui a écrit : « La République sera naturaliste ou ne sera pas », aurait été volontiers et a été dans une certaine mesure le romancier de la Troisième République. Mais d’une part il est né disciple, disciple de Flaubert et de Taine, d’autre part il s’est lui-même condamné à ne peindre dans les Rongon-Macquart que la société et les mœurs du Second Empire. La génération de 1885 a entendu réagir contre lui au même titre que contre Renan, les confondant bien dans une même génération. Et ces cadets, tous morts assez prématurément, disparaissent vers 1900 en même temps que leurs aînés : Coppée ne survit guère plus à Leconte de Lisle que Daudet à Goncourt et Zola à Dumas.

À la retraite de Victor Hugo et de Lamartine après 1851, il faut associer la retraite des régents, Guizot, Villemain, Cousin, retraite d’ailleurs académique, confortable, et rien moins que stérile en livres, rien moins surtout que stérile en regrets, pour reprendre ici le mot par lequel l’article célèbre de Sainte-Beuve enregistra leur démission. L’essentiel est ceci, que leur temps est passé, et que leur influence sur les esprits tombe à zéro. Ces hommes éloquents, ces hommes à principes, ces doctrinaires, ces dogmatiques, ces établis deviennent des ancêtres : contre eux, même pas de réaction — l’indifférence.

Le signal de cette indifférence est donné de manière frappante par cette École Normale qu’ils ont créée, la fille aînée des Régents. Pour la première fois l’École Normale, avec les grandes promotions de 1848-1850, fournit à la vie littéraire, à la vie de la pensée, un contingent capital. Or l’École Normale est tout l’opposé d’une école de créateurs (termes d’ailleurs contradictoires). C’est une école de l’esprit critique. Elle fournit à la génération de 1850, les cadres d’une équipe critique, destinée à relever la faction et la fonction de Sainte-Beuve : critique des idées avec Taine, critique politique avec Prévost-Paradol, critique des mœurs avec About, critique littéraire avec Weiss et Sarcey, critique historique avec Fustel de Coulanges. On remarquera que dans la même génération les deux autres grandes écoles délèguent à la même tâche deux autres maîtres de la critique : le séminaire de Saint-Sulpice Renan, l’École polytechnique le fondateur du criticisme philosophique, Renouvier.

Voilà un magnifique départ, et une tâche pleine de promesses. Mais nous avons parlé du chemin creux d’Ohain rencontré par l’élan romantique. Faut-il croire que chaque génération littéraire, à mi-course, trouve le sien ?

Quand elle s’en va de 1880 à 1893, de la mort de Flaubert à la mort de Renan, il semble que la génération de 1850 ait fini par remonter une pente. Elle ne laisse pas du tout, comme d’autres, l’impression d’une faillite, d’une liquidation. Au moment où les successeurs se préparent à la remplacer, ses maîtres restent des maîtres, Renan et Taine comptent fortement. Les techniques du roman ne bougent guère. Celles du théâtre sont mal remplacées. Celles de la poésie ne sont pas ébranlées sans peine. Et une illusion générale fait que l’ère des révolutions paraît close. La génération de 1885, sera en effet depuis un siècle la seule qui ne connaîtra pas de révolution politique, de changements de régime, et qui devra tirer d’elle-même, comme lors de l’affaire Dreyfus, les angoisses et les tragédies que le dehors lui aura refusées.

II
L’HISTOIRE
La suite
du mouvement de 1820
.
Le mouvement de 1820 avait créé un genre important et majestueux : l’histoire à considérations générales. Dans l’Académie des Sciences Morales et Politiques, cinquième Académie, celle que l’Institut de France doit à la monarchie de Juillet, et qui fut composée de sections, il y eut une section de l’Histoire Générale et Philosophique. Ce nom, aujourd’hui archaïque, constitue un témoin très exact de la température où vit et se développe l’histoire sous la monarchie de Juillet. Il ressemble à un portrait de M. Guizot. Il convient d’ailleurs à tous les historiens notoires de l’époque, à Michelet autant et plus qu’à un autre.

Cette histoire générale et philosophique était d’ailleurs une histoire informée. Précisément sous l’impulsion de Guizot, d’immenses publications de textes historiques avaient été entreprises, les Documents inédits sur l’histoire de France, auxquels l’initiative privée ajoute les publications de la Société de l’Histoire de France. Et beaucoup d’autres. Plus que toute autre discipline et toute autre littérature, l’histoire est un atelier, une coopération, une industrie intellectuelle, qui s’est organisée à cette époque. Son évolution ne ressemble pas à celle des autres genres littéraires. Les générations se succèdent moins rapidement, procèdent davantage par continuité, moins par contradictions, polémiques et remplacements.

Aussi la génération de 1850 a-t-elle à peu près continué en histoire la génération de 1820. Comme l’histoire est, au contraire de la poésie et du théâtre, un genre propre à la maturité des ans, et que l’historien, qui apprend continuellement, est moins affaibli qu’enrichi par l’âge, on ne s’étonnera pas que l’histoire du Second Empire, représentée encore en partie par les historiens de l’époque précédente, n’ait nullement marqué une réaction à l’égard de la génération ancienne. On chercherait en vain une telle réaction chez les deux grands écrivains qui ont bâti une partie de leur œuvre sur le terrain historique, Renan et Taine. Renan est un historien artiste comme Michelet. Autant Taine philosophe rejette et déclasse Cousin, autant il se déclare admirateur et disciple de Guizot, dont il continue dans les Origines l’histoire anti-révolutionnaire, conservatrice, libérale aussi, de type anglophile et oratoire, en outre. La production des Histoires de France à la Michelet, écrites superficiellement par un seul homme, des temps les plus reculés jusqu’à nos jours, se continue avec Dareste et le populaire Henri Martin. Guizot lui-même réalise, dans les loisirs de sa retraite politique, une de ses vieilles idées en écrivant une grande Histoire de France racontée à mes petits-enfants, et aussi une Histoire d’Angleterre, destinée au même public, fort dignes d’estime et de lecture, dans les limites de leur titre.

Ces réserves faites, il va sans dire que, dans des disciplines aussi florissantes que celles de l’histoire, une génération apporte toujours quelque chose de nouveau, et que celle de 1850 ne fait pas exception.

La Psychologie
dans l’Histoire
.
1° Au titre d’« histoire générale et philosophique », qui désignait le premier ordre des historiens, soit ceux de l’Institut, la génération de 1820 aurait pu ajouter, comme troisième épithète, « pittoresque ». Celle de 1850 ajouterait plutôt : psychologique. Tout au moins en ce qui concerne ses deux grands noms, Renan et Taine. La psychologie religieuse, chez le premier, la psychologie révolutionnaire, la psychologie de Napoléon et même la psychologie de l’État français chez le second, voilà de grandes nouveautés, et si leurs résultats ne nous paraissent pas toujours durables, leur idée et leur méthode le sont. Saint-Sulpice doit être tenu en France pour une maison-mère de la connaissance des âmes, et la greffe de la philologie sur cette psychologie cléricale contribue à produire le fruit de l’histoire renanienne. Pareillement, si Taine philosophe est prédestiné pour l’histoire à considérations, il ne faut pas oublier qu’il est par ailleurs un admirateur de Balzac et un disciple de Stendhal. De là le caractère balzacien de la psychologie du Jacobin, le caractère stendhalien des brochettes de petits faits.
Les chères études.
2° L’histoire générale et philosophique reste représentée dignement par les orléanistes, nobles libéraux ou grands bourgeois, écartés du pouvoir par l’Empire, et qui cherchent dans les études historiques un alibi à leur inactivité. Thiers jusqu’à l’Empire libéral, Guizot, en sont d’illustres exemples. Pareillement les descendants de Mme  de Staël, les Broglie, l’œuvre historique abondante et correcte du prince puis duc Albert, et les d’Haussonville, avec l’Église Romaine et le Premier Empire et l’Histoire de la Réunion de la Lorraine à la France, du premier, en attendant le grand ouvrage du second sur la Duchesse de Bourgogne. Tous de l’Académie Française, bien entendu. Le duc d’Aumale lui-même, commence en 1869 l’Histoire des Princes de Condé. Cette classe moyenne de l’histoire a de la tenue et de la probité. On ne saurait en dire autant de l’aventure historique où se compromet la maison d’en face : l’Histoire de César, de Napoléon III.

Mais l’histoire progresse souvent au sein d’une profession plus modeste que celle de prince ou d’homme d’État en disponibilité, à savoir celle de professeur. Vers 1830, l’histoire avait avancé par les professeurs : Guizot, Michelet. Il en ira de même à partir de 1850.

Les Professeurs.
Il y a deux genres d’histoires de professeurs : l’histoire générale et oratoire, fille des chaires de la Restauration, et l’histoire de détail, fille des cabinets de travail de la rue Monsieur-le-Prince ou de la rue Cujas. À partir de 1855 cette dernière reçoit les encouragements de la Sorbonne. Le doyen de la Faculté des lettres, J. V. Le Clerc, déconseille péremptoirement aux candidats au doctorat les thèses de considérations générales et philosophiques et les dirige vers les sujets particuliers et l’érudition. Les indications officielles contribuent à orienter les recherches historiques vers des précisions, des soins techniques et critiques, lesquels étaient moins familiers à l’époque précédente et à l’école académique.

L’intérêt de ces recherches limitées, c’est qu’elles permettent de reviser sur les textes les lieux communs de l’histoire. L’histoire générale et philosophique est mal défendue contre les lieux communs, qu’elle n’a pas le temps de contrôler et qu’elle utilise tels quels dans sa bâtisse. À droite et à gauche, du côté Guizot comme du côté Michelet, elle est nourrie de ce que Flaubert appelle des idées reçues. La génération de 1850 a mis à l’ordre du jour historique l’étude des parties ingrates ou obscures de l’histoire, qui sont souvent les plus importantes, et le contrôle des idées reçues.

Chéruel avait été l’élève de Michelet, le professeur de Flaubert au collège de Rouen. Il met, par ses travaux considérables sur la première moitié du XVIIe siècle, le contre-poids du savant compétent dans une balance, à l’autre plateau de laquelle Victor Cousin s’agite avec légèreté, pétulance, et comique. Un professeur d’histoire remarquable, Camille Rousset, ouvrit les cartons d’une administration, celle de la guerre sous Louis XIV et en tira la grande Histoire de Louvois, qu’une nouvelle déclasserait sans peine, et qui pratique candidement la méthode hagiographique habituelle à ces monographies, mais qui nous fournit un type solide des travaux de détail en faveur dans la nouvelle école universitaire. Le même Rousset a donné le modèle d’une revision éclatante d’idées reçues dans son livre sur les Volontaires de 1791-1794. Le gouvernement le rendit un peu ridicule en ressuscitant pour lui la charge d’historiographe de France, qu’il conserva de 1864 à 1877 : des livres sur les guerres d’Algérie et de Crimée en sont le fruit. On ne rangera pas parmi les reviseurs autorisés d’idées reçues Lanfrey, l’auteur d’une Histoire de Napoléon Ier (1867-74) pamphlet lourd et haineux digne de son Histoire politique des Papes (1860).

Fustel de Coulanges.
Le maître de l’histoire pure pendant cette génération est Fustel de Coulanges, condisciple de Taine à l’École Normale, et dont la vie tient toute dans son enseignement et dans ses livres, deux registres qui ne se confondaient pas. La maxime où il proclamait le devoir historique « d’une vie d’analyse pour une heure de synthèse » ne se comprendrait pas si on la bornait à son œuvre écrite. L’analyse, c’était le labeur continu de l’érudit qui dépouillait les textes et du professeur qui apprenait à ses élèves à les dépouiller. La synthèse, c’était ou ce devait être quelques livres où il exposerait sans références, comme dans un rapport d’expert qui ne relève que de sa conscience, les résultats généraux de son travail.

Ses premières années d’enseignement à Strasbourg produisirent en 1864, un de ces livres, la Cité antique, livre d’un successeur de Montesquieu, qui reste un des chefs-d’œuvre de la littérature historique française.

De la littérature historique, car l’histoire tout court a pu lui adresser de graves critiques. Les cités antiques, grecques et romaines, y sont ramenées à cette abstraction qu’est la Cité. L’historien vérifie cette Cité, soit, essentiellement, la religion des dieux de la cité, superposée à une religion plus ancienne des ancêtres dans les familles. Ces deux croyances sont harmonisées et s’étayent réciproquement en une croyance qui forme la religion de l’État, et qui fournit ses cadres à la société antique. Quand ces croyances évoluent, les révolutions se produisent. Quand ces croyances disparaissent, la cité disparaît.

Synthèse d’une pureté et d’une intelligibilité admirable, qui se cristallise toute autour des textes historiques grecs et latins. Trop pure seulement et trop intelligible. D’abord, la réflexion nous suggère que les habitudes de la durée historique s’opposent à ce que ces successions d’événements se passent avec cette logique. Bien que Fustel ait eu la philosophie en complet dédain, il se comporte ici en idéologue à la manière de son contemporain Taine. Seulement chez lui ce ne sont pas les « petits faits » qui marchent à l’ordonnance, ce sont les textes. Et l’expérience des historiens leur a montré : d’abord que le sens philologique des textes laisse à désirer chez Fustel, ensuite qu’il manque de défiance devant ces textes et leurs auteurs, qu’il met sur le même pied l’autorité d’un texte de Thucydide et celui d’un compilateur de basse époque, ou d’une légende épique utilisée par Tite-Live, Pausanias ou Apollodore. On ne s’étonnera pas que la Cité antique n’ait plus d’autorité historique : mais l’Histoire romaine de Mommsen elle-même a-t-elle gardé la sienne ? La Cité reste au niveau littéraire des Considérations de Montesquieu et de l’Ancien Régime de Tocqueville : c’est encore bien beau.

Fustel avait l’intention d’écrire en quatre volumes une histoire des institutions françaises jusqu’à la Révolution, qui eût été pareillement l’œuvre de synthèse de son enseignement d’histoire moderne. Il en donna en 1875 le premier volume, qui allait de la Gaule romaine à la chute des Mérovingiens. Il y réduisait au minimum, contrairement à l’opinion acceptée depuis Boulainvilliers et fortifiée par la science allemande, le rôle de l’élément germanique. D’où, en ces années soixante-dix qui sentaient encore la poudre de la guerre, une levée de framées de l’érudition d’outre-Rhin, qui émut violemment Fustel, le conduisit à une méthode historique différente, soit à transporter devant le public lui-même la présentation et la discussion des textes, lui fit refondre tout ce volume de synthèse en volumes d’analyse, dont les derniers furent publiés après sa mort par Jullian, et qui, admirés par les historiens comme des chefs-d’œuvre de méthode et de laboratoire, le furent de confiance par le grand public, pour qui ils sont cependant à peu près illisibles, et qui n’en connaît que les résultats.

L’importance de Fustel tient d’abord à son mérite de professeur et à son rôle d’initiateur historique entre 1870 et 1885. Ensuite à la réforme qu’il a apportée au style de l’exposition historique et qui lui mérite une place éminente dans une histoire de la littérature. Le sien a une netteté et une précision de médaille, il est nettoyé de ces épithètes et de ces abstractions, de ce moralisme oratoire, dont les Régents de 1820 avaient propagé la mauvaise herbe. La langue écrite commune devient sous sa plume, une lumière commune de la raison. Il est, dans les deux sens du mot, le type de l’historien intelligible. Les Quelques Leçons à l’Impératrice sur l’histoire de France, qu’il écrivit pour la souveraine et ses dames d’honneur, et qu’interrompit la guerre de 1870, sont probablement, dans la langue française, le chef-d’œuvre de la « conférence » mondaine, qu’une femme du monde ou un enfant comprend, et où les spécialistes reconnaissent leur maître. Enfin l’œuvre historique de Fustel a été dirigée, victorieusement en somme, contre deux idées reçues du XVIIIe siècle : la Cité antique, contre cette idée reçue de la Révolution, qu’on peut comparer la cité antique à l’État d’aujourd’hui, utiliser Sparte à Paris et Plutarque dans les assemblées délibérantes ; les Institutions contre cette autre idée reçue, de la conquête germanique, mère du monde moderne. Les théories de Fustel n’ont pas évité le sort de toutes les théories historiques ; l’essentiel est que n’aient pu reparaître les idées reçues, objets de sa critique. La critique seule, en histoire, laisse bénéfice net et résultat définitif.

La Cité antique n’est pas sous l’Empire une œuvre isolée. L’attention se porte sur l’histoire ancienne plus qu’à l’époque précédente. L’Histoire des Romains de Victor Duruy, moins géniale évidemment que celle de Mommsen, reste une œuvre pleine de raison, un monument doctement bâti. Gaston Boissier a popularisé l’intelligence de l’histoire de Rome dans des livres judicieux, malicieux et vivants. Cicéron et ses amis a passé longtemps pour un modèle d’exposition, un classique de bachelier au même titre que La Fontaine et ses Fables, la Cité antique, les Moralistes français. Il n’est pas défendu de déclasser ces livres ; il serait moins défendu encore de les remplacer. Et on ne les a pas remplacés.

Après 1870.
Les études historiques, en liaison avec l’enseignement de l’histoire, acceptent volontiers un patron officiel, comme Guizot l’avait été sous la Monarchie de Juillet. Ce rôle est tenu sous l’Empire par Duruy qui n’est pas un spécialiste du détail, mais qui encourage les ateliers de spécialistes. La création de l’École des Hautes Études met à la disposition des jeunes historiens un « séminaire ». Contemporaine de l’enseignement de Fustel, elle institue une école de précision dans l’étude des textes. Les historiens universitaires de la Troisième République doivent beaucoup à ces influences.

Littérairement, le plus remarquable d’entre eux est Ernest Lavisse, secrétaire de Duruy, précepteur du prince impérial. Lavisse continua sous la Troisième République, un cursus honorum qui rappelle celui des grands professeurs de la Monarchie de Juillet. Mais c’était en effet un grand professeur. Il y a chez lui une aptitude aux vues d’ensemble, un art de l’idéologie historique, qui rappellent Tocqueville. Pendant dix ans après la guerre de 1870, ses ouvrages concernèrent l’histoire d’Allemagne et celle de Prusse. Une grande histoire française de Frédéric II, placée au centre de l’histoire de l’Europe et du XVIIIe siècle, eût été un de ces magnifiques sujets à la manière du Port-Royal de Sainte-Beuve, par lesquels un historien ajoute à la civilisation qu’il raconte. Lavisse écrivit deux volumes séduisants sur Frédéric avant son avènement, mise au point à la Duclos d’excellents travaux allemands, et ne persévéra pas ; les manuels à rédiger, les collections à diriger, l’empêchèrent de laisser son monument, dont fit tant bien que mal office son Louis XIV, soit sa contribution à l’Histoire de France collective qu’il contrôlait. Ce Louis XIV éclate d’intelligence : intelligence de l’histoire plus qu’intelligence des hommes ; nous sommes tout de même loin de Michelet.

Lavisse avait vingt-huit ans en 1870, et il survécut plusieurs années à la grande guerre. Albert Sorel, qui était né la même année 1842, mourut en 1906. Ils forment un grand couple robuste, équilibré, contrasté, de l’histoire française d’entre les deux guerres.

D’un certain point de vue, cette histoire est un dialogue franco-allemand. L’Allemagne avant 1870 avait été conduite à la conscience nationale en partie par de grands historiens, Ranke, Mommsen, Treitschke. D’autre part son outillage de travail historique, dans les Universités, était hors de pair. L’œuvre de reconstruction et de réforme ne pouvait guère aller en France sans une attention analogue donnée à l’histoire, sans un bastion d’histoire française, sans des laboratoires d’histoire française, capables d’équilibrer bastions et laboratoires allemands ; un maximum de bonne foi et d’esprit critique était par ailleurs recherché. L’École des Hautes Études, la Revue Critique, la Revue Historique servirent de laboratoires, Lavisse et Sorel en furent des chefs de file.

Au contraire de Lavisse, et comme Taine après 1871, Sorel fut l’homme d’un seul monument, qui, sous le titre l’Europe et la Révolution Française est une histoire diplomatique de l’Europe de 1789 à 1815. Comme Lavisse avec son projet de Frédéric II, Sorel s’installait à un carrefour des chemins de l’Europe. Il s’agissait de former une jeunesse qui comprît l’Europe, et Sorel, lui aussi grand professeur, s’efforça de la former, il occupa à l’École Libre des Sciences Politiques, alors fondée pour créer des esprits politiques et un état d’esprit politique, la chaire bientôt la plus brillante. Il y professa avant de les écrire tous les chapitres de ces huit volumes, qui sont des volumes de synthèse, ou plutôt des thèses : continuité de la politique nationale et internationale entre tous les régimes et dans tous les États, — justification de Napoléon qui avait reçu de la Révolution une France trop grande, et que cet héritage força au blocus continental et à sa conséquence, les guerres lointaines d’Espagne et de Russie. L’ouvrage est écrit avec beaucoup d’art et d’ingéniosité. L’influence de Sorel a été considérable sur toute la génération de diplomates entrés dans la carrière de 1885 à la grande guerre. Le style, séduisant, mêle aux formules de Tocqueville les élégances sévères des historiens doctrinaires. Des portraits factices et démodés alourdissent les premiers volumes. Dans l’ensemble c’est peut-être le chef-d’œuvre de la grande histoire académique et diplomatique. On le lit avec respect comme on parcourt, entre des Gobelins, une suite de salons d’ambassade.

Mais ce grand livre sur l’Europe n’a pas été tout à fait un grand livre européen. Les thèses systématiques de Sorel n’ont pas été suivies du tout en Angleterre et en Allemagne. L’histoire de Sorbonne les a combattues, en des ouvrages peu lus, dépourvus de l’éclat littéraire et académique, mais peut-être plus solides. Les disciples ordinaires de Sorel ont été des historiens diplomates, imbus de la tradition du Quai, comme Albert Vandal, ou des techniciens de la tradition, comme Jacques Bainville. Il a vieilli sans être remplacé.

La même génération d’historiens académiques a donné deux œuvres sérieuses de grande histoire pour grand public : l’Histoire dé la Monarchie de Juillet, de Thureau-Darigin, qui parut de 1884 à 1892, et l’Histoire du Second Empire très fortement écrite par Pierre de La Gorce. On trouvait à la même époque une information abondante, mais peu contrôlée, dans le Napoléon et sa famille, colonne Vendôme hagiographique de Frédéric Masson, et des travaux plus sûrs, mais animés du même feu bonapartiste, dans le 1814 et le 1815, d’Henry Houssaye.

II
LES TÉTRARQUES
Les Quatre Maîtres du Parnasse.
Le terme de Parnassiens ayant été trouvé en 1860 par des poètes qui n’ont pas trente ans en 1870, ayant servi de drapeau à une école qui a fleuri dans les vingt premières années de la Troisième République, risque de nous tromper. Ces jeunes poètes étaient en réalité les Épigones des quatre maîtres qu’ils appelaient les Tétrarques : Gautier, Leconte de Lisle, Banville et Baudelaire[1], dont les trois derniers avaient environ trente ans en 1850. Or le mouvement, l’invention, le génie poétique appartiennent aux Tétrarques. La Turba magna des Épigones fait la suite. C’est donc à la génération de 1850 qu’est incorporé réellement ce massif poétique dit du Parnasse, qui n’a été reconnu et nommé que tardivement, et qui prend place entre le romantisme de 1820 et le symbolisme de 1885
Émaux et Camées.
À vrai dire, des Tétrarques, il y en a un, Gautier, qui entre en 1850 d un, Gautier, qui entre en 1850 dans sa quarantième année, qui a abandonné à peu près la poésie pour les travaux du journalisme, et qui a figuré dans l’état-major du romantisme. On ne saurait guère voir dans le Gautier de 1830, d’Albertus et de la Comédie de la Mort, un précurseur de Leconte de Lisle, ni même de Baudelaire. Mais précisément, en 1852, il publie Émaux et Camées, simple plaquette qu’il allait un peu gonfler par la suite. Le titre autant et plus que le contenu sert d’enseigne parlante à une poésie objective et décorative. Le quatrain d’octosyllabes nerveux, cambré, pittoresquement rimé est alors une trouvaille, qui influe sur Baudelaire, sur le Hugo des Chansons des Rues et des Bois, sur le Parnasse. Par sa conversation colorée, ses paradoxes de technique, Gautier reste le seul romantique qu’on écoute ; enfin lui qui avait été seul à représenter dans le romantisme la liaison de la poésie avec la peinture, à déshabiller la Muse en modèle d’atelier, débouchait en 1852 dans une génération où ce paradoxe d’antan devenait pratique courante. De là l’importance de ce petit livre de vers qui valut sans doute à Gautier la dédicace des Fleurs du Mal. Nous conviendrons que, leur rôle d’agent de liaison terminé, ces Émaux et Camées ont singulièrement pâli.

Parmi les Tétrarques, Gautier figure un hôte d’honneur et un ancêtre. Les trois grands poètes de la génération de 1850 sont les trois autres Tétrarques, auxquels il faudra joindre les noms de Louis Ménard et de Louis Bouilhet, nés tous deux en 1822. Les cinq noms épuisent la liste des poètes marquants de cette génération, équipe intelligible et homogène, d’où se détache et fuse plus haut le génie de Baudelaire.

Contre la Littérature personnelle.
Homogène par le même refus, le même Non ! contre ce qu’avait déployé sur toute sa ligne la grande poésie romantique, à savoir l’exploitation lyrique et l’étal des sentiments naturels et de la vie privée. Les foyers, les amours, les infidélités conjugales, unilatérales ou réciproques, des poètes romantiques ont nourri leur poésie et, imposés par eux, appartiennent à l’histoire littéraire. C’est ainsi que sous Louis XIV et sous Louis XV la vie sentimentale du prince, et son lever et son coucher, tiennent leur place dans la vie de la cour et dans l’intérêt public. Et d’ailleurs il s’agit encore du prince, puisque les plus illustres de ces poètes ont entendu plus ou moins gouverner leur pays. Est-ce qu’en 1849, à peine descendu du pouvoir, Lamartine ne publiait pas ces tomes de Confidences, sur lesquels se jetèrent les lectrices de province, mais que Paris n’accueillit pas sans étonnement ni ironie. La génération poétique de 1850 coupe court en effet à ces étalages ou ne les pratique que selon l’ancien usage, avec une discrétion extrême, et sous le coup d’une émotion rare : l’exception apparente de Baudelaire confirmera la règle.
La Poésie en 1850.
C’est une génération sinon de poètes tout au moins de poètes instruits et techniciens. Les romantiques, venus d’abord dans l’âge moderne, après la coupure de la Révolution, avaient participé à ce bonheur des premiers arrivés, qui était, selon La Bruyère, celui des anciens, et qui fut au XVIIe siècle celui des écrivains qui suivirent immédiatement la fixation de la langue. Ils avaient, à fleur de terre, pris possession puissamment des sentiments communs, et pour l’amour, la mort, la pitié, la famille, la patrie, ils avaient tenu d’abord la place neuve du poète écho. Il fallait maintenant aller sous terre, exploiter le filon poétique en creusant avec l’outil, raffiner donc sur la technique, passer des sentiments généraux à des sentiments plus particuliers et rares, à ce que Sainte-Beuve, devant Baudelaire, appela avec une inquiétude soupçonneuse, le Kamtchatka.

Cette génération poétique se ferma ainsi, en partie, le grand public. L’époque impériale se désintéresse de la poésie, mais surtout la poésie se désintéresse de l’époque : l’œuf ou la poule, qui a commencé ? Ces poètes mettront vingt ans à sortir, à trouver l’audience, la gloire : le contraire du débouché dans la lumière, avant trente ans, qu’avaient connu les romantiques. Le contact entre la grande poésie et le grand public contemporain est coupé.

Ces poètes n’eurent pas de chefs, ne formèrent pas d’école, se fréquentèrent peu. Au contraire des romantiques, des Parnassiens épigones et des symbolistes, chacun à peu près joue sa partie malchanceuse en ordre dispersé. Cependant, à distance, et grâce au rayonnement de ses dernières années, Leconte de Lisle nous apparaît avec la taille et les grandes manières d’un général en disponibilité.

Leconte de Lisle.
C’est un républicain de 1848 qui, après l’échec de son idéal, s’est réfugié dans la poésie, dans l’antiquité et dans les souvenirs.

L’écrasement de la liberté qui jette Hugo dans le messianisme, enfonce Leconte de Lisle dans un pessimisme absolu. À trente ans il a tiré de la vie cette expérience, qu’il est horrible d’être homme, honteux de penser et de vivre. Pas d’autre philosophie en lui qu’un désespoir, moins nuancé et moins humain que celui de Vigny, et qui a pour ancres l’orgueil, la misanthropie, la haine : « Je hais mon temps ».

En dehors de cette haine, du besoin d’émigration qu’elle implique, il n’a pas de raison majeure d’être poète, au sens lyrique où de son temps on comprend ce mot, quand on « chante». Mais le monde des vers est pour lui un monde admirable, animé de sa vie propre. L’instrument qu’il tient est sûr, fort et fin. Il ne s’en servira pas pour animer de grandes causes ou déclarer de grandes passions, mais pour exposer de grands sujets.

Ces grands sujets sont ceux des religions antiques. Leconte de Lisle n’est pas du tout un poète religieux, mais au contraire furieusement antireligieux, le seul grand poète français, peut-être, qui ait haï le christianisme. Mais il est le poète des religions, le gardien puissant et proclamateur de leurs monuments vides, le conservateur d’un musée Guimet poétique. Il connaissait admirablement les grands poètes grecs et de la plupart il a donné de belles traductions en prose que leurs noms propres barbarisés font méconnaître aujourd’hui. (Moréas l’accusait de jouer de l’Homère sur le bobre madécasse, et il y avait de cela.) Mais surtout il les a utilisés dans les mythes helléniques et les paraphrases des Poèmes antiques qui relèvent plus de la cithare que du bobre. Ajoutons que le Second Empire est l’époque où l’on se met à traduire les épopées dites primitives, hindoues, Scandinaves, finnoises. L’auteur des Poèmes barbares y découpe de larges pans de narration épique, où il remet autant de barbarie qu’en peut comporter l’alexandrin français, c’est-à-dire peu. Il n’a touché l’Asie que du dehors, en bibliothécaire. Sa Grèce de marbres blancs, de ciel bleu, de raison, de vérité, de noms propres, nous paraît aujourd’hui scolaire. Et il est remarquable que ce poète des mythes n’ait créé aucun mythe vivant, n’ait eu ni son Centaure ni son Satyre.

Venu de l’île Bourbon à vingt ans, après un voyage dans les îles de la Sonde, il en garda sinon la nostalgie, tout au moins les souvenirs d’enfance, qui lui inspirèrent d’admirables poèmes personnels, les seuls paysages tropicaux qu’il y ait dans la poésie française, et des évocations de la faune indienne qui font de lui un animalier extraordinaire, notre Barye littéraire.

Ménard et Bouilhet.
Louis Ménard a peu écrit en vers, et cent beaux vers des Rêveries d’un Païen mystique ne suffisent pas pour faire sortir de l’ombre de Leconte de Lisle cet Alexandrin original et ingénieux. Mais il ne faut pas oublier parmi ces Parnassiens de la grande époque un poète provincial probe, bien doué et bien en place, Louis Bouilhet. Sainte-Beuve voyait en lui un disciple de Musset : à tort, bien qu’il y ait quelque liaison entre la strophe épique de Melaenis et celle de Namouna. La vraie liaison (sans imitation) est d’un côté avec Leconte de Lisle, puisque Melaenis est un grand poème archéologique d’une forme robuste, et que Bouilhet dans les Fossiles se fit l’animalier parfois heureux de la faune antédiluvienne et le peintre des paysages de l’époque secondaire ; d’un autre côté avec Flaubert, dont il était le compatriote, l’ami et le conseiller, et dont la prose archéologique équilibre la poésie archéologique du Parnasse ; par là ce groupe d’art érudit, décoratif et solide fait bloc.
Théodore de Banville.
N’en croyons pas tellement éloigné Théodore de Banville, le génie aimable, éclatant et heureux de Théodore de Banville. Certes, si la littérature de l’Empire montre d’un côté un visage pessimiste, de l’autre un visage frivole, on peut tenir, dans une certaine mesure, Banville pour son délégué à quelque frivolité. Son clair optimisme forme un contraste parfait avec le pessimisme radical de Leconte de Lisle. Et, au contraire encore de celui-ci, le zèle pour la forme est associé chez lui à une facilité ovidienne. Né cinq ans après Leconte de Lisle, il débute dix ans avant lui en 1842, avec les Cariatides, un titre déjà parnassien. Il inventé avec les Odes funambulesques un esprit du lyrisme gratuit, de la rime en calembour, de l’allusion contemporaine qui fait de lui l’Offenbach de la poésie, et qui ne s’est éventé qu’après avoir engendré pendant deux générations toute une école.

Et lui aussi fait, comme un bon Tétrarque, ses fouilles dans le passé. Les Exilés sont des fragments épiques de grande allure, le Forgeron peut passer pour le seul mythe grec vivant, créé et créateur, qu’ait laissé le Parnasse, et par les Trente-six Ballades joyeuses à la manière de François Villon, et les Rondets composés à la manière de Charles d’Orléans, il ramène dans la poésie le rondeau et la ballade, comme Sainte-Beuve y avait ramené le sonnet. On l’imagine d’ailleurs au XVe siècle, grand rhétoriqueur, poète de cour attaché aux maîtres de la Toison d’Or, aux seigneurs des meilleurs vins de la chrétienté.

Les fouilles de Banville dans le passé sont divertissement, et non, comme celles de Leconte de Lisle, émigration. Leconte de Lisle hait son temps, Banville en le moquant l’adore. Il fallait qu’en outre cette génération eût son très grand poète, celui qui vécut et sentit et rendit puissamment, tragiquement, son temps. Il ne lui manqua pas : ce fut Baudelaire.

IV
BAUDELAIRE
La poésie héroïque
et poésie intérieure
.
La poésie romantique est une poésie héroique et le poète romantique cultive les attitudes héroïques, le décor héroïque. Il vit sinon dans un perpétuel contentement et une perpétuelle présentation noble de lui-même, du moins dans les conditions, les responsabilités et les exigences de sa gloire. Lamartine et Victor Hugo prennent assez ordinairement l’attitude d’un monument à sculpter sur leur tombeau, et ce sont, comme leur père Chateaubriand, des artistes en destinée, en leur propre destinée. Il en va de même, au fond, d’Alfred de Vigny et d’Alfred de Musset, qui ont besoin d’amours illustres, expriment leurs peines et leurs dégoûts par des proclamations oratoires comme Rolla et Chatterton. Leurs misères sont misères sinon de rois dépossédés, du moins d’orateurs réduits au silence. Quand Chateaubriand déclarait qu’il était las de tout et qu’il ne demandait qu’une cellule pour y finir sa vie, un ami murmura : « Oui, une cellule sur un théâtre ». C’est assez le caractère de la cellule romantique, s’appelât-elle la Maison du Berger.

Mais à ce déversement du poète vers l’extérieur s’opposera, chez d’autres natures poétiques, une conversion du poète vers l’intérieur ; à ce sentiment de la grandeur une conscience de la misère ; à cet illusionnisme de magnificence, un réalisme du vice et du péché ; à l’instrument éclatant sur lequel une peau sonore est tendue, ce cœur ténébreux de l’homme, qui, selon l’expression de Pascal, est creux et plein d’ordure ; à la cellule sur un théâtre un confessionnal dans les ténèbres. C’est à peu près à cette fonction que le génie des balancements et des contrastes inhérent à une littérature saine délègue en 1829 les Poésies de Joseph Delorme de Sainte-Beuve, en 1857 les Fleurs du Mal de Baudelaire.

Sainte-Beuve précurseur.
Quand parurent les Fleurs du Mal, Sainte-Beuve dit : « Joseph Delorme, c’est les Fleurs du Mal de la veille ». À quoi un fleuriste, qui vend les fleurs de la veille à moitié prix des fleurs du jour, répondrait que Sainte-Beuve se rend justice. Mais celui-ci entendait bien ne mettre l’accent que sur son rôle de précurseur et par là, lui aussi, en somme, il se rendait justice.

Son originalité, en 1829, était aussi incontestable que méconnue. C’était un poète clairvoyant et triste, qui ne trouvait sa poésie que dans cette clairvoyance et cette tristesse, ne la projetait pas autour de lui en illusions ornées. Lui-même opposait avec une mélancolie qui tournera vite en aigreur sa place de poète sacrifié, inquiet, peu aimé, au rayonnement olympien de Victor Hugo, son habitude des ténèbres à cette familiarité de la lumière. Baudelaire admirera très fort, et avec raison, la pièce de la Veillée écrite le 22 octobre 1828 et dédiée à Victor Hugo où s’éclaire le contraste saisissant des deux destinées.

Mais s’il serait tout à fait injuste de dire que ce poète triste est un triste poète, tout au moins pourra-t-on avouer que ce poète clairvoyant n’est pas un très grand poète. C’est ainsi que cette pièce de la Veillée commence par trente-quatre vers qui sont beaux, qui en paraissent le versant ensoleillé, échauffé d’ailleurs par le rayonnement hugolien, tandis que les dix-huit derniers, un nord froid et bas, l’achèvent dans une platitude désespérante. Et c’est cette platitude qui, si fréquente dans Sainte-Beuve, a rebuté tant de lecteurs, a dès les Pensées d’Août découragé et fait disparaître dans l’indifférence publique cette originale poésie, l’a rejetée en effet à l’état de fleur de la veille.

La Poésie de Baudelaire.
La fleur du jour, c’est la fleur de la veille plus la floraison. La poésie de Baudelaire, c’est la poésie de Sainte-Beuve plus la poésie. Je veux dire la matière de cette poésie plus le rayon et le génie de la poésie pure, aliment de lumière, réservé aux dieux, et auquel Sainte-Beuve n’a pas goûté. On distinguera dans les Fleurs du Mal cette matière et ce rayon.

La matière commune à la poésie de Sainte-Beuve et de Baudelaire est faite de quatre éléments : un christianisme intérieur, une intelligence critique, la vie secrète d’une grande capitale, Paris, enfin une alliance avec la prose.

1° Un christianisme intérieur, contraire au christianisme transmis aux poètes romantiques par Chateaubriand et par l’esprit du Génie de 1802. Contraire en ceci, que le christianisme des romantiques est un christianisme sans la conscience du péché originel, c’est-à-dire un christianisme évidé de sa substance et réduit à l’écorce. Or le péché originel, ce mal de la volonté, Sainte-Beuve en ébauche le poème dans Joseph Delorme, il en écrit le roman d’analyse dans Volupté, et ce n’est pas tout. Comme il est avec cela un grand critique, un grand historien de l’histoire naturelle des esprits, il va avec Port-Royal chercher le péché originel dans cette doctrine et ce personnel janséniste qui en ont été en France comme la maison mère ou le laboratoire. On remarquera d’ailleurs que le port-royalisme de Sainte-Beuve ne survit guère à sa poésie morte jeune et qu’après le deuxième volume de Port-Royal l’esprit du XVIIIe siècle dont Baudelaire aura toujours horreur, gagne de plus en plus chez le critique. Mais chez Baudelaire le sentiment de l’homme pécheur, originellement, naturellement et affreusement pécheur, « le spectacle ennuyeux de l’immortel péché » demeurent immuables. Le péché a marqué la nature : Baudelaire déteste la nature. « La nature ne peut conseiller que le crime. » L’homme naturellement bon est un rêve insensé du XVIIIe siècle, aggravé par les Hugo et les Sand. « La femme est naturelle, c’est-à-dire abominable. » Toute civilisation vraie est une réaction contre la nature, une atténuation au péché originel. Et « toutes les hérésies actuelles ne sont que la conséquence de la grande hérésie moderne : la suppression de l’idée du péché originel ». Pour la première fois depuis Racine revient authentiquement et pleinement une poésie du pécheur et du péché.

2° Une intelligence critique. Nous avons deux volumes d’essais critiques de Baudelaire. Tout le monde convient que sa critique est avec celle de Sainte-Beuve une des plus intelligentes et des plus pénétrantes du XIXe siècle, aussi aiguë, aussi en avance quand il s’agit de juger Madame Bovary que lorsqu’il s’agit de présenter Wagner ou Delacroix. Mais cette intelligence critique, comme poète il l’applique surtout à lui-même. Un Voyage à Cythère demeure le poème type d’une clairvoyance atroce. L’Examen de Minuit est l’examen de conscience même de la vie de Paris. Baudelaire a prononcé le mot de « confessionnal du cœur » et ce mot correspond bien pour lui à une réalité. Sa lucidité sur l’homme est de la famille de la lucidité de Pascal, qui aurait vu dans le poète le plus intelligent des réprouvés. Rien en tout cas n’est plus éloigné du puissant illusionnisme et de la noce d’or romantiques.

3° Un sentiment aigu de Paris. Si Victor Hugo a été le poète du décor de Paris, de ses commémorations, des grands courants qui ont traversé ses citoyens et brassé son histoire, si Sainte-Beuve a découvert les paysages des banlieues pauvres et du Paris populaire, Baudelaire en a extrait l’âme, une âme raffinée et perverse, l’âme de ses nuits, l’âme de son spleen. Le Spleen de Paris n’a-t-il pas été le titre primitif des Poèmes en Prose ? Paris a fait la gloire de Baudelaire lentement, en l’espace d’un demi-siècle par des découvertes successives, par la conscience que prenait la grande ville de son secret, de son poison, de son poète.

4° Une alliance enfin avec la prose, alliance qui est quelque chose d’original et qu’il ne faut pas prendre pour une déchéance. L’échec poétique de Sainte-Beuve, à l’époque même où le vers français contint son maximum de musique et de ciel, ne vint-il pas surtout du prosaïsme, ou plutôt des prosaïsmes qu’il y mêlait, que nous avons appris à goûter d’une certaine façon, mais qui blessaient les oreilles des contemporains par leurs rugosités, offensaient les amis, alors comblés, de la poésie forte et pure ? Il y a pareillement un prosaïsme de Baudelaire, ou plutôt il y a le problème du prosaïsme de Baudelaire, ce que les uns appellent dans ses vers, platitudes ou incorrections, est tenu par les autres pour une nudité volontaire destinée à produire un effet comme ces parties non taillées que Rodin laisse dans ses marbres. Voyez par exemple les prosaïsmes dont est semé l’admirable poème du Cygne. Les uns sont scandalisés de le voir se terminer par cette platitude :

Ainsi dans la forêt où mon esprit s’exile
Un vieux Souvenir sonne à plein souffle du cor !
Je pense aux matelots oubliés dans une île,
Aux captifs, aux vaincus !… à bien d’autres encor.

D’autres admirent précisément que le poème ne s’achève pas, que ses derniers vers ne soient que des rêves ébauchés, dans un langage et des images eux-mêmes ébauchés et le dernier vers leur paraît d’une musique immense. Ils pensent que des Parnassiens auraient placé, conformément à leurs recettes et à leurs habitudes d’école, cette strophe opulente à la fin :

Andromaque, des bras d’un grand époux tombée,
Vil bétail, sous la main du superbe Pyrrhus
Auprès d’un tombeau vide en extase courbée,
Veuve d’Hector, hélas ! et femme d’Hélénus !

Et ils estiment que d’avoir passé dans la poésie et la sonorité pour s’abattre dans la prose et dans le balbutiement d’une voix mélancolique qui s’éteint, le poème est plus consubstantiel au tableau ou au mythe du cygne égaré sur le pavé sec et dans la poussière de Paris. Tous les prosaïsmes de Baudelaire donneraient lieu à de pareilles discussions.

La vérité est qu’il y a un rapport baudelairien d’une prose nue et d’une poésie pure incorporées également au vers, — que l’une et l’autre ont longtemps inquiété et blessé des oreilles conformistes, accoutumées à des consonances traditionnelles, — que, comme c’est ordinaire, non seulement on s’est habitué à cette dissonance, mais on y a reconnu un art plus subtil, et plus délicat que l’art de la consonance, qui est par exemple celui de Gautier ; que si d’ailleurs une défaillance peut devenir une beauté, que si défaillance et dissonance sont ici indiscernablement mêlées, il n’en reste pas moins que Baudelaire, poète très supérieur à Gautier, ne connaissait pas sa langue et la grammaire de sa langue comme Gautier ; qu’il n’eût pas écrit la dédicace lapidaire des Fleurs du Mal à Gautier s’il n’eût été le premier à se rendre compte de cette infériorité.

Les Limbes
devenus Fleurs du Mal
.
Il est des baudelairiens fanatiques qui ne veulent pas reconnaître la moindre défaillance dans la beauté de Baudelaire, la moindre paille dans son métal. Mais je crois que même parmi ceux-là nul ne défendra le titre ridicule et rococo des Fleurs du Mal. Il paraît qu’il fut conseillé par les libraires comme plus « public ». Il est fâcheux que le poète n’ait pas chassé ces marchands du temple, et qu’il ne s’en soit pas tenu au titre qu’il avait d’abord choisi : les Limbes, qui eut beaucoup mieux marqué le caractère catholique du poème.

D’après une tradition théologique qui a déjà fourni à Casimir Delavigne le sujet d’un poème (le seul bon poème qu’il ait écrit) les limbes seraient une sorte de quatrième état de la topographie d’outre-monde, ni le paradis, ni le purgatoire, ni l’enfer, un lieu sans joie ni peine, réservé aux enfants morts sans baptême, aux païens infidèles, aux hérétiques de bonne foi et de bonne vie, tradition que d’ailleurs l’Église catholique n’a nullement consacrée, que le catéchisme ignore, et qui n’a jamais pris une forme précise. Le catholicisme moins religieux que philosophique et littéraire de Baudelaire avait besoin d’un lieu intermédiaire, particulier, original où se loger entre Dieu et le diable. Le titre des Limbes marquait cette localisation géographique des poèmes de Baudelaire, permettait de mieux apercevoir l’ordre que Baudelaire a voulu établir entre eux, qui est l’ordre d’un voyage, et précisément d’un quatrième voyage, un quatrième voyage après les trois voyages dantesques de l’Enfer, du Purgatoire et du Paradis. Le poète de Florence continué dans le poète de Paris.

Les Limbes (rendons-leur provisoirement ce titre) de 1857, auxquels les éditions suivantes des Fleurs du Mal n’ont rien ajouté d’essentiel, sont divisés en six parties où Baudelaire a classé soigneusement les poèmes écrits sans ordre pendant quinze ans, et il a voulu que ces six parties représentent les six moments d’une « alchimie poétique » de la destinée, ou plutôt les six étapes d’un voyage de la vie à la mort, à travers un pays et un paysage catholique, désignés et circonscrits par le poème initial Au Lecteur.

La première partie, Spleen et Idéal, contient plus de la moitié du recueil. Elle représente en effet la condition réelle, la condition humaine de Baudelaire. Et aussi sa condition professionnelle, celle du poète. La condition du poète ! On sait quelle figure monumentale le romantisme, Lamartine, Hugo, Vigny, Musset, ont par le lyrisme, le théâtre, la politique, conféré à ce problème. Il est naturel et nécessaire que la première pièce de Spleen et Idéal soit Bénédiction, ce Chatterton à la troisième puissance dont l’Albatros était une ébauche, placée ici à la suite du tableau. Les quatorze poèmes qui suivent jusqu’à Châtiment de l’Orgueil pourraient dès lors s’appeler la Comédie Poétique, au sens de la Divine Comédie. Puis viennent le poète devant les formes, devant la Beauté et, à partir de la Chevelure, le poète chez les femmes, le poète devant la femme, soit, pour rappeler des précédents (car Vigny représente une manière d’Ancien Testament de Baudelaire) après Chatterton et la Maison du Berger, la Colère de Samson. Colères, adorations, humiliations, luxures, sensualités des fourrures ou des parfums qui ajoutent leurs harmoniques à la note terrible de la Vénus noire ou de la Vénus publique — puis l’autre, l’ange gardien, la Muse et la madone, la très bonne et la très chère, celle de Confession, de Chant d’Automne, et de l’Invitation au Voyage ; ces vers d’amour qui tiennent presque la moitié de Spleen et Idéal se terminent en la saison du Sonnet d’Automne, que suit avec Tristesse de la Lune le premier poème de Spleen ; puis, avec quelques dissonances causées par la nécessité de trouver une place à tous les poèmes écrits depuis quinze ans, les vingt derniers poèmes appartiennent au Spleen, pour se terminer par le Goût du Néant, l’Alchimie de la Douleur, l’Heautontimorouménos, l’Horloge, ce poème final, qui est le poème du désespoir absolu et qui donne rigoureusement son contrepoids au premier, Bénédiction.

Le premier cycle, à lui seul, formerait un tout. Mais un second cercle commence, à la manière des cercles, des bolge dantesques. Ce sont les dix-huit poèmes des Tableaux Parisiens. Il y a une Comédie Poétique pour le poète. Et il y a aussi pour l’homme habitué aux « plis sinueux des vieilles capitales » une comédie parisienne, qu’il ne faut pas prendre davantage au sens comique, mais tragique. La vieille capitale du grand poète de Paris vit pour lui, vit en lui comme une femme, comme ces femmes mûres, lourdes de souvenir, de passé et de péché qu’il a seules aimées. Les Sept Vieillards, les Petites Vieilles, le Crépuscule du Matin sont mal nommés Tableaux Parisiens : c’est le cœur de Paris, son secret, sa mystique. Baudelaire a haï la nature, mais il recrée ici une capitale comme une nature.

Une capitale, une foule, c’est un motif de fuite, de fuite dans l’anonyme, parmi les hommes et parmi les femmes, ces arbres de la forêt, et où l’on oublie tel homme et telle femme. Mais cette fuite et cette perte, on les trouve aussi bien et mieux hors des hommes, sans les hommes. À Baudelaire poète de Paris, le troisième cycle fait succéder Baudelaire poète des Paradis artificiels, qu’il a, avec l’aide de Thomas de Quincey, longuement décrits ailleurs. Ici il n’en retient qu’un, le seul qui ait des titres de noblesse poétique, le Vin. Des cinq petits poèmes du Vin, Baudelaire a voulu faire un cycle, une section autonome de son livre, au même titre que des cent poèmes de Spleen et Idéal.

Le voyage devient de plus en plus périlleux, attire de plus en plus la réprobation, d’ailleurs sollicitée, de l’« hypocrite lecteur, mon semblable, mon frère ». À la vie normale du poète romantique, à la vie secrète de Paris, au péché de l’ivresse, succède, pour former le quatrième cycle, le Mal. Le titre de Fleurs du Mal est réservé particulièrement à douze poèmes, les douze apôtres du diable, les plus osés du livre, ceux-là même que les tribunaux ont obligé Baudelaire à supprimer : Une Martyre, Lesbos, Femmes damnées. Et le Voyage à Cythère qui est le onzième, nous paraît la forme la plus audacieuse et la plus forte qu’un grand poète ait donnée à une confession, à un vêtement de prophète qui se déchire du haut en bas. Après le cercle du vin le cercle du vice, du vice clairvoyant, du vice désespéré, du vice puni.

Puisque le poète refuse l’illusionnisme romantique, la dissimulation lâche, l’ignorance et les masques, tout ce qui est le vice dans le vice, puisqu’il a opté pour la « conscience dans le mal » quel cercle se creusera donc sous le cercle du mal ? Celui de la révolte. Après avoir opté pour le mal, le poète optera pour le chef du mal, pour le diable. Les trois seules pièces de Révolte, le Reniement de saint Pierre, Abel et Caïn, les Litanies de Satan, Baudelaire a voulu qu’elles aussi fissent un cercle, un cycle. Ce sont les frontières des limbes et de l’enfer, à la manière dont les paradis artificiels regardaient vers le paradis. Et il suffit de lire ces trois pièces et de regarder dans les yeux le masque de Baudelaire pour se convaincre que tout cela reste terriblement sincère, et que, lorsque Brunetière appelle Baudelaire un Belzébuth de table d’hôte, c’est Brunetière seul qui est à la table d’hôte, qui y fait le funambulesque major.

Un sixième cycle reste seul possible : la Mort. C’est le titre des six poèmes de la dernière partie. Ils légitiment le titre primitif du recueil. La mort baudelairienne n’est ni un espoir de paradis,-ni une épuration par les épreuves, ni une chute dans l’enfer. C’est un passage dans les limbes que méritent les Amants, les Pauvres, les Artistes. C’est la Fin de la Journée, c’est le Rêve d’un Curieux. C’est enfin le Voyage. Cette pièce du Voyage met le point final à ces poèmes d’un voyage à travers le monde humain, sur les frontières du monde humain, hors du monde humain. La condition humaine est affreuse, mais elle n’est pas la seule. Sur les débris de la vie et loin de l’humanité, en avant !

Ô Mort, vieux capitaine, il est temps ! Levons l’ancre !
Ce pays nous ennuie, ô Mort ! Appareillons !
Si le ciel et la mer sont noirs comme de l’encre
Nos cœurs que tu connais sont remplis de rayons !

Le Voyage par là rejoint la Bénédiction, le dernier cercle revient au premier, comme dans le poème de Nerval, la treizième heure revient sous la forme de la première. Le voyage des Limbes sur une crête entre l’enfer et le ciel est terminé. Tel était le message confié à Baudelaire. Poète, il n’avait rien d’autre à dire, pas d’autre livre à donner que les Limbes. Il eût vécu plus longtemps qu’il eût simplement ajouté d’autres poèmes au livre unique, dont ses papiers, ses journaux intimes, forment le commentaire, et en lequel Paris a reconnu depuis trente ans sa Divine Comédie.

IV
LES ÉPIGONES
Les Parnassiens.
Une vingtaine d’années après les Tétrarques naît la volée de leurs disciples, à la date moyenne de 1840, soit Léon Dierx en 1838, Sully-Prudhomme en 1839, Hérédia et Coppée en 1842, Catulle Mendès en 1843, Anatole France en 1844. Ils débutent à la fin de l’Empire. Ce sont les Parnassiens proprement dits.

Ils trouvèrent en effet ce nom, ou plutôt les petits journaux leur trouvèrent ce nom, parce que le recueil collectif de vers que publia en 1866 le libraire Lemerre, qui débutait comme éditeur de jeunes poètes s’appelait le Parnasse contemporain. On était parnassien d’ailleurs à très bon compte ; il suffisait de rimer correctement et de se déclarer contre la facilité, la sentimentalité, la banalité. C’est-à-dire contre des substantifs et contre de mauvaises habitudes, mais non contre des personnes. Ces jeunes poètes étaient extrêmement respectueux, de mise et d’habitudes correctes, généralement employés de bureau : ils demandèrent, pour leur premier recueil, des vers à Auguste Barbier lui-même. Vénérant M. de Lamartine, ils en étaient réduits à se chercher des adversaires parmi ses disciples de province et les Muses de département. Des poètes de la génération romantique, les Parnassiens ne déclassent guère que Béranger. Hugo reste le dieu et ce sont les Parnassiens eux-mêmes qui constituent leurs prédécesseurs en tétrarchie pour leur apporter l’hommage.

Ils sont de grands disciples. Ils n’introduisent aucune fulguration, aucun frisson nouveau. Il serait regrettable qu’ils n’eussent pas existé, mais s’ils manquaient il ne manquerait sans doute rien de capital à la poésie française. Il y a parmi eux des élèves de grands ateliers, ceux de Leconte de Lisle, de Banville et de Baudelaire. Beaucoup des poètes parnassiens appartiennent d’ailleurs à deux ou trois de ces ateliers : Coppée et Mendès ont travaillé selon l’occurrence d’après n’importe lequel des Tétrarques.

Ce n’est pas là une critique. D’abord il est nécessaire et sain que de grands poètes fassent école. Ensuite, les Tétrarques, élèves eux-mêmes souvent, de Hugo ou de Sainte-Beuve, avaient inspiré bien d’autres poètes que leurs Épigones. L’influence des Poèmes antiques n’est pas étrangère à la Légende des Siècles, ni celles des Émaux et Camées aux Chansons des Rues et des Bois. Enfin les Épigones du Parnasse retenus par la postérité l’ont été en raison de leur originalité, qui est réelle.

Les Décorateurs.
On distinguerait aisément dans le Parnasse le courant décorateur, sorti de Leconte de Lisle, le courant fantaisiste, sorti de Banville, le courant intimiste, sorti de Baudelaire.

Contemporains de l’époque où les pièces d’honneur du salon étaient de grandes machines historiques, portant eux-mêmes au théâtre d’autres grandes machines historiques, les Parnassiens ont eu un sens vif du décor archéologique. Coppée et Mendès ont écrit sous forme de récits épiques leur petite Légende des Siècles. Une seule forme originale est sortie de là : le sonnet de Hérédia.

Aucun cadre ne favorise mieux que celui du sonnet le poète épris de perfection technique. Aussi le Parnasse a-t-il été un grand atelier de sonnets, dont Hérédia est devenu le patron, à un tel point qu’après lui le sonnet est entré dans le sommeil, qu’il dort encore. Cet ouvrier d’art a compris le sonnet comme une reliure, ou une armure : mais reliure admirable sur un texte banal, armure de rimes, vide comme celles d’Eviradnus, où sous la bourguignote un rat (de bibliothèque) grignote. Les sonnets historiques romains, castillans, japonais, des Trophées, ont vécu, ils ont ébloui, dans leur nouveauté, les hommes cultivés, de 1880 à 1900. Ils ont pris ensuite pour les jeunes garçons de province, au temps de Francis Jammes, la figure auguste et creuse des Envois de l’État dans le musée de leur ville natale. Quand on voit présenter sur le plat d’un sonnet la rime, qui eût été hugolienne, d’ombre ou sombre avec scombre, on se rend compte des raisons pour lesquelles Hugo méprisa le sonnet Et l’on voit aussi en lisant Hérédia que le sonnet ne pouvait guère sortir du cercle parfait où l’enferma Ronsard, sous les auspices de qui Sainte-Beuve l’avait ranimé. Les sonnets de Hérédia qui sont restés les plus beaux, les seuls émouvants sous leurs contours parfaits, ce sont les sonnets grecs et les sonnets de la Renaissance, ou les sonnets simplement humains, ceux qui s’élèvent simplement, ainsi qu’un sein respire, en quatre ondulations, et se terminent comme un sourire qui va vers un visage humain, pour ce visage seul, non comme ce sourire au photographe, fléau du sonnet moderne.

Les Fantaisistes.
Le Parnasse fantaisiste issu de Banville ne manque pas d’agrément. C’est un don exquis que d’avoir de l’esprit en vers et d’en mettre dans ses rimes. Si Mendès a cherché vainement ce don, il ne manque pas à Coppée. Il fut le principal héritage qu’ait reçu le pauvre Albert Glatigny. Émile Bergerat y participa aussi dans sa Lyre comique. Comme Hérédia dans le sonnet et Banville dans la ballade, Léon Valade but dans un petit verre bien à lui, le triolet. Mais les vrais héritiers de Banville sont un peu postérieurs à la génération des Épigones : ce sont le délicieux Gabriel Vicaire (vingt ans en 1868) qu’il ne faut pas enfermer dans les seuls Émaux Bressans, et le balladeur patenté Laurent Tailhade (vingt ans en 1874) qui fit couler sur ses contemporains, par des gargouilles archaïques étonnamment sculptées, son flot injurieux.
Les Intimistes.
Malgré ses déclarations sur la poésie objective, malgré ses ambitions décoratives utopiques, ses clowns qui veulent percer les cerceaux pour rouler dans les étoiles, c’est dans la poésie de l’intimité et de la confession, sur la trace de Baudelaire, que le Parnasse a trouvé la voie libre.

En 1868, François Coppée intitulait Intimités son deuxième recueil poétique. Le meilleur de Coppée est en effet dans une poésie intime, délicate, généralement clairvoyante, pas trop hypocrite, de petit bourgeois, de petit employé, de petit amoureux, de petit poète. Nous avons dit que Béranger fut le seul poète que le Parnasse liquida. Mais il ne le liquida qu’en le remplaçant. La popularité de Coppée, comme celle de Béranger se rattache à la mystique française du petit, à l’accent religieux que prend ce mot au titre d’un journal ou dans un discours politique. C’est d’ailleurs au titre du recueil coppéen de 1872, les Humbles, que le langage officiel a dû un mot dont il abuse, et auquel Jules Lemaître trouvait à bon droit quelque chose de cafard. Les innombrables récits de Coppée, genre Grève des Forgerons, ont formé une sorte de romancero du petit, peu original, car il est tout entier déjà dans Sainte-Beuve, et à l’aide duquel Coppée a reculé certaines bornes de la niaiserie. Mais il reste bon Parnassien, même grand Parnassien, par une forme parfaite, par des ressources toujours renouvelées d’atelier, où l’on sent la main experte de l’ouvrier parisien (il était d’ailleurs d’origine belge). Ce n’est pas dans le même sens que nous appellerons Coppée comme Baudelaire poète de Paris : le nom, tout de même, lui convient exactement.

Sully-Prudhomme reste le poète le plus considérable de ce Parnasse héritier. Nul évidemment n’est moins baudelairien que ce conformiste sage, ce bourgeois renfermé et prudent, ce rationaliste pur. Cependant il a, comme Baudelaire, réagi contre le convenu romantique. Il s’est tourné vers le dedans. Il a été un poète psychologue, une sorte de Jouffroy parnassien : précis, méticuleux, timide, inquiet. Les vers nombreux qu’il a consacrés à un amour méconnu ne nous touchent plus guère, ne lui ont valu qu’une place minime parmi les poètes de l’amour. Mais beaucoup de ses pièces en stances ont donné avec détail, ligne et clarté, le modèle de la pointe-sèche psychologique. Le poème de la Justice reste un beau dialogue de l’âme avec elle-même, contient des sonnets admirables. On n’en dirait pas autant de son épopée du Bonheur, son effort le plus considérable, et son échec le plus complet.

Liaisons romantiques.
Il faut compter Anatole France parmi les poètes parnassiens. Les Poèmes dorés sont un des bons produits de l’école. Et puis, chez Lemerre où il tint longtemps une place de factotum, c’est lui qui en 1876 s’occupa de choisir les poètes du Troisième et dernier Parnasse contemporain. Et enfin la liaison des bibliothécaires et des érudits, des ingénieurs du Parnasse, avec une littérature du roman et de l’histoire plastiques et savants, doit être évoquée particulièrement à l’occasion de France. Entre Salammbô sur sa rive droite, Thaïs sur sa rive gauche, le fleuve historique du Parnasse coule comme le Rhin entre ses burgs.

Mais Vater Rhein se rapporterait plutôt à un autre nom. N’oublions pas que de 1848 à 1885, c’est-à-dire tant que fleurissent ces deux volées des Tétrarques et Épigones, Hugo est là, produit, et surtout publie. La survivance du romantisme accompagne indiscernablement la vie du Parnasse, et dans quelle mesure peut-on dire que tels et tels sont parnassiens ou romantiques ?

On ne songera pas cependant à ranger parmi les Parnassiens Déroulède, Richepin, Clovis Hugues, qui nés de 1846 à 1851 sont des Vingt ans en 1870 et qui, peut-être sous l’influence de la poésie patriotique d’alors, représenteront sous la Troisième République un idéalisme romantique, proclamateur, oratoire : national avec Déroulède, social avec Clovis Hugues. Quant à Richepin, qui a tenu une place plus importante et qui est presque aussi oublié, il fut surtout un normalien éloquent et instruit, un descendant des rhéteurs latins et des rhétoriqueurs français. Il a vraiment inventé quelque chose avec la Chanson des Gueux, où il se saisit de cette part de l’héritage romantique que l’on appelait le truculent ; il a été un poète passable de la vie sensuelle dans les Caresses, et il est tombé à plat quand il a voulu vêtir la défroque d’un Lucrèce de foire avec les Blasphèmes.

Si de tous ces demi-maîtres ou quarts de maître on voulait passer aux sous-disciples, on n’en finirait pas de nommer des poètes. Les Tétrarques et même les Épigones ont été des pères de familles nombreuses. Par l’attention qu’il a, apportée aux questions de métier, par la probité technique, qu’il a mise à l’honneur, le Parnasse a contribué à faire de la poésie, sinon un métier, du moins un exercice, attrayant et en somme facile. Quel écrivain, dans ces trente dernières années de la République, n’a pas débuté par un recueil de vers plus ou moins parnassiens ? Pendant trente ans, les Français ont fait des sonnets avec autant de facilité qu’autrefois les Italiens. Le petit lyrisme, comme au XVIIIe siècle la tragédie d’école, a coulé à pleins bords.

VI
FLAUBERT
L’Héritage de Balzac.
Flaubert était à Constantinople quand il apprit la mort de Balzac. Il allait avoir trente ans. Le problème de l’héritage d’Alexandre inquiétait Paris. Flaubert ne pensa pas, ne paraît jamais avoir pensé, que l’héritier pût être lui. Quand lui-même mourut trente ans après, le doute n’était plus permis. Mais l’hégémonie disparut avec lui. Balzac eut un successeur, Flaubert non.

L’œuvre de Flaubert n’est pas un monde, comme celle de Balzac. Elle n’est pas constituée, comme la Comédie Humaine par son titre, en corps littéraire, en Cosmos. Elle part en diverses directions, tente diverses expériences. Si l’œuvre flaubertine portait comme celle de Balzac un titre général, ce serait celui de Montaigne : Essais. Et les Essais de la maison de Croisset ont institué, dans la littérature française, comme ceux de la tour périgourdine.

Une fortune et une famille, un héritage et une hérédité, une tranquillité et une indépendance fortement bourgeoises, soustraites aux affaires et au mariage, dans la province à la fois la plus originalement solide et la plus proche de Paris, ont permis à Flaubert d’épouser la littérature, de mener ses Essais en toute lenteur et patience. Ces Essais se sont complétés d’une façon inattendue après sa mort par deux ailes très importantes : l’œuvre manuscrite de jeunesse, et la correspondance.

Dans l’œuvre de jeunesse importent uniquement les recueils autobiographiques, soit l’autobiographie directe des Mémoires d’un fou et de Novembre, et l’autobiographie transposée de la première Éducation sentimentale. Écrits entre 1840 et 1845, ils font voir Flaubert en possession d’un style aisé, puissant, inspiré du style oratoire romantique ; — d’une singulière aptitude à dramatiser, à poétiser les événements les plus banals de sa vie, d’une vie, — et, dans la première Éducation, d’un art et d’un humour du récit qui annoncent le vrai romancier. Nul doute que si Flaubert avait publié cette Éducation, et s’il avait fréquenté la Brasserie, la tablée réaliste autour de Courbet ne l’eût adopté et soutenu. Mais ce grand bourgeois, ce vrai bourgeois, eut toujours horreur de la bohème, des coteries ; il ne connaissait à Paris que le Café Anglais, Brébant, Tortoni et similaires ; il fréquenta l’atelier de Pradier, non celui de Courbet.

La Tentation de Saint-Antoine.
Son ambition était d’écrire Faust, ou plutôt un Second Faust. Comme jadis la Pharsale de Brébeuf, les provinces admirèrent longtemps l’Ahasvérus de Quinet, qui est de 1833, et qui est une somme de l’histoire, des religions, des philosophies, développée panoramiquement, avec grandiloquence, mythes, personnages animateurs, le Juif-Errant de la légende paraissant désigné par la Providence même comme le compère de cette revue planétaire. En 1845 une Tentation de Saint-Antoine de Breughel, au musée de Gênes, suggère à Flaubert que le défilé des tentations du célèbre ermite, nourri par un défilé de lectures, devenu un défilé de visions mythologiques, historiques, philosophiques, pandémoniques, ferait encore meilleur visage. Il produisit avec facilité, en un an de travail, une œuvre énorme et d’une vigueur, d’une imagination, d’une luxuriance, d’un jet de style extraordinaires. Bouilhet, qui était devenu sa conscience artistique, eut sans doute raison de lui en déconseiller la publication, s’il le tourna, par la même occasion, vers le sujet de Madame Bovary. Mais l’immense Saint-Antoine reste la plus belle flambée de ce qu’on pourrait appeler le romantisme de province, et très supérieur en intérêt à l’extrait amendé qu’en publie beaucoup plus tard Flaubert.
La Province grotesque.
Du tremplin attardé et solitaire de la province, Bouilhet le tournait ainsi vers l’observation de la province, et de l’art de province aux mœurs de province. Bouilhet savait d’ailleurs ce qu’il faisait. Flaubert est encadré par une génération littéraire rouennaise née vers 1820, des camarades de collège avec qui il a un langage commun, et dont le plus important est, après Bouilhet, Alfred Le Poittevin, oncle de Guy de Maupassant, Le Poittevin qu’Une Promenade de Bélial accorde si bien aux œuvres de jeunesse de Flaubert. Ces Flaubertins de Rouen, qui nous sont connus par la Correspondance, ont eu, à l’hôpital de Rouen, leur théâtre d’enfance dont Gustave était le Shakespeare et où il produisit une forte et mystérieuse création, Le Garçon, précurseur d’Ubu. À cette époque la province est enthousiasmée non seulement par Ahasvérus, mais par la Caricature et le Charivari, nés en même temps qu’Henry Monnier créait cet oncle du Garçon, Joseph Prudhomme. Ces journaux, on les reçoit sinon chez les Flaubert, tout au moins chez leurs amis, où les lit Gustave. Il y cultive un sens aigu du grotesque qu’il applique dans ses propos, et que Bouilhet en 1849 lui conseille d’appliquer, dans un livre, à la vie de province. Mais ce grotesque, chez l’auteur de Novembre, est un grotesque triste. Et d’ailleurs tout grotesque est triste.
Madame Bovary.
Le triple sens du lyrisme oratoire, de l’observation réaliste et du grotesque triste, — décantés à travers ce grand voyage d’Orient qui renouvelle Flaubert, — à travers des habitudes de travail lent, de contrôle, de ratures, de casuistique du style, qui succèdent brusquement à la puissante facilité de Saint-Antoine, voilà ce qui est à l’origine de Madame Bovary, que Flaubert mit cinq ans à écrire ; un procès-verbal, un journal, parfois quotidien, d’une partie de ce travail, nous est donné dans les inestimables lettres à Louise Colet.

Madame Bovary fut poursuivie par le Parquet impérial. Mais Dupanloup l’appela un « chef-d’œuvre pour ceux qui ont confessé en province » et elle l’est aussi pour ceux qui n’ont pas confesse puisqu’on peut la tenir pour le plus célèbre des romans français. Aucun n’a davantage fait date ; cela pour plusieurs raisons.

Le roman, ce sont les femmes ; il est écrit généralement pour elles, souvent sur elles, quelquefois par elles. Elles avaient fait le principal public de Balzac. Flaubert a créé en Emma Bovary la femme française moyenne la plus proche de la lectrice française de romans.

Le roman en France, c’est la province. Ici les mœurs de province. Il n’y a pas seulement en France la Bretagne, la Provence, le Béarn, etc. Il y a une province, Une et indivisible, la province française. Flaubert en a constitué dans Madame Bovary la figure synthétique.

Tout homme rencontre plusieurs fois dans sa vie Madame Bovary. Toute femme jolie rencontre des Léon et des Rodolphe. Ces personnages sont multipliés par la réalité autour de nous comme par un jeu de glaces, et pourtant c’est bien dans la vie de roman que se tient le personnage dont le roman de la vie semble ne présenter que les reflets. Il y a un plan où le roman domine l’état-civil : le consentement général a reconnu ce plan dans Madame Bovary.

La province, c’est la politique. Flaubert est le seul écrivain français qui ait créé avec Homais un type politique, qui l’ait créé avec divination comme Balzac avait peint à l’avance la société du Second Empire. Du pharmacien Homais scientiste, anticlérical, intelligent dans sa pratique, borné dans ses idées, on peut dire : vires acquirit eando. Il est en avant d’une génération : la France de la Troisième République, devenue radicale, a fait de Homais le Type « de gauche » qui, accordé à un chef-d’œuvre littéraire, équilibre les types « de droite » Tartufe et Basile.

On peut comparer l’importance de Madame Bovary à celle du Cid et des Méditations en ce sens que, de même que Corneille élève au plus haut plan littéraire la tragédie fabriquée par Hardy, Lamartine l’élégie classique qui débordait du XVIIIe siècle, ainsi Flaubert porte sur le plan du style ce réalisme que l’école d’Henry Monnier et de Champfleury cultivait non seulement sans style, mais contre le style. D’abord style des personnages : Emma Bovary, c’est la provinciale de Champfleury, plus un style ; Homais c’est le Prudhomme de Monnier, plus un style. Et puis le style écrit. Par le soin que Flaubert apporte à l’image, au nombre, à la phrase, au détail esthétique, il réagit au maximum contre la pente de facilité reproductrice qui fait corps avec le réalisme, qui y conduit des autodidactes et des populaires, il se place au pôle exactement opposé au pôle Restif-Champfleury, et cette opposition fait corps avec la géographie même du roman.

Salammbô.
Léonard, Valéry, abandonnent les « débris d’on ne sait quels grands jeux ». Flaubert abandonne les réussites de jeux successifs menés jusqu’au bout, il est l’homme des essais conséquents. À Madame Bovary succède un « essai » de décor historique pur, l’évocation carthaginoise de Salammbô. Salammbô est une fuite à Carthage ; fuite de Flaubert devant son temps, devant le moderne, devant lui-même ; fuite devant le sujet, et qui le mène à une volonté paradoxale de style pur. Ce style pur a fait école pendant un demi-siècle, il a enthousiasmé les mandarins, il a été leur Conciones. Dès le début du XXe siècle il vieillit, sonne le creux, et Salammbô est devenue illisible, à tort, pour une partie des générations actuelles. Mais d’abord la place qu’elle occupe doit inspirer le respect. Ensuite elle n’est pas style pur au point de ne pas comporter une forte vision de la femme d’Orient, de la nature africaine, même de Carthage, dont le décor archéologique est fabriqué, mais dont la vie politique est vraisemblablement induite, devinée, présentée.
L’Éducation sentimentale.
Le troisième roman de Flaubert, l’Éducation sentimentale, echoue complètement devant le public et la critique des derniers mois de l’Empire. Même jusqu’à l’heure présente, la critique universitaire, en bloc, n’en a guère parlé que comme de l’erreur de Flaubert, le paradoxe du réalisme, le tableau de vies manquées dans une œuvre manquée. Au contraire, les romanciers la tinrent bientôt en grande admiration, son influence sur le naturalisme fut profonde, toute une partie de l’opinion, littéraire y voit aujourd’hui le chef-d’œuvre de Flaubert, la met au-dessus de Madame Bovary. En gros, cette dernière opinion est la vraie.

C’est le livre qui, mieux encore que Madame Bovary, exigeait le génie du réalisme. Le principe est celui de Murger et Champfleury : prendre pour sujet l’auteur et ses amis ; ainsi chez Courbet, l’Atelier du Peintre vient après cet Enterrement d’Ornans qu’était Madame Bovary (bravons la grimace que Flaubert aurait faite devant cette comparaison). Mais quelles transformations, quelles stylisations ! D’abord, si Flaubert utilise en Frédéric Moreau sa vie, son expérience personnelle, son amour pour Mme  Schlesinger, il se garde de faire de son héros un écrivain comme lui, il le soustrait aux mécanismes littéraires pour le rendre à l’existence humaine pure, ordinaire, moyenne, au comme tout le monde sur lequel, si grand qu’il soit, un clairvoyant finit toujours par retomber. Ensuite, du groupe de l’atelier du peintre (tous les personnages de l’Éducation, dit Maxime du Camp, ont existé) le peintre fait le groupe de la génération du peintre, celle qui a de vingt à trente ans en 1848, une génération en faillite, croit-elle, dans la révolution et le coup d’État. Le grand roman de Flaubert devient ainsi un document à la Balzac. Enfin le personnage de Marie Arnoux où Flaubert immortalise l’unique passion prolongée de sa vie, passe à bon droit pour une des plus pures et parfaites figures de femmes du roman. Mais autour d’elle, autour de Frédéric, c’est une douzaine au moins de figures qui sont dessinées avec une technique, une sûreté, une réussite insurpassées.

De sorte que l’Atelier du Peintre a mérité de devenir l’école du peintre, l’école du secteur le plus important du roman entre 1870 et 1900. Sans doute l’auteur de l’Éducation doit-il lui-même quelque chose aux Goncourt qui, à partir de 1860 ont stylisé le roman réaliste. Mais les Goncourt avaient tout ce qu’il fallait pour que leur école fût dangereuse, Flaubert tout ce qu’il fallait pour que son école fût bienfaisante. Le style lui-même descend d’un degré vers la simplicité et la réalité. Il a abandonné à peu près cette musique, ces cadences oratoires, qui ont contribué à vieillir Madame Bovary et Salammbô. Il réalise un plein équilibre de style tenu et de style courant.

L’insuccès de l’Éducation en 1870 ajoute même à sa valeur et à sa portée. Il y avait un roman conformiste, d’ailleurs très distingué, celui de Feuillet et de la Revue des Deux-Mondes, qui flattait le lecteur, et surtout la lectrice, qui visait à la consonance de l’écrivain et du public, du romancier et de l’abonné. Mais l’art ne progresse que par des dissonances. La dernière page de l’Éducation, qui a fait crier pendant trente ans, inflige au lecteur un désagrément salubre, maintient dans un non-conformisme l’atmosphère du roman. Et elle est vraie : les désirs sont souvent ce qu’une vie a eu de meilleur. Par la Correspondance nous connaissons assez bien Flaubert pour savoir que c’était son cas, qui en vaut bien un autre.

Bouvard et Pécuchet.
Le malentendu, non entre la critique et l’auteur, puisqu’il s’agit une œuvre posthume, mais entre les lecteurs et les héritiers littéraires de Flaubert, s’accrut avec Bouvard et Pécuchet. Comme la Vie de Rancé, la Chute d’un Ange, Dieu, Bouvard est cette œuvre-limite qu’un auteur est sommé de produire par un destin exigeant, pour lui-même, presque contre le public, et qui, auprès du public, passera longtemps pour une erreur. Flaubert avait toujours pensé qu’il avait pour mission d’écrire le livre de la bêtise humaine. Il avait le sens de la bêtise à un degré exceptionnel, comme on a le sens de la couleur, des vins ou des femmes. Il la reconnaissait partout, l’admirait partout. Il en avait dressé un tableau sommaire dès 1847 dans le Dictionnaire des Idées Reçues, sottisier bourgeois dont il disait : « Il faudrait qu’après l’avoir lu personne n’osât parler, de peur de dire quelque chose qui s’y trouve. » Bouvard et Pécuchet, c’est le dictionnaire animé, vivant, à l’état de découverte, de la découverte de la science, des arts, de la vie, par deux expéditionnaires retraités. Dictionnaire donc de l’ignorance et de la sottise humaines qui défile devant ces deux compères de revue comme le dictionnaire des religions et des philosophies antiques défile, dans Saint-Antoine, devant l’ermite. Le défilé antique est décoratif et magnifique parce qu’il est loin, le défilé moderne est grotesque parce qu’il est vu de près, et que Flaubert se fait gloire de ressembler à Saint-Polycarpe (on lui souhaitait sa fête le jour de ce saint) dont il est écrit qu’il avait coutume de s’enfuir en criant : « Mon Dieu ! dans quel siècle m’avez-vous fait vivre ! »

Son dessein n’est pas parfaitement net, le roman étant d’ailleurs inachevé. En gros, on peut dire qu’il a voulu donner une synthèse et une somme de tout ce qu’il y a d’automatisme et de grotesque dans l’intelligence et la vie du bourgeois moyen, de l’homme dans la rue, du conformiste dans la société. Comme le naturalisme fera consister le roman surtout dans la peinture de la médiocrité caricaturale, on comprend que Bouvard, et Pécuchet ait servi de bible à un groupe naturaliste, où on le savait par cœur. Il y a là de la charge d’atelier, un retour de Flaubert posthume au théâtre de son enfance, « Je tourne à la bedolle, au scheick » écrit-il souvent : il y a tourné en grand homme de lettres.

Le cas de ce livre n’est pas le même que celui de l’Éducation. C’est le droit des honnêtes gens de rester de glace devant Bouvard, de ne pas suivre Flaubert dans son ténébreux dessein. Comme roman le livre n’existe pas. Les personnages ont une dimension de moins que ceux de Madame Bovary : perte sensible dans un espace euclidien.

Trois Contes.
Des Trois Contes, deux peuvent passer pour la perfection même. Un Cœur simple, histoire d’une vieille bonne, prise à la chronique de la famille Flaubert, et la Légende de Saint-Julien l’Hospitalier, écrite d’après un vitrail normand, vitrail elle-même, le point peut-être le plus exquis du style ou plutôt des styles de Flaubert (ce qui est d’autant plus remarquable que les Trois Contes ont été écrits facilement et sans les fameuses affres). Il y a plus de bric-à-brac dans Hérodias, où Flaubert a pris la mort de SaintJean-Baptiste, comme prétexte d’un tableau de la Judée au Ier siècle.
La Correspondance.
La première Tentation et le Voyage d’Orient séparent la littérature de Flaubert en deux parties contraires : d’un côté une littérature de jeunesse et de confession personnelle, d’autobiographie romantique et romancée, qui reste dans les cartons de l’auteur. Et puis, au retour d’Orient, une littérature strictement impersonnelle, la rédaction de Madame Bovary ayant fait fonction pour Flaubert de cure d’impersonnalisme en même temps que de cure de désintoxication romantique, et de cure contre la facilité d’écrire et l’euphorie de produire. Ce qui ne signifie pas que l’auteur de la seconde Éducation soit absent de son œuvre. Mais, en traçant la première ligne de l’histoire de Delamarre, de Charbovary et de sa casquette, il a mis à la porte de Croisset l’auteur qui dit Je. Chassé par la porte, le Je est rentré, après la mort, par toutes les fenêtres. Et c’est, la Correspondance.
Elle peut passer pour la plus importante correspondance d’homme de lettres au XIXe siècle. On y trouve tous les dessous de l’œuvre de Flaubert. Et l’on y voit un de ses styles nouveaux, le style à l’état libre, les phrases en récréation qui succèdent brusquement aux phrases en classe, le torrent des idées, des images, des absurdités, des bouffonneries, des obscurités, la sève provinciale, le cru normand. Le roman de Flaubert et des Goncourt, soutenu par ces immenses substructures que sont la Correspondance de l’un et le Journal des autres, nous expose et nous explique en grande clarté et d’une manière qu’on ne retrouverait pas ailleurs, la liaison du roman et de la vie.

La Correspondance une fois publiée a contribué puissamment à maintenir Flaubert au premier rang, à retarder où à amortir les réactions inévitables qui se sont produites contre son art et son influence. Elle a mis à l’artiste la rallonge de l’homme. André Gide dit qu’elle a été pendant des années son livre de chevet. Elle doit être tenue pour un bréviaire de l’honneur littéraire.

VII
TAINE
Le Cacique.
Durant les trente dernières années du XIXe siècle le tétrasyllabe Taine-et-Renan rendait dans la langue des lettres un son indivisible comme Tarn-et-Garonne. C’était le nom des deux maîtres, associés et complémentaires, d’une génération, le nom d’une magistrature collégiale. La fonction qu’avait occupée dans la génération romantique les grands poètes, celle des Lamartine-Hugo, était tenue par ces deux cerveaux encyclopédiques, critiques, historiens et philosophes, tous deux fruits suprêmes des deux grandes familles cléricales françaises, de la formation ecclésiastique et de la formation universitaire, de Saint-Sulpice et de l’Université. Aussi opposés d’ailleurs que Montaigne et Pascal, que l’élément liquide et l’élément solide, ce que la domination de l’un d’eux aurait eu d’excessif et de périlleux se trouvait tempéré et mis au point par leur coexistence.

Des deux cerveaux, le plus fin était celui de Renan, le plus solide et le mieux meublé celui de Taine. Vigoureux, organisé, centré, Taine peut passer pour le plus grand Scholar du XIXe siècle. Entré premier à l’École Normale — cacique, selon le langage de la maison — il est resté le cacique de la formation universitaire française, à la manière dont Hugo serait le cacique de la poésie et Bossuet celui de l’épiscopat. Avec une facilité et une méthode extraordinaires, il s’initia à l’École Normale à toutes les disciplines, en sortit à vingt-deux ans philosophe, critique, historien en disponibilité. Entre ces disciplines il alla à la tête, voulut être philosophe.

Le philosophe.
Il y avait en philosophie une génération à renverser et à remplacer, celle de Cousin. Dès ses années d’École, Taine avait retrouvé et ranimé contre elle l’esprit de Condillac, du XVIIIe siècle, des idéologues, l’esprit de la génération de Stendhal, ce qui lui valut d’échouer à l’agrégation de philosophie, de voir rejeter comme suspect son sujet de thèse sur les Sensations, de subir des persécutions universitaires. Les persécuteurs contribuèrent à donner à son premier livre de philosophie, les Philosophes Français du XIXe siècle, figure jeune, allègre, et mordante de pamphlet.

C’est un des rares livres littéraires vivants, agréables à relire, de la philosophie française, et où l’on sent le camarade d’About et de Paradol, de Sarcey et de Weiss. Un esprit digne du XVIIIe siècle était employé à rappeler l’attention sur une philosophie du XVIIIe siècle, celle des idéologues. Les Philosophes débutent par un portrait charmant de Laromiguière, dont la conclusion contient en germe la théorie de l’Ancien Régime sur l’esprit classique. « On a dit que le propre de l’esprit français est d’éclaircir, de développer, de publier les vérités générales. S’il en est ainsi, l’idéologie est notre philosophie classique, elle a la même portée et les mêmes limites que notre talent littéraire ; elle est la théorie dont notre littérature fut la pratique ».

Cette philosophie classique que Taine entend assimiler, c’est l’analyse. Analyse des mots qui consiste (« Tout abstrait est un extrait ») à traduire toujours les mots en choses, pour n’en être pas la dupe, le verbalisme de Cousin faisant ici, pour de jeunes esprits critiques, fonction d’esclave ivre. Analyse des choses, c’est-à-dire transformation des « grosses masses d’objets qu’aperçoit l’expérience vulgaire en un catalogue circonstancié et détaillé des faits chaque jour plus décomposés, plus nombreux ».

Mais en même temps qu’il entend assimiler cette philosophie, il connaît et sent dans le puissant acquis européen du XIXe siècle ce qui lui permettra de la dépasser : dépasser l’esprit d’analyse en le complétant par l’esprit de synthèse (c’est le thème du dernier chapitre, le dialogue de M. Pierre et de M. Paul) — dépasser l’idéologie française par l’associationnisme anglais, celui des Mill et de Bain, ce qui contribue à donner à partir de 1857 à la pensée de Taine sa figure franco-anglaise — dépasser les vues de détail et l’esprit d’exactitude, que l’analyse enseigne, par l’esprit des grandes synthèses hégéliennes, qu’il lit longuement dans leur texte pendant toute une année de solitude en province — dépasser enfin le style limpide et transparent du XVIIIe siècle, la finesse élégante de Laromiguière, par l’élan, l’oratoire et la couleur : in philosophia orator.

Comme Cousin, après tout, qu’il retrouve ainsi au bout d’un long tournant, et dont il n’admirait, avec toute sa génération, avec Renan lui-même, que le style. Aujourd’hui, pour nous, de Cousin le styliste a disparu, comme le philosophe avait disparu pour Taine, et il ne reste qu’un extraordinaire et bien vivant personnage de comédie. Mais il est un autre point par lequel Taine formerait presque couple avec Cousin. C’est sa méconnaissance de la vie intérieure comme principe et source de la philosophie. Les Philosophes commencent par une exécution de Maine de Biran, traité comme un simple visionnaire. Taine ne s’est pas douté de l’importance du courant biranien dans la philosophie du XIXe siècle. Il n’a jamais donné au mot philosophe son sens le plus profond, qui est biranien. Un de ses disciples, Paul Bourget, écrit, et précisément à propos de Taine : « Les traductions diverses, ou élogieuses ou hostiles, qui ont été données du mot philosophe se ramènent à la suivante : un esprit philosophique est celui qui se forme sur les choses des idées d’ensemble, c’est-à-dire des idées qui représentent non plus tel ou tel fait isolé, mais bien des séries entières de faits, des groupes entiers d’objets ». Définition bien tainienne ! Un philosophe est un homme pour qui le monde intérieur existe, pour qui le monde extérieur ne s’explique que comme référence au monde intérieur. La philosophie de Taine s’est affaissée, comme celle de Cousin, par défaut de cet intérieur substantiel. La réaction contre Taine sera une réaction de l’intérieur, une réaction biranienne.

Bien que toute la philosophie de Taine soit déjà reconnaissable dans sa conclusion de ce livre de 1857, les Philosophes Français ne forment qu’une introduction polémique au grand ouvrage auquel il travailla dix ans, l’Intelligence (1870) et qu’annonçait son étude sur Stuart Mill, le Positivisme anglais, dont il relève beaucoup plus que du positivisme français. L’Intelligence c’est Mill repensé par un cerveau cartésien. Il s’agit pour Taine de rechercher les éléments de la connaissance, qui sont les signes, soit des extraits, ou des abstraits réels, d’en demander d’une part les conditions physiologiques aux expérimentateurs et aux médecins, d’en suivre d’autre part la recomposition en idées et en lois, jusqu’à ce qu’apparaissent le mécanisme entier de l’intelligence et se formule la loi suprême auxquelles sont suspendues les autres : la conservation de l’énergie, l’identité réelle, l’Axiome éternel.

L’Intelligence (à laquelle Taine se proposait de faire succéder la Volonté quand la guerre et la Commune le jetèrent du côté de l’histoire) a eu de grandes conséquences. Elle a marqué une révolution non en philosophie, mais en psychologie. Elle a donné à toute une génération le goût de la psychologie expérimentale, entre 1872 et 1900. Cette abondance entraînante du discours, cette lumière constante et facile (trop facile), ces petits faits bien choisis et bien mis en valeur, ces exemples et ces anecdotes sur le monde des rêves et des hallucinations, même l’odeur de soufre autour d’un livre que réprouvait le spiritualisme de la chaire, tout cela séduisit les imaginations des jeunes philosophes, les conduisit aux cliniques et aux laboratoires, leur communiqua l’élan par lequel ils dépassèrent ce livre illustre, aujourd’hui périmé, ce pont qui s’est écroulé une fois la troupe passée.

La Critique.
À quarante-deux ans (1870) Taine n’a pas seulement mis sur pied cette philosophie et cette psychologie. Ce philosophe est devenu un des maîtres de la critique littéraire, désigné par Sainte-Beuve comme son successeur, celui auquel il pense toujours et seulement quand il dit : « la jeune critique ». Les trois volumes d’Essais restent pleins de force et de suggestion, et les articles sur Saint-Simon et Balzac ont été des événements. La Fontaine et ses Fables peut passer pour l’illustration la plus vivante et la plus colorée du déterminisme philosophique qui régit la critique de Taine. Mais dans la grande Histoire de la Littérature anglaise, ce déterminisme et ce mécanisme tournent souvent à vide ; le goût littéraire, difficile à acquérir quand il s’agit d’une littérature étrangère, manque, est remplacé trop souvent par des tirades et surtout des théories : « Mon idée générale, dit-il de ce livre, était celle-ci : écrire des généralités et les particulariser par des grands hommes, laisser le fretin. Le but était d’arriver à une définition générale de l’esprit anglais ».

Nous touchons ici les habitudes et les limites de Taine critique et historien de la littérature. Son directeur d’École Normale, Vacherot, le jugeait ainsi à vingt ans : « Comprend, conçoit, juge et formule trop vite. Aime trop les formules et les définitions auxquelles il sacrifie trop souvent la réalité, sans s’en douter, car il est d’une parfaite sincérité ».

Les formules et les définitions sont à la critique de Taine ce que sont aux robes de son temps les crinolines.. Leur artifice s’est vite démodé. Ecrire sur Taine critique, ce fut longtemps oublier tout ce qu’il y a de neuf et de puissant dans ses meilleures pages, tout ce qui révèle un extraordinaire génie d’explication, et ne discuter que le cadre de cette explication, ses deux théories, les deux formules qui sont : le déterminisme de la race, du milieu et du moment — la définition d’un écrivain ou d’un artiste par sa faculté maîtresse. La première théorie est une transgression arbitraire et naïve de la philosophie didactique dans l’ordre du sentiment, du goût, de la pluralité et du complexe. Quant au procédé qui consiste à centrer un écrivain ou une œuvre sur une faculté maîtresse, il se réfère au même amour des « définitions », aidé d’ailleurs par le souvenir de Balzac, qui crée volontiers un personnage comme Grandet ou Hulot autour d’une faculté maîtresse ou d’une passion unique.

L’Artiste.
Mais depuis le Voyage aux Pyrénées un artiste s’était révélé dans Taine. Les sensations, cela n’avait fait jusqu’alors pour lui qu’un sujet, de thèse condillacienne. Après la trentaine elles entrent, avec leur éclat et leur fleur, un peu dans sa vie, et beaucoup dans son style, que les images nourrissent avec ampleur et bonheur. L’enfance forestière du jeune Ardennais est rendue au professeur parisien, et à la craie du tableau succède dans sa main une palette de coloriste. En 1862 il écrit : « Quand je me regarde entièrement, il me semble que mon état d’esprit a changé, que j’ai détruit en moi un talent, celui de l’orateur et du rhétoricien. Mes idées ne s’alignent plus par files comme autrefois, j’ai des éclairs, des sensations véhémentes, des élans, des mots, des images, bref mon état d’esprit est bien plutôt celui d’un artiste que celui d’un écrivain. » C’est exact. L’aventure de Taine artiste représente le contraire du poète mort jeune à qui l’homme survit. C’est l’histoire de l’artiste en puissance, recouvert momentanément par l’école, et qui reparaît après l’école, sous l’école.

Cet artiste, on ne le trouve d’ailleurs qu’assez peu (sauf les admirables pages sur Rubens et Rembrandt) dans la Philosophie de l’Art, qui est son seul livre de professeur, le texte de quelques leçons faites à l’École des Beaux-Arts où il enseigna l’esthétique et l’histoire de l’art pendant vingt ans. Taine s’y montre un vrai et même un grand professeur. Il fait faire à l’auditoire qui l’écoute le mouvement inverse du sien, inverse du mouvement du normalien. À des artistes qui savent ou qui apprennent à l’atelier ce que c’est que le monde de l’art, il révèle un autre monde, celui des idées générales. Il conduit avec ordre et discipline dans les cadres de ces idées générales les files des petits faits pittoresques. Parlant dans le grand hémicycle, sous la fresque de Paul Delaroche, il en transportait l’ordonnance dans son discours, il faisait de cette chaire un des lieux typiques de l’histoire française. Nulle part d’ailleurs plus que dans cette Philosophie de l’Art la théorie de la race, du milieu et du moment ne paraît inopérante et oratoire, simple exercice de l’esprit qui groupe des faits. Ceux qui l’écoutaient et le lisaient prenaient un bain tonique d’idées générales, mais il ne pouvait s’agir pour eux de vivre dans ces eaux froides.

Le hasard d’une amitié, celle de Planat, le fondateur de la Vie Parisienne servit beaucoup mieux l’artiste en lui inspirant ce tableau des mœurs du Second Empire qu’est Thomas Graindorge. Évidemment Graindorge, par ce qu’il a d’oratoire, a vieilli. Mais comme la société qu’il représente a subi le même vieillissement, comme en outre c’est le livre où Taine, si réservé et si craintif quand il s’agissait de se produire, a mis le plus de lui-même, Graindorge garde de l’attrait. Il devient le chef de file du Taine stendhalien, du Taine avec peu ou point de système, celui des petits faits purs, — des Carnets de Voyage, des Notes sur l’Angleterre, de ces livres bien écrits, au courant de la plume, par un vrai voyageur qui voyage, et très supérieurs au Voyage en Italie, qui, lui, est trop bourré, trop voyage professionnel pour remonte d’idées générales. On retrouve tout le Taine artiste dans sa solide, éclatante et précieuse Correspondance, bien plus vivante que celle de Renan, et la meilleure correspondance littéraire de son temps avec celle de Flaubert.

L’Historien.
Mais la plus grande œuvre d’art de Taine est son œuvre d’histoire. Il a élevé dans les Origines de la France contemporaine un des plus grands monuments, à la fois oratoire, évocatoire et dialectique, qu’il y ait dans notre littérature. Monument historique ? C’est une autre affaire.

Quand en 1871 la défaite et la Commune l’amenèrent à tenter un diagnostic historique de la maladie française, qui l’effrayait, Taine n’entrait pas dans un ordre d’études nouvelles, lui qui, depuis vingt ans, et sauf l’Intelligence, n’avait guère écrit que des livres d’histoire. L’année avant la guerre, il était même candidat à la chaire d’histoire de l’École Normale, en concurrence avec Fustel de Coulanges. Les cinq volumes des Origines de la France contemporaine ne rompent nullement avec ses préoccupations ordinaires et ses études antérieures. Mais il fit usage de documents qu’il n’avait que peu ou point maniés jusqu’alors, ceux des archives ; il donna à son œuvre une portée et un rôle civiques ; il exerça une influence sur des milieux nouveaux.

Son innombrable collection de petits faits, recueillie à l’appui de directives et d’idées générales qui n’étaient pas absolument préconçues, mais qui s’étaient formées très vite dans son esprit, tourna rapidement au dossier constitué en faveur d’une thèse, d’une thèse qui n’est elle-même en faveur de personne, qui est une thèse contre, celle d’un médecin sévère et triste pour qui la santé n’a jamais été sur le visage de la France qu’un état précaire qui ne présageait rien de bon. Aucune des figures de la France qui se disputaient la suprématie en 1875, légitimité, napoléonisme, république, n’échappaient à son diagnostic terrible. Ancien régime, Révolution, Napoléon, devenaient trois artisans de la même décomposition, trois précurseurs de ce que Barrès, disciple de Taine, appellera une France dissociée et décérébrée. Le lecteur finit par se dire que, si tout va mal aujourd’hui, M. Taine nous apporte des motifs de consolation en nous démontrant que tout a toujours été très mal, et qu’on a tout de même vécu, et même bien vécu. Les Origines sont le livre d’un grand pessimiste, lequel ressemble à cet historien pour qui la décadence de Rome avait commencé avec l’assassinat de Rémus par son frère. Mais elles sont aussi le livre d’un grand bourgeois, d’un grand orateur, et d’un grand classique.

Entré ou rentré dans la vie bourgeoise par son mariage, il avait voué à la bourgeoisie une fidélité, d’ailleurs sombre, de néophyte. Il faut ici le rattacher à Guizot, dont tout le séparait en ce qui concernait le genre de pensée, mais qui fut son maître en ce qui concernait le genre de vie. Il avait appris, dit-il, chez les Guizot ce que c’est qu’une famille, une famille bourgeoise, une famille à l’anglaise. Pour Taine comme pour Guizot, il y a une nature politique, celle même qu’il respirait chez les Guizot, que la France n’a pas réussi, et que l’Angleterre a réussie. Tous les traits propres de la France, qu’ils soient monarchiques, napoléoniens ou républicains, en tant qu’ils se distinguent de ceux de l’île voisine, sont frappés par le même verdict de condamnation, déclassés par le retour monotone et puissant d’un mépris triste.

Ce grand livre de défense bourgeoise est un livre de classe au sens social, mais c’est aussi un livre de classe, de grande classe, au sens littéraire, et bien certainement le chef-d’œuvre littéraire de Taine, probablement l’œuvre historique la plus éloquente de la littérature française, plus généralement le plus grand monument de la continuité oratoire depuis Tive-Live — motus animi continui. Ailleurs l’artiste profond qu’est Taine a pu être gêné ou dépaysé par son sujet. Ici il a pleine carrière, comme Michelet.

Et ce livre de grande classe convoque en un feu d’artifice suprême toutes les ressources et toute la force du génie classique. Jamais plus classique que dans cette théorie de l’esprit classique, qui, placée au cœur de l’Ancien Régime, est demeurée la plus célèbre, la plus discutée, la plus suggestive des idées de Taine. Il est visible qu’ici il se bat contre lui-même, que l’artiste porte avec mauvaise conscience et contrôle avec défiance sa culture d’école, qu’il ne tombe jamais plus entièrement dans le cercle de l’esprit et de la culture classique, sous leur forme rationnelle, constructive et oratoire, que lorsqu’il s’imagine les fuir. Il a trouvé dans les Origines le sujet qui convenait le mieux à un génie d’artiste classique : des portraits à faire ou plutôt à construire. Ses portraits des philosophes du XVIIIe siècle, des hommes de la Révolution et de Napoléon sont d’étonnantes bâtisses, les seules pages sans doute qui nous montrent ce que peut donner Balzac jeté dans le moule classique des Latins et du XVIIIe siècle : des idées à colorer, un discours à développer, et, pour échauffer ce discours, une passion où sont fondues la passion politique du bourgeois et la passion privée du bourgeois, presque du propriétaire : incomparable source de vie !

C’est surtout par l’immense influence des Origines que Taine continua sa présence. Il a fourni une conscience, une idéologie, des images à tous les partis de droite. Barrès et Maurras sortent en partie des Origines de la France contemporaine. Depuis un demi-siècle, cet ouvrage ne cesse de trouver un public ; il reste le grand livre de la réaction française. Au contraire de l’historien philosophe, le philosophe pur a cessé d’agir, l’historien de la littérature est dépassé, les théories du critique ont vieilli. Mais replacé dans l’histoire des idées Taine tient une place considérable : une place même au sens urbain du mot, carrefour de voies, lieu d’orientation, espaces découverts, portiques d’idées générales, escaliers monumentaux entre les diverses disciplines.

VIII
RENAN
Un carrefour du XIXe siècle.
Un des meilleurs critiques de ce temps, Pierre Lasserre, avait décidé de consacrer la dernière partie de sa vie à un Port-Royal, c’est-à-dire à une grande œuvre souple, centrale et cyclique comme celle dont Sainte-Beuve fit, si à propos, le massif central de son œuvre. Il avait, à cette fin, entrepris un immense Renan, que la mort ne lui permit pas de poursuivre. Il avait raison. À lui tout seul Renan figure, comme Port-Royal, au milieu d’un siècle, un monde complexe où se croisent les routes de ce siècle, où les révolutions de la science, de la morale, de la politique, de la religion contractent une expression, une résonance littéraire, sont rendues sensibles, circulantes, populaires, créent un style. Comme à Port-Royal tout cela se passe dans un monde à la fois clérical et laïque, où se jouent non seulement le drame des idées religieuses, mais celui des conditions religieuses. Comme à Port-Royal les grands intérêts spirituels et littéraires qui sont concernés sont maintenus dans la température humaine par une littérature intime de correspondance, de mémoires, presque de confessions, extrême pointe et reflux du mouvement venu de Saint-Augustin.
Le Clerc Breton.
À vrai dire, ce Port-Royal du XIXe siècle, il faudrait quelque peu l’étendre dans le temps. Au centre de Port-Royal, il y a un massif auvergnat, les deux familles auvergnates, les Arnauld et les Pascal. Pareillement, le massif qui lui correspondrait au XIXe siècle, serait un massif breton : Chateaubriaud, Lamennais, Renan, soit le drame chrétien après la Révolution, comme Port-Royal était le drame chrétien de l’Ancien Régime.

Renan a été formé, presque déposé, naturellement, délicatement, par un des pays religieux les plus purs du monde, le Trégorrois, avec ses chapelles, ses cultes particuliers, ses fontaines sacrées, ses saints bretons, ignorés de Rome, parmi lesquels il y a un Saint-Renan, et cette capitale cléricale qui est Tréguier, peuplée de bons prêtres (« Je n’ai jamais connu que de bons prêtres » a dit Renan avec peut-être un coup d’œil complaisant vers le miroir qui lui en renvoyait un). Un hasard guetté ou provoqué par l’affection attentive de sa sœur Henriette fait passer à quinze ans, en 1838, ce futur prêtre de Tréguier dans le séminaire parisien que dirige le grand animateur Dupanloup, puis à Saint-Sulpice. C’est alors que la philologie et la critique des textes bibliques l’enlèvent à l’Église. De 1845 à 1848, dans le cerveau du jeune Breton jouent trois plaques tournantes, dont les mouvements coïncident avec des mouvements capitaux du siècle.

Le Clerc philologue.
D’abord un mouvement en accord avec un mouvement allemand contemporain : la philologie, qui sort du cabinet du spécialiste pour devenir une discipline éducatrice, une mesure du vrai et du faux, une vocation de probité et de conscience intellectuelle, une critique. La critique de Sainte-Beuve a été formée par l’humanisme. Celle de Renan qui, dans d’autres domaines moraux, va aussi loin, est formée par la philologie. Taine, de son côté, installe une critique fondée sur la philosophie. Nous sommes ici en pleine révolution non du goût, mais de l’esprit critique.
Le Clerc laïque.
Ensuite une transformation, une laïcisation de la Cléricature. Renan a appelé son cerveau une cathédrale désaffectée. Des habitudes contractées dans l’Église, la vie pour l’esprit devenue une mission, le service de Dieu élargi, assoupli, mobilisé, comme l’est d’ailleurs chez Renan la conception de Dieu, les mots et les idées d’une religion millénaire, remplissant, rafraîchissant, poétisant une critique moderne, voltairienne, une religion ductile qui devient mythe, comme chez Platon, sous des doigts d’artiste, le christianisme mis en liaison avec la science comme Chateaubriand l’avait mis en liaison avec la poésie, Lamennais avec la Révolution, voilà des changements que Renan a fait passer dans l’atmosphère du XIXe siècle, et qui lui ont valu sous la troisième République toute une postérité.
Le Clerc de la Science.
Enfin, il a représenté avec Taine et Berthelot une génération qui a cru à la pleine puissance, à la pleine bienfaisance et au plein avenir de la Science. Sceptique et maître de scepticisme, mais d’un scepticisme plein, c’est-à-dire vivant, comme Montaigne (ses ancêtres maternels étaient Bordelais) il n’en a été que plus fidèlement attaché à la science positive, il a transporté sur elle une partie de la foi absolue des prêtres de Tréguier.
L’expérience d’une vie.
Cette importante jeunesse de Renan, ce départ d’un homme et d’une génération, nous les connaissons par toute une expérience qu’il a notée : ses lettres à ses parents, surtout à sa sœur, ses journaux de réflexions et de lectures, ses écrits intimes, parmi lesquels il y a jusqu’à un roman autobiographique, Patrice, l’énorme ouvrage dans lequel il jette, en 1848, sa jeune expérience et sa foi nouvelle, l’Avenir de la Science, tous restés manuscrits longtemps, et publiés seulement dans ses dernières années et après sa mort. Les Souvenirs d’enfance et de jeunesse complétés par les Feuilles détachées, ont organisé, sur le tard, en une œuvre littéraire admirable, chef-d’œuvre peut-être de la littérature de mémoires en France, l’image de cette vie dans son paysage général, dans son idée cléricale, dans une satisfaction un peu béate d’elle-même, et dans un nune dimittis qui n’est en somme que celui qui suit une carrière réussie, des vœux modestes, mais comblés, un passage heureux sur la terre entre des êtres dévoués et des relations d’Institut. Cette carrière de chanoine garde toutes les formes extérieures de la vie cléricale. Mais Renan a indiqué expressément que le noyau chrétien avait tout de même bien fondu chez lui quand il a écrit : « Le péché ? Mon Dieu, je crois que je le supprime ».
L’Histoire.
Renan, philologue assez sûr, peu aventureux, sans génie, avait une idée saine, délicate, nuancée, de la science, des instruments de précision qu’elle comporte. Or cette idée il l’a singulièrement outrepassée dans ses grandes œuvres historiques, dans cette Histoire des Origines du Christianisme et cette Histoire du Peuple d’Israël qui devaient rester comme ses monuments, et dont la destinée n’a répondu ni à son attente, ni à la haute considération de ses contemporains.

Renan écrivait en 1848 : « Le livre le plus important du XIXe siècle devrait avoir pour titre : Histoire critique des origines du christianisme ». Quand il l’a entrepris, il a eu raison de faire disparaître le mot essentiel, qui est « critique » et qui, sur la Vie de Jésus, aurait eu l’air d’une antiphrase.

Ce n’est pas une œuvre critique qui aurait trouvé en 1863 le succès foudroyant et mondial de la Vie de Jésus, dont il se vendit en six mois plus d’exemplaires à sept francs qu’il ne s’en était vendu, cinq ans avant, de Madame Bovary qui n’en coûtait que deux : soixante mille.

Elle a été le plus populaire, le seul populaire des livres de Renan. Dans l’ordre de l’opportunité et du succès, on ne peut la comparer, au XIXe siècle, qu’à l’Histoire des Ducs de Bourgogne de M. de Barante, et à l’Histoire des Girondins. Elle est extraite des Évangiles par un habile artiste comme la première l’est de Froissart, Chastellain, Monstrelet et Comines. Elle ressemble à la seconde par ses fonds d’or, son azur, son ornementation, sa vocation vers le public féminin (il ne faut pas oublier que les deux seuls auteurs d’imagination qui aient eu de l’influence sur la jeunesse de Renan ont été Lamartine et George Sand). Mais en outre Renan était philologue, hébraïsant, représentait la science de l’Institut et du Collège de France avec la même autorité que MM. Quatremère et Burnouf. Il détenait par ses fonctions les clefs de l’exégèse allemande, dont on parlait alors sans la connaître et dont rien à peu près n’avait encore touché le grand public. Voici que cette célèbre exégèse allemande entrait d’un coup par la baie lumineuse d’un esprit clair, et qui en outre avait été chercher sur les lieux, et en mission officielle, la géographie de l’Évangile, ainsi que M. Taine avait pris le train pour la Champagne et en avait décrit le paysage crayeux afin de comprendre et de faire comprendre le Meunier, son Fils et l’Âne. Et puis, il ne s’agissait plus de la critique négative du XVIIIe siècle, mais d’une vie positive de Jésus. Elle exposait la manière dont les choses avaient pu se passer humainement. Elle l’exposait dans un esprit et pour des esprits qui devaient la convertir en manière dont les choses se sont très probablement passées, dont « un professeur du Collège de France a dit » qu’elles s’étaient passées, soit en Évangile rationaliste de membre de l’Institut, qui se substitue, comme il se doit dans le siècle des lumières, aux Évangiles crédules, attribués à des personnalités mythiques. Le christianisme et son fondateur sont laïcisés avec honneur par un grand esprit orléaniste dans une opération analogue à celle de 1830, et la dernière page de la Vie de Jésus formule presque le programme d’une quasi-divinité comme il y avait eu la quasi-légitimité. Traduit tout de suite en de nombreuses langues, ce cinquième Évangile pénétra partout à la suite des quatre autres : aucun événement littéraire n’a pris plus soudainement figure d’événement planétaire.

Et cependant, quelle qu’ait été son audience populaire, quelque influence en profondeur qu’ait exercée l’in-18 à 1 fr. 25 tiré à des centaines de milliers d’exemplaires par Lévy, de tous les côtés le public éclairé accueillit avec une réticence étonnée le livre dont tout le monde parlait, et qui multipliait les drames intérieurs ou familliaux, comme au XVIe siècle les premières traductions de la Bible.

Sainte-Beuve, qui le 24 juin 1863, jour où il paraissait, lui consacrait une note enthousiaste, un peu publicitaire, dans le Constitutionnel, n’écrit sur lui un Lundi que deux mois et demi après, beaucoup plus réservé et d’une prévision singulièrement exacte. Trois amis, soit, comme dira Renan, trois lobes de son cerveau, viennent voir le critique et lui disent leur avis sous prétexte de lui demander le sien. Le premier est un catholique, qui n’est pas trop mécontent, car il constate que ce livre « va avoir pour premier résultat de fortifier et de redoubler la foi chez les croyants ». Le second est un sceptique, qui trouve que ce Jésus, qui n’est plus Dieu et qui est autre chose et plus qu’un homme, n’a rien de commun avec la réalité historique, morale, humaine ; le dernier, simplement, n’aime pas voir remuer ces questions, est sensible seulement à ce que « le temps a assemblé et amassé autour de ces établissements antiques et séculaires » et voit dans le livre un péché contre la durée.

Le livre le plus célèbre de Renan est devenu le plus démodé et le plus illisible. Il n’en est pas de même des volumes des Origines qui suivirent la Vie de Jésus, où Renan n’était plus en face d’un seul livre à paraphraser et romancer, mais en face du monde romain où se propage le christianisme, qu’il connaît par de longs voyages, et dont il donne, surtout dans Saint-Paul et dans Marc-Aurèle, un tableau animé et suggestif. Mais sa documentation a trop vieilli pour ne pas nous tromper aujourd’hui, sa psychologie des apôtres, et particulièrement de Saint-Paul nous paraît arbitraire et fragile. Celle, qui fut célèbre, du Néron de l’Antéchrist, est devenue pour le lecteur actuel une fantaisie aussi littéraire que le Christ renanien. Son Marc-Aurèle, qui est le Marc-Aurèle traditionnel, reste néanmoins solide et beau, et ce dernier volume des Origines paraîtra sans doute longtemps le sommet de l’œuvre historique de Renan.

L’Histoire du Peuple d’Israël est moins célèbre et moins lue, peut-être à tort. Renan fut pendant quarante ans au centre, fut presque le centre, des études sémitiques en France ; sa connaissance des textes littéraires et épigraphiques était incomparable, son flair très sûr dans la psychologie du Sémite. Il comprit et fit vivre les hommes et les choses de l’Ancien Testament, avec nouveauté et génie, tandis que le Nouveau Testament, l’Évangile, écrasent et dépassent cette intelligence littéraire sans mystique.

Grandeur et défaillance
de la Critique
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Il semble que chez Renan la critique philologique et l’intelligence, toutes deux fortes et saines, fassent leur partie séparément. La poursuite pénible, l’étude, la connaissance des textes sont chez lui irréprochables. Il réunit et possède tous les matériaux nécessaires pour une histoire critique. Mais cette histoire critique, l’histoire qui concerne la part accessible du réel, il la dépasse sans cesse par une histoire du possible, par un tableau du vraisemblable, par une reconstitution imaginaire. Il s’agit pour lui de dire, selon son aveu : « Voici une ou deux des manières dont on peut concevoir que la chose s’est passée ». Malheureusement les choses ne se sont jamais passées comme on peut concevoir qu’elles aient pu se passer, et entre la première et la deuxième de ces manières c’est généralement une troisième que la réalité a choisie.
Le parti de Montaigne.
De l’auteur des Dialogues philosophiques, il reste cependant une œuvre et une présence considérables et vivantes. Les parties de l’œuvre de Renan les plus célèbres de son vivant, la Vie de Jésus et les deux pages de la Prière sur l’Acropole, sont éteintes. Mais elles ne se sont éteintes qu’après un immense éclat. Ce qui subsiste de Renan, ce qui, sans agir très fort, mérite toujours d’être considéré, c’est sa fonction de protagoniste, presque sa fonction socratique, au centre des grands dialogues du XIXe siècle, qui sont encore pour une part des dialogues du XXe : dialogue sur Dieu, dialogue sur la religion, dialogue sur la science, dialogue sur l’avenir de l’humanité, dialogue sur le capital de la culture. Sur tous ces points il s’est comporté et tenu comme un Montaigne moderne, ouvrant des percées, amorçant des problèmes, alimentant de substance grise leur élan impondérable, leur fournissant le véhicule du style le plus léger, le plus diaphane, le plus familier, le plus proche de la pensée mobile qu’on ait écrit en français depuis les Essais.
Style littéraire et style de vie.
Il est remarquable que ce style justement célèbre de Renan ait été un style tardif, qu’il ne l’ait découvert que vers sa quarantième année, que sa fluidité et sa simplicité ne soient apparues qu’après avoir cheminé longtemps dans des terrains épais et lourds. Il y a trois styles de Renan. D’abord son style de revue savante et d’Institut, qui a été pendant longtemps pesant et terne. Ensuite son style musqué et quartier Saint-Sulpice de la Vie de Jésus, écrite d’enthousiasme en Syrie, dans un de ces « bals masqués de l’imagination » dont se méfiait Flaubert, et qu’on ne peut plus supporter. Mais il semble que, comme Flaubert dans la première Tentation, le style de Renan ait jeté sa gourme avec la Vie de Jésus. Dès les Apôtres, apparaît un style historique d’une limpidité incomparable, qui prend toute sa transparence et sa tardive jeunesse dans Marc-Aurèle. Les Dialogues philosophiques créent un style de la pensée. Les Souvenirs d’enfance et de jeunesse un style de récit, qui figureront toujours, le dernier surtout, parmi les trouvailles les plus exquises du parler français.

Deux des Drames philosophiques, Caliban et le Prêtre de Némi, révèlent en Renan un animateur des idées, un créateur platonicien de mythes. Caliban, suite politique de la Tempête de Shakespeare comme le Télémaque est une suite politique de l’Odyssée, reste peut-être le chef-d’œuvre de la littérature « en marge » et le symbole tiré par Renan de la Tempête : Caliban le peuple et Prospéro l’aristocratie, est lié à la mythologie de la République comme le Télémaque était lié, pendant le XVIIIe siècle, à l’idéologie de la monarchie. Le Prêtre de Némi rend avec une grande noblesse les difficultés que rencontre l’avènement de la raison, du bon sens et de l’humanité. On ne portera pas le même jugement favorable sur l’Eau de Jouvence, médiocre suite de Caliban, ni sur l’Abbesse de Jouarre, erreur sénile, aggravée d’une préface qui ne l’est pas moins.

Pourtant, ce terme de sénile, il ne faudrait peut-être pas, quand il s’agit de Renan, le prendre dans un sens beaucoup plus péjoratif que le terme de juvénile. Renan, qui n’a acquis son style littéraire que tard, a presque créé, dans sa vie et dans sa pensée, un style de la vieillesse intellectuelle. Ce buveur de l’eau des fontaines sacrées devient sous la République un Anacréon de l’intelligence. Sa vie est faite, son œuvre s’achève, ses idées sont acquises, après avoir été conquises, mais acquises elles ne sont pas arrêtées, elles gardent une mobilité à la Montaigne, une ondulation de dialogue ; la fleur du doute achève ce trophée de certitudes. Paris se reconnaît dans ce vieil homme qui sait causer, et cependant la Bretagne le reconquiert. Il redevient Breton, le Breton du Dîner Celtique, au moment où le plus irrévérencieux de ses disciples, le jeune Barrès, commence à devenir Lorrain. Huit Jours chez M. Renan représentent pour tout lettré, fût-il M. de Vogué, un stade nécessaire. Tout cela dans un style de veille de départ, de veille de réaction, qui se déchaîne dès la mort de Renan, d’olive mûre qui va tomber. Des trois grands Bretons du XIXe siècle, l’un n’a pas su vieillir, est allé en désespéré à la fosse commune. C’est Lamennais. Mais les deux autres, du style de la vieillesse, ont tout pris. Chateaubriand en a pris, avant son tombeau du Grand-Bey, le style sévère, le style dorique ; Renan, avant le Panthéon, le style ionique.

IX
LE RÉALISME
La Coupure de 1850.
La coupure du roman français, quand on passe de la génération de 1820 à celle de 1850 est une des mieux tranchées qui existe dans l’histoire littéraire. Les romanciers qui avaient grandi avec le siècle, et qui avaient vingt ans en 1820, poètes comme Hugo et Vigny, romanesques comme George Sand, fondateurs de mondes comme Balzac, minores comme Gozlan et Charles de Bernard, conteurs comme Dumas, feuilletonistes comme Sue, portent tous dans le roman une force hors pair d’imagination créatrice. Ils ont beau utiliser leurs souvenirs et leur milieu, leur invention n’en devient que plus libre et plus nourrie. Leur mot d’ordre est celui de leur chef, Balzac : la concurrence à l’état civil. Vers 1850 cette concurrence s’apaise. Devant l’état civil, les romanciers passent de la condition de concurrents à la condition d’employés. C’est le réalisme.
Les deux Réalismes.
Quand on l’a débarrassé des théories que tentèrent, avec modération d’ailleurs, Champfleury et Duranty d’une part, les Goncourt d’autre part, quand on examine librement les œuvres et les hommes, on constate que le réalisme a consisté surtout : 1° dans un fait, raconter des histoires réelles, c’est-à-dire des histoires qui sont arrivées à l’auteur, aux amis et aux amies de l’auteur ; 2° dans une carence, celle de l’imagination romanesque. L’un n’est d’ailleurs que le revers de l’autre. Le roman du XVIIIe siècle avait déjà passé par là avec l’abbé Prévost, et surtout avec Restif de la Bretonne, qui, par son origine, sa classe, son genre de vie, ses talents et ses œuvres, peut être tenu pour l’ancêtre, d’ailleurs reconnu et considéré, des réalistes de 1850.

Comme le roman imaginatif de la génération précédente n’a eu qu’un prince, Balzac, le roman réaliste de 1850 n’en a qu’un, Flaubert. L’entourage est moins puissant que chez les Vingt ans en 1820, mais ces romanciers nous ont communiqué et nous avons gardé, à l’égard des petits réalistes, certains préjugés de classe. D’un côté sont les bohèmes ou anciens bohèmes, enfants du peuple, Murger, Champfleury, Duranty. De l’autre les grands bourgeois, les Goncourt et Flaubert. Les deux classes se dénigraient, se méprisaient, (car Flaubert en était, de sa classe !) Et MM. Huot de Goncourt aussi. On distinguera donc un réalisme populaire premier dans l’ordre du temps, et un réalisme de bourgeois, (réalisme bourgeois prêterait à l’équivoque), premier dans l’ordre d’importance.

Le mouvement réaliste, qui a un ancêtre dans la génération précédente avec Henry Monnier, naît après 1845, dans un milieu d’écrivains et d’artistes pauvres (dont Courbet). Ils écrivent dans les petits journaux et vont au café. Le premier caractère rappelle les Jeunes-France de 1830, et le dernier les décadents de 1885.

Murger.
Le premier en date des réalistes est Henri Murger qui, précisément, a donné dans les Scènes de la Vie de Bohème le tableau le plus célèbre de ce milieu. C’était le fils d’un concierge de Paris. Il avait au collège fait juste assez d’études pour apprendre la syntaxe et pour se sentir une vocation littéraire. Ses romans sentent d’ailleurs une loge de la rue Montmartre, les journaux et lettres des locataires. Mais il aimait causer, écrire ce qu’il avait dit, comme il avait dit, d’ailleurs assez péniblement ; il avait le sens de la reproduction, comme un bon expéditionnaire, et l’humour réaliste de la rue de Paris. Un petit journal pittoresquement écrit et nommé le Corsaire Satan, où débutent presque tous les écrivains de cette école, (et même Baudelaire) entre 1847 et 1849, publia d’abord les Scènes de la Vie de Bohème et les Scènes de la Vie de Jeunesse qui parurent ensuite en volume en 1851. Ce sont des livres réalistes parce que tous les personnages ont réellement vécu. Cependant le fils de concierge reste un sentimental. Il a la religion du pot de réséda, et s’il soustrait le roman au romanesque, c’est pour le pencher du côté de la romance. Le grand succès de la Vie de Bohème lui vint d’ailleurs des bourgeois et des bourgeoises, plus que des « bohèmes ». Buloz ne s’y trompa pas et s’empressa d’attacher Murger à la Revue des deux Mondes, où parurent désormais ses principaux romans, et à laquelle il fournit cette denrée industrielle qu’on a vu reparaître après 1918 : le bohème en série, la tournée de bohème décente, préparée et parée pour le bourgeois. Sa santé l’ayant obligé à habiter en partie Marlotte, on lui commanda du rustique, qui ne fut pas mauvais du tout ; cela nous a valu un roman d’un singulier réalisme paysan, le Sabot rouge, peut-être sa meilleure œuvre, et en tout cas la plus vraiment réaliste au sens actuel.
Champfleury .
Murger est un demi-réaliste à qui un sujet et un succès heureux ont permis de percer malgré lui un premier layon réaliste. Autant comme netteté et originalité de réalisme que comme talent, Champfleury lui paraîtra bien supérieur. On s’en rendra compte en comparant à la Vie de Bohème ses Aventures de Mlle  Mariette, peinture documentaire des mêmes milieux et des mêmes personnages. Fils de petits boutiquiers, il vient aussi du peuple, mais de province comme Restif, dont il a le tempérament et la malice. Les vingt romans qu’il publie en vingt ans (1847-1866) font un tableau des plus solides d’une vie de province par quelqu’un qui la sent, l’a vécue. C’est généralement une chronique de Laon, comme Restif a donné dans Monsieur Nicolas une partie de la chronique d’Auxerre. On en retrouvera les personnages authentiques dans l’état-civil, les archives de notaires et les souvenirs des familles laonnaises. On comprend d’ailleurs que le séjour de Laon fût à peu près interdit, sous peine de sévices, à l’auteur des Bourgeois de Molinchart, et que le préfet de l’Aisne et la magistrature l’aient admonesté. De ces Bourgeois, un des plus importants romans de Champfleury, et qui parut peu avant Madame Bouary, la rédaction peut être tenue pour très caractéristique du Champfleurysme. Quand l’auteur était enfant, un chevreuil de la forêt, poursuivi, entra un jour dans la ville et vint se réfugier dans la boutique de jouets que tenait Mme  Husson (c’était le vrai nom de Champfleury) sa mère. Voilà un événement dans une vie d’enfant, et plus important que la Révolution de 1830. Le chevreuil entre de même dans les premières pages des Bourgeois. Il déclenche une série d’histoires bourgeoises, où sont prises les diverses classes de la société laonnaise, où défilent des originaux bien divertissants, et qui se terminent par une longue aventure d’adultère provincial, dont la concurrence inquiéta un moment Flaubert. Si les Bourgeois restent le plus amusant des romans de Champfleury (on y sent l’influence de Paul de Kock, qui fut sa principale lecture de collège) la Succession Le Camus, histoire d’un héritage, en est sans doute le mieux mené, le plus fort. Et dans Monsieur de Boisdhyver, roman de mœurs cléricales, Champfleury s’est haussé assez bien vers le niveau d’un grand sujet. Sainte-Beuve, qui ne l’a encouragé que discrètement, n’a goûté de lui que des bluettes plus timides : les Souffrances du Professeur Delteil et le Violon de Faïence. Quand les histoires de bourgeois de province qu’il connaissait furent épuisées, que toute sa famille, toute sa rue, toute sa chronique de Laon eurent été pressées jusqu’à la dernière goutte, Champfleury dut s’arrêter, porter ailleurs ses habitudes documentaires et ses inventaires du réel, occuper ses quinze dernières années à des ouvrages sur la caricature à travers l’histoire, la faïencerie française, et les chats.
Duranty.
Murger représente un réalisme sentimental, Champfleury un réalisme documentaire, Duranty un réalisme intelligent et doctrinal d’homme de lettres. Duranty sait écrire, alors que Champfleury a gardé le titre de champion de France pour les fautes de français durant tout le Second Empire. Duranty est doctrinaire, atrabilaire et secret : on le dit fils naturel de Mérimée et il semble en effet qu’il fasse transition entre Mérimée et de petits naturalistes comme Céard. Il ne manqua pas d’envie. Le Réalisme dont il avait donné le nom à une revue éphémère qu’il rédigea avec Champfleury, traita, sous la plume de Duranty, le réalisme de Flaubert comme une déformation bourgeoise aussi haïssable que celle que ce même réalisme subissait chez Buloz avec Murger. Inférieur comme conteur à Champfleury, il lui est très supérieur comme psychologue ; le Malheur d’Henriette Gérard est un des romans de la vie de province les plus pénétrants, les plus intelligents qu’on ait écrits depuis Balzac, mais dans la note de Stendhal plutôt que dans celle de Balzac, et tout à fait au contraire de la note épique de Flaubert. Mêmes qualités dans le roman rustique de la Cause du Beau Guillaume, mais le sujet nous touche moins. Que le nom de Duranty n’ait jamais dépassé un cercle étroit d’amateurs, voilà une des malchances littéraires les plus injustifiées.
Les Goncourt.
Mais on eût scandalisé bien fort les frères de Goncourt si devant les éternels eplorés du Journal, on eût parlé de leur bonne chance de romanciers. C’est cependant après tout une bonne chance, qui a fait que Renée Mauperin est devenue un roman presque célèbre, et qu’Henriette Gérard, qui lui est supérieure, reste ignorée. Mais il ne faut pas tenir cette chance pour inexplicable. En littérature il n’y a pas seulement des livres, il y a des ensembles, des carrières, qui font la loi au public et à la critique.

Les Goncourt sont entrés dans le roman par l’histoire, dans le roman anecdotique par l’histoire anecdotique, dans le document contemporain par le document du XVIIIe siècle. Ils avaient derrière eux, quand ils débutèrent comme romanciers, dix ans de bibelotages, de livres d’ailleurs excellents sur l’art du XVIIIe siècle, sur la société et les mœurs du temps de Louis XV et de la Révolution, une connaissance par le menu de soixante ans d’histoire qui leur avait valu la considération de Michelet et de Sainte-Beuve. Le XVIIIe siècle était pour eux non seulement le grand siècle, mais le seul siècle. Cette époque qui n’était nullement à la mode et qu’ils contribuèrent à y conduire, s’était complue à laisser sur elle une abondance de témoignages de détail, d’histoires vraies comme celles de Restif, de chroniques et de commérages comme ceux de Bachaumont ; les Mémoires de Bachaumont firent concevoir aux Goncourt l’ambition de faire pour leur époque ce qu’il avait fait pour la sienne. D’où le Journal commencé par les deux frères le 2 décembre 1851.

Or les romans ont poussé sur le Journal, les documentaires sur le document, comme des branches sur un tronc. Ces romans sont tous faits, eux aussi, avec des histoires vraies. Comme chez Murger et Champfleury le roman réaliste des Goncourt pourrait aussi bien s’appeler la réalité romancée. On sait d’ailleurs que réalité n’implique pas nécessairement vérité, — et réciproquement.

Charles Demailly, leur premier roman, qui paraît en 1860 sous le titre les Hommes de Lettres part du même dessein que la Vie de Bohème et Mlle  Mariette. Il est le tableau de la vie littéraire que les auteurs ont connue depuis 1850, exposée moins sous forme de roman que sous forme de Scènes : écrivains, journaux, hommes et femmes, neurasthénie (celle de Jules de Goncourt) propre à l’homme de lettres, rien n’est inventé, et l’on a la clef de tous les noms. Sœur Philomène est une histoire de l’hôpital de Rouen racontée aux Goncourt par Louis Bouilhet. Renée Mauperin, qui devait s’appeler d’abord la Jeune Bourgeoisie est un tableau de la famille des auteurs : la biographie de M. Mauperin père est celle de leur père, Denoisel est Jules, et Renée une de leurs amies d’enfance. Germinie Lacerteux est l’histoire de leur vieille bonne, dont ils découvrirent après sa mort la vie en partie double et l’hystérie érotique ; ils ont copié exactement pour Mlle  de Varandeuil une de leurs cousines. Manette Salomon s’appelait d’abord l’Atelier Langibout ; c’est le pendant au documentaire des Hommes de Lettres, le documentaire du monde des artistes. Le Journal nous en fournit les clefs, et les conversations, les propos esthétiques de Chassagnol, ont été presque sténographiés dans les ateliers. Enfin Madame Gervaisais est l’histoire exacte de la vie, de la conversion et de la mort d’une de leurs tantes.

Ces bibelotiers du document sont aussi des bibelotiers du style. Ils n’ont pas créé le roman écrit documentairement puisqu’il y a Champfleury, mais ils ont créé le roman écrit artistement, soit la célèbre écriture artiste. Ils ont dit avec quelque exagération les tortures endurées à l’établi du style, et l’on ne peut pas contester la somme incomparable de création que représente ce style cherché. Les Goncourt, par leurs romans et par les notations du Journal préparatoires aux romans, comptent fort dans l’histoire du style. Du bon style ? c’est une autre affaire.

En tout cas pas, du bon style de roman. Ce style au pinceau, fait de notations qui papillotent et qui jouent leur partie sans plus entrer dans une ligne de phrase que les chapitres ne prétendent entrer dans une ligne de composition et dans un livre construit, a fait de leurs romans, au bout d’un demi-siècle, de singuliers phénomènes. Pour le public d’aujourd’hui, autant qu’un style à comprendre, il y a là une langue à apprendre, le Goncourt, — et la vie est courte. S’il nous fallait désigner deux livres qui méritent d’être sauvés de l’oubli, nous indiquerions Manette Salomon, le seul roman considérable que l’on ait écrit sur la vie des peintres, et qui reste plein de vie, — et les Frères Zemganno, roman qu’Edmond de Goncourt écrivit seul, en mémoire de la collaboration, et qui transpose l’amour fraternel, le travail commun, dans le monde des acrobates : c’est neuf, ingénieux, et, dans les pages de la fin, d’une émotion puissante.

Les suites.
Le réalisme a été dès le début présenté dans une armature de théories. Elles entrèrent en bataille surtout quand il s’agit de défendre Courbet, qui s’était affirmé champion du réalisme et dont l’exposition particulière en 1855 fut un des événements artistiques du siècle. Plutôt que les articles et brochures de Courbet et même que la Gazette de Champfleury, qui eut deux numéros, et Réalisme, qui en eut bien le triple, on lira dans Manette Salomon les propos de Pommageot, copié par les Goncourt sur Champfleury. On donnera une importance à la polémique de Réalisme contre Madame Bovary, polémique qui oppose le réalisme du naturel et de la nature au romantisme du stylisé et du style : un nombre croissant de lecteurs donnera, aujourd’hui, plus ou moins raison à Duranty.

La coulée à pleins bords du réalisme inquiéta le pouvoir, les procès grêlèrent, celui de Flaubert, où le réalisme était stigmatisé même dans le texte du jugement qui acquittait, n’est que le plus célèbre. L’Académie, les grandes revues, prirent des mesures de défense. Rien n’y fit. Avec le roman réaliste il y eut dans la littérature certains traits permanents de plus.

Toutes les circonstances de la vie, vie de l’auteur, vie de ses contemporains, devinrent des sujets de romans ; le roman, c’est le tableau de la vie humaine, et toute vie est une vie humaine, peut être mise en tableau. Villemessant prétendait que tout le monde a son article dans le ventre, même un ramoneur. Tout le monde a aussi son roman dans le ventre.

Le sujet naturel du roman réaliste sera la réalité populaire ou bourgeoise, qui rendent d’ailleurs plus, tant en émotion qu’en ridicules, que les classes dites dirigeantes. « Les mœurs de la famille, dit Champfleury, les maladies de l’esprit, la peinture du monde, les curiosités de la rue, les scènes de la campagne, l’observation des passions, appartiennent également au réalisme. » Pour Champfleury le livre qui vient du peuple va au peuple, et voilà la littérature. « Le public du livre à vingt sous, c’est le vrai public. » Au contraire, les réalistes qui exigent et poursuivent le style, et qui ont des rentes, en outre, Flaubert et les Goncourt, écriront pour l’élite.

Enfin le roman réaliste, c’est le roman moderne, qui rejette le traditionnel et l’antique, se réclame carrément et exclusivement d’aujourd’hui. Le moderne devient un système complet, exclusif, comme la raison chez les classiques, ou le truculent chez les bousingots. Le mot de modernisme, créé par les Goncourt, est de grande conséquence. On remarquera cependant que si les Goncourt nomment le modernisme, ces bourgeois cultivés n’en possèdent pas moins une tradition qui les tourne à leurs heures contre le moderne, et qui les constitue à l’état d’émigrés de cette république : les Goncourt dans leur XVIIIe siècle, comme Flaubert à Carthage, ont besoin de leur saison thermale, antimoderne. C’est d’ailleurs par la grande personnalité de Flaubert que se posent tous ces problèmes, avec un retentissement et une ampleur qu’ils ne comportent pas chez ses contemporains.

X
DOCUMENT HUMAIN
ET MOUVEMENT NATURALISTE
L’inter-génération de 1860.
Ceux qui ont fait la révolution réaliste, et qui sont de la génération de 1848, Champfleury, Flaubert, les Goncourt, ont eu pour successeurs et en partie pour disciples cette demi-génération qui a passé sa jeunesse sous l’Empire, atteint ses vingt ans vers 1860, pour qui la révolution réaliste est une révolution faite, et qui va succéder à Flaubert sous la Troisième République, comme Flaubert, romancier de l’Empire, a succédé au Balzac de la Monarchie de Juillet. Les coupures politiques coïncident assez exactement avec les coupures de l’histoire du roman. Comme les Parnassiens leurs contemporains, cette demi-génération est une génération, d’ailleurs très importante, d’Épigones. Et comme les Parnassiens ils prennent la suite de Tétrarques, qui seraient Champfleury, Flaubert et les deux Goncourt.
Alphonse Daudet.
Le cas le plus instructif paraîtra celui d’Alphonse Daudet. Pas plus que les Goncourt il n’a un tempérament de créateur. Il n’a rien inventé. Il a besoin d’être continuellement appuyé sur la réalité, sur ses histoires personnelles ; celles de ses amis, de ses parents, et jusque dans Tartarin il n’a jamais su que romancer des anecdotes vraies. Mais il est servi par le sentiment de la vie, par la représentation des mœurs, par un don de conteur, et par le style.

Le sentiment de la vie, c’est chez lui la sympathie avec la vie. Il aime les hommes, il éprouve pour leurs destinées une pitié et une tendresse qui peuvent sembler indiscrètes. Personne qui soit plus éloigné que lui de l’objectivité ironique de Flaubert et des naturalistes. Jack, qui n’est d’ailleurs pas son meilleur roman, a fait couler autant de larmes que David Copperfield. Une destinée souffrante et brisée injustement emplit Daudet de tristesse et d’indignation. Ces mêmes sentiments lui ont dicté l’admirable Évangéliste : une vie meurtrie par le fanatisme d’une prédicante, comme la vie de Jack par la légèreté cruelle d’une mère. Le troisième de ses livres est un chef-d’œuvre, supérieur encore à l’Évangélisle : Sapho, histoire d’une vie d’artiste gâchée par une liaison, épisode détaché et puissamment traité des Femmes d’Artistes. L’importance de Sapho vient de l’importance que ce problème, l’Art et les Femmes, ou l’Homme de Lettres et la Femme, avait prise dans sa vie et dans celle de sa famille, extraordinairement habitée par la littérature, — de l’importance que prend aussi dans cette famille littéraire le problème de la défense bourgeoise, de la défense du genre de vie bourgeois, contre les tentations de tout ce que couvre cette étiquette : la bohème (la dédicace : À mes fils quand ils auront vingt ans est une clef) — de la connaissance et du sentiment profond qu’avait Daudet, et par le dehors, et par le dedans, des milieux d’artistes et des conditions de la vie d’artiste. Ce sujet des milieux d’artistes et de la destruction d’un artiste par une femme, par une mauvaise liaison, avait été créé par les Goncourt dans Manette Salomon, dont Sapho n’est qu’une reprise, mais une reprise très supérieure à l’original. La plupart des romans de Daudet portent pour sous-titre Mœurs parisiennes, et à vrai dire ce n’est guère là qu’imitation publicitaire du sous-titre créé par Flaubert pour Madame Bovary, Mœurs de Province. Les Rois en Exil nous montrent assez que ce n’est pas à Daudet qu’il faut demander une représentation par le dedans du monde parisien. Mais il n’en reste pas moins un admirable peintre de cela même qu’on appelait autrefois, tout simplement, les mœurs, c’est-à-dire l’humanité moyenne, quotidienne, vraie, non la grande comédie humaine, mais la comédie de la petite humanité, le cours limpide de la vie, éclairé d’un rayon de ce que nous appellerions l’humour, en songeant à ce que Daudet doit à Dickens, si le mot de galéjade n’appartenait mieux au terroir de Daudet.

À son terroir provençal. Daudet est nîmois, même félibre, et il apporte dans le roman et surtout dans le conte l’esprit des conteurs provençaux. Roumanille, l’Armana Prouvençau sont à l’origine de ces Contes du Lundi et de ces Lettres de mon Moulin qui sont devenus si populaires, qui ont fait autant pour la gloire de Daudet que ses romans, et qui passèrent longtemps pour le fin miel d’une Attique française : nous y voyons aujourd’hui, comme dans l’atticisme de Courier, quelque artifice. Le conteur provençal est devenu le romancier du Midi avec Tartarin de Tarascon ou plutôt avec la trilogie que complètent Tartarin sur les Alpes et Port-Tarascon, Ils sont destinés à rester l’œuvre la plus célèbre de Daudet. D’abord il y reste un pur conteur, et ses faiblesses de romancier créateur ne le desservent plus. Ensuite, là seulement il a créé un type, et même des types. Tartarin est devenu le Don Quichotte français. Mais on aurait tort de voir dans cette création personnelle de Daudet une figure et surtout une psychologie du Midi. Dans Tartarin aussi bien que dans Numa Roumestan, il s’agit d’un Midi que l’auteur a fabriqué pour la caricature et pour l’exportation. En réalité ce contraste, ce dialogue du Nord et du Midi, qui commande la nature et la construction de la France, n’a pas encore trouvé son romancier.

Ni évocateur, ni psychologue du Midi, mais conteur du Midi, Daudet est en outre — et cette fois il l’est bien — un styliste du Midi. L’écriture artiste des Goncourt a compromis gravement la durée de leur prose. Mais quand Daudet a greffé cette écriture artiste sur un français gonflé de sève et de sucs provençaux, la réussite a été parfaite. Le style de Daudet fait voir, fait vivre, fait plaisir. Il scintille, il gesticule, il est physique. Il n’a pas vieilli, ce qui contraste avec le vieillissement de ses romans. Mais s’il subit des influences, celles des Goncourt et de Roumanille, lui n’en a pas exercé ; il n’a pas fait école. Et rien, en somme, de Daudet n’a fait école : il reste sur son coteau ensoleillé, sinon en isolé, du moins en indépendant. Il faut bien le faire entrer, bon gré, mal gré, dans un chapitre, mais il porte les termes en isme aussi malaisément que Flaubert. Le réalisme c’était Champfleury et pareillement le naturalisme ce sera Zola.

Les Cinq. Zola.
Zola, comme Daudet, passe par la trouée qu’ont faite Flaubert et les Goncourt ; mais plus déversé vers Flaubert, tandis que Daudet, c’est vers les Goncourt. Il n’a d’ailleurs que dix ans de moins que Jules de Goncourt, dix-huit de moins qu’Edmond et que Flaubert. Maupassant, de dix ans plus jeune, était le dauphin de l’équipe. Mais c’est bien une équipe homogène, qui installe ses problèmes, son personnel, ses œuvres, en plein milieu du roman français pendant trente ans, de 1857, date de Madame Bovary à 1887, date du Manifeste des Cinq, et où Zola tient une grosse place, et pas seulement comme le soulier de l’Auvergnat.

Il faut même, en ce qui concerne Zola, remonter plus loin. Pour lui, le problème de l’héritage de Balzac se pose comme il s’était posé en 1850 pour Champfleury et Flaubert. Les réalistes de 1850 n’étaient que des demi-héritiers de Balzac ; ils n’avaient pas fait de « comédie humaine ». Ils n’avaient pas relevé ce qu’on peut appeler le balzacisme monumental. À ce quêteur de documents et à ce cénobite du style, l’étoffe, la volonté, la santé, le tempérament de Balzac avaient manqué.

Les Rougon-Macquart.
Ils ne manquaient pas à Zola. À vingt-huit ans, il décide de faire pour son temps, celui du Second Empire, ce que Balzac avait fait pour le sien : une œuvre cyclique, avec retour des mêmes personnages, qui concernerait tous les étages de la société, comédie humaine de la génération que la mort de Balzac laissait sur les bancs de l’école.

La Comédie Humaine, c’était à cette époque les vingt volumes de l’édition Houssiaux. La Comédie Humaine du Second Empire, prévue pour une dizaine de romans, écrite comme la Comédie, finira pareillement par vingt-cinq volumes en une vingtaine d’années. D’autre part, Balzac n’avait trouvé qu’assez tard l’idée cyclique de la Comédie Humaine, et il y avait rattaché, il avait organisé sur le tard en Comédie des romans qui avaient été écrits pour eux-mêmes et eux seuls. Zola trace dès le début un plan, qu’il suivra sans y changer beaucoup. Ce plan comportera (ce que ne pouvait comporter la tardive idée de la Comédie) un arbre de couche de l’immense machinerie, dit l’arbre généalogique d’une famille dont les personnages fourniront les principaux héros des vingt romans : les Rougon-Macquart, histoire naturelle et sociale d’une famille sous le Second Empire, au nombre de trente-deux ; un millier de personnages environ composait, sous cette famille-souche, le peuple des personnages secondaires dans cette roman-cité. Enfin l’œuvre de Balzac était plus intuitive que scientifique. Il se souciait peu d’être accordé à la science de son temps. Or c’est la science qui fournira aux Rougon-Macquart leur idée maîtresse, soit Taine l’idée de déterminisme, Claude Bernard celle de la pratique expérimentale (le Roman expérimental, ce fut une des affiches voyantes de Zola), Darwin et le docteur Lucas celle de l’hérédité.

Voilà une construction considérable, menée à bout avec une volonté solide et un talent énorme. Mais ce roman du Second Empire fut un peu à la Comédie Humaine ce que la monarchie du neveu fut à l’empire de l’oncle.

Le plan des Rougon-Macquart était fait, le premier volume écrit (la Fortune des Rougon) quand l’empire croula. La Fortune des Rougon ne parut qu’en 1871, et la Famille sous le Second Empire parut sous la Troisième République. Zola n’avait aucune raison d’abandonner son plan : un romancier n’est pas un chroniqueur, il a besoin, pour bâtir, d’une durée consolidée, et la Comédie Humaine, écrite sous la monarchie de Juillet, se passe, pour plus de la moitié, sous la Restauration. Et puis c’était bien, en 1871, la même génération qui continuait, et les Rougon-Macquart ne commencèrent que vers 1885 à devenir le roman historique d’une époque révolue. Zola écrit même, dans sa préface de 1871, ces lignes, d’une ingéniosité qui lui est moins habituelle que l’ingénuité : « La chute de Bonaparte, dont j’avais besoin comme artiste, et que toujours je trouvais fatalement au bout de mon drame sans oser l’espérer si prochaine, est venue me donner le dénouement terrible et nécessaire de mon œuvre. »

Ce n’est d’ailleurs pas inexact. Les Rougon-Macquart dont l’arbre généalogique monte d’Adélaïde Fouque, morte centenaire et folle en 1873, est le tableau d’une famille, d’une société, d’une humanité qui se défont, se développent, se vicient, s’empoisonnent, le procès-verbal d’une décomposition, et, au contraire de la définition de la vie par Claude Bernard, l’ensemble des forces qui luttent contre la vie. Ils n’avaient presque pas besoin de la guerre de 1870 pour aboutir à la Débâcle.

Romancier peuple
et idéalisme social
.
Cette pente descendante, c’est tout le naturalisme en tant qu’école. Mais Zola, lui, dépasse le naturalisme par son optimisme de travailleur, par sa religion de la science. La Débâcle n’est pas le dernier volume des Rougon-Macquart, mais l’avant-dernier. Le dernier est le Docteur Pascal, la figure symbolique du romancier créateur de vie, du bon et robuste savant, fantassin de la vérité en marche. La Vérité en marche… De même que le futur auteur de la Débâcle avait eu besoin, comme artiste, de la chute du Bonaparte, il semble que l’auteur du Docteur Pascal, qui est de 1893, ait besoin de ce qui éclatera quatre ans plus tard, l’affaire Dreyfus.

La destinée littéraire de Zola acquiert par là un caractère monumental, incorporé aux trente premières années de la République. Trouverons-nous aux Rougon-Macquart la même figure d’ensemble monumental ?

En tant que monument, ils n’ont pas tenu. L’ensemble, qui était arbitraire et naïf, s’est défait. Le roman de la vie de province comme la Fortune des Rougon et la Conquête de Plassans, tableaux d’Aix au lendemain du coup d’État, n’ont jamais été pris en considération. Zola, qui gagnait alors sa vie par des travaux modestes, n’a pas connu la « société » sous le Second Empire, et ses mécanismes laborieux, probes, producteurs de tout-fait ne pouvaient l’inventer. Il la voit candidement, populairement, ou par le trou de la serrure. Rien de cette expérience vivante que des femmes du monde transvasèrent en Balzac jeune. Le monde de l’État lui reste mystérieux. Pareillement celui des affaires, celui du commerce. Balzac eut transporté tout vifs les couples Boucicaut et Cognacq dans ses romans où ils se fussent trouvés de plain-pied avec les Guillaume de la Maison du Chat qui Pelote. Mais qu’est-ce qu’Au Bonheur des Dames ? Le magasin et la marchandise, pas le marchand, c’est-à-dire pas l’essentiel. Il est important que le premier succès de Zola ait été l’Assommoir (1877), que sa carrière se divise en deux parties : avant l’Assommoir et après l’Assommoir. Qu’est-ce à dire, sinon que Zola est apparu aux esprits et à l’opinion comme romancier du peuple, comme romancier qui ne flattait pas le peuple, puisque l’Assommoir est le tableau d’une maladie populaire, l’alcoolisme, et enfin et surtout comme romancier peuple.

Un romancier peuple. Il faudrait enlever au mot primaire tout ce que les littérateurs qui en usent y mettent de malveillance et de pédantisme, le prendre dans son sens solide et sain, efficient et positif, et l’on pourrait dire alors que Zola fut un très grand primaire. Son matérialisme est celui du sens commun. Il ne faut pas voir dans son pessimisme un pessimisme radical, à la manière de Taine, mais un pessimisme relatif, qui s’achève en idéalisme social et en croyance au progrès. Il se distingue par là et des pseudo-réalistes, descriptifs sans philosophie, et des réalistes à la Flaubert-Goncourt, bourgeois bourgeoisants de bourgeoisie. La philosophie de Zola est extrêmement courte, mais elle est exacte, elle est populaire, elle tient toute dans le mot travail. Zola a eu la religion du travail comme Balzac celle de la volonté. Des Quatre Évangiles, Fécondité lui a été suggéré par sa paternité tardive, Vérité par l’affaire Dreyfus, mais Travail par toute sa nature profonde, toute sa vie, son impossibilité de penser autrement la raison d’être de l’homme. Justice enfin n’a pu être écrit, mais la Justice, c’est comme l’a montré Proudhon, l’alpha et l’oméga de toute philosophie qui vient du peuple.

Ce serait de ce point de vue du travail qu’il faudrait classer et comprendre toute l’œuvre de Zola. Jules Lemaître l’a appelée une épopée pessimiste de la nature humaine. Pessimiste n’est pas inexact, dans le sens où le mot nature amorce en effet, comme disent les philosophes, le donné. Le donné, c’est la société contemporaine de Zola, c’est la société du Second Empire et celle de la Troisième République dans la mesure où elle continue celle du Second Empire. Mais au-dessus de ce donné, Zola a maintenu un idéal, simple, maniable, populaire, celui-là même du Sandoz de l’Œuvre, qui est le double de l’auteur, celui que marquent le titre et la dernière page de Germinal, la dernière page de la Débâcle, celui qui, du Docteur Pascal à la place vide (remplie par l’acte final de Zola) de Justice, répond à un optimisme social, à ce qui a été, en somme, l’idéal de la Troisième République.

Le naturalisme épique.
Épopée peut aussi s’entendre. Il y a eu depuis, Champfleury et Flaubert deux sortes de réalismes : un réalisme analytique et un réalisme épique. Les pages épiques abondent dans Madame Bovary, et Salammbô naît du besoin épique de Flaubert. Rien d’épique au contraire dans les Goncourt et Daudet. Zola, lui, a créé dans le sillage de Flaubert le naturalisme épique. Son style est naturellement épique, épique par son mouvement oratoire, épique par les lieux communs, les épithètes prévues, la redondance de mots, d’explications, de clartés, épique par la prépondérance des ensembles, des groupes, des êtres collectifs, épique par l’adoption qu’en a faite une certaine partie évoluée du peuple, l’instituteur, l’ouvrier, le lecteur des bibliothèques populaires, par l’absence ou la pauvreté des valeurs de culture délicate, des fleurs rares de la vie bourgeoise.
Les Soirées de Médan.
Dès 1875 quelques débutants, Guy de Maupassant, Henry Céard, Huysmans, Hennique, Alexis, qui admiraient Zola, prirent l’habitude de se réunir d’abord chez lui, rue Saint-Georges, puis dans des dîners hebdomadaires chez des traiteurs modestes. À la suite d’un dîner au restaurant Trappe, où étaient invités Goncourt et Zola, le 16 avril 1877, l’année de la Fille Elisa et de l’Assommoir, la presse prit l’habitude de parler d’une « école naturaliste ». En 1879, au cours d’une visite à Médan, où Zola venait d’acheter une maison, Zola, Maupassant, Huysmans, Céard, Hennique, Alexis décident (c’était une idée d’Hennique) de publier un recueil, où chacun donnera une nouvelle, sur la guerre de 1870, et qui s’appellera les Soirées de Médan. Ce recueil paraît en 1880.

D’abord cela faisait une manière de manifeste. La nouvelle de Zola, l’Attaque du Moulin, est sérieuse et conforme aux lois du conte défense nationale. Mais les cinq autres, celles des jeunes, versent plus ou moins du côté de la parodie (on avait pensé d’abord au titre L’Invasion comique) et semblent appartenir déjà à ce qu’on appellera plus tard littérature antipatriotique, puis antimilitariste. Cela fit scandale.

Maupassant.
D’autre part, les Soirées contenaient Boule de Suif, un des chefs-d’œuvre de la nouvelle française. Maupassant l’a écrit avant trente ans, et s’il ne la dépassera pas, c’est qu’on ne dépasse pas la perfection. Pendant dix ans il produira avec une régularité et une puissance qui n’excluent pas plus que chez Zola un travail acharné, deux-cent soixante nouvelles et sept grands romans.

Il ne doit rien à Zola, son aîné de dix ans. Mais fils d’une amie d’enfance de Flaubert, et son compatriote normand, il est le disciple et le fils spirituel du grand Normand, à tel point qu’on ne trouverait peut-être pas d’exemple littéraire d’une filiation de génies aussi pleine, aussi droite, aussi logique, d’une mise au point originale aussi nette à l’intérieur d’un même ordre d’expérience humaine, d’un même plan de nature normande. Seules les écoles de peinture offrent un tel phénomène : Van Dyck et Rubens, Véronèse et Titien.

Tout d’abord il est dans la littérature le maître certain du conte, le classique du conte, supérieur à Mérimée par la solidité et la variété des êtres vivants qu’il pétrit dans une pâte de peintre au lieu d’en évoquer les traits comme le grand dessinateur de la Partie de Trictrac, supérieur à Alphonse Daudet non seulement par la richesse de la production, mais par un art plus mâle, plus tonique, plus direct.

Cette supériorité dans la nouvelle ne le suit pas dans le roman. Ses deux chefs-d’œuvre, qui sont Bel Ami et Une Vie, soit une vie d’homme et une vie de femme, restent d’une admirable solidité, et ils dépassent évidemment le cadre du roman de mœurs parisiennes, mais ils manquent de nécessité — cette indiscutable nécessité dont éclatèrent ceux de Flaubert — et leur figure, leur coupe, leur humanité, datent à la façon dont datent les romans, si différents, des Goncourt. Maupassant reçoit avec une aisance parfaite ses personnages de roman, comme Zola. Il n’en est pas habité, comme Flaubert et Daudet. Il n’est que tangent à la partie divine du roman.

Il a nettement le sens des différences entre les deux genres. Il n’a jamais écrit une nouvelle avec un sujet de roman (ce qui d’ailleurs arrive rarement) jamais écrit un roman avec un sujet de nouvelle (ce qui arrive à la majorité des romanciers).

Autres « Médaniens ».
Les medaniens moyens ont sensiblement le même age en 1880 ; trente ans, soit tous dix ans de moins que Zola. Maupassant, comme Zola lui-même, reste à part, dépasse les formules ; et sa filiation de Croisset importe plus que ses promenades à Médan. Au contraire Huysmans, Céard, Hennique et Alexis font une équipe naturaliste fort homogène. Chez eux le naturalisme consiste moins dans l’observation de la peinture de la réalité, que dans la haine de la réalité, — donc dans une vision caricaturale, commandée par un pessimisme radical, — et dans la peinture exclusive de personnages grotesques, minables ou miteux, qui est surtout réussie lorsque les personnages sont des doubles de l’auteur, comme c’est le cas pour Huysmans. Le livre sacré de cette équipe, et qui parut en revue, inachevé, l’année même des Soirées de Médan, c’est Bouvard et Pécuchet.
Huysmans.
Par un côté Huysmans dépasse Médan, ajoute une note singulière. Comme Zola il a un style à lui, très supérieur et même opposé à celui de Zola par sa recherche de l’expression nouvelle, par une horreur des clichés qui fait corps avec l’horreur des naturalistes pour la réalité, par une manière d’élever à un procédé d’humour transcendant ce que les Goncourt appelaient l’écriture artiste, de lui ôter son pédantisme en lui ôtant son sérieux. Les Goncourt ne parodient jamais la réalité qu’ils déforment, Huysmans s’avance dans une parodie continuelle, et d’abord de lui-même.

Sauvé par un style parodique et succulent, Huysmans l’a été en outre, sur terre déjà, par sa conversion. Certes, dans Huysmans chercheur, la sincérité religieuse et la fabrication littéraire sont imbriquées au point que lui-même ne savait certainement pas les distinguer. Mais enfin, pour Huysmans comme pour Zola, le produit net reste un En Route (c’est le titre d’un de ses livres). L’En route de Huysmans est chrétien, l’En route de Zola est démocratique et social. La mystique du Latin et celle du Flamand étaient radicalement opposées, mais chez tous deux le naturalisme, vivant par quelque poésie, n’était utilisé que pour être dépaysé.

Huysmans est-il en outre sauvé par le contenu de ce qu’on appelle ses romans ? Sauf À Rebours (mais non les Sœurs Vatard, roman de ses affaires de famille), sauf dans une certaine mesure À Rebours, il n’a jamais écrit que la biographie d’un célibataire dyspeptique et maniaque, tantôt en quête d’un restaurant paisible (À vau l’eau) tantôt dans les désillusions de vacances pénibles (En Rade), tantôt à la recherche du diable (Là-Bas), enfin à la recherche de Dieu (En Route, la Cathédrale, l’Oblat). Malheureusement, si on s’intéresse à ce que dit ce personnage, et à la façon dont c’est dit, on s’intéresse peu à ce qu’il est.

À moins qu’on ne soit littérateur. Les Goncourt ont écrit la Maison d’un Artiste, et plusieurs de leurs romans pourraient être compris aussi sous ce titre. Huysmans a ouvert et inventorié la maison d’un littérateur. Il n’est sorti un jour de lui-même que pour créer un robot de la littérature, le des Esseintes d’À Rebours, contemporain de cet autre robot qu’est l’Hedely de l’Ève Future. C’est À Rebours qui a fait Huysmans célèbre. De 1886 à 1895 il a modelé, ou plutôt il a fabriqué tout un petit peuple littéraire. La mécanique d’À Rebours a joué chez Huysmans plus longtemps qu’on ne le pense. Remplacez l’amour par la littérature, et reprenez pour Huysmans la métaphore stendhalienne de la cristallisation.

Moyens et petits naturalistes.
Hennique et Céard, autres naturalistes moyens, ont peu écrit. Benjamin Rozes, histoire d’un ver solitaire, Francine Cloarec, histoire d’une bonne (la bonne à tout faire du réalisme depuis Germinie Lacerteux), l’Accident de M. Hébert, histoire d’un cocuage, qui sont des parodies de la vie bourgeoise, pourraient aussi bien passer pour des parodies du naturalisme. Céard a donné deux romans, une Belle Journée en 1881, histoire d’une journée de pluie vue d’un cabinet particulier par un couple hésitant ; Terrains à vendre au bord de la mer, publié un quart de siècle après, en partie autobiographique, est le procès-verbal serré d’une existence.

L’école est régulière et bien fournie : après les moyens naturalistes, les petits naturalistes, dont le type, le brave type, Paul Alexis, aixois qui trouve sa raison d’être moins dans Madame Meuriot que dans l’ombre de Zola, et dans les cinq mots de sa dépêche envoyée d’Aix en réponse à l’enquête de Jules Huret : « Naturalisme pas mort. Lettre suit. » Faut-il nommer Paul Bonnetain ? Mettons plutôt pour point final le roman naturaliste pur de Louis Desprez Autour d’un Clocher, qui est de 1884. Mais Desprez, mort en 1885 à vingt-cinq ans, c’est déjà la génération suivante du naturalisme, celle du Manifeste des Cinq.

XI
LES RÉACTIONNAIRES

La littérature de l’émigration réagissait contre la Révolution. Rien de plus normal. Mais cette réaction est devenue, dans la suite du XIXe siècle, la Réaction, au sens spirituel, politique, sibyllin de ce mot, qui est entendu dans le dernier village. Sous chacun des régimes successifs la réaction a eu un visage particulier. Elle a évolué, mais le long d’une même réalité, d’une même idée, des mêmes cadres. Une histoire ou un tableau de la réaction en France, ferait un curieux tableau des mœurs et des idées françaises au XIXe siècle. La moindre partie en serait la partie littéraire, qui seule cependant nous concerne ici.

Laissons de côté la littérature réactionnaire d’opinion, celle qui a donné de grands journalistes. Mais au-dessus d’elle il y a les grands écrivains réactionnaires, les Pères de la réaction, et, pour employer un mot qu’à sinon créé, du moins relevé Barbey d’Aurevilly, les Prophètes du Passé. C’est à Maistre, Bonald, Chateaubriand et Lamennais que s’applique ce mot dans le livre que Barbey a publié sur eux. Or ces quatre prophètes ont eu, à l’époque qui les a suivis, quatre successeurs en Barbey d’Aurevilly, Gobineau, Villiers de l’Isle-Adam et Léon Bloy.

Barbey d’Aurevilly.
Il avait 22 ans en 1830, et peu de styles ont une couleur romantique aussi éclatante que le sien. Pourtant il n’appartient pas au romantisme. Il a passé toute cette époque dans sa province normande, dans un milieu légitimiste, clérical, anachronique et pittoresque à souhait, d’où il a été lancé sur Paris, bizarre aérolithe, en 1851. Il avait beaucoup de lecture, de souvenirs, d’esprit, de style, le tout haussé et campé sur une métaphore militaire perpétuelle, mousquetaire, et même connétable. Cet éclat ne dépassa guère le cercle de ses amis, mais il sut le soutenir par la puissance démesurée de son verbe. Et s’il est aujourd’hui peu lu, on le tient toujours sinon pour un grand homme, du moins pour un grand bonhomme, à cette exception près que personne n’est moins bonhomme que lui. Il l’a dû à ses romans, à sa critique, à ses mots et à son attitude.

Les romans de Barbey restent la meilleure partie de son œuvre. À vrai dire, même quand ils ont deux volumes, ce sont plutôt des contes, des contes de son pays, et du temps de la chouannerie, avec d’extraordinaires et parfois terribles évocations, et surtout un style incomparable de relief, d’images, de plis, de sonorités. Un Prêtre marié, Le Chevalier des Touches, les Diaboliques éclatent d’étrangeté, de passion, de beautés, mais fort peu d’humanité. Il avait l’étoffe d’un Walter Scott normand et breton. Malheureusement le journalisme l’absorba, ou plutôt la critique littéraire, et, malgré les admirateurs de poids que cette critique a conservés, on doit le regretter. Barbey manque, à un degré douloureux, de raison, de jugement, et même de bonne foi. Sa critique est le véhicule de ses mots, abondants, spirituels, dont beaucoup sont restés, et de son attitude : celle du chrétien intransigeant, vengeur, croisé contre le XVIIIe siècle, et qui, selon son expression, voit dans le catholicisme le vieux balcon de fer forgé d’où on peut le mieux cracher sur la foule. À condition de se tenir à une distance respectueuse, c’est un beau spectacle.

Gobineau.
Ce n’est pas le catholicisme qui fournit son balcon à Arthur de Gobineau. Ce sont ses ancêtres, non ceux qu’il a eus, et qui étaient d’extraction petite, même bourgeoise, mais ceux qu’il se suppose, conquérants scandinaves et barons féodaux. Barbey avait plus de style que d’idées, Gobineau a plus d’idées que de style. Sa théorie de la vie et de la mort des races exposée dans le Traité de l’Inégalité des Races humaines, a fourni à l’Allemagne une des bases de l’idéologie raciste. Mais, comme Barbey, Gobineau avait besoin de la fiction pour donner le meilleur de lui. Le résultat le plus heureux de son racisme aventureux et de son génie réactionnaire de sang bleu, c’est qu’ils lui ont fourni la carcasse idéologique du très beau roman des Pléiades. Sa longue expérience diplomatique de la Perse et de la Grèce s’est exprimée dans les Nouvelles asiatiques et Trois ans en Asie, la vision la plus vraie de l’Orient qu’il y ait peut-être dans notre littérature romanesque.
Villiers de l’Isle-Adam.
À ce chef de cabinet de Tocqueville, à ce ministre plénipotentiaire, à ce prophète posthume, on ne comparera pas le bohème malchanceux, mort de misère, que fut Villiers de l’Isle-Adam, qui d’ailleurs descend du Grand-Maître de Malte plus authentiquement que Gobineau ne descend d’Ottar Jarl. Et pourtant l’œuvre de ce Breton halluciné et chimérique nous demeure bien plus précieuse que celle du prophète Gobineau ou du connétable Barbey. C’est un des plus grands poètes en prose de notre littérature. Il a créé un type, ce Homais agrandi au clair de lune qu’est Tribulat Bonhomet. Ses Contes cruels restent un des sommets du conte français. L’Ève future est un des romans prophétiques de notre civilisation mécaniste et américaniste d’aujourd’hui, la prophétie de Daniel du cinéma. Le drame en quatre actes d’Axel, d’une étrange puissance visionnaire, peut passer pour le mythe le plus haut de l’idéalisme poétique.
Léon Bloy.
Léon Bloy a vécu dans la même misère que Villiers, pire parce qu’elle était aussi celle des siens. Il a tourné cette misère en haine contre les hommes. Peu d’êtres ont connu un pareil abîme de rage, et ont éprouvé davantage le besoin de croire à l’enfer. Mais au paradis aussi. Catholique authentique, et l’un des plus extraordinaires qu’il y ait eu en France, il a des intuitions sublimes qui atteignent la plus haute théologie. L’audace tranquille et visionnaire avec laquelle il entre dans les desseins de Dieu, paraît bien une démarche du génie. Son style, qui est d’un des plus grands prosateurs de son siècle, suffit à tout. Mais tout au moins du point de vue de la quantité, la carrière préférée de ce style est l’invective. Sa puissance d’outrage est une des forces de la nature ; non seulement les anticléricaux de la République, mais les catholiques tièdes ou académiciens, les bourgeois à l’aise qui ne donnent rien au pauvre écrivain, sont submergés lyriquement sous des tonnes de matière verbale qui valent le déplacement : soit la lecture de Je m’accuse, des Dernières Colonnes de l’Église, et surtout des volumes du Journal de Bloy. Mais cette réaction de l’injure répond chez Bloy à une action de la souffrance. Le Désespéré et la Femme pauvre témoignent d’épreuves incroyables. Les parties de damné qu’il y a chez Bloy sont compensées, ou cautérisées, par des parties de sainteté. Tout au moins si l’on en juge sur ceci qu’il a produit des conversions, qu’il y a eu dans le monde des écrivains de véritables convertis de Léon Bloy.

La littérature de réaction est surtout une réaction de la littérature : soit d’une personnalité véhémente contre le conformisme, les idées reçues, les « lieux communs » dont Bloy a écrit l’Exégèse. Elle fait partie du sel de la vie littéraire. L’Action française donnera une doctrine générale de la réaction ; et le style de la réaction, dont on trouverait des exemples dans Léon Daudet, Claudel, Maritain, reste aujourd’hui plus vivant que jamais.

XII
LE THÉÂTRE
Épopée dramatique.
Si, dans tous les sens du mot poésie, et d’abord dans son sens étymologique de création, la génération de 1820 a été la plus poétique des générations littéraires françaises, celle de 1850 a été, depuis la retraite de Racine, la plus dramatique, soit celle qui s’est installée le plus fortement dans le théâtre, qui y a apporté le plus de création originale et durable. Nous ne dirons pas que cette supériorité s’explique par trois raisons, mais nous indiquerons trois conditions qui l’ont favorisée, trois révolutions auxquelles elle est liée.
L’Âge technique.
Une révolution dans la littérature. Avec le déclin du romantisme les genres poétiques se sont épuisés. En poésie et dans le roman, c’est l’époque du reflux, des ambitions circonscrites, précises, plus modestes, où la grande inspiration cède la place à la technique. D’où le Parnasse et le réalisme. Le Second Empire a été une époque moins de beauté que de métier. Il a eu le souci de la bonne ordonnance et des bons matériaux. Or il n’y a pas d’art qui soit plus que le théâtre lié à des techniques délicates, où l’auteur doive plus s’oublier lui-même, se soumettre plus complètement à son objet, soit ses personnages, ses acteurs et son public. La littérature du Second Empire produit du bon théâtre, du même fonds dont elle produit les Fleurs du Mal et Madame Bovary.
La civilisation du plaisir.
Une révolution dans les mœurs. C’est un lieu commun que de rapprocher la société du Second Empire de la société du XVIIIe siècle. Comme celle-ci, elle est répandue vers le dehors. C’est une société aux lumières et aux lustres. Elle recherche avidement et publiquement le plaisir. La civilisation du plaisir, cela devient un état, même un problème de l’époque. Le signe symbolique de cette civilisation du plaisir, c’est l’entrée d’un nouveau personnage dans la vie parisienne, lequel va durer un demi-siècle, disparaître d’un coup aussi vite qu’il est venu : la grande courtisane classée. Or le théâtre sert plus ou moins de centre à toute civilisation du plaisir. Il reste cependant assez de sérieux et de tradition dans cette société pour contrôler, juger cette civilisation du plaisir, pour la penser comme une question morale et sociale en même temps qu’on la vit comme une destinée naturelle. Aussi le théâtre ambitionne-t-il de devenir une tribune, la comédie de mœurs de fonctionner comme critique des mœurs. La comédie prétend offrir à une Société plus mêlée et plus étendue, plus superficielle et mondaine, quelque chose de ce qui réunissait les auditoires autour de la chaire chrétienne au XVIIe siècle, de la chaire professorale sous Louis-Philippe. La génération de 1850 est une génération théâtrocratique.
Les nouveaux publics.
Une révolution dans le public. Sous le Second Empire, le public ordinaire des théâtres augmente considérablement. Les chemins de fer font un nouveau Paris, le Paris des voyageurs, pour qui la soirée qu’on ne passe pas au théâtre est une soirée perdue. Au public traditionnel des théâtres, celui des honnêtes gens de Paris, s’ajoutent trois publics : celui des étrangers, celui des provinciaux, celui des nouveaux riches, pour qui la littérature française c’est moins ce qu’on lit que ce qu’on voit (et qu’il « faut avoir vu ») et qu’on entend sur la scène. Ce public fait, comme autrefois les voyageurs à Venise, la fortune des courtisanes du nouveau Paris. Elles tiennent une place extraordinaire dans le théâtre de cette époque (Dame aux Camélias, Demi-monde, Filles de Marbre, Mariage d’Olympe). Et comme les Hollandais dans les tableaux de leurs peintres, ce même public se retrouvera, et surtout on le trouvera, volontiers sur la scène : les étrangers avec la Vie parisienne, les provinciaux avec la Cagnotte, les enrichis avec la Question d’Argent. À cet élargissement du public ne correspond pas encore un abaissement de la scène. Le public des aristocraties européennes est familier avec la culture française, le public de province lit, les nouvelles fortunes se consolident et l’ascension sociale reste régulière. Le théâtre se trouve devant un public quadruple en quantité, sans diminution trop notable de qualité.

Sarcey disait qu’il n’avait assisté dans sa longue carrière de spectateur qu’à trois révolutions dramatiques, La Dame aux Camélias, le Chapeau de Paille d’Italie, Orphée aux Enfers. Et en effet il y a trois créations propres du Second Empire, dans la mesure où on peut parler, au théâtre, de création : la comédie de mœurs, le nouveau vaudeville, l’opérette.

La Comédie de Mœurs :
1° Dumas fils
.
Que la comédie de mœurs soit sortie de la Dame aux Camélias, c’est un des faits les plus curieux de l’histoire du théâtre, et l’un de çeux qui nous montrent le mieux que le théâtre a ses lois et ses habitudes qu’il ne faut pas confondre avec celles de la littérature écrite. Dumas l’avait écrite, en huit jours prétend-il, sous le coup d’une émotion : ses amours sincères avec une courtisane qui se mourait de la poitrine, Marie Duplessis. Il avait déposé de la vie, sa vie, sur le papier, comme Lamartine quand il écrivit le Lac. Mais cette vie de l’auteur était celle d’un jeune fils naturel d’Alexandre Dumas, d’un enfant de la balle, habitué dès l’enfance aux mœurs, au langage, aux tours du théâtre, et qui fit du théâtre presque comme M. Jourdain faisait de la prose, ce qui est évidemment la manière la plus rare de faire du théâtre. On lui joua, au bout de trois ans, par complaisance pour le renom de son père, ce monstre d’inexpérience qui ne ressemblait à rien. Mais le public trouva tout de suite que cela ressemblait à la vie, lui fit un succès extraordinaire qui dura jusqu’au début du XXe siècle. Cependant la Dame n’a bientôt intéressé qu’un public inférieur. Ce public fut d’abord le même que celui des Scènes de la Vie de Bohème, qui en sont contemporaines, sont nées des mêmes confidences et aventures personnelles, font appel à la même sentimentalité, et, comme la Dame à l’origine de la comédie de mœurs, sont à l’origine du roman réaliste.

Mais Murger laissa à Champfleury et à Flaubert le soin de créer ce roman, tandis que Dumas fut son propre Champfleury, et même, dans une certaine mesure, son Flaubert.

Dumas n’est pas ici seul en cause. Depuis 1849 et la Gabrielle d’Augier il y avait au théâtre moins une réaction contre le romantisme, dont les spectateurs se souciaient bien peu, que cette exigence d’ordre à laquelle l’Empire donna satisfaction. À la Dame aux Camélias, qui rendait pitoyable la courtisane, la fille de chair, Théodore Barrière avait répondu par les Filles de Marbre, tableau sinistre de la courtisane impitoyable, de la fille aride et avide qui dévore un fils de famille le matin et un père de famille le soir : ce fut la pièce la plus jouée, pendant l’Empire, dans les théâtres de province. Les femmes se communiquaient l’une à l’autre qu’il fallait y mener leurs maris et leurs fils pour leur faire haïr la courtisane, comme il fallait les mener à Trente Ans ou la Vie d’un Joueur pour leur faire haïr le jeu. Or, probablement en souvenir du Tiberge de Manon Lescaut, Barrière avait placé dans les Filles de Marbre un raisonneur et un conseiller probe et vertueux du nom de Desgenais. Dumas lui emprunta ce représentant de l’auteur, cet Ariste ou ce Cléante, et en fit le raisonneur de ses pièces, le mondain intelligent, clairvoyant, spirituel, dévoué, héroïque au besoin, qui mène le jeu, abaisse les masques, tire la moralité.

C’était, en 1855, l’Olivier de Jalin du Demi-monde. Ce sera en 1864 le de Ryons de l’Ami des Femmes, peut-être les pièces les plus brillantes de Dumas, d’un métier excellent, d’un dialogue solide, et, surtout la première, d’une grande conséquence pour la comédie de mœurs. Dans le Demi-monde Dumas découvrait, appelait à la lumière de la scène, baptisait d’un nom qui est resté sur un quartier important de la Société parisienne, et qu’il connaissait aussi bien que celui de la Dame aux Camélias, puisque c’était le sien, le demi-monde ou la demi-galanterie, intermédiaire entre le monde fermé et la galanterie patentée. Sous des titres différents, il a refait plusieurs fois cette pièce type du contact et du conflit entre deux mondes ou deux fractions de monde : le monde français héréditaire, et le monde du dehors, ou plutôt la femme du dehors, qui l’attaque, le disloque, le désorbite : c’est le sujet de Diane de Lys, de la Femme de Claude, de l’Étrangère, même des Idées de Madame Aubray.

Les frontières du monde, les éléments passagers et brillants de la société parisienne ont eu leur peintre en Dumas. Il prétendit qu’ils eussent aussi en lui leur moraliste, leur prédicateur ; avec un mélange de pédantisme rogue, de prophétisme extravagant, de rouerie d’homme d’affaires, il réclama pour l’auteur dramatique la succession du directeur de conscience chez les dévotes du XVIIIe siècle, celle du philosophe domestique chez les patriciens romains. De là sa pièce à thèse, allongée et commentée par les explications et les vaticinations des préfaces. Comme la pièce réelle sinon réaliste qu’est la Dame aux Camélias, était née en même temps que le roman réel de Murger, la pièce à thèse de Dumas naît en même temps que le roman à thèse de Feuillet. Il y a entre eux cette différence que les thèses de Feuillet portent sur des questions morales (Sibylle, Camors) qui se posent pour les individus dans une société dont la forme et les cadres sont donnés, tandis que les thèses de Dumas concernent des questions familiales et sociales dans une société dont les cadres mal faits sont à élargir ou à consolider, à rectifier ou à refaire : problèmes du mariage (Denise, Francillon) problèmes des enfants naturels (Le Fils naturel) problèmes de la condition féminine (Monsieur Alphonse), problèmes même du lit conjugal (l’Ami des Femmes). La pièce à thèse devient naturellement, par ses idées, une pièce dont on parle et qu’on discute à la ville. Elle étend le domaine du théâtre, dans une direction où il a toujours regardé — et après tout Tartuffe et les Femmes Savantes sont des pièces à thèse. Mais la forme artificielle et artificieuse que la pièce à thèse prend chez Dumas, les changements subis ensuite par les cadres sociaux, ont contribué à démoder la chose et le mot. Le théâtre de Dumas s’en va vers l’oubli.

2° Augier.
Plus vite peut-être que celui d’Émile Augier, dont le tempérament est cependant moins curieux et moins créateur. Dumas avait créé la pièce moderne. C’est lui, et non un autre, qui a soustrait la scène à Scribe. Il a su emprunter un ou deux personnages à des contemporains, il ne leur a pas emprunté sa technique, sa science adroite de représenter un milieu, comme Flaubert, un problème dans ce milieu, comme Feuillet. Il excellait même à relever par sa sûre technique la pièce qu’un autre avait manquée ou rêvée (et son Théâtre des autres n’est pas la partie la moins curieuse de son œuvre). Au contraire, Augier a débuté par la pièce en vers à la manière de Ponsard, et Gabrielle, qui ponsardise effrontément, triompha comme une seconde Lucrèce, ou comme l’Honneur et l’Argent, par les mêmes moyens devant le même public. Successeur désigné de Ponsard, à la manière dont Sardou sera le successeur désigné de Scribe, il sut bientôt reconnaître avec bon sens, le bon sens même de l’« école du bon sens », que le temps de la comédie en vers passait, et, au carrefour où plusieurs plaques lui indiquaient plusieurs sortes d’autres comédies, il a choisi là direction que la Dame aux Camélias désignait au théâtre nouveau. Le Gendre de M. Poirier, en 1854, a été la seconde pièce moderne.

La Dame aux Camélias révélait un milieu, celui du demi-monde, ou du quart de monde, en contact et en conflit avec un autre monde, le monde bourgeois. Dans ces milieux il y avait des êtres vivants, Marguerite Gautier et les Duval. Cela suffit pour faire une révolution dans un théâtre scribifié. Il y manquait des types, un style, une action, des mots (Dumas devait trouver style, action et mots plus tard). Ce fut le Gendre de M. Poirier qui les apporta. Venant après la Dame aux Camélias, venant après le roman de Sandeau dont il a tiré sa pièce, Sacs et Parchemins, prenant donc son bien où il le trouvait, Augier eut le bonheur et l’habileté de créer les Précieuses ridicules de la pièce moderne.

Un milieu : celui de la bourgeoisie laborieuse qui s’enrichit, en contact et en conflit avec le monde aristocratique, dont elle a besoin pour s’élever, et qui a besoin d’elle pour se maintenir. Des êtres vivants, Poirier et Gaston, qui sont bien Poirier et Gaston, comme Marguerite est Marguerite, non le bourgeois et le marquis du répertoire. De ces êtres vivants l’un, Poirier, a eu le bonheur de rester un type, chance qu’Augier allait trouver une seconde fois dans Giboyer, et qui échappa toujours à Dumas (Chez Dumas, à peine une ombre de type, avec un prénom, celui de Monsieur Alphonse). Un style : Augier a le meilleur style courant de théâtre qu’on écrive de son temps ; le contraire d’un poète, mais un écrivain, même dans ses pièces en vers, et une rondeur à la Molière. Une action : le moment de crise, à la manière classique, la crise de ménage et de famille, préparée et commandée par le milieu, par le passé, mais qui éclate rapide, précise, avec le rebondissement à la Scribe exactement placé. Des mots qui restent, et la scène principale, pivot de la pièce, ayant elle-même pour pivot un mot par exemple le Va te battre dont l’effet est évidemment épuisé, mais qui, le soir de la première, enleva la salle jusqu’alors résistante, et déclancha le triomphe.

Le Gendre de M. Poirier était tiré d’un roman écrit par un contemporain de Balzac. Alors que les pièces de Dumas n’ont plus de rapport avec le roman de Balzac et rentrent dans un système de références Feuillet-Flaubert, Augier, de tempérament dramatique plus traditionnel, s’efforce avec plus ou moins de succès de transporter à la Comédie Française une manière de Comédie Humaine. D’abord en installant en plein son théâtre dans cette question d’argent, sur laquelle Dumas a écrit une pièce remarquablement manquée, dont il ne reste qu’un mot, la définition des « affaires » : l’argent des autres. Augier lui consacre la Ceinture Dorée, Maître Guérin et il est peu de ses pièces où le problème de l’argent, des manieurs d’argent, de l’aristocratie d’argent, ne fasse la substance de sa critique sociale, critique d’ailleurs facile et que ce bourgeois bourgeoisant n’exploite pas sans un certain pharisaïsme. Même pharisaïsme dans le Mariage d’Olympe et les Lionnes pauvres, où la courtisane et la femme plus ou moins galante, sont flétries avec des véhémences oratoires et autres, à la manière des Filles de Marbre. Il n’en reste rien. Et nulle part n’apparaît mieux le faux bonhomme, le champion mal qualifié de la moralité politique, le « gars Augier » dont Flaubert avait horreur, qui se vantait de n’avoir jamais mis le nez dans ce bouquin : la Bible.

La meilleure part de la comédie d’Augier est sa contribution à la comédie politique, les Effrontés et le Fils de Giboyer, deux pièces dont la première au moins est son chef-d’œuvre, avec le Gendre de M. Poirier. Mais tandis que le Gendre de M. Poirier tient un équilibre entre deux classes sociales, deux genres de vie, intelligemment, fortement, équitablement rendus, les deux pièces politiques sont des pièces de combat contre les adversaires que craignait l’Empire en 1860 : le parti catholique et les journaux. Thalie devient une Muse d’état, du service particulier moins de l’Empereur que du prince Napoléon. Veuillot est attaqué sur la scène au moment où la police supprime l’Univers. Augier employé à la Censure était, par là, presque de la police. Cependant la valeur des deux pièces de théâtre ne se sent pas trop d’une telle bassesse. On retient de ces comédies — qui se font suite — les hommes d’affaires, Vernouillet et Charrier, et l’extraordinaire gentilhomme qui mène le jeu, le marquis d’Auberive, une des créations les mieux venues et les plus allantes d’Augier, Giboyer le journaliste de race, de force et de malchance, contraint de vivre et d’écrire pour qui le paye, peut passer avec Maître Guérin, pour le personnage le plus balzacien de ce théâtre et, mieux que le Z. Marcas et le Bixiou de Balzac, il est resté le seul type de journaliste fourni par la littérature. Les deux pièces, comme beaucoup de pièces d’Augier fléchissent et se défont dans leurs personnages fabriqués, leurs utilités conventionnelles, Giboyer dans le fils de Giboyer et dans Sergines, les Effrontés dans les personnages vertueux. Les deux pièces sont une date dans l’histoire de là comédie politique : elles ne sont pas une date du théâtre.

Homme de l’Empire, Augier n’a pas réussi à survivre à l’Empire. Les trois pièces qu’il écrivit après 1871, Jean de Thommeray, Madame Caverlet, Les Fourchambault, sont des essais manqués pour tenir au courant ou dans le courant un théâtre périmé. Augier finit moins heureusement que Dumas, qui connut sous la République le triomphe de Francillon.

La Comédie mineure.
Dumas et Augier ont donné à la Comédie du sérieux, du poids, des idées. Comme Tartuffe ou Turcaret leurs pièces ont un contenu, sont liées aux problèmes de leur époque, au témoignage profond d’une génération. Paul Bourget place Dumas dans le conseil des Dix des Essais de Psychologie contemporaine, et Augier n’y serait pas déplacé. Ils sont, de leur temps, les lignes majeures du théâtre. Mais au théâtre comme en musique le mode mineur vaut le mode majeur. Après 1870 les mineurs, Labiche, Sardou, Meilhac et Halévy, se sont mieux défendus qu’Augier et Dumas. En outre, ils ont inventé en technique dramatique, plus encore que les deux grands. L’intérieur de la pièce, le poids des idées n’existaient guère pour eux, les gênaient plutôt. Si Dumas et Augier ont ajouté raisonnablement au sérieux de la comédie, ces trois ou quatre dramaturges ont ajouté immensément à son mouvement. De leur capital de mouvement, le vaudeville, la pièce, le drame, l’opérette ont vécu un demi-siècle.
Labiche.
D’abord Labiche. Quand Labiche apporta au théâtre de la Montansier Un Chapeau de Paille d’Italie, il était déjà un vaudevilliste à succès. Il était chez lui à Montansier. On ne pouvait lui refuser une pièce. Mais le directeur Dormeuil monta celle-là à son corps défendant et déclara qu’il n’assisterait pas à la première représentation. C’est que rien n’est plus traditionnel qu’un vaudeville, et que, surtout pour un directeur de théâtre, un vaudeville est traditionnel ou n’est pas. Un Chapeau le fut à sa façon, soit en créant une nouvelle tradition, qui dura un demi-siècle.

Un Chapeau a substitué au vaudeville de situation, ou plutôt a superposé au vaudeville de situation, le vaudeville de mouvement. Les situations burlesques ne sont plus que des cerceaux de papier à travers lesquels est lancé et promené le cortège qui passe pour le plus comique, celui qui s’aligne à la foire devant les boules : une noce. La noce massacrée devient la noce sacrée, je veux dire la noce du délire sacré de la pompé aristophanesque, du mouvement pur et du délire panique. Substituez à la noce une troupe de provinciaux en visite à Paris : vous avez la Cagnotte. Un Chapeau et la Cagnotte furent longtemps les pièces les plus populaires du théâtre de Labiche. Mais cette comédie du mouvement pur ne fait qu’une partie du théâtre de Labiche, qui a mis sa signature à plus de trois cents pièces, et fut une manière de Molière ou de Dumas père du Vaudeville. On a goûté et l’on goûte encore en lui un moraliste caricaturiste, vrai contemporain de Daumier et de Gavarni, dont le théâtre figure comme un album animé et intarissable de silhouettes bourgeoises.

Le bourgeois de Labiche reste le même que le bourgeois de la Caricature et des Physiologies : peu brave, égrillard, heureux en affaires, égoïste, Sganarelle réel et don Juan imaginaire, rond comme une pièce de cinq francs qui porte sur la tranche les proverbes de Sancho, il a circulé sous cent noms à travers ce théâtre comme Homais à travers les rues d’Yonville. Mais ce n’est pas Homais qui a fait le succès de Madame Bovary, tandis que c’est le bourgeois qui a fait le succès de Labiche en venant reconnaître sur la scène du Palais-Royal ou du Gymnase, le voisin son voisin, le mari sa femme, et la femme son mari.

Jusqu’à la guerre, le Palais-Royal a repris la Cagnotte pendant les vacances ; la Cagnotte, le musée Grévin et la sole Marguery furent dans la dernière moitié du XIXe siècle, pour la petite province, trois attractions rituelles de Paris. Aujourd’hui Labiche a disparu de la scène. Mais il est le seul auteur dramatique du XIXe siècle dont le succès de lecture ait balancé le succès de scène. Les dix volumes de son théâtre choisi ont fait dans les bibliothèques l’intérim entre Paul de Kock et Courteline comme mine de gaîté française. Il n’y a même aucune raison de les en exiler aujourd’hui : Célimare le Bien-aimé ; le Voyage de M. Perrichon, les Petits Oiseaux, la Grammaire, le Misanthrope et l’Auvergnat ont gardé comme lecture du soir leur bienfaisance, entre le repas léger et la tasse de verveine.

Meilhac et Halévy.
La troisième révolution dramatique que reconnaissait Sarcey est celle d’Orphée aux Enfers, opérette due à la collaboration du normalien Hector Crémieux et du musicien allemand Offenbach, soit un mélange de « canulard » d’École et de bouffonnerie lyrique. Mais Crémieux ne se maintint pas à la hauteur de ce succès et Offenbach devint le musicien attitré de Meilhac et Halévy. Tandis que Dumas avait profité lui-même de la révolution de la Dame aux Camélias, Labiche de celle d’Un Chapeau de paille, Meilhac et Halévy exploitèrent la révolution faite par Crémieux et comptèrent seuls.

De sorte que cette révolution daterait apparemment de la Belle Hélène, qui est de 1864, suivie par Barbe-Bleue et la Vie parisienne en 1866, la Grande Duchesse de Gérolstein en 1867, la Périchole en 1868. Ce sont des types extraordinaires de pièces en collaboration, de pièces où, conformément à la saine optique du théâtre, l’homme seul n’existe plus.

Collaboration, bien entendu, de Meilhac et Halévy, qui paraît ici indiscernable et égale, déposée par le dialogue même de deux hommes d’esprit. Plus tard, quand sous la même signature paraîtront des œuvres spirituelles et sentimentales, des comédies pures comme Froufrou, la Petite Marquise, la Boule, la Cigale, la part de Meilhac sera plutôt celle de l’homme de théâtre, du trouveur de mouvements, de mots, d’émotion, celle d’Halévy la part de l’observateur et du critique, secondaire d’ailleurs ici, puisque les pièces signées par Meilhac seul valent les pièces des deux collaborateurs, et qu’Halévy seul n’a rien tenté sur la scène. On remarquera d’ailleurs que Labiche n’a écrit seul aucune de ses pièces. Un dialogue d’auteurs précède souvent le dialogue d’acteurs.

Collaboration des auteurs et du musicien. À l’ancien vaudeville, et même à celui de Labiche, les couplets sont imposés non seulement par la tradition, mais par le gouvernement, qui jusqu’au Second Empire n’autorise dans les théâtres légers que la pièce parole et chant, et leur interdit d’empiéter sur le privilège des théâtres de parole pure. On comprend que dès lors les couplets et la musique n’y tiennent qu’une place très mince, officielle. Il n’en va pas de même de l’opéra-bouffe ou de l’opérette, où l’orchestre rythme, commande, emporte tout le mouvement de la pièce, et qui avec Crémieux et Offenbach, succédait dans le monde à l’opéra-comique de Scribe.

Collaboration des auteurs, du musicien et des acteurs. Dans l’opéra-comique de Scribe, tout le détail est réglé par le librettiste et le musicien, que les acteurs n’ont qu’à interpréter, aussi rigoureusement qu’ils interprètent une pièce. Mais, même dans la comédie, on avait pu voir un acteur de génie inventer, et même recréer la pièce : c’est l’histoire de Frédérick Lemaître et de l’Auberge des Adrets. Dans l’opérette de Meilhac et Halévy, l’action n’est arrêtée que dans ses grandes lignes, et ces grandes lignes réussissent à rester une œuvre littéraire. Entre elles, il y a des intervalles où le premier plan appartient à la musique, et où les acteurs peuvent aussi modifier, improviser, resserrer ou étendre : ce qui, évidemment, n’est possible qu’avec une troupe supérieure et très homogène, comme l’était alors celle des Bouffes-Parisiens. La Belle Hélène, très mal accueillie aux premières représentations, fut en partie refaite sur le tas par les acteurs, qui ramenèrent le public, transformèrent une déroute en l’un des plus grands triomphes parisiens et européens de l’époque. Le génie des auteurs n’est pas diminué par là. Bien au contraire ! La pièce élastique, la pièce qui s’offre elle-même à la mise au point, c’est un genre qui a ses difficultés et ses réussites. Le miraculeux c’est qu’elle ait continué, qu’après 1920 on ait pu voir jouer encore triomphalement la Belle Hélène, à Paris, à Stockholm, et ailleurs.

Collaboration des auteurs, du musicien, des acteurs et du public. Dans cette manière de Commedia dell’arte, tout se passe comme si le public entrait dans la chaîne, prenait parti, et, de public passif, devenait public actif : c’est la révolution de mouvement, comme celle du Chapeau de paille. L’opérette littéraire de Meilhac et Halévy ne se comprendrait pas sans le public, les mœurs, les échos, le train de ces dix années de l’Empire libéral qui trouvent leur moment privilégié dans l’Exposition de 1867. La Grande Duchesse de Gérolstein, la pièce même de cette année et de cette Exposition, c’est Paris en Allemagne, et la Vie parisienne qui préparait, l’année précédente, l’Exposition, c’est l’étranger germanique à Paris. Et même la Belle Hélène dans le gâtisme héroïque d’Achille et d’Ajax, ne se faisait pas faute d’évoquer les généraux de l’Empire aux charades de Compiègne. Ainsi le Mariage de Figaro, avant la Révolution.

1870 emporta Offenbach et sa musique. Mais, en 1869, Meilhac et Halévy avaient réussi une comédie gaie, à fin larmoyante, qui connut le succès pendant trente ans, Froufrou. Elle fut suivie d’une douzaines d’autres. Ces tableaux animés de la vie parisienne, brillants de mots, légers, adroits valent pour une génération. Meilhac et Halévy fournirent encore un premier plan à l’exposition de 1878, Meilhac seul à celle de 1889. Sa dernière pièce, Ma Cousine, triompha en 1890.

Tout cela est d’un métier éblouissant : le « peu de matière et beaucoup d’art » de Racine y triomphe. Mais dans cette génération de techniciens, la réputation du plus grand homme de métier de son temps est allée à Sardou.

Sardou.
Elle serait justifiée si en fait de métier Sardou avait inventé. Mais il n’a rien inventé. Il a eu vers 1860 cette idée, juste au fond, que tout le métier du théâtre est dans Scribe. D’autre part, Scribe se trouvait depuis dix ans complètement déclassé. Il pouvait servir de professeur sans devenir un concurrent. Et le public n’a pas de mémoire. Sardou fit ses gammes en lisant deux actes d’une pièce de Scribe, mais non le troisième, qu’il imaginait dans le privé, et qui valait parfois mieux que ceux du maître. Après de petits fours qui l’aguerrirent, il donna en 1860 au Gymnase les Pattes de Mouche, en 1861, au Vaudeville Nos intimes : succès miraculeux.

Dans les Pattes de Mouche, une lettre joue le rôle dynamique du chapeau de paille d’Italie dans le vaudeville de Labiche, et on lui court après à l’intérieur d’une comédie de Scribe. Ce n’est pas plus malin, et c’est prodigieusement malin. Un Chapeau était le tour de Paris dans Paris. Dans les Pattes, cela devient le tour du monde sur un verre d’eau, le Verre d’eau de Scribe. La virtuosité de Nos intimes n’est pas supérieure, mais presque égale, et Sardou l’applique cette fois à une comédie de mœurs excellente. De sorte que, dès 1861, il avait écrit sa meilleure pièce.

Il put retrouver le même succès en 1865 avec la Famille Benoîton, en 1872 avec la comédie politique de Rabagas, en 1880 avec Divorçons. Il put bâtir des drames historiques comme Patrie ! (1869) et des comédies historiques comme Madame Sans-Gêne, en 1893, son dernier triomphe. La grande génération dramatique du XIXe siècle finissait en fanfare. Tout cela est oublié. Des quatre ou cinq grands noms qui ont rempli le théâtre entre 1860 et 1900, Sardou fut le plus purement viager. Grand constructeur, mais non grand inventeur, l’héritier de Scribe reste un héritier. Et voici la fiche de consolation : un héritier lui-même sans héritier. Il avait succédé à Scribe ; personne n’a succédé à Sardou. Depuis 1893, la situation officielle de prince du métier est vacante.

Barrière.
Les noms de Dumas, Augier, Labiche, Meilhac-Halévy et Sardou n’épuisent pas le théâtre de cette époque heureuse. Les succès de Théodore Barrière (dont Lambert Thiboust fut le collaborateur) ont balancé sous le Second Empire ceux de Dumas et d’Augier, quand il a mis sur la scène dans les Filles de Marbre, avec trop de facilité, l’avidité de la courtisane professionnelle, et frigide, — ceux de Labiche avec les Faux Bonshommes, tableau clair, dur et fort de trois registres de l’égoïsme bourgeois, pourvus de ces beaux noms des vaudevilles d’alors, Péponet,- Bassecourt, Dufouré, et avec les Jocrisses de l’Amour. — Cette vigueur de moraliste fait défaut à Pailleron, aimable auteur de comédies à la suite, spécialiste heureux des rôles d’ingénues pour la Comédie-Française (l’Étincelle, la Souris) mais qui a écrit le Monde où l’on s’ennuie.
Pailleron.
Le cas du Monde où l’on s’ennuie est très instructif. Il appartient, depuis sa première triomphale de 1881, à l’affiche ordinaire courante de la Comédie-Française. Par son retour rituel au répertoire d’été, il a rappelé la Cagnotte du théâtre voisin. Or la pièce est mince, la facture très adroite mais sans nulle originalité (le chemin des Pattes de Mouche vers les marronniers de Figaro), les personnages et les sentiments sans grand rapport avec l’humanité actuelle. D’où vient la fidélité du public ?

De ce que la pièce, comme peinture de milieu, n’a pas été remplacée. Comme Armance de Stendhal avait pour sous-titre Un Salon en 1827, le Monde où l’on s’ennuie est Un Salon en 1881. Un salon littéraire ; Molière n’avait pas dédaigné d’en mettre deux sur la scène, avec le Misanthrope et les Femmes Savantes (sans compter les Précieuses). Pailleron a tiré de Molière ce qu’il fallait et ce qu’il pouvait. Il l’a fait dans la maison de Molière : et la Comédie-Française seule pouvait donner à sa pièce une force d’institution comme elle en donne une à ses actrices en sursis prolongé. Les salons étaient le milieu naturel de Pailleron : trois ans auparavant il avait déjà peint un salon pour le Gymnase, dans l’Âge ingrat. Gendre de Buloz il était le beau-frère d’un salon, et un salon hait le salon rival. Pailleron a fait la comédie du salon littéraire, comme de Flers et Caillavet feront dans l’Habit vert celle de l’Académie, Bourdet, dans Vient de paraître, celle de l’édition. Trois succès dus aux mêmes causes, dans un pays, le seul peut-être, où la littérature existe comme genre de vie, dans une littérature où la comédie a été fondée par les Précieuses ridicules. Il appartenait à cette génération dramatique d’installer la pièce de mœurs littéraire à la Comédie-Française, et Pailleron eut cette chance. Il ne la retrouva pas en 1894 dans Cabotins. Ma Cousine et Mme  Sans-Gêne avaient posé pour cette équipe le point final sur lequel il n’y avait plus à revenir. La parole, la scène, la chance, appartenaient à une autre génération, à un autre arrangement, à un autre coup de dés sur le jeu d’oie éternel.

XIII
LA PHILOSOPHIE
Elle devient universitaire.
De 1850 à 1885 la vie philosophique se partage plus nettement encore que les autres formes de la durée littéraire en deux périodes qui correspondent aux deux régimes politiques. Un des résultats durables de l’action de Cousin, c’est d’avoir pour longtemps, et en somme jusqu’aujourd’hui, domicilié la philosophie française à l’École Normale. Le cartésianisme, de Descartes à Leibnitz, par Spinoza et Malebranche, n’a jamais été une philosophie de professeurs, et pas davantage la doctrine des philosophes du XVIIIe siècle. La philosophie de la chaire paraît, ou plutôt reparaît, en Allemagne avec Wolf, et reçoit un grand éclat du fait que Kant et ses trois célèbres successeurs, Fichte, Schelling et Hegel, sont également professeurs d’Université. La tradition des grands professeurs de philosophie est, pour la première fois depuis le XIIIe siècle, reprise sur la Montagne Sainte-Geneviève par Victor Cousin, qui retrouve le public d’Abélard. Cousin institua la philosophie, en tant que genre de vie universitaire, et en tant qu’histoire des systèmes. Il y manquait tout simplement la philosophie en tant que philosophie. L’Université napoléonienne et le « régiment » de Cousin ne purent fournir qu’une morne caricature de la philosophie allemande de la chaire, même quand celle-ci eut été en 1831 découronnée par la mort de Hegel.

Tant que vécut Cousin, et aussi bien sous le Second Empire où le colonel du régiment philosophique fut mis en retraite, que sous la Monarchie de Juillet, qui fut sa période d’activité, officiellement la philosophie ne fut pas seulement domiciliée à l’École Normale. Elle y fut domestiquée. La réaction du 2 décembre resserra son collier. Au colonel succéda le caporal : l’échec de Taine à l’agrégation de philosophie, le renvoi de Vacherot exclu de l’École Normale après la Métaphysique et la Science, la suppression temporaire de la classe et de l’agrégation de philosophie, marquèrent l’enclos où les distributeurs de chaires entendaient parquer la philosophie de la chaire. D’où le discrédit de ce qu’on appela la philosophie officielle.

Sous la Monarchie de Juillet, le gouvernement de Cousin n’avait pas empêché une grande philosophie originale de se constituer : la philosophie positive de Comte. À une philosophie de l’ordre des lettres, le polytechnicien, vrai héritier de Descartes, avait opposé une philosophie de l’ordre des sciences. La même tradition, la même opposition se continuèrent sous le Second Empire, dont la philosophie tient en somme en trois noms : Cournot, Renouvier et Taine, soit deux normaliens et un polytechnicien.

Cournot.
Régulièrement, Cournot appartiendrait à la génération précédente : né en 1801, c’est un contemporain de Comte. Mais normalien de la section des sciences, professeur d’analyse, puis versé dans l’administration supérieure de 1836 à 1862, il n’écrivit d’abord que des travaux de mathématiques, et ne livra le résultat de ses méditations philosophiques qu’à partir de 1851, dans ses trois grands ouvrages publiés à dix ans l’un de l’autre : Essai sur les fondements de nos connaissances et sur les caractères de la critique philosophique, Traité de l’Enchaînement des idées fondamentales dans les sciences et dans l’histoire, Considérations sur la marche des idées et des événements dans les temps modernes. Ils ne trouvèrent à peu près aucune audience, et, très modeste, Cournot n’en cherchait pas. Presque toute sa gloire de philosophe est posthume.

Peu d’hommes ont, de son temps, remué plus tranquillement plus d’idées, généralement inachevées, auxquelles il se contentait de toucher, pour passer à d’autres. Il n’y en a qu’une seule qu’il ait conduite et creusée jusqu’au bout, et dont il avait bien fait son domaine : c’est l’idée de hasard. De ce terme négatif il a dégagé patiemment le contenu positif qui l’incorpore d’une part à l’ordre et à la réalité du monde, d’autre part aux lois et aux calculs de la probabilité mathématique. Le hasard défini comme une rencontre irrationnelle de séries causales indépendantes, conduit l’esprit de Cournot à un pluralisme et à un probabilisme, et en somme à une manière de penser qui déborde, tourne, déclasse plus ou moins tous les systèmes contraires. Aucune pensée philosophique n’est plus différente de la pensée de Comte que celle de cet autre mathématicien. La lecture de Cournot, irritante pour les esprits logiques, plaît aux philosophes amis de Sainte-Beuve et de Montaigne, à ceux qui aiment les bains d’idées. Ses trois grands ouvrages composés de paragraphes numérotés et assez discontinus ressemblent à des pages de notes prises à l’occasion de ses lectures scientifiques et historiques, et classées dans une succession où le hasard, démon familier du philosophe, a sa part. Une vue d’ensemble sur le réel s’en dégage peu à peu (contingence et hiérarchie des phénomènes, nouveauté de leurs tournants et de leurs plans successifs) mais n’est pas formellement cherchée, et reste en équilibre instable, sujette à de nouvelles approximations, promise aux mises au point et aux révisions d’un invincible probabilisme. Cournot manque d’ailleurs des qualités de forme qui lui eussent assuré un vrai public, et il reste un gibier de philosophe.

Renouvier.
On en dira autant de Renouvier. C’est par hommage aux neiges, éternelles et nourricières, de la pensée, que nous le plaçons dans une histoire qui en principe n’en concerne que les pays habités, cultivés et florissants. Né en 1815, Languedocien et polytechnicien comme Comte, il appartient par ses années de formation à la Monarchie de Juillet. Il est de ceux qui avec Pierre Leroux s’efforcent de créer en 1848 un spirituel républicain, et il rédige, à la demande du ministre Carnot, un Manuel républicain de l’homme et du citoyen dont le ton révolutionnaire fait scandale et prend place dans la couleur du spectre rouge. Le coup d’État le rendit à la philosophie avec autant de bonheur qu’il entraîna Hugo à la poésie. Il publie en dix ans, de 1854 à 1864 les quatre Essais de Critique générale, qui restent le meilleur et le plus substantiel d’une œuvre qui fut immense en quantité. Il y opère une synthèse originale de Kant et de Comte, qui est devenue après 1870 une partie intégrante de la philosophie française. Positiviste en principe comme Comte, dont il se déclare d’ailleurs l’adversaire, il prend pied comme lui sur la science, et particulièrement sur la mathématique, tenant pour clef la « loi du nombre » ; il applique ses réflexions non comme Comte à l’objet de la science, mais à son sujet, c’est-à-dire à la représentation et à ses lois, soit au problème de Kant. Mais il modifiait les positions kantiennes sur certains points, rejet du noumène, solution des antinomies par la loi du nombre, assouplissement des catégories qui cessent d’imiter les espèces métaphysiques pour devenir simplement des lois générales, ou même des faits généraux de la représentation. Le titre d’Essais de Critique générale convient admirablement à ces quatre livres fondamentaux sur la logique, la psychologie, la philosophie de la nature et de la religion, l’histoire. Ce sont des essais, à la manière de Hume : il y a chez Renouvier un dessein de retour à Hume, reflux du dépasser Hume qui est au principe de la Critique de la Raison pure. Il applique une méthode critique, qui examine tout dans un esprit logique. Et cette critique porte sur le général et l’universel, comme celle de Kant. Nul n’a mis plus haut que Renouvier la critique, ne l’a employée plus puissamment à de plus importants usages, n’en a mieux expliqué les droits, les devoirs et les limites. Malheureusement son style abstrait, hérissé, en tessons de bouteille, bien plus dur encore que celui de Comte, a muré son influence dans une propriété dont les philosophes professionnels eurent seuls les clefs. Si l’on veut se rendre compte de la nature anti-littéraire de ce polytechnicien, il faudra observer qu’il a trouvé le sujet du plus beau roman historique qu’on ait jamais imaginé, et, qu’ayant écrit ce roman dans Uchronie, il a trouvé le moyen de le faire illisible.

Rentré après 1871 dans la spéculation politique, Renouvier reprit sa tâche d’institution du spirituel républicain, tout en continuant de développer la philosophie criticiste dans de nombreux ouvrages, dont le plus remarquable est l’Esquisse d’une classification systématique des doctrines philosophiques. Sa retraite absolue dans sa maison de Perpignan, l’austère obscurité de son style, lui permirent d’exercer sans bruit, en profondeur, sur le monde des professeurs de philosophie, une influence qui fut immense, qui se retrouve dans les thèses de Sorbonne, dans la place grandissante occupée jusqu’en 1905 environ par le Kantisme, dans la formation d’une morale laïque, dans le mouvement dreyfusien.

Pareillement, ce n’est qu’après 1871 que se fait sentir l’influence de Taine chez les philosophes, influence due uniquement à l’Intelligence. Ils retinrent de l’Intelligence non la partie condillacienne, qui sécha sur pied, non la partie anglaise que Ribot alla chercher sur place, mais la psycho-physiologie, l’étude des cas morbides. En même temps l’influence d’Auguste Comte pointait dans l’Université par la thèse d’Espinas, en 1877, sur les Sociétés animales.

Ravaisson.
Les premières années de la République marquent dès lors une décompression et un rajeunissement de la philosophie universitaire. Cousin était mort en 1867, bien oublié de son ancien régiment. Un rôle analogue au sien, mais cette fois tout de persuasion et de bonne grâce, fut tenu par un de ses anciens disciples, brouillé de bonne heure avec lui, un contemporain de Renouvier, Félix Ravaisson, qui n’enseigna jamais la philosophie, mais avait de 1836 à 1842, rajeuni l’aristotélisme avec un grand charme de style, une profondeur de pensée inconnue à Cousin. En 1868, il écrivit un Rapport sur la Philosophie au XIXe siècle, impartial et pénétrant, que terminait une conclusion dogmatique, trente pages dont Bergson a dit que des générations de philosophes les ont sues par cœur. Mémoire non inutile d’ailleurs, Ravaisson occupant ce poste d’influence, la présidence du jury de l’agrégation de philosophie.
Lachelier, Fouillée, Boutroux.
D’autre part, dès 1864, Lachelier enseigne la philosophie à l’École Normale. Il y retrouve par son enseignement la vraie méthode philosophique bousculée par Cousin, celle des Descartes, des Biran, des Ravaisson. Après un bref passage de Fouillée, Boutroux lui succède en 1877. Ces trois philosophes ont entretenu pendant vingt ans dans le monde de la haute philosophie un style de la pensée, dont leurs rares écrits ne donnent qu’une idée imparfaite. Ils ont mis l’accent de l’esprit sur l’immatérialisme, sur le finalisme, et surtout sur la liberté. Une série de thèses célèbres en procèdent, qui commencent en 1872 avec celle de Fouillée et se terminent en 1889 avec celle de Bergson. Renouvier leur est ici d’une aide efficace. L’élaboration d’une théorie de la liberté psychologique contre le déterminisme de la philosophie scientifique des Anglais et de Taine, a appelé le principal effort de cette génération de philosophes après 1870.
Un syncrétisme en profondeur.
Cette philosophie universitaire, ou Platon, Aristote, Descartes, Leibnitz et surtout Kant, sont admirablement compris, peut passer pour l’été de la Saint-Martin, ou plutôt pour le seul moment efficace de l’éclectisme. Cousin une fois disparu, apparaît ce syncrétisme libre, intérieur et méditatif de la culture que la hâte, le verbalisme et l’impérialisme utilitaire du célèbre colonel avaient en 1830 dévié et stérilisé pour quarante ans. Dans l’Essai sur la Métaphysique d’Aristote, Ravaisson avait donné le seul exemple d’un grand système repensé profondément du dedans. Renouvier en avait donné un second exemple avec son étude et sa critique de Kant. Un syncrétisme en profondeur, une société vraie des systèmes de l’esprit était désormais possible. Une cité des esprits philosophiques fleurit dans les trente dernières années du XIXe siècle. Elle est bien encore une philosophie de professeurs, mais avec l’esprit du dialogue libre. Le régiment est démobilisé. La philosophie est rentrée dans la vie civile, se fond dans la fine pointe de la civilisation.
Liaison avec les sciences.
Mais ce n’est là qu’une moitié de sa conquête et de sa vie. L’événement capital de cette équipe philosophique, on le verra, l’influence de Comte, de Renouvier et de Taine aidant, consiste dans sa prise de contact résolue et complète avec les sciences. On en revient à l’idée de philosophie telle que l’ont conçue les grands philosophes, qui ont été aussi de grands savants : la réflexion sur les objets et les résultats des sciences, la collaboration de la recherche philosophique et de la recherche scientifique, le dialogue et l’excitation mutuelle de deux disciplines qui n’en font qu’une. Les savants, pareillement, abordent la philosophie de leur science : un Claude Bernard, un Berthelot. Les philosophes se dirigent vers les science nouvelles qui se détachent de la philosophie, soit la psychologie et la sociologie. Ici encore apparaît le caractère scientifique de cette génération, la marche à la positivité.
  1. Baudelaire fait l’objet du chapitre suivant (N. D. E.).