Histoire de la littérature française sous la restauration 1814-1830/Casimir Delavigne

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IV.

Casimir Delavigne : — Les Messéniennes.


Dans la situation telle qu’elle se dessina à l’époque de la restauration, il y avait, on l’a vu, des sources d’inspirations très-diverses, et les esprits, suivant leur pente, devaient se laisser entraîner par des courants opposés. Ceux-ci pouvaient être surtout frappés du retour de la paix après tant de guerres qui avaient épuisé la population et courbé l’Europe entière sous une lassitude universelle, et de l’affranchissement des intelligences rendues à elles-mêmes, après avoir été contraintes de traîner la chaîne de la discipline impériale. Le rétablissement de l’antique monarchie, qui avait vécu avec la France les bons et mauvais jours de son histoire pendant dix siècles, était pour ceux-là le point de vue principal. D’autres saluaient l’avénement de la liberté politique, promise par la révolution sans avoir jamais été donnée, et dont l’empire avait effacé jusqu’à la trace dans des institutions où la tribune était muette, et où la police persécutait M. Frayssinous, confisquait le Journal des Débats et supprimait les livres de madame de Staël. Mais, à côté de ces résultats heureux, venaient se placer la défaite de nos armées, l’invasion de notre territoire et l’Europe nous rendant à Paris la visite victorieuse que nous lui avions faite à Vienne, à Berlin, à Moscou. La seconde invasion surtout avait laissé de pénibles et douloureux souvenirs au cœur des populations, non-seulement à cause des maux et des violences inséparables de la guerre, mais à cause de ce grand désastre de Waterloo qui avait couché toute une armée française dans ce lit funèbre, et donné, dans notre histoire, un sinistre écho aux noms de Poitiers, Crécy et Azincourt. Ajoutez à cela la dureté impolitique que L’Europe avait montrée envers la France dans les traités de Vienne, sans comprendre, malgré l’avertissement aussi sensé que patriotique donné par M. de Bonald[1], que les sociétés européennes, intéressées, pour leur préservation intérieure, à ce que la restauration vécût, ne devaient point faire peser sur elle l’impopularité même imméritée qui devait naître de la situation faite à la France ; car les peuples, injustes dans leurs ressentiments, oublient les gouvernements qui ne sont plus, et attribuent à celui du moment la situation qu’il subit comme un funeste et inévitable legs. Il y avait dans ces sentiments, dans ces images, dans ce grand contraste de la fortune présente de la France avec sa fortune passée, dans le souvenir du désastre militaire de Waterloo, dans la présence des drapeaux étrangers sur notre territoire, de quoi inspirer un poëte dont les vers répondraient aux émotions nationales. Ce poëte fut M. Casimir Delavigne : né en 1793, il avait alors vingt-deux ans.

Les premières Messéniennes ne furent point l’œuvre de l’esprit de parti ; c’était le gémissement de la France qui retentissait dans les vers d’un de ses plus jeunes enfants. M. Delavigne était alors dans un âge où les émotions sont vives et les impressions profondes ; il peignait ce qu’il voyait, il éprouvait ce qu’il exprimait. C’est là le grand secret de l’inspiration. Elle trouve surtout son aliment dans les sentiments naturels, elle périt au contact des sentiments factices. Quoi de plus naturel que le regret, la colère à l’aspect de la patrie envahie, que l’humiliation sympathique qu’on ressent à la vue de ses humiliations, que la disposition à relever ses anciens trophées dans les souvenirs, pour la consoler du présent par le spectacle du passé ; que le tribut de larmes payé aux soldats morts en combattant ? Ce sont là les sentiments qui dominent dans les premières Messéniennes. Il y a de l’élévation dans les idées, une émotion contenue dans l’expression, une grande vérité d’accent. La langue poétique de M. Delavigne n’a pas atteint encore le degré de perfection qu’elle atteindra plus tard ; mais elle est déjà belle, harmonieuse et pure, et il y a du mouvement et de la vie dans sa poésie. Elle pleure, elle s’indigne, elle exhorte, elle prie. On y retrouve l’expression des sentiments d’une grande partie des nouvelles générations de cette époque : une disposition naturelle à porter le deuil de nos désastres, à saluer la liberté qui arrive, à accepter la monarchie qui la ramène[2], et la conviction de la nécessité de l’union devant l’étranger. On est encore trop près des malheurs que le funeste retour de l’île d’Elbe a apportés à la France[3], le sentiment public est trop prononcé contre l’auteur de ces maux, pour que le bonapartisme poétique se glisse dans les vers du jeune poëte, harmonieux écho des impressions publiques ; le seul mot qui fasse allusion à l’empereur dans le chant funèbre consacré à Waterloo, est un reproche : « Varus, rends-nous nos légions ! » Les trois premières Messéniennes destinées à déplorer la bataille de Waterloo, la dévastation du Musée et des monuments, et à proclamer le besoin de s’unir après le départ des étrangers, sont animées du même esprit, quoiqu’il y ait une différence à faire entre ces trois morceaux pour le mérite littéraire. La quatrième et la cinquième Messénienne, dont la vie et la mort de Jeanne d’Arc ont fourni le sujet, sont comme un heureux prolongement de la même inspiration poétique qui va chercher dans l’histoire une occasion de plus de maudire l’Angleterre, en relevant le bûcher de Jeanne d’Arc devant la France indignée. Ces élégies nationales, on peut les appeler ainsi, sont pleines de sentiments honnêtes et patriotiques ; elles ont quelque chose de vrai, parce que l’émotion du poëte répond à l’émotion publique, et le succès qu’elles ont obtenu restera durable et général, parce qu’elles expriment un sentiment de tous les temps et de tous les lieux, celui du patriotisme.

Sans doute, on peut dire que le poëte a fait abus, dans les Messéniennes de ces phrases tant répétées depuis sur la gloire de la France ; trop souvent il la couronne de lauriers et la proclame la reine des nations. S’il s’agissait d’une histoire de la bataille de Waterloo, et non d’une élégie sur cette bataille, on pourrait aussi critiquer les vers où il montre les Anglais regardant, pour la première fois, sans peur, nos soldats étendus morts sur ces champs ensanglantés. Mais ces exagérations poétiques qui auraient offert, dans d’autres circonstances, une nuance de ridicule, avaient dans celle-ci quelque chose de touchant. N’y avait-il pas une sorte de piété filiale à venir lui parler de sa gloire passée, à cette pauvre France dont la fortune venait de déserter les drapeaux, et ne fallait-il pas la consoler au milieu de sa défaite, en évoquant devant elle ses anciens jours de triomphe ? Quant à cet hommage rendu à des soldats si longtemps vainqueurs et maintenant étendus morts sur les plaines funèbres de Waterloo, sans même avoir eu le bonheur de mourir dans un jour de victoire, comme le disait éloquemment le poëte[4], il plaît par cela même qu’il est un peu excessif dans la forme, comme une pieuse flatterie adressée au malheur et à la mort, les seules et mornes majestés dont le poëte puisse être avec dignité le courtisan, parce que leurs mains ouvertes pour recevoir sont vides pour donner. Mais, dans la seconde Messénienne, celle où le poëte déplore la dévastation du Musée, on commence à apercevoir un des défauts de Casimir Delavigne. Il n’a pas su exprimer naturellement le sentiment national, moins ému, il faut le dire, à l’honneur de la noblesse intellectuelle de l’esprit français, des immenses sacrifices d’argent imposés à notre détresse, que de la perte des chefs-d’œuvre, ces trophées de nos anciennes victoires, qu’il s’était habitué à admirer comme les hôtes de notre civilisation. Les émotions factices du littérateur plein des souvenirs de l’antiquité ont dominé, dans l’esprit du poëte, les émotions naturelles du Français, et il a laborieusement combiné de jolies antithèses mythologiques, au sujet de la dévastation du Musée [5].

Ce défaut n’est point accidentel chez Casimir Delavigne ; il tient à la nature même de son talent pur, correct, harmonieux, mais un peu froid, et assez enclin à remplacer les beautés naturelles par ces splendeurs de reflet que les esprits cultivés et familiarisés avec l’étude de l’antiquité trouvent facilement dans leurs souvenirs. Moins apparent dans les premières Messéniennes, où le vol du poëte était soutenu par le souffle du sentiment public et par l’émotion qu’excitait dans son âme le douloureux spectacle qu’il avait sous les yeux, ce défaut devait devenir plus marqué lorsqu’il serait obligé de se placer par l’imagination dans un sujet éloigné ou fictif, et de deviner la vérité, au lieu de se trouver en contact avec elle.

Le succès des premières Messéniennes fut aussi grand, dans son genre, que le succès des premières Méditations. Comme M. de Lamartine, M. Delavigne, inconnu la veille, se trouva avoir atteint, d’un seul pas, la célébrité. Lui aussi s’était rendu l’interprète d’un sentiment général qu’il avait d’autant mieux exprimé, qu’il le trouvait au fond de son propre cœur. Sa voix était devenue la voix de l’orgueil national blessé, et la modération de ses idées, l’esprit conciliant dont ses premiers vers étaient animés, avaient augmenté le nombre de ses admirateurs. Parmi eux, il faut compter le roi Louis XVIII, qui applaudit à ses vers patriotiques[6]. L’auteur dut à ses heureux débuts l’emploi de bibliothécaire de la chancellerie. Dès lors s’ouvrit pour lui une carrière non interrompue de succès, tantôt remportés par ses poëmes lyriques qui se succédèrent sous le nom de Messéniennes, tantôt obtenus sur la scène par ses comédies et ses tragédies ; car on rencontre le nom et le talent de M. Casimir Delavigne sur plusieurs routes à la fois dans la littérature. Les Messéniennes sont restées cependant son titre principal ; c’est là qu’il a montré le plus de cet esprit d’invention qui assure surtout aux œuvres littéraires la durée. C’était aux Voyages du jeune Anacharsis, par Barthélémy, que Casimir Delavigne, comme il en avertit lui-même ses lecteurs, avait emprunté ce titre de Messéniennes : « Tout le monde, disait-il en tête de ses premières œuvres, a lu dans le Voyage d’Anacharsis les élégies sur les malheurs de la Messénie ; j’ai cru pouvoir emprunter à Barthélémy le titre de Messéniennes pour qualifier un genre de poésies nationales qu’on n’a pas encore essayé d’introduire dans notre littérature. Sous ce titre flexible et qui s’étendait à tous les sujets, le poëte traita successivement les questions qui passionnèrent l’esprit public, et cette habileté à se préparer des sympathies contribue à expliquer l’éclat et le nombre de ses succès. Il avait certainement plusieurs des qualités qui conduisent à la gloire vraie et durable ; mais il ne négligea pas les moyens de s’assurer la vogue, et presque tous ses vers eurent un à-propos qui leur ménagea des lecteurs bienveillants. Il servit la circonstance qui, à son tour, le servit.

Les malheurs et les revers de la France avaient inspiré ses premières Messéniennes et elles avaient répondu à un mouvement général d’opinion ; les secondes répondirent à un mouvement d’opinion moins général, moins profond surtout, mais cependant très-ardent et très-vif ; nous voulons parler de celui qui se manifesta en faveur de la Grèce. Il y avait dans ce mouvement quelque chose de généreux, puisqu’il s’agissait de secourir un peuple malheureux et chrétien ; mais, comme arrive toutes les fois que les passions du moment se mêlent à une question, et qu’elle obtient ce qu’on est convenu d’appeler la vogue, les mobiles qui agissaient sur les esprits étaient très-complexes, et, chez plusieurs, la fièvre de l’hellénisme avait quelque chose d’excessif et qui allait au delà du naturel. Si la sympathie et la pitié pour la Grèce existaient dans de nobles âmes sans aucun mélange de calcul, plus d’un calcul s’y mêlait chez d’autres esprits qui en faisaient un thème d’opposition contre les rois, et un moyen de remuer ce sentiment vague, et par conséquent dangereux, d’un libéralisme indéterminé que les noms républicains de Sparte et d’Athènes réveillent dans le cœur de ceux qui ont oublié ou n’ont point appris dans Plutarque combien, non-seulement l’ordre, la sécurité, le bonheur, mais la vertu, la justice, la liberté et la dignité humaine eurent à souffrir de ces gouvernements démocratiques de la Grèce, que le vulgaire admire à distance, à la lumière de quelques éclatants souvenirs. Les poëtes français qui chantèrent la Grèce et excitèrent l’esprit public en sa faveur, la connaissaient peu. Leur enthousiasme n’est guère qu’un enthousiasme classique, leur inspiration une inspiration de reflet ; si leurs chants, tout remplis des souvenirs de l’antiquité savante, eussent été traduits et lus aux rudes compagnons de Canaris, ceux-ci ne les auraient probablement pas compris, tant ils étaient hors du mouvement de leurs sentiments, de leurs mœurs et de leurs idées. Ceci donne à presque toutes les poésies qu’inspira la Grèce, à cette époque, quelque chose de factice et de froid, et les Messéniennes de Casimir Delavigne sur ce sujet, comme l’a fait observer un critique d’un esprit fin et ingénieux[7], furent loin d’être à l’abri de ce reproche, malgré leur riche et brillante versification. Ce sont d’harmonieux souvenirs de l’antiquité classique qui font vibrer la lyre d’un écrivain lettré, habitué à frayer avec les poëtes et les historiens de l’ancienne Grèce, et non les accents naturels, originaux, hardis, d’un interprète de la Grèce nouvelle. Sauf la sixième Messénienne, dédiée à la Grèce chrétienne, et dans laquelle l’auteur a développé en beaux vers un récit touchant emprunté au Voyage de M. Pouqueville, et si l’on excepte encore la dernière partie de la neuvième Messénienne, où le poëte, après avoir mis en scène Tyrtée d’une manière plus solennelle et plus apprêtée qu’inspirée, retrouve de l’inspiration en exprimant des sentiments qu’il éprouve réellement devant un brillant fait d’armes de Canaris, les Messéniennes sur la Grèce n’offrent guère que des beautés de formes et plaisent surtout par la versification. Lorsqu’on rapproche cette poésie régulièrement, mais froidement belle, cet enthousiasme méthodique, ces souvenirs classiques habilement groupés, des inspirations impétueuses et de la poésie vivante de lord Byron, on sent la différence qui existe entre l’homme de génie se dévouant aux malheurs qu’il chante, et ayant l’œil, la main, le cœur en contact avec cette Grèce, objet de son culte et de ses chants, et le versificateur habile qui, s’inspirant à distance des souvenirs qui lui viennent de l’autre côté du temps, et des récits qui lui viennent de l’autre côté des mers, cherche un sujet de beaux vers dans les calamités qu’il déplore. Dans les Messéniennes sur la Grèce, on est donc frappé de deux symptômes : le perfectionnement de la forme, le refroidissement du foyer poétique.

C’est à cette date aussi qu’il faut placer le mouvement qui se fit dans l’esprit de M. Casimir Delavigne vers les idées d’opposition au gouvernement. Indécis au début, l’auteur devient peu à peu le poëte de l’école libérale, non pas dans sa nuance la plus avancée, mais dans sa nuance intermédiaire. Il perd sa place de bibliothécaire de la chancellerie, mais il est aussitôt nommé par M. le duc d’Orléans bibliothécaire du Palais-Royal. Dans plus d’un endroit de ses ouvrages, il se loue d’avoir gardé son indépendance envers le pouvoir ; il la garda soigneusement, en effet. Quand à l’époque de la nomination de M. Casimir Delavigne à l’Académie, Louis XVIII voulut lui donner une pension, il répondit par un refus délicatement tourné en compliment : La plus grande faveur qu’il pût obtenir du roi, écrivait-il, c’était d’avoir vu sa nomination approuvée par lui, et il priait Sa Majesté de permettre qu’il conservât son indépendance afin de pouvoir la louer avec désintéressement. Mais cette indépendance, la garda-t-il aussi entière vis-à-vis une puissance qui avait, dans ce temps-là, des sourires plus séduisants, des faveurs plus enviées et des exigences souvent plus injustes ? L’esprit humain est habile à se tromper lui-même, et, tout orgueilleux de montrer les chaînes qu’il met sous ses pieds, il oublie celles que portent ses mains. Les courtisans de la popularité se louent de ne pas être les courtisans des rois, sans songer qu’il y a plus d’un genre de servitude. Ce fut un peu le cas de M. Casimir Delavigne. Son esprit cédait comme une voile docile, tendue du côté d’où vient la brise, à tous les souffles de l’opinion ; ses idées sont les préjugés de son époque ; ses sentiments, les passions du moment pendant lequel il écrit ; ses livres, de mélodieux échos des conversations qui courent les rues. Dans ses Messéniennes sur la Grèce, on retrouve l’enthousiasme un peu prétentieux du temps, l’érudition littéraire des salons, ces entretiens parfumés des souvenirs de classe, et tout l’entraînement d’opinion qui précéda le moment où les cabinets, apportant un secours plus efficace à la Grèce, livrèrent la bataille de Navarin, qu’on appela à cette époque une messénienne à coups de canon.

Rien de mieux, quand l’opinion publique entrait dans une voie au bout de laquelle on trouvait l’affranchissement d’un peuple chrétien du joug musulman par les armes de la France, qui acheva seule cette croisade, en chassant l’armée égyptienne de la Morée. Mais Casimir Delavigne ne choisissait pas toujours entre les impulsions de l’esprit du moment ; il les suivait d’aussi près que le lui permettaient la modération naturelle de son esprit et la prudence de son caractère, qui repoussait toutes les extrémités. Il saluait dans ses vers la révolution de Naples[8] et celle d’Espagne, comme il avait salué la délivrance de la Grèce ; l’école politique dont il était le poëte marchait dans ce sens : cela lui suffisait. Chacune des pièces qu’il publiait était donc le calque des idées de l’époque, et il y avait là un puissant élément de succès ; le vulgaire des esprits lisait avec un enthousiasme mêlé d’une sorte de reconnaissance des ouvrages où il se réfléchissait comme dans un miroir, mais dans un miroir qui embellissait par la magie du style toutes les images que reproduisait sa surface brillante et polie.

Ainsi, quand la mort de l’empereur livra sa mémoire à la poésie, Casimir Delavigne, comme la plupart des poëtes du temps, aborda ce grand sujet, et on trouve dans sa Messénienne l’objet d’une curieuse étude littéraire et en même temps une indication précieuse de l’esprit du temps. La forme est empruntée à Shakspeare, cette mer aux grandes eaux dans lesquelles M. Delavigne devait encore puiser avec cet art et cette habileté de l’homme de goût empruntant à l’homme de génie ; c’est le songe de la dernière nuit de Richard III, transporté sous la tente de Napoléon ; seulement, les victimes qui apparurent au premier sont remplacées par des victoires, Arcole, les Pyramides, Waterloo, qui se lèvent devant le second. Le poëte tire de beaux effets littéraires du contraste de la fortune passée du conquérant avec sa fortune actuelle, et il entre dans le mouvement général des idées de son temps en ajoutant à la grandeur naturelle de Napoléon cette grandeur vague et surhumaine qui tient de l’épopée plus que de l’histoire. Mais le cachet particulier de cette Messénienne, c’est l’empreinte du libéralisme de l’époque, le culte de la loi, la religion de la charte, sentiments légitimes en 1825, quoique exagérés par l’esprit de parti, mais transportés, par un anachronisme poétique, à un temps où ces idées n’étaient point applicables. Que viennent dire les trois batailles sœurs à Napoléon endormi sous sa tente ? Toutes trois viennent lui reprocher d’avoir violé la loi, d’avoir détrôné la liberté[9]. Or, ceux qui se rappellent l’histoire de ce temps savent que c’était une singulière légalité que celle du Directoire, élu, épuré, renouvelé par la violence, l’intrigue ou l’arbitraire, qui conspirait contre lui-même et contre la majorité de l’Assemblée législative, se mutilait et se recomplétait en ne consultant d’autre loi que la force. Depuis le coup d’État du 18 fructidor, la vérité et la sincérité avaient entièrement disparu des élections, et l’on gouvernait par des coups de dictature. Quant à la liberté dont Napoléon était fils, s’il n’avait jamais détrôné que celle-là, aucun reproche ne pèserait sur sa mémoire ; car cette prétendue liberté, hypocritement oppressive sous le Directoire, après avoir été brutalement sanglante sous la Convention, commença à déporter lorsqu’elle cessa d’élever des échafauds. La loi que Napoléon renversa, c’était une illégalité antérieure ; la liberté qu’il détrôna, c’était déjà l’arbitraire. Au fond, il remplaça un despotisme énervé, infécond, et qui pourrissait la conscience et les mœurs du pays, par un despotisme plus sain, plus fort, plus habile et plus glorieux, celui du consulat. Il est difficile d’avoir étudié l’histoire sans avoir la conscience de cette vérité et sans comprendre qu’il n’y a de libertés possibles que sous un gouvernement légitime, qui respecte partout le droit qu’on respecte en lui ; mais, dans le temps où écrivait M. Delavigne, le mot d’ordre des chefs de l’opposition était de persuader à l’opinion que la révolution avait fondé, après la chute de Robespierre, un état de choses régulier, légal et libre, qui ne demandait qu’un peu de temps pour se consolider ; de sorte que, pour le bon exemple, Bonaparte, au lieu d’avoir succombé, parce qu’il était arrivé à la fin de la phase de despotisme militaire qui avait sa place logiquement marquée dans la marche générale de la révolution, devait mourir à Sainte-Hélène pour avoir violé la légalité et la liberté que représentait si dignement Barras, le héros du 18 fructidor. C’est ainsi que l’ode à Napoléon devenait, à un certain point de vue, une ode rétroactive à la charte.

Presque toutes les poésies de M. Casimir Delavigne sont marquées du même caractère. Dans le Voyageur, Messénienne où la pointe de l’épigramme se montre à côté des larmes de l’élégie, il fait le tour de l’Europe sans trouver nulle part la liberté. Dans ses Messéniennes composées pendant le voyage qu’il fit à Rome pour sa santé, il évoque partout le vieil esprit républicain de l’antiquité, lieu commun de poésie, innocent par l’intention, dangereux par le résultat, car on ne transforme pas les souvenirs en réalités, et on contribue par ces anachronismes littéraires à troubler les idées et à rendre les peuples révolutionnaires, c’est-à-dire plus agités et plus malheureux, sans être plus libres. Quand le général Foy meurt, Casimir Delavigne lui consacre une Messénienne toute remplie des émotions et des passions du moment, et dans laquelle il adresse à la jeunesse « ardente et pure »[10] les flatteries qu’il s’est félicité de n’avoir jamais offertes aux rois, breuvage fermenté, encore plus dangereux cependant pour la jeunesse que pour les rois, car il la jette dans une ivresse intellectuelle qui lui fait mépriser le bien imparfait, mais réel et possible, pour le bien absolu et chimérique. On peut suivre le progrès de l’agitation des idées dans les vers de Casimir Delavigne, qui en reçoivent une impulsion nouvelle, et viennent à leur tour, comme un flot de plus, augmenter la violence du courant. Les Messéniennes publiées en 1827, et notamment celle dédiée au général Foy ont un caractère plus amer et plus agressif que leurs aînées, déjà moins modérées que les premières. On sent monter dans ces poésies la tonique de l’opposition. L’exagération, peu habituelle à l’esprit naturellement modéré de M. Delavigne, s’y glisse ; les hommes et les objets cessent d’y avoir leurs véritables proportions ; le général Foy y marche l’égal des héros les plus illustres de l’ancienne Rome ; ses funérailles, manœuvre d’opposition destinée à attaquer les ministres vivants bien plus encore qu’à honorer l’orateur mort, sont comparées aux plus sublimes spectacles de l’histoire. Enfin, dans l’épilogue, le poëte arrive presque à pousser le cri de guerre, et dans les dernières strophes, il semble qu’on entende retentir le prélude lointain de la Parisienne[11]. Le caractère des poésies lyriques de M. Delavigne, au point de vue de leur influence sur l’esprit du temps, c’est donc ce perpétuel usage de mots séduisants par eux-mêmes, mais indéfinis, qui fut une des plaies de la restauration, parce que chacun mesurait l’idée qu’ils contenaient aux chimères de son imagination. Comme lord Byron qui fut en cela son modèle, il entretenait les jeunes esprits dans ce culte vague et indécis de la liberté, qu’on appela le libéralisme, maladie morale dont les cœurs les plus élevés de ce temps ressentirent l’atteinte. Sans doute, il est du devoir d’un honnête homme d’aimer les libertés de son pays, et de les vouloir aussi grandes que les vertus, les lumières, les intérêts, les traditions nationales de la société dont il est membre, le comportent ; mais c’est un mal que d’aimer une liberté abstraite, indéfinie, séparée de l’idée du pouvoir traité en suspect et en ennemi, car cette liberté inapplicable au temps dont on est, au lieu où l’on vit, et, en dehors des vertus, des mœurs, des lumières nationales, c’est la révolution qui ouvre toujours les voies au despotisme. Par ce côté, M. Casimir Delavigne, qui était parti d’un terrain si solide, si large, si national, finit par se laisser entraîner dans les sentiers de l’esprit de parti, et par toucher du pied la lave révolutionnaire. La modération de son esprit et la douceur native de son caractère le retinrent toujours dans de certaines limites ; mais il subit l’action de la brûlante atmosphère au sein de laquelle il vivait, et ses vers, éclos à la chaleur des passions publiques, servirent à les échauffer encore. Il avait un autre point de contact avec la révolution : par ses opinions philosophiques, il se rapprochait de l’école du dix-huitième siècle. Sans doute, il n’avait pas beaucoup approfondi ces opinions ; elles existaient chez lui plutôt à l’état de sentiment qu’à l’état d’idées. Il se laissait aller au courant des préventions de son temps contre ce qu’on appelait le retour du fanatisme, et il avait toutes les faiblesses des esprits forts. Ainsi, il insistait, plus particulièrement sur les souvenirs et les faits que l’école du dix-huitième siècle a coutume d’exploiter contre la religion, en défigurant les uns, en méconnaissant la cause véritable des autres : Galilée en prison, la journée déplorable de la Saint-Barthélemy. Les noms de papes qui revenaient le plus habituellement sous sa plume, étaient choisis parmi le bien petit nombre de ceux qui, sur cette longue liste de saints, de grands hommes et de martyrs, ont payé, dans leur conduite, un fâcheux tribut à la fragilité humaine ; il avait été cruellement déçu, dans son voyage d’Italie, en trouvant le pape au Vatican, au lieu de rencontrer Fabricius, Paul Émile et Caton sur le Capitole ; enfin il aiguisait en vers soigneusement polis et aux rimes riches et sonores la peur dont tout bon libéral devait être atteint dans ce temps-là, dès que l’ombre d’un jésuite venait à se dessiner sur le mur ; ce qui n’empêchait pas un assez grand nombre d’hommes de ce parti de confier l’éducation de leurs enfants à la compagnie de Jésus. On peut dire que cette intelligence nourrie par l’Université impériale, qui faisait à la religion une part si petite avait été envahie par le paganisme littéraire. Les rares épîtres de Casimir Delavigne semblent un reflet élégant, spirituel, mais un peu décoloré de celles de Voltaire. Ses poésies légères sont complètement païennes ; on y retrouve les idées, les sentiments des anciens, avec la morale de Catulle, d’Horace et d’Ovide, traduite en français :


Alors que ma froide paupière
Pressera mes yeux à jamais,
Ô Naïs, pour faveur dernière
Couronne-moi de myrtes frais.


Poésie fausse, car on ne voit nulle part ces agonies couronnées de myrtes qui, la coupe à la main, abandonnent la vie dans un banquet ; poésie antichrétienne, car tout chrétien doit accepter, à cette heure suprême, la couronne d’épines que porta le Christ au Calvaire, et les embrasements dans lesquels il expire, ce sont ceux de la Croix[12].

Telles furent l’influence de l’époque de la restauration sur Casimir Delavigne et celle de Casimir Delavigne sur l’époque. Cette influence fut grande, parce qu’il exprimait des idées et des sentiments sympathiques à son temps, dans cette langue élevée, harmonieuse et durable que parlent les grands écrivains ; c’est là le côté vraiment supérieur de son talent, comme poëte lyrique. Il est maître de son instrument. poétique. Ordinairement son vers est plein, les mots sont à leur place, les images sont brillantes, le tour gracieux ou énergique, le rhythme harmonieux. Les stances tombent avec grâce ou se soutiennent avec vigueur. Ses odes ont du mouvement et marchent ordinairement d’un pas vif au dénoûment. Le côté faible, c’est la pensée. À l’époque même où M. Delavigne brillait dans tout son éclat, la critique la plus bienveillante, pourvu qu’elle fût élevée et juste, était frappée de cette faiblesse de la pensée que ne pouvait dérober la beauté de la forme[13]. Elle disait, avec raison, que le penseur manquait au poëte, cela est vrai ; chez Casimir Delavigne l’originalité est dans le style et non dans les idées. Le lieu commun, qui a toujours été une puissance, exprimé avec la supériorité du talent qui double cette puissance par le concours qu’il lui prête, voilà, en général, le caractère de ses productions, et, en partie, l’explication de ses succès. Ses succès furent d’autant plus grands et d’autant plus incontestés, que le poëte mit toujours beaucoup de mesure, de sagesse et de tact dans sa conduite. Il alla s’asseoir à l’Académie, où sa place était si bien marquée, et il refusa un siége à la Chambre des députés, où il aurait été au-dessous de sa renommée et de l’attente générale, car, pour avoir chanté la charte, la liberté et la légalité, on ne devient ni orateur éloquent, ni grand homme d’État. Il resta ainsi l’ami de ceux qui l’auraient regardé comme un compétiteur, et le poëte de toute l’opposition, au lieu d’être l’interprète politique d’une de ses nuances. En même temps, il sut obtenir tous les bénéfices de l’opposition, sans éprouver les inconvénients qu’elle entraîne, car sa poésie, quoique agressive sur la fin, se maintint dans les limites de la légalité ; la forme, dans laquelle il excellait, sauva le fond, et c’est un service à ajouter à tous les services qu’elle lui avait rendus. Au demeurant, s’il fallait classer Casimir Delavigne dans la littérature de la restauration, nous dirions qu’il appartenait à l’école intermédiaire, en se rapprochant cependant beaucoup plus de Béranger que de MM. de Lamartine et Victor Hugo, et en étant, vers 1830, beaucoup plus près de l’école littéraire, politique et religieuse du dix-huitième siècle, que ne l’étaient la plupart des écrivains de l’école dans laquelle nous le rangeons.


  1. « Non, ce n’est pas à la France qu’il importe d’aller jusqu’au Rhin ; les habitants de l’ancienne France n’en seront ni plus ni moins heureux ; son gouvernement n’en sera ni plus ni moins stable et fort ; c’est pour l’Europe que cette mesure politique est nécessaire, parce qu’alors, et seulement alors, la France sera utile à tous les États, et ne sera dangereuse pour aucun. La France serait au repos comme une arme détendue, et toute l’Europe y serait avec elle et par elle ; et ce ressort, qu’on voudrait en vain comprimer, aurait perdu en s’étendant son élasticité… C’est alors que la France pourrait donner l’exemple unique au monde d’une société qui, parvenue à ses derniers développements, n’ayant rien à craindre, rien à désirer, rien à acquérir et rien à perdre, en paix avec tous ses voisins, tranquille sur toutes ses frontières, peut agir sur elle-même et employer ses talents naturels et ses connaissances acquises à perfectionner ses lois, ses mœurs, son administration, sa constitution ; à tout réparer, à tout maintenir dans l’ordre, à fermer les plaies faites à la religion, à la justice, à la morale, à la propriété, ces bases fondamentales de l’ordre social… Et la France, peut-être, peut seule conserver cette Europe que seule elle a pu bouleverser. » (Réflexions sur l’intérêt général de l’Europe, par M. le vicomte de Bonald, 1815.)
  2. Étouffons le flambeau des guerres intestines.
    Soldats, le Ciel prononce il relève les lis ;
    Adoptez tes couleurs du héros de Bouvines,
    En donnant une larme aux drapeaux d’Austerlitz.

  3. La première Messénienne, intitulée la Bataille de Waterloo, fut composée au mois de juillet 1815.
  4. Ils avaient tout dompté… Le destin des combats
    Leur devait, après tant de gloire,
    Ce qu’aux Français naguère il ne refusait pas :
    Le bonheur de mourir dans un jour de victoire.

  5. En parlant de la mutilation de la Vénus de Médicis, le poëte s’exprime ainsi :

    Le deuil est aux bosquets de Gnide
    Muet, pâle et le front baissé,
    L’Amour, que la guerre intimide,
    Éteint son flambeau renversé.
    Des Grâces la troupe légère
    L’interroge sur ses douleurs ;
    Il leur dit en versant des pleurs :
    « J’ai vu Mars outrager ma mère ! »

  6. Voir la notice publiée par M. le comte de Salvandy, à l’occasion de l’inauguration de la statue de Casimir Delavigne au Havre.
  7. M. de Rémusat, dans le journal le Globe : « De l’état de la poésie française (1825). »
  8. Parthénope et l’Étrangère.
  9. Tu régnerais encor si tu l’avais voulu.
    Fils de la liberté, tu détrônas ta mère ;
    Armé contre ses droits, d’un pouvoir éphémère
    Tu croyais l’accabler, tu l’avais résolu ;
    Mais le tombeau creusé pour elle
    Dévore, tôt ou tard, le monarque absolu.
    Un tyran tombe ou meurt ; seule elle est immortelle.

  10. Et toi qu’on veut flétrir, jeunesse ardente et pure,
    De guerriers, d’orateurs, toi, généreux essaim,
    Qui sens fermenter dans ton sein
    Les germes dévorants de ta gloire future ;
    Penchée sur le cercueil que tes bras ont porté,
    De ta reconnaissance offre l’exemple au monde.
    Honorer la vertu, c’est la rendre féconde,
    Et la vertu produit la liberté.
    Prépare son triomphe en lui restant fidèle.
    Des préjugés vieillis les autels sont brisés ;
    Il faut un nouveau culte à cette ardeur nouvelle
    Dont les esprits sont embrasés.
    Vainement contre lui l’ignorance conspire.
    Que cette liberté qui règne par les lois
    Soit la religion des peuples et des rois.

  11. Avant que des oppresseurs
    Étouffent sous des lois la vérité muette,
    Vous leur pouvez du moins prédire leur défaite.
    Eh bien ! ils tomberont, ces amants de la nuit.
    La force comprimée est celle qui détruit ;
    C’est quand il est captif dans un nuage sombre
    Que le tonnerre éclate et luit ;
    Et la chute est facile à qui marche dans l’ombre.

  12. De ton souffle viens m’embraser.
    Ah ! que sur tes lèvres de flamme
    Je puisse déposer mon âme ;
    Que j’expire dans un baiser.

  13. M. de Rémusat disait à ce sujet dans le Globe, en 1825 dans un article sur la poésie française : « On accuse M. Delavigne de n’avoir pas élevé ses pensées au niveau de son talent. Trop souvent en effet il s’est borné à mettre en vers des idées communes, de ces idées prévues du lecteur qui ne caractérisent ni l’auteur ni le sujet. C’est son esprit et sa raison qu’il doit chercher à agrandir ; il n’a plus besoin de songer à son talent. Chez lui, c’est le philosophe qui manque au poëte.