Histoire de la littérature française sous la restauration 1814-1830/Victor Hugo

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III.

Victor Hugo. — Première période : odes, ballades.


Pendant que M. de Lamartine élevait si haut le genre qu’il avait créé, et que nous avons nommé la poésie personnelle, un enfant que, dès les premières années de la restauration, M. de Chateaubriand appelait « l’enfant sublime, » croissait pour la poésie. Il était né dans la seconde année du dix-neuvième siècle[1], il avait donc treize ans seulement en 1815[2]. Mais la poésie semblait avoir, depuis sa naissance, présidé à sa destinée ; dans sa naissance même il y avait quelque chose de poétique. Victor Hugo était fils d’une Vendéenne qui avait conservé précieusement, dans le sanctuaire de son cœur, les convictions et les affections de sa province et de sa famille, et d’un général de l’empire. Son père était un des volontaires de la république, rallié à l’empire ; sa mère, fille d’un armateur de Nantes, avait été une brigande à la manière de madame de La Rochejacquelein. Les deux origines contradictoires de la société nouvelle se retrouvaient donc dans son berceau. Sa mère suivant son père dans ses campagnes, il avait déjà mené à cinq ans, une vie voyageuse, de Besançon à l’île d’Elbe, de l’île d’Elbe à Paris, de Paris à Rome, de Rome à Naples ; puis il avait un moment séjourné dans la province d’Avellino, dont son père avait été nommé gouverneur. C’était dans ce temps que les bandes de la Calabre, mi-politiques, mi-poétiques, donnaient tant de souci aux troupes impériales qui avaient plus de peine à atteindre ces ennemis insaisissables qu’à les vaincre. À sept ans, c’est-à-dire en 1809, Victor Hugo, qui, commençant bien jeune son odyssée, avait déjà vu tant de scènes diverses, tant de pays différents, revint en France avec sa mère et ses deux frères, et son éducation commença. Dans le vieux couvent des Feuillantines, situé à Paris, au fond du faubourg Saint-Jacques, et où il habita avec sa famille, il retrouva la poésie personnifiée dans deux figures, l’une riante comme l’espérance, l’autre sombre comme le malheur. Quand il avait parcouru les vertes allées du jardin, avec une belle et gracieuse petite fille sous les traits de laquelle son meilleur avenir lui était apparu, car elle devait être un jour sa femme, il allait prendre ses leçons dans un pavillon habité par un hôte mystérieux qui ne sortait jamais du couvent, dont sa mère ne lui parlait qu’un doigt sur les lèvres, et dont le front soucieux révélait un proscrit : c’était le général Lahorie, qui, compromis dans le procès du général Moreau, et traqué par la police impériale, avait demandé à madame Hugo ce qu’une Vendéenne ne refusa jamais, un asile. Pendant deux ans elle cacha son hôte à tous les yeux ; mais enfin, en 1811, la retraite du général Lahorie fut dénoncée, on l’arrêta, on le jeta dans une prison, où il rencontra le général Mallet, avec lequel il conspira le renversement de l’empire et dont il partagea le sort dans la plaine de Grenelle. L’arrestation violente du général Lahorie, son vieil ami, son exécution dans les plaines de Grenelle, restèrent comme deux dates de colère et de deuil dans le cœur du jeune enfant ; et plus tard, ses vers payèrent la dette de ressentiment qu’il avait contractée, ce jour-là, envers l’empire. Ce fut vraisemblablement l’arrestation du général Lahorie sous son propre toit qui détermina le général Hugo, alors majordome du palais à Madrid, à appeler sa femme et ses enfants en Espagne. Jusqu’à la fin de 1812, Victor Hugo habita cette poétique contrée qui devait souvent plus tard se mirer dans ses vers. Il avait dix ans, et déjà il était sensible à cette influence de la nature, du climat, des mœurs, des monuments, à ce rayonnement de toute chose sur l’âme du poëte. Quand la première restauration s’accomplit, Victor Hugo, rentré en France vers 1813, partagea la joie et l’enthousiasme vendéen de sa mère ; mais ce rétablissement de la paix dans le monde devait profondément troubler la paix de sa famille. Les dissentiments déjà anciens, qui existaient entre son père et sa mère, s’aigrirent ; l’incompatibilité des opinions amena entre eux une rupture qui devint une séparation juridique. Pendant les cent-jours, le général Hugo enleva ses enfants à leur mère, et plaça les deux plus jeunes, Eugène et Victor, dans une institution préparatoire à l’École polytechnique. Victor Hugo, en étudiant à regret les mathématiques, se livrait avec enthousiasme à la poésie qui lui était apparue sous le beau ciel de l’Espagne, et que, depuis ce temps, il n’avait cessé de cultiver en secret. En 1816, c’est-à-dire à quatorze ans, il avait composé une tragédie d’allusion pour célébrer l’heureux retour de Louis XVIII : c’était Artamène, dont le rigide abbé le Batteux, si malmené par M. Villemain dans son cours, aurait approuvé l’ordonnance gouvernée par les règles d’Aristote, et loué l’orthodoxie classique. Artamène ne fut ni jouée ni publiée ; mais deux morceaux dignes d’être remarqués, même parmi les poésies postérieures de Victor Hugo, en ont été détachés : ce sont la Parabole du riche et du pauvre et l’élégie de la Canadienne. En 1817, Victor Hugo concourut pour le prix proposé par l’Académie : les concurrents avaient à célébrer les Avantages de l’étude. Si l’on en croyait un biographe de M. Hugo[3], celui-ci aurait dû se contenter de l’accessit, à cause de deux vers dans lesquels il s’accusait de n’avoir que quinze ans[4]. L’Académie, frappée de la gravité et de la beauté de la pièce, ne put, dit-on, prendre cette indication que comme une plaisanterie irrévérentieuse et fit descendre le poëte au second rang ; ce fut en vain que Victor Hugo courut, son acte de naissance à la main, chez M. Raynouard, alors secrétaire perpétuel de l’Académie française : le siège de celui-ci était fait, et il ne voulut pas recommencer le travail. L’anecdote est d’une exactitude d’autant plus controversable, qu’il n’y a guère de concours qui ne fasse naître quelque historiette de ce genre pour la consolation des vaincus, et que, cette année-là même, Casimir Delavigne, dont la forme littéraire était à cette époque plus parfaite que celle de M. Hugo, et en outre bien plus sympathique à l’Académie, avait pris part au concours.

Ce ne fut que deux ans plus tard, c’est-à-dire en 1819, que Victor Hugo acheva ses études. Son père, après une longue résistance, lui permit enfin de suivre sa vocation, qui l’entraînait vers la poésie ; c’est donc à partir de ce moment que commence la carrière littéraire de M. Victor Hugo : il avait dix-sept ans. De 1819 à 1822, sa vie fut une lutte à plus d’un point de vue. Il avait perdu sa mère, et, profondément séparé de son père par ses opinions, et plus encore par le souvenir de sa mère presque aussitôt remplacée dans la maison paternelle par une nouvelle femme, sa fierté de jeune homme et sa susceptibilité filiale répugnaient à s’appuyer sur lui ; il avait donc, en même temps, sa position sociale à créer, la gloire à poursuivre, et un plus doux et un plus cher fantôme, le bonheur, à atteindre, car la gracieuse enfant du couvent des Feuillantines était devenue une jeune fille accomplie, et M. Victor Hugo, remplaçant ses amitiés enfantines par un amour profond, aspirait à obtenir sa main, et voyait en elle la joie de sa jeunesse et la poésie de son foyer. La gloire, qui, pour tant de poëtes, n’est que le vain retentissement de leur nom, multiplié par les échos du monde, était donc, pour M. Victor Hugo, un moyen de bonheur, et les voies larges et fréquentées de la célébrité devaient le conduire à cette douce retraite du foyer domestique où se trouvent les félicités les plus obscures et les plus vraies.

La première forme sous laquelle lui apparut la poésie, ce fut celle du souvenir et du regret. Les malheurs de cette royauté qu’avait tendrement aimée sa mère et qu’il aimait ; les crimes de cette révolution qui avait porté ses mains sanglantes sur la majesté, la vertu, la beauté et l’innocence, se levèrent devant lui : la pitié et l’indignation dictèrent ses premiers vers. L’ode religieuse, morale et politique, voilà quelle fut la première manifestation du talent de M. Victor Hugo ; il avait rencontré dès lors, dans une nouvelle application de la poésie lyrique, la forme la plus appropriée à son génie. Dans ces premiers vers, composés par un poëte si jeune, il y a beaucoup d’inexpérience encore ; le vol de la pensée n’est pas toujours soutenu comme dans la poésie de M. de Lamartine ; la versification n’est pas toujours aussi correcte, aussi châtiée, aussi savamment harmonieuse que dans les compositions de M. Delavigne ; mais il y a de l’élan, de la sève, de l’énergie, de l’éclat. On devine, même à travers les imperfections de sa versification, une riche nature ; le sentiment poétique s’y trouve à un très-haut degré, et à côté de négligences assez fréquentes, on admire une élévation de pensée et des beautés de rhythme qui révèlent le véritable poëte. La poésie personnelle, qui est presque exclusivement la forme du talent de M. de Lamartine, tient peu de place, au début, dans le talent de M. Victor Hugo ; son genre, c’est la poésie politique, la poésie monarchique. Sa voix est l’écho de ces sentiments ineffables de pitié et d’indignation qui, dans les premières années de la restauration, se remuaient au fond des cœurs au souvenir des victimes de la révolution et de leurs bourreaux. Il semblait en effet qu’en raison du régime qui avait suivi l’époque révolutionnaire, les malheurs des victimes n’avaient point été assez déplorés, les crimes des bourreaux assez maudits, et cette même dette que la France payait aux froides reliques de Louis XVI et de Marie-Antoinette, en les conduisant solennellement dans le sépulcre de leurs aïeux, M. Victor Hugo venait l’acquitter au nom de la poésie. Les jeunes filles de Verdun, la pâle et mélancolique figure du jeune Louis XVII[5], les martyrs de Quiberon, tous les spectres de ces morts dont les restes avaient été ensevelis avec trop peu de larmes[6], assiégeaient le chevet du poëte, dont les émotions gémissaient comme de plaintives élégies, ou tonnaient comme des odes indignées. Son talent fut ainsi l’expression sympathique d’un sentiment général. Ce que M. Casimir Delavigne était pour les âmes plus vivement frappées de nos récents désastres que de nos anciens malheurs, M. Victor Hugo l’était pour celles qui s’émouvaient surtout au souvenir de tant de douleurs navrantes, de tant de crimes inouïs que les années néfastes de la révolution française avaient fait naître. Ses premiers chants furent les Messéniennes de l’opinion royaliste. Quand on vantait trop haut, devant la portion de la génération nouvelle qui se rattachait à cette opinion, les chansons pleines d’un sel cuisant que publiait à la même époque Béranger ou les hymnes resplendissant d’une beauté classique que Casimir Delavigne consacrait à la liberté, les deux noms et les vers qui venaient naturellement au cœur et aux lèvres de la jeunesse royaliste, comme des représailles, étaient ceux de Lamartine et de Victor Hugo.

Rien, dans la première manière du poëte, ne sentait l’innovation systématique. La jeunesse était dans l’inspiration, la nouveauté dans le mouvement de la poésie, dans la vivacité de l’expression qui répondait à la vivacité d’un sentiment vrai, et non dans des changements apportés à la prosodie dans une réforme du mécanisme du vers. Le talent de M. Victor Hugo avait sans doute moins d’haleine qu’il ne devait en avoir plus tard, mais on rencontrait dans ses odes des stances entières d’une fraîcheur de sentiment, d’une beauté naïve de rhythme qu’il n’a ni surpassées ni même égalées depuis. Ainsi, dans la pièce où il peint l’arrivée de l’âme de Louis XVII au ciel, quoi de plus touchant et de plus poétique que l’espèce d’hymne dialogué que chantent, avec la jeune âme qui vient d’être délivrée de ses deux prisons, les chœurs des anges qui lui souhaitent la bienvenue du ciel en saluant le jeune trépassé du nom de roi :

Où donc ai-je régné ? demandait la jeune ombre.
Je suis un prisonnier, je ne suis pas un roi.
Hier, je m’endormis au fond d’une tour sombre.
Où donc ai-je régné ? Seigneur, dites-le-moi.
Hélas ! mon père est mort d’une mort bien amère ;
Ses bourreaux, ô mon Dieu, m’ont abreuvé de fiel.
Je suis un orphelin ; je viens chercher ma mère
Qu’en mes rêves j’ai vue au ciel.
 
Quoi ! de ma longue vie ai-je achevé le reste ?
Disait-il. Tous mes maux les ai-je donc soufferts ?
Est-ce vrai qu’un geôlier de ce rêve céleste
Ne viendra pas demain m’éveiller dans mes fers ?
...............................................................................
...............................................................................
Ai-je eu le bonheur de mourir ?
 
Car vous ne savez point quelle était ma misère !
Chaque jour dans ma vie amenait des malheurs,
Et lorsque je pleurais, je n’avais point de mère
Pour chanter à mes cris, pour sourire à mes pleurs.

Alors, du haut du trône d’où descendent les justices et les miséricordes, la voix de celui qui console, après avoir éprouvé, fait entendre ces paroles qui expliquent le mystère des douleurs humaines et qui introduisent la jeune âme dans le séjour ou il n’y a plus ni douleurs ni larmes :

Viens ! ton Seigneur lui-même eut ses douleurs divines ;
Et mon fils, comme toi, roi couronné d’épines,
Porta le sceptre de roseau.

Cette pièce, qui fut composée en 1822, est l’expression la plus élevée du talent de M. Victor Hugo pendant cette phase poétique de trois ans, qui commença en 1819. On ne peut guère trouver de comparable pour le mouvement des idées, la beauté du rhythme et la vérité du sentiment, dans les compositions du poëte qui datent de la même phase, qu’une strophe de l’ode sur la mort du duc de Berry, et deux ou trois strophes de l’ode sur la naissance du duc de Bordeaux. Il y avait, en effet, une alliance intime entre la vieille dynastie et le jeune poëte. À l’occasion de tous les événements malheureux ou prospères, on entendait s’élever une voix pleine de tristesse ou de joie, qui pleurait les malheurs ou célébrait les espérances de la monarchie. Ainsi en 1820, tandis que Chateaubriand élevait sa grande voix pour déplorer, au nom de l’ancienne France, la mort du duc de Berry, M. Victor Hugo répandait en beaux vers les larmes de la génération nouvelle sur la victime du couteau révolutionnaire de Louvel.

Mais toi, que diras-tu, chère et noble Vendée ?
Tes regrets seront superflus.
Et tu seras semblable à la mère accablée,

Qui s’assied sur sa couche et pleure inconsolée
Parce que son enfant n’est plus.

Quand la naissance du duc de Bordeaux, presque annoncée par Chateaubriand dans les Mémoires sur le vie et la mort de M. le duc de Berry, venait, le 29 septembre 1820, combler les espérances nationales, la voix de Victor Hugo s’élevait, en même temps que celle de Lamartine, pour célébrer cet événement, et l’on peut dire que la joie publique débordait dans ces strophes pleines de mouvement et de vie :

Savez-vous, voyageur, pourquoi, dissipant l’ombre,
D’innombrables clartés brillent dans la nuit sombre ?
Quelle immense vapeur rougit les cieux couverts ?
Et pourquoi mille cris, frappant la nue ardente,
Dans la ville au loin rayonnante,
Comme un concert confus s’élèvent dans les airs ?
 
Ô joie ! ô triomphe, ô mystère !
Il est né l’enfant glorieux,
L’ange que promit à la terre
Un martyr partant pour les cieux.
L’avenir voilé se révèle ;
Salut à la flamme nouvelle
Qui ranime l’ancien flambeau !
Honneur à ta première aurore,
Ô jeune lis qui viens d’éclore,
Tendre fleur qui sors d’un tombeau !
 
C’est Dieu qui l’a donné, le Dieu de la prière.
La cloche balancée aux tours du sanctuaire,
Comme au jour du repos, y rappelle nos pas ;
C’est Dieu qui l’a donné, le Dieu de la victoire ;
Chez les vieux martyrs de la gloire
Les canons ont grondé comme aux jours de combats.

Honneur au rejeton qui deviendra la tige !
Henri, nouveau Joas, sauvé par un prodige,
À l’ombre de l’autel croîtra, vainqueur du sort.
Un jour de ses vertus notre France embellie,
À ses sœurs, comme Cornélie,
Dira : Voilà mon fils, c’est mon plus beau trésor,

Nous ne craignons plus les tempêtes !
Bravons l’horizon menaçant !
Les forfaits qui chargeaient nos têtes
Sont rachetés par l’innocent ;
Quand les rochers, dans la tourmente,
Jadis voyaient l’onde écumante
Entr’ouvrir leur frêle vaisseau,
Sûrs de la clémence éternelle,
Pour sauver la nef criminelle,
Ils y suspendaient un berceau.

Certes, ce n’était point une époque ordinaire, au point de vue littéraire, que celle où un événement national, comme la naissance du duc de Bordeaux, inspirait de pareils vers, et trouvait pour l’annoncer ou le célébrer des écrivains comme Chateaubriand, Lamartine et Victor Hugo ; tandis que la mort de Napoléon devenait le texte d’une Messénienne de Casimir Delavigne, d’une des belles Méditations de Lamartine et d’une des plus remarquables chansons de Béranger.

Ces diverses pièces de vers avaient fait grandir la réputation de M. Hugo. À peine au sortir de l’adolescence, à vingt ans, il arrivait à la renommée par une route qu’il trouvait encore trop longue, quelque rapide qu’elle fût, car ce n’était qu’au prix de succès littéraires éclatants qu’il pouvait, on s’en souvient, obtenir la main de la femme qu’il aimait, et qu’on éloignait de ses regards parce que son amour était partagé. Ce fut dans ces angoisses de la lutte qu’il écrivit deux romans étranges, Bug-Jargal et Han d’Islande, qui révélaient dans son talent une tendance vers l’atroce et l’horrible que ses vers n’auraient point laissé soupçonner. Un biographe qui était, à cette époque, trop avant dans l’amitié du poëte pour ne pas connaître le fond de sa pensée, M. de Sainte-Beuve, assure que Han d’Islande était un roman allégorique, destiné à n’être compris que par une personne, celle-là précisément que le poëte ne pouvait plus voir. D’après cette explication, Éthel emprisonnée dans une tour, c’était la femme aimée ; Ordener, M. Victor Hugo lui-même, avec la chaste ardeur d’un premier amour ; le hideux Han d’Islande, c’était l’obstacle. M. Victor Hugo, qui n’a jamais aimé l’obstacle, le peignait dès lors en laid[7]. Quoi qu’il en soit, ces deux romans offraient un mélange du beau et du laid, du gracieux et de l’atroce, qui annonce que, dès lors, s’agitaient dans l’esprit de M. Hugo les idées qui devaient plus tard se coordonner d’une manière plus systématique et devenir sa poétique. Han d’Islande, cet ogre qui habite le creux d’un rocher avec un ours moins féroce que lui, et se nourrit avec lui de chair palpitante, comme il se désaltère dans le sang humain, sert à faire ressortir deux figures aux lignes pures et suaves, Éthel et Ordener, comme on voit, dans les sculptures des cathédrales du moyen âge, de hideuses figures de damnés se tordre non loin des formes aériennes des esprits angéliques. La recherche des contrastes commence donc à paraître dans le talent de M. Victor Hugo avec Han d’Islande, l’ogre hideux, et le nègre Bug-Jargal ; mais ce goût des contrastes ne va pas jusqu’à la glorification de l’horrible.

C’est dans cette année 1822 que Han d’Islande, c’est-à-dire l’obstacle, fut vaincu ; M. Victor Hugo, dont la fortune était meilleure, put épouser celle qu’il aimait. Le parti royaliste avait adopté le jeune poëte, M. de Chateaubriand l’avait encouragé, et en face du Conservateur politique, M. Hugo avait fondé le Conservateur littéraire. Enfin, le roi Louis XVIII, toujours prompt à se souvenir qu’il était l’héritier de François Ier, le père des lettres, lui avait accordé une pension dans les circonstances les plus honorables pour le roi et pour le poëte. Le jeune Delon, ami d’enfance de M. Victor Hugo, avait été condamné à mort comme complice de la conspiration de Saumur ; M. Victor Hugo écrivit à la mère du jeune homme, afin de lui offrir pour son fils un asile : « Je suis trop royaliste, lui disait-il dans sa lettre, pour qu’on s’avise de venir le chercher dans ma chambre. » La lettre, ouverte à la poste, fut mise sous les yeux du roi. Que fit-il ? Il donna à M. Victor Hugo la première pension vacante.

Une fois marié, M. Victor Hugo exerça une plus grande influence sur la littérature. Plusieurs écrivains de notre temps se souviennent encore de leurs pèlerinages à la petite maison qu’il habitait au fond de la rue de Vaugirard, tout près de la fontaine encadrée entre deux peupliers. Cette maison devint le centre de réunion d’un assez grand nombre de jeunes hommes que leur amour commun pour les lettres rapprochait dans les mêmes études, et qui cédaient à l’attrait naturel d’une femme jeune et belle qui, associée à tous les goûts de son mari, faisait avec grâce les honneurs de la petite maison de la rue de Vaugirard à cette société toute littéraire. Là venaient plus ou moins assidûment MM. Soumet, Sainte-Beuve, de Vigny, Émile et Antony Deschamps, Rességuier, Guiraud, de Beauchesne et toute une jeunesse qui éprouvait un goût passionné pour les choses de l’esprit. Dès cette époque, on commençait à s’entretenir, dans ces soirées, de la nécessité de donner une direction à la littérature. On ne produisait pas sur l’esprit public tout l’effet qu’on aurait voulu produire, et il est facile d’apercevoir, en 1823, dans les vers de M. Victor Hugo, des traces de découragement ; il intitule une des pièces de vers qu’il publie à cette époque, le Dernier Chant, comme s’il disait adieu à la poésie, et il se plaint de l’inutilité de ses efforts[8].

En février 1824, M. Victor Hugo commençait, dans ses préfaces, à exposer quelques idées nouvelles sur la littérature, à l’occasion des discussions qui, depuis le livre De l’Allemagne de madame de Staël, s’étaient déjà élevées sur le genre classique et sur le genre romantique. Cette première exposition de principes est calme, modeste et raisonnée. Tout en parlant de la nécessité de donner à l’époque une littérature qui soit son expression, M. Victor Hugo insiste sur la nécessité de respecter les règles éternelles du goût, le génie et les lois de la langue. En même temps, il se montre fidèle aux convictions religieuses et politiques qui ont, jusque-là, inspiré son talent ; il a même l’intuition des dangers que l’esprit de l’antiquité peut apporter dans une société chrétienne, quand il domine la littérature, à l’exclusion de l’esprit chrétien. Voici les principaux passages de ce premier manifeste, qui indique la situation de l’esprit de M. Victor Hugo en 1824, et le point où en étaient les idées littéraires de l’école naissante qui marchait avec lui :

« L’auteur ignore profondément ce que c’est que le genre classique et le genre romantique. En littérature comme en toutes choses, il n’y a que le bon et le mauvais, le vrai et le faux, le beau et le difforme. Il y a autant de littératures diverses que de sociétés différentes. David, Homère, Virgile, le Tasse, Milton et Corneille, ces hommes, dont chacun représente une poésie et une nation, n’ont de commun entre eux que le génie ; chacun d’eux a exprimé et a fécondé la pensée publique dans son pays et dans son temps. Il faut en convenir, un mouvement vaste et profond travaille intérieurement la littérature de ce siècle. Si, après une révolution politique qui n’a rien laissé dans le cœur de l’homme qu’elle n’ait remué, rien dans l’ordre des choses qu’elle n’ait déplacé, nul changement n’apparaissait dans l’esprit et le caractère d’un peuple, n’est-ce pas alors qu’il faudrait s’étonner ? Ici se présente une objection spécieuse développée par des hommes de talent et d’autorité : c’est précisément, disent-ils, parce que cette révolution littéraire est le résultat de notre révolution politique, que nous en condamnons les œuvres. Cette conséquence ne paraît pas juste. La littérature actuelle peut être en partie le résultat de notre première révolution, sans en être l’expression. La société, telle que l’avait faite la révolution, a eu sa littérature hideuse et inepte comme elle. Cette littérature et cette société sont mortes ensemble et ne revivront plus. L’ordre renaît de toutes parts dans les institutions ; il renaît également dans les lettres. La religion consacre la liberté ; nous avons des citoyens. La foi épure l’imagination ; nous avons des poëtes. Les plus grands poëtes du monde sont venus après les grandes calamités publiques. Après la révolution française, Chateaubriand s’élève. La littérature présente, telle que l’ont créée les Chateaubriand, les Staël, les Lamennais, n’appartient donc en rien à la révolution. La littérature actuelle, que l’on attaque avec tant d’instinct d’un côté, si peu de sagacité de l’autre, est l’expression anticipée de la société religieuse et monarchique qui sortira sans doute du milieu de tant d’anciens débris, de tant de ruines récentes. Ce n’est pas un besoin de nouveauté qui tourmente les esprits, c’est un besoin de vérité, et il est immense. Ce besoin de vérité, la plupart des écrivains supérieurs de l’époque tendent à le satisfaire. Le goût, qui n’est autre chose que l’autorité en littérature, leur a enseigné que leurs ouvrages, vrais pour le fond, devaient l’être aussi pour la forme ; sous ce rapport, ils ont fait faire un pas à la poésie. Si Caldéron a pu pécher par excès d’ignorance, Boileau a pu faillir aussi par excès de science, et, si lorsqu’on étudie les écrits de ce dernier, on doit suivre religieusement les règles imposées au langage par le critique, il faut en même temps se garder scrupuleusement d’adopter les fausses couleurs employées quelquefois par le poëte. Insistons sur ce point, afin d’ôter tout prétexte aux mal voyants. S’il est utile, nécessaire parfois, de rajeunir quelque tournure usée, de renouveler quelque vieille expression, et peut-être d’essayer d’embellir encore notre versification par la plénitude du mètre et la pureté de la rime, on ne saurait trop répéter que là doit s’arrêter l’esprit de perfectionnement. Toute innovation contraire à la nature de notre prosodie et au génie de notre langue doit être signalée comme un attentat aux premiers principes du goût. Remarquons en passant que, si la littérature du grand siècle de Louis le Grand eût invoqué le christianisme au lieu d’adorer des dieux païens, si ses poëtes eussent été ce qu’étaient ceux des temps primitifs, des prêtres chantant les grandes choses de leur religion et de leur patrie, le triomphe des doctrines sophistiques du dernier siècle eût été beaucoup plus difficile, peut-être même impossible. La France n’eut pas ce bonheur ; ses poëtes nationaux étaient presque tous des poëtes païens, et notre littérature était plutôt l’expression d’une société idolâtre et démocratique que d’une société monarchique et chrétienne. Aussi les philosophes parvinrent-ils, en moins d’un siècle, à chasser des cœurs une religion qui n’était plus dans les esprits. C’est surtout à réparer le mal fait par les sophistes que doit s’attacher aujourd’hui le poëte. »

M. Hugo, on le voit, se présentait dans ce manifeste comme un conciliateur. Il repoussait toutes les conséquences exagérées qu’on pouvait tirer de son système ; il maintenait les règles inviolables de la langue, les droits éternels du goût ; il demandait seulement qu’on permît à une société profondément modifiée d’avoir une littérature à elle, et c’était dans le sens de la religion et de la monarchie qu’il voulait réformer la littérature, en la rendant à la fois plus monarchique et plus chrétienne. Cette seconde phase de son talent dura jusqu’en 1826, et quand Louis XVIII mourut, il exprimait encore dans une belle ode consacrée à sa mémoire ces hautes idées, ces nobles sentiments qui l’avaient inspiré pendant la première phase de sa vie littéraire. Nous le retrouverons plus tard dans d’autres voies, quand nous aurons à retracer la tentative faite pour changer complétement la littérature. La réforme littéraire avait eu son 1789 ; la révolution littéraire devait avoir son 1793.


  1. Ce siècle avait deux ans, Rome remplaçait Sparte ;
    Déjà Napoléon perçait sous Bonaparte.

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    Ators dans Besançon, vieille ville espagnole,
    Jeté comme une graine au gré de l’air qui vole,
    Naquit, d’un sang breton et lorrain à la fois,
    Un enfant sans couleur, sans regard et sans voix :
    Cet enfant que la vie effaçait de son livre,
    Et qui n’avait pas même un lendemain à vivre,
    C’est moi.

    (VICTOR HUGO, Feuilles d’automne.)
  2. Le père de Victor Hugo était Joseph-Léopold Sigisbert Hugo qui, à l’époque où lui naquit cet enfant, c’est-à-dire le 2 février 1802, commandait le régiment en garnison dans la ville de Besançon. Sa mère se nommait Sophie Trébuchet.
  3. M. de Sainte-Beuve.
  4. Moi qui, fuyant toujours les cités et les cours,
    De trois lustres à peine ai vu finir le cours.

  5. Un écrivain de nos jours, M. de Beauchesne, vient d’élever un beau et pieux monument à ce jeune prince, roi deshérité de sa couronne, mort déshérité de son tombeau, et à qui tant d’aventuriers ont voulu dérober jusqu’à son nom, en spéculant sur le sentiment de tendre et respectueuse pitié qui s’attache à cette lamentable destinée.
  6. Paucioribus lacrymis.
  7. Han d’Islande fut publié en 1820.
  8. En vain j’ai fait gronder la vengeance éternelle.

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    Du haut des cieux, tonnant, mon austère pensée,
    Sur cette terre ingrate où germent les malheurs,
    Tombant, pluie orageuse ou propice rosée,
    N’a point flétri l’ivraie ou fécondé les fleurs.