Histoire de la littérature française sous la restauration 1814-1830/Influence des littératures étrangères

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VI.

Influences des littératures étrangères : Allemagne, Angleterre ; madame de Staël, lord Byron.


Pour ne rien omettre dans le dénombrement des influences appelées à agir sur la littérature française pendant la restauration, il faut parler des communications intellectuelles qu’elle rouvrait entre les nations voisines et la nôtre. Nos guerres continuelles avec tous les peuples de l’Europe n’avaient pas interrompu seulement le commerce des denrées, mais le commerce des idées : tout ce qui venait du dehors était suspect au gouvernement impérial, et il est remarquable que, parmi les reproches adressés par le ministre de la police à madame de Staël, pour motiver la saisie et la destruction de son ouvrage De l’Allemagne et un nouvel ordre d’exil, figuraient ces phrases : « Il m’a paru que l’air de ce pays ne vous convenait point, et nous n’en sommes pas réduits à chercher des modèles chez les peuples que vous admirez. Votre dernier ouvrage n’est pas français. » Ainsi, il n’était pas permis, sous l’empire, d’admirer le génie littéraire de l’Allemagne, et de frayer avec ses grands écrivains[1]. Un des esprits philosophiques les plus distingués de la restauration fait remarquer que, pendant l’empire, nos frontières avaient été également fermées à toutes communications savantes avec les autres peuples, et c’est une des causes auxquelles il attribue le règne longtemps incontesté de la philosophie de Condillac dans nos écoles[2]. Avec la paix générale rétablie par la restauration, les douanes intellectuelles tombaient, et le commerce se renouait d’autant plus actif entre le génie de la France et celui des nations voisines, que les rapports avaient été longtemps suspendus. Deux contrées surtout se trouvaient appelées par le degré avancé de leur civilisation et par l’éclat de leurs travaux intellectuels à exercer une action marquée sur le mouvement des idées en France : c’étaient l’Allemagne et l’Angleterre.

La première rencontrait, dans un des écrivains les plus aimés du public français et les plus heureusement doués, un introducteur naturel. Madame de Staël avait, on s’en souvient, écrit son livre De l’Allemagne pendant les dernières années de l’empire ; et cet ouvrage, fruit des études d’un premier exil[3], l’avait fait exiler de nouveau. C’était donc un livre plein de cet attrait toujours attaché aux œuvres d’opposition d’un écrivain persécuté qui allait révéler l’Allemagne à la France. Imprimé à Londres sur la fin de 1813, l’ouvrage de madame de Staël devait l’être dès 1814 à Paris. La chute de Napoléon rouvrait à la fois la France au livre proscrit et à l’auteur banni, qui se présentaient ainsi, en ajoutant, à leur valeur très-réelle, la popularité de la persécution subie, et l’aimant d’une curiosité d’autant plus vive, qu’elle était depuis longtemps éveillée. La faveur naturelle qui entourait, au début de la restauration, une femme que l’empereur avait poursuivie d’une inimitié si persévérante, et à laquelle il avait fait l’honneur de personnifier en elle cette puissance de l’esprit, objet de ses appréhensions ; l’influence d’un salon européen ; l’intérêt de l’ouvrage, la nouveauté du sujet, à une époque où la littérature allemande était si peu connue en France, où l’on n’avait guère lu jusque-là que les idylles de Gessner et quelques œuvres de Klopstock, de Schiller et de Gœthe ; ce mélange séduisant d’études littéraires et d’études de mœurs ; la poésie des descriptions, le charme d’un enthousiasme communicatif, tout concourait à donner au livre De l’Allemagne un des meilleurs de madame de Staël, quoiqu’il porte la trace de ses défauts ordinaires, une popularité qui devait, en définitive, profiter à l’influence du génie allemand sur le mouvement des esprits dans notre pays. Ce livre pourrait être comparé à un de ces portraits peints en beau, mais cependant ressemblants, dans lesquels un rayon de l’idéal semble luire derrière la beauté réelle. Madame de Staël, que les Allemands reconnaissants appellent la bonne dame (die gute Frau), peut-être un peu dans le même sens que les contemporains de Jeanne d’Arc donnaient le même nom à ces fées bienfaisantes de Domremy, qui, suivant les superstitions locales, hantaient et protégeaient leurs fontaines, avait vu le pays, dont elle retraçait l’image, à travers le prisme d’une imagination puissante et les dispositions favorables d’un cœur bienveillant. Partout accueillie avec un empressement sympathique, dû à la supériorité de son esprit et à ses malheurs, en relation d’amitié avec tous les hommes éminents de l’Allemagne, avec ses philosophes comme avec ses poëtes et ses artistes, successivement assise au foyer de Goethe, de Schiller, de Humboldt, Ancillon, Schlegel, Wieland, madame de Staël avait vu surtout en Allemagne ce qu’on pouvait louer, et son regard avait glissé sur les défauts qui auraient appelé le blâme. Ce n’était point de sa part, on peut le croire, calcul, mais illusion d’un hôte reconnaissant, plus frappé des bons que des mauvais côtés de la nature humaine, dans un pays où il est affectueusement reçu au sortir d’une patrie vivement regrettée ; car madame de Staël, on s’en souvient, soupirait en songeant au ruisseau de sa rue du Bac, même auprès des belles eaux du lac Léman, chantées par tant de poëtes. La sincérité est une puissance ; il y avait donc une force dans la sincérité des opinions que madame de Staël exposait sur l’Allemagne. Elle exprimait ce qu’elle avait senti ; or c’est d’elle que M. de Fontanes avait dit, non sans justesse, au commencement du siècle : « Ce qu’elle sent est toujours plus vrai que ce qu’elle pense[4]. » Son livre, parmi tant d’avantages, avait encore celui de s’étendre à tout. Ce n’était pas tel on tel trait particulier de l’Allemagne ; c’était l’Allemagne tout entière avec sa physionomie extérieure, ses sites, ses traditions, ses mœurs, ses institutions, ses idées, sa littérature, ses hommes d’État, ses poëtes, ses philosophes, ses historiens, ses artistes, qui apparaissait tout à coup devant la France, en se couronnant de cette auréole que le talent des grands peintres fait rayonner sur les personnages de leurs tableaux.

Il faut signaler ici quelques résultats principaux du livre De l’Allemagne. D’abord, les intelligences se trouvaient préparées par cet ouvrage d’une lecture attrayante, populaire dans les salons, et écrit avec un talent sympathique aux lecteurs français, à l’étude bienveillante des chefs-d’œuvre de la littérature allemande, et des sources intellectuelles et morales où sont puisés les formes et l’esprit de cette littérature. On rencontre dans cet ouvrage le point de départ d’un mouvement d’idées, dont plus tard nous aurons à tracer le développement : le germe de la réforme romantique est dans le livre De l’Allemagne. Madame de Staël, dans un ouvrage publié près de quinze ans plus tôt, et sévèrement critiqué par Fontanes[5], avait entrevu, avec l’inexpérience de la jeunesse et la confusion que jetaient dans ses jugements des études incomplètes et insuffisantes, qu’il y avait dans les littératures des peuples de l’Europe deux sources d’inspiration : le génie de la civilisation classique, c’est-à-dire, les Grecs, les Latins étudiés dans les monuments immortels de leurs langues, et le génie de cette civilisation plus moderne que le catholicisme avait apportée au monde en greffant ses immortelles vérités sur les mœurs, les tendances et les idées des peuples vainqueurs de l’empire romain ; elle était arrivée dans son livre De l’Allemagne à une expression plus nette et moins exagérée d’une théorie dans laquelle il y avait un fond de vérité caché sous un grand nombre d’erreurs. « Le nom de romantique, dit-elle[6], a été introduit nouvellement en Allemagne, pour désigner la poésie dont les chants des troubadours ont été l’origine, celle qui est née de la chevalerie et du christianisme. Si l’on n’admet pas que le paganisme et le christianisme, le Nord et le Midi, l’antiquité et le moyen âge, la chevalerie et les institutions grecques et romaines se sont partagé l’empire de la littérature, l’on ne parviendra jamais à juger, sous un point de vue philosophique, le goût antique et le goût moderne. » Si l’on tempère cette distinction encore un peu trop tranchée, en disant que nous sommes des barbares qui avons bu à deux sources de civilisation, la Bible et l’Évangile d’une part, l’Iliade et l’Énéide de l’autre, on sera bien près de la vérité, et l’on aura découvert les trois éléments des littératures modernes : l’élément religieux, l’élément des origines nationales simples ou multiples, enfin l’élément classique, par lequel nous nous rattachons à l’antiquité civilisée. Qu’il puisse y avoir des combinaisons diverses de ces trois éléments, selon les peuples et même selon les temps, dans l’histoire des littératures ; que les proportions changent, sous l’action de tel ou tel mobile, rien de plus exact, ni de plus facile à comprendre : car, sans cela, la littérature cesserait d’être en harmonie avec la société, sujette elle-même à tant de changements. Mais qu’on puisse établir une séparation complète entre les deux genres et faire un partage absolu et irrévocabie des langues et des littératures entre le genre romantique et le genre classique, c’est là une exagération qui put séduire les esprits au début d’une nouvelle expérience littéraire, mais qui ne résiste pas à un examen plus approfondi. Dans les langues et les littératures antiques, en dehors des caractères particuliers propres aux temps et aux pays, il y a des beautés générales et éternelles dont on pourrait dire qu’elles ne sont ni grecques ni latines, mais plutôt humaines, par ce qu’elles ont de conforme aux types gravés par le Créateur dans les intelligences créées ; et c’est bien là le cas de dire, avec Térence, que rien de ce qui est humain ne saurait nous être étranger.

L’influence du livre De l’Allemagne, au lieu d’être exclusivement littéraire, devait s’étendre à la philosophie. Madame de Staël, qui avait frayé avec les philosophes comme avec les poëtes allemands, analysait, dans de rapides et vives esquisses, les doctrines de Kant, de Fichte, de Schelling, de Jacobi, de Herder, l’audacieux créateur de la philosophie de l’histoire ; elle accoutumait les oreilles au retentissement de ces noms nouveaux ; elle préparait les esprits à ces théories, en monnayant dans un style courant les principales idées contenues dans ces blocs scientifiques que jamais le génie français n’aurait abordés sans préparation. S’il advenait un jour qu’un de ces penseurs éloquents qui exercent sur l’esprit de leur siècle l’ascendant de la parole et de l’intelligence voulût introduire la philosophie allemande dans notre pays, c’est par la route que madame de Staël avait frayée que ces convois d’idées devaient arriver, et les premiers auditeurs de ces cours philosophiques de M. Cousin, qui allaient jeter tant d’éclat et attirer une grande affluence, devaient être les lecteurs du livre De l’Allemagne.

Si la littérature anglaise n’avait point, au début de la restauration, trouvé un aussi puissant précurseur que la littérature allemande pour l’introduire dans notre pays, elle avait l’avantage d’être moins inconnue. Déjà, dans les dernières années de l’ancienne monarchie, Ducis, cet esprit vigoureux, avait imité le théâtre de Shakspeare sur notre scène, et si le traducteur d’Hamlet du Roi Léar et de Macbeth, pour se conformer aux habitudes de notre littérature dramatique et aux idées de son temps, avait rogné les ongles et les serres du vieil aigle britannique, un grand acteur[7], en étudiant ses rôles dans l’original, lui rendait par son jeu une partie de ce que le traducteur lui ôtait. En outre un esprit fin spirituel, indépendant, que nous avons rencontré à la fin de l’empire, étudiant à la dérobée l’éloquence parlementaire dans les discours de Pitt, Fox, Burke et Sheridan, M. Villemain, appelé à tenir dans la critique littéraire la même place que M. Guizot dans l’histoire et M. Cousin dans la philosophie, devait bientôt présenter des réflexions justes et neuves sur la littérature anglaise. Pour tout couronner, la paix générale, en faisant tomber les barrières morales et politiques qui nous séparaient de l’Angleterre, allait favoriser l’action de circonstances nouvelles qui ouvraient à l’influence des idées anglaises les portes de notre littérature.

Les similitudes de gouvernement établies par la charte de 1814 entre les deux pays les approchaient par une espèce de parenté politique. L’Angleterre, qui nous avait devancés dans le gouvernement représentatif, posait devant nous comme une sœur aînée, et la France, depuis l’introduction d’une constitution à l’anglaise, se trouvait portée à tourner les yeux vers un pays devenu pour elle un modèle dont l’autorité devait être sans cesse invoquée. Il y avait dans cette tendance presque inévitable de graves inconvénients : l’idéal de la France était désormais en Angleterre. Les esprits les plus actifs de notre pays allaient se trouver presque fatalement poussés à chercher dans une imitation plus parfaite, dans une conformité plus absolue avec les idées politiques de l’Angleterre, une ressource contre les difficultés qu’ils rencontreraient. C’était donc dans les choses encore plus que dans la volonté des hommes que se trouvait déposé le germe d’une nouvelle révolution. Les idées ont leur végétation et leur épanouissement comme les plantes ; le chiffre de 1688 était écrit dans l’idée de l’importation d’une constitution à l’anglaise, et dès 1817 M. de Bonald l’y lisait[8].

Cette faveur assurée aux idées anglaises devait naturellement préparer les voies à l’influence de la littérature britannique. Or, il y avait précisément en ce moment, en Angleterre, trois écrivains d’un talent éminent, tous trois poëtes, bien qu’un d’entre eux doive la meilleure part de sa renommée, de ce côté-ci du détroit, plutôt à ses ouvrages en prose qu’à ses vers : c’étaient Walter Scott, Thomas Moore et, enfin, lord Byron. Walter Scott, par les traductions qui popularisèrent ses ouvrages en France est presque devenu un de nos auteurs nationaux ; mais il ne devait guère marquer son influence sur notre littérature qu’en donnant le goût des romans historiques et en excitant quelques esprits distingués à s’essayer dans ce genre : c’est peut-être à l’influence exercée par les romans de Walter Scott qu’on devra le Cinq-Mars de M. de Vigny, esprit original qui marchera dans la même voie sans l’imiter. Thomas Moore demeura peu connu chez nous, et on ne lut presque que ses Amours des anges ; mais, en revanche, lord Byron devait exercer sur notre littérature une longue et puissante influence, résultat à la fois de son caractère, de son talent et de circonstances particulières qu’il importe d’indiquer.

Il faut, pour bien comprendre cette influence de lord Byron, rappeler quelques traits de sa physionomie morale et littéraire. C’était un descendant intellectuel de ce René, la figure la plus remarquable et la plus contemporaine peut-être que Chateaubriand ait tracée dans son Génie du christianisme aspirant à tout et mécontent de tout, fatigué des autres et de lui-même, et nourrissant je ne sais quelle amère tristesse qui débordait de son âme même au sein des plaisirs ; un génie situé entre la raillerie sceptique et désolante de Voltaire et la malédiction éloquente de Jean-Jacques Rousseau. Riche, pair d’Angleterre, beau, plein de talent poétique, il quittait son pays en 1809, en laissant derrière lui, comme souvenirs, son premier amour dédaigné, ses premiers poëmes persiflés[9], ses débuts parlementaires au-dessous du rôle que lui assignait son orgueil. Il s’embarqua à Falmouth, pour commencer un long pèlerinage, le 30 juin 1809, au moment où Napoléon était au faîte de sa puissance. Ce n’est pas sans intention que nous rappelons cette date : un des orgueils du poëte, c’était d’être jaloux de Napoléon ; il devait partout rencontrer son importun souvenir gravé à la pointe de l’épée, et, malgré les efforts de l’écrivain, ce nom de Napoléon dépassait toujours le sien par les deux bouts, sur tous les rivages et sur tous les monuments. L’itinéraire de lord Byron était largement conçu ; il voulait, avec son ami sir John Cam Hobhouse, visiter, outre une partie de notre continent, la Grèce, la Turquie, et même pénétrer dans l’Inde. On peut dire que, dans ce voyage, il se trempa dans les mœurs de tous les pays qu’il parcourut, et que ses regards s’étendirent avec les perspectives qui s’ouvrirent devant lui. Après avoir traversé à cheval le Portugal et une partie de l’Espagne, il alla s’embarquer à Cadix ; il prenait en courant quelques notes, et ces humbles pierres, jetées d’espace en espace, sont devenues un monument. Dès lors Byron commençait à bâtir Child-Harold. Après avoir côtoyé bien des rivages, il alla droit à Tebelen, où il fut merveilleusement accueilli par Aly ; le terrible pacha reconnut, à la conformation de l’oreille et à la délicatesse des mains du poëte, qu’il était de noble race, et par une de ces fantaisies qui viennent au pouvoir absolu, il lui permit de visiter la Grèce. À cette époque, il était difficile de pénétrer dans ce sanctuaire de la civilisation antique, caché à demi derrière la barbarie musulmane. Aussi voit-on dans Child-Harold que ce fut avec des transports de joie que lord Byron foula cette terre consacrée par le génie ; il la traversa presque tout entière en évoquant ses glorieux souvenirs, pour se rendre à Athènes, qu’il appelait la cité de ses rêves. Lord Byron demeura trois mois dans l’Attique. La vie qu’il menait dans cette contrée était pleine d’attraits pour un esprit tel que le sien ; il était dans la patrie de la civilisation, et il avait pour commensal la barbarie ; rien de plus pittoresque que cette existence mêlée de jouissances poétiques et de périls de tous genres. Le pacha, son ami, lui avait donné une garde de cinquante Albanais pour le protéger contre les attaques auxquelles il était exposé ; c’était donc sous la protection d’une troupe de bandits qu’il allait à la recherche de l’ancienne civilisation de la Grèce, dont d’autres bandits lui interdisaient les approches. Cette vie d’études, d’aventures et d’émotions laissa des traces profondes dans le talent du poëte, et elle fait comprendre les deux qualités contradictoires qu’on rencontre dans ses ouvrages, la témérité de la pensée jointe à la pureté de l’expression. Byron, à son retour, emporta le roman de sa vie dans son imagination, et le reflet de ses études classiques dans son style. Au bout de ces trois mois, le voyageur s’embarqua pour Constantinople, parcourut en passant les champs où fut Troie, puis, en traversant l’Hellespont, ce coureur de toutes les gloires fut saisi du désir de renouveler la périlleuse tentative de Léandre. L’amour-propre fut un aussi puissant mobile pour lord Byron que l’amour l’avait été pour le Grec de la poétique légende ; mais l’amour-propre fut plus heureux que l’amour, car, suivant les vers du poëte anglais, là où Léandre rencontra la mort, son imitateur ne rencontra que la fièvre. L’aspect de Constantinople n’était pas propre, à cette époque, à réconcilier avec le genre humain un esprit naturellement porté à la misanthropie ; aussi les vers que lord Byron écrivit dans cette ville sont-ils remplis de l’admiration que lui inspirait le climat, « splendide hyménée de la nature et des cieux, » et d’une recrudescence de haine et de mépris pour l’humanité. Les nouvelles que lord Byron reçut à Constantinople sur l’état de sa fortune le rappelèrent en Angleterre ; mais il ne voulut point partir sans faire ses adieux à la Grèce, et ce culte touchant pour cette glorieuse terre fut le seul bon sentiment qu’il rapporta de son long pèlerinage ; d’autant plus touchant qu’il fut durable, et que le poëte donna plus tard à la Grèce sa fortune et sa vie.

On peut maintenant saisir tous les points de vue du génie du poëte et l’ensemble des qualités et des défauts qui allaient lui assurer une influence prépondérante sur notre littérature. On a remarqué les circonstances qui donnèrent l’essor à une imagination déjà impatiente de tout frein : cette soif d’émotions s’allumant dans les eaux mêmes où elle se désaltère ; cette individualité hautaine, achevant de s’enivrer d’ellemême dans sa lutte avec les hommes et les choses ; cet orgueil qui a besoin d’avoir ses coudées franches, et qui se plaît au désert et au milieu des ruines ; cet amour-propre universel qui veut laisser la trace de ses pas dans toutes les routes qui retentissent sous le pied qui les foule, et ne renonce à aucun genre de gloire, qui veut traverser l’Hellespont avec Léandre, acquérir une espèce d’illustration militaire dans des excursions aventureuses, et chanter des vers avec Sapho, Pindare et Homère ; ce culte filial pour la Grèce qui allait devenir contagieux en Europe.

Ce fut avec la chute de l’empire que commença la renommée de lord Byron dans notre pays, et il y a dans cette coïncidence de date quelque chose de remarquable : au moment où, avec Bonaparte, la grandeur positive tomba, les héros de lord Byron, ces grandeurs romantiques et indéterminées, prirent la place. L’admiration humaine était restée vide comme un de ces piédestaux d’où la statue vient d’être enlevée ; Byron condensa les brouillards de son climat, et remplit le vide avec une sorte de majesté nébuleuse et de grandeur fantastique ; nous entendons désigner ainsi ces figures sombres et tristes de Lara, Child-Harold, Manfred, et toute cette famille de génies inapplicables et de puissants caractères emprisonnés par les événements ou par leur dédain pour l’humanité, dans une fière immobilité, et demeurant en dehors de la vie réelle. À cette première cause du succès de lord Byron en France, il s’en joignit une autre qui ne fut pas moins décisive, mais qui fut plus honorable ; il était l’hôte et le poëte de la Grèce, qui, par les souvenirs classiques qu’elle rappelle, est la seconde patrie de tous les hommes civilisés, et il précédait tous nos poëtes dans la glorification de cette terre dont la cause allait devenir bientôt populaire. Ce n’était pas le seul point sur lequel les idées de lord Byron se trouvaient en harmonie avec les idées dominantes : après le grand combat des principes catholiques contre l’incrédulité et le scepticisme dogmatique de l’école du dix-huitième siècle, une transformation s’opérait peu à peu dans la génération nouvelle, parmi ceux qui ne s’étaient point ralliés au catholicisme. Sauf les vieux débris de l’incrédulité positive et du scepticisme raisonné, on en arrivait à douter du doute comme de la foi, et ce doute du dix-neuvième siècle avait quelque chose de douloureux et d’inquiet. Cet état concordait admirablement avec la poésie panthéiste de lord Byron, qui reflétait les diverses situations où peut se trouver l’intelligence humaine lorsqu’elle a rompu les liens qui l’attachent à la vérité, et qu’elle a vu tomber en pourriture ceux par lesquels elle s’était volontairement enchaînée à l’erreur. Lord Byron, en effet, n’est ni un incrédule systématique ni un orthodoxe ; sa tête est comme une auberge sonore où toutes les idées viennent retentir, et ses poëmes sont des palais féeriques élevés au doute.

Ceci suffit pour faire entrevoir les résultats fâcheux de son influence littéraire. Une intelligence maladive, puisant une partie de ses moyens d’action dans ses défauts, devenait la régulatrice des idées ; la manière de sentir et de juger, qui était, chez elle, l’effet d’une position et de circonstances exceptionnelles, se répandait dans l’atmosphère générale de notre littérature ; cette haine de la vie régulière, dont l’expression peut offrir quelque chose de pittoresque, mais dont la tendance est antisociale, s’introduisait par le charme d’une poésie puissante dans l’âme des jeunes écrivains appelés eux-mêmes à exercer une action. S’il y a un genre de supériorité à la portée des hommes les plus vulgaires, c’est cet esprit de dénigrement contre la société dont les poésies de lord Byron sont presque partout animées ; ceux qui n’ont pas de position dans l’ordre social aiment à se faire contre l’ordre social une position d’ironie aussi rien ne devait mieux réussir en France que cette tendance de lord Byron. Il faut y joindre ce sentiment d’un libéralisme indéterminé qui n’est, au fond, qu’une haine orgueilleuse contre l’autorité dont le poids paraît intolérable à notre nature. Certes, c’est une chose grande et belle que la liberté, mais il faut l’aimer dans les conditions possibles de son existence, sous des formes qui soient en harmonie avec les besoins de l’époque et le caractère de la nation à laquelle on veut la garantir, et il y a un libéralisme vague et indéfini qui n’est pas plus l’amour de la liberté vraie que le sentimentalisme n’est la sensibilité. À ce point de vue, les magnifiques lieux communs de liberté que Byron sema dans ses ouvrages eurent une influence fâcheuse ; ils contribuèrent à jeter les esprits dans le culte de la liberté idéale qui peut devenir la plus dangereuse ennemie de la liberté pratique. On ne saurait dire combien sa théorie des génies méconnus et des grandeurs ignorées devait avoir aussi de succès en France, et quelle funeste influence elle exerça. Il écrivait précisément dans une époque où la démocratie allait lutter en faveur des supériorités individuelles contre les principes traditionnels et les pouvoirs établis. Qu’est-ce, au fond, que la démocratie, sinon la candidature des supériorités possibles qui s’agitent à la porte de l’édifice social pour s’emparer du pouvoir placé au dedans, tandis que la monarchie est une grande existence politique permanente qui, entourée d’institutions stables, défend le pouvoir contre les ambitions individuelles, tout en s’aidant, pour l’exercer, des capacités que la Providence a placées dans chaque époque ? La démocratie démonte tous les quarts d’heure, sous prétexte de la remonter, l’horloge que la monarchie monte pour des siècles. N’importe, il y a un charme décevant dans la démocratie : elle flatte l’orgueil de notre nature, et console et satisfait cette haine de bas en haut qui a entassé tant de ruines ; or lord Byron entrait dans tous ses plans et dans ses passions en faisant apparaître, aux esprits amoureux de leurs grandeurs présumées, tous ces Napoléon ensevelis sous leur colonne par une aveugle destinée, coupable de ne pas les avoir placés au-dessus. Les inconvénients de cette tendance littéraire de lord Byron devaient étre plus grands encore au point de vue social : il contribua à envenimer une maladie qui devait attaquer les jeunes intelligences de ce siècle et dont les effets furent mortels. De tous ces désenchantements amers cultivés par l’école que l’influence des écrits de lord Byron contribua à fonder en France, deux fléaux successifs sortirent : le suicide, cette malédiction que tant de jeunes hommes devenus incapables de se contenter de l’humilité d’une destinée qui leur offrait des devoirs sans retentissement et des vertus sans gloire, écrivirent avec leur sang sur le front de la société avant de quitter la vie ; le socialisme, qui est la maladie généralisée et arrivée à sa seconde puissance, alors que tous les mécontentements groupés et enivrés de leurs forces songent à accomplir la malédiction et veulent tuer au lieu de mourir.


  1. Il n’était pas même permis aux amis des personnes exilées de frayer avec elles. Madame de Récamier et le vicomte (plus tard le duc) Matthieu de Montmorency, étant allés rendre visite à madame de Staël au château de Coppet, furent punis par un ordre d’exil. (Voir la notice sur madame de Staël par madame Sophie Gay, dans le Plutarque français.)
  2. Voici le passage de M. Jouffroy auquel nous faisons ici allusion : « À l’époque où la révolution éclata, la doctrine de Condillac était trop jeune encore pour avoir trahi ses faiblesses ; l’orage que cet événement souleva suspendit toute espèce de réflexion, et interrompit, pour ainsi dire, la succession des idées métaphysiques ; et quand le calme revint au dedans, de si grandes choses succédèrent au dehors, qu’il était difficile que les esprits les plus enclins à la réflexion se détachassent complétement du spectacle des luttes majestueuses de l’empire contre l’Europe. En présence de ces immenses événements, la pensée ne pouvait se replier avec énergie sur elle-même ; sans cesse détournée, elle n’opérait qu’avec la moitié de ses forces. Aussi l’empire fut-il une époque de sommeil philosophique. Presque en tout on se contenta des idées du dix-huitième siècle ; la pensée du dix-neuvième fut pour ainsi dire ajournée. D’ailleurs la guerre avait suspendu toutes les communications savantes avec les autres parties de l’Europe, et les idées étrangères ne pouvaient venir, comme elles l’ont fait depuis, corriger, étendre et animer les nôtres. » (Introduction aux fragments des leçons de M. Royer-Collard, par M. Th. Jouffroy.
  3. Madame de Staël avait fait deux voyages d’étude en Allemagne, le premier en 1803, le second dans les années 1807 et 1808, et c’est en 1810 seulement qu’elle acheva son ouvrage, dans le château de M. Matthieu de Montmorency, situé près de Blois.
  4. Fontanes s’exprimait ainsi dans un article publié en 1800 par le Mercure.
  5. De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (1800).
  6. De la Poésie classique et de la poésie romantique. (De l’Allemagne, par madame de Staël.)
  7. Talma.
  8. Voir sa correspondance avec M. de Maistre.
  9. Il se vengea cruellement, on le sait, de la Revue d’Édimbourg, par sa célèbre satire : English Bards and Scotch Reviewers.