Histoire de la littérature française sous la restauration 1814-1830/Lamartine

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II.

Lamartine : — Méditations. — Harmonies.


On était en 1820 quand parut, sans nom d’auteur, un volume de vers sous ce titre modeste : Méditations poétiques. Il avait fallu faire en quelque sorte violence au poëte pour l’obliger à laisser publier son œuvre. Dans ces vers, qui n’étaient pas destinés au public, il avait épanché son âme, ces premiers souvenirs du cœur à la fois si amers et si doux, dans un temps de la vie ou l’on n’a presque que des espérances, ces troubles intellectuels, que bien peu d’hommes de cette génération n’ont pas ressentis, avant de choisir leur route ou de la retrouver. Un ami découvrit par hasard le manuscrit sur le bureau de l’auteur ; il en lut quelques vers avec étonnement, continua avec intérêt, bientôt avec admiration, et, plein d’enthousiasme à la fin de cette lecture, il déclara au poëte qu’il avait fait une œuvre destinée à renouveler la poésie au dix-neuvième siècle, et qu’il fallait publier immédiatement ce recueil. Le poëte fit quelque résistance. Il n’attachait à ses vers que le prix qu’on met à ces épanchements qui soulagent l’âme ; c’était un souvenir entre lui et un tombeau bien cher, un secret entre lui et la muse. La publicité l’effrayait, les soins à prendre pour la publication d’un ouvrage l’inquiétaient ; on lui promit de l’affranchir de tout soin, et l’ami officieux emporta le manuscrit avec l’autorisation de le faire paraître, mais sans nom d’auteur. Le poëte qui refusait ainsi son nom à la renommée, c’était M. de Lamartine ; l’ami qui insistait pour la publication de ces vers, c’était M. de Genoude[1], au début de sa carrière de publiciste, et mettant dans ses amitiés la même ardeur qu’il devait mettre dans ses idées.

Quand les Méditations parurent, un long cri d’admiration et de sympathie s’éleva en France, bientôt en Europe. Depuis le Génie du christianisme, aucun livre n’avait produit une plus vive et plus profonde impression[2]. Cette fraîcheur de pensées, cette pureté de sentiment, ce vers naturel, abondant et mélodieux qui semblait naître spontanément au cœur du poëte, comme la fleur sur la plante, cette sève poétique qui circulait dans toutes ses œuvres, n’étaient pas les seules causes de cet immense succès. Il y en avait deux autres plus générales. M. de Lamartine, en exprimant ses propres sentiments et ses propres pensées, se trouvait avoir exprimé, de la manière la plus complète et la plus heureuse, les pensées et les sentiments de l’époque. Il faisait, en outre, une de ces révolutions poétiques qui frappent vivement les intelligences et les satisfont, en les aidant à sortir du convenu et du fictif, pour les introduire dans le réel.

La condition de tous les poëtes d’une vaste renommée est d’être comme la voix de l’époque où ils paraissent. Les tristesses et les joies, les passions et les inquiétudes de toute une société, soufflent sur eux comme ces grands vents, qui venaient agiter les cordes frémissantes des harpes ossianiques. On fait silence autour d’eux pour les entendre, parce que c’est la plainte de tous qui gémit dans leurs plaintes, ou le cri de bonheur de tous qui s’élève dans leur chant de victoire. Quand Homère célébrait dans son Iliade le triomphe de l’Europe sur l’Asie, Homère, c’était la Grèce : tous les sentiments d’un peuple, tous ses souvenirs, toutes ses passions frémissaient dans cette épopée que les rapsodes allaient chanter aux fils des vainqueurs de Troie. — M. de Lamartine parut, lui, dans une époque qui succédait de près au grand désenchantement de toutes les illusions et de toutes les espérances que le dix-huitième siècle avait mises dans le cœur de la société française. Ce n’était plus ce scepticisme hautain et railleur, fier de révoquer en doute ce que les siècles précédents avaient cru, et qui, rejetant les paroles de Dieu, avait foi dans ses propres paroles et se répandait en prophéties sur les nouvelles destinées de l’humanité. Le scepticisme existait encore, mais il était devenu à lui-même son propre tourment. Au lieu d’un doute railleur et satisfait, c’était un doute douloureux et poignant ou mélancolique qui regrettait la croyance et inclinait à y revenir. Le front de l’humanité sur lequel les joies de l’orgie du dix-huitième siècle avaient passé, était redevenu sérieux ; quarante années d’expérience lui avaient donné la maturité du malheur. L’époque s’arrêtait sur la route où elle avait marché d’espérance en espérance, et puis de désenchantement en désenchantement ; et, accoudée sur un des innombrables tombeaux qui bordent le chemin, elle se prenait à rêver entre les craintes de l’avenir et les regrets du passé.

Les premières poésies de M. de Lamartine furent le reflet de cet état moral. Chacun reconnut dans cette voix, qui s’élevait si suave, si pénétrante et si pure, le retentissement harmonieux de son propre cœur. On entendait toute une génération se lamenter dans ces Méditations où le doute, ce vautour des intelligences, attaché à son immortelle proie, lui arrachait un cri d’angoisse. Mais si le désespoir de lord Byron regardait la terre, le désenchantement de M. de Lamartine, qui interpelle le sombre poëte de l’Angleterre et cherche à le ramener à Dieu[3], regardait le ciel. Cet enfant des derniers jours du dix-huitième siècle était le poëte du dix-neuvième, et le christianisme apparaissait dans ses vers comme le dénoûment de toutes les incertitudes et la solution de tous les problèmes qui tourmentent la triste humanité. Ses chants de douleur se terminaient par des hymnes, et le scepticisme s’agenouillait et priait à la fin de ses Méditations, en frappant sa poitrine devant Dieu[4].

Ces affinités mystérieuses, ces secrètes sympathies qui existaient entre l’homme et l’époque, se retrouvent dans tous les détails des poésies de M. de Lamartine. Ne vous étonnez point du charme que le lecteur de ce temps éprouve à le suivre sur ces beaux lacs, au milieu de cette nature si calme et si paisible, dans cette vie méditative et solitaire, loin du bruit des hommes et du fracas des événements. Cette époque sort elle-même des champs de bataille de l’empire, toute poudreuse de sa route, toute brûlante de l’incendie dont la dernière lueur vient de s’éteindre dans le sang. Elle est fatiguée de cette vie publique et générale qui a longtemps absorbé tout sentiment individuel ; elle ne veut plus marcher du même pas, au son du tambour, groupée tout entière autour du même drapeau ; elle rompt les rangs, elle dit adieu à la discipline ; chacun reprend l’indépendance de sa pensée, la liberté de ses sentiments ; chacun veut vivre de sa vie propre, de ses émotions personnelles. On laisse là l’action pour l’idée, la vie occupée pour la vie méditative. Or, il semble qu’en suivant M. de Lamartine sur le golfe de Baïa, ou dans les grands bois jaunis par l’automne, l’époque sente descendre sur elle cette fraicheur et ce repos dont elle a besoin comme lui.

Cette poésie individuelle est l’épopée du siècle, parce que ce sentiment de recueillement que M. de Lamartine exprime, chacun l’éprouve au sortir de cette

longue tourmente qui vient de finir par un grand naufrage. Les majestueuses solitudes de la nature, dans le silence desquelles s’élève la voie du poëte, sont comme un asile pour chacun de ces hommes emportés si longtemps dans le tourbillon de cette société agitée. On veut se regarder vivre, sentir que le soleil se lève et que le soleil se couche ; on veut penser, prier, méditer, aimer ; l’homme de fer et de bronze a en vain jeté encore une fois à ce peuple haletant de fatigues et de triomphes la terrible parole, qui fut pendant quatorze ans son histoire : Agis !

Ce n’est pas tout : M. de Lamartine a fait une révolution dans la poésie, une révolution commencée dans la littérature, avec le siècle, par Chateaubriand.

Bossuet, dont le génie s’étendait à tout, avait écrit, dès le dix-septième siècle, on s’en souvient, plusieurs pages remarquables contre le paganisme poétique. Son intelligence, éminemment chrétienne, tout en admirant les grands auteurs du paganisme, dont les œuvres sont comme les monuments de l’esprit humain, ne pouvait admettre que cette religion, qui est la source de toutes les belles et grandes choses, fût ingrate et stérile dès qu’on parlait en vers. Il lui semblait qu’il y avait une contradiction choquante à penser avec des idées chrétiennes et à s’exprimer avec des mots et des images empruntés à la mythologie. Cet éternel Olympe, qui revenait sans cesse sous la plume des versificateurs, ces dieux faunes, ces nymphes bocagères, ces muses, ce Pégase, ce matériel et ce personnel de la théogonie antique, choquaient son esprit aussi conséquent que religieux. L’impudique Vénus, qui présidait à la poésie matérialiste et voluptueuse des écrivains idolâtres, lui semblait indigne d’être invoquée par des poëtes chrétiens. Loin de partager cette folie de quelques esprits du moyen âge qui, fous d’hellénisme, ivres de l’étude de l’antiquité, exagérèrent le mouvement de la renaissance, voulurent convertir le christianisme aux formes de la mythologie, et rendre le catholicisme païen, pour qu’il parlât une langue plus cicéronienne, Bossuet voulait, au contraire, convertir la poésie à la forme catholique et enlever à l’esprit antique la dernière position qu’il eût gardée au milieu de notre civilisation moderne.

Par cette pensée, Bossuet avait deviné la nouvelle poétique et la mission que devaient remplir Chateaubriand, au commencement du dix-neuvième siècle, M. de Lamartine au début de la restauration.

Cependant ce poëte ne songeait guère à opérer une révolution dans le monde poétique : lorsqu’il écrivit ses premiers vers, il n’avait ni système ni prétention ; c’était une intelligence où tout était instinct. Il écrivait en vers, parce que sa nature l’y portait ; ses expressions et ses images étaient chrétiennes, parce que sa pensée était chrétienne comme son éducation. Sa mère lui avait appris à lire dans la Bible et l’Évangile ; ses maîtres du collège de Belley, auxquels il adressait de si doux adieux, avaient continué à désaltérer son âme dans les mêmes eaux, et il trempait toutes ses inspirations dans ces deux sources sacrées. Le talent de M. de Lamartine n’était point le fruit de l’étude et du travail ; son intelligence avait quelque chose de vif et de spontané ; elle saisissait les idées plutôt qu’elle ne les approfondissait. La nature lui apparaissait comme un long poëme, et lorsqu’il écoutait les mille bourdonnements qui, par une belle journée, s’élèvent dans le silence, des vers admirables s’échappaient de son âme, comme autant d’échos mystérieux de ces sublimes harmonies. Ainsi que tous les grands poëtes, M. de Lamartine trouvait, dans la contemplation de la nature et dans la lecture de ceux qui l’ont aimée une source inépuisable d’inspirations et cet apaisement de cœur que Dieu semble avoir placé dans la solitude et le silence. En peignant les poétiques heures de sa jeunesse, il a lui-même entr’ouvert aux regards la source où son imagination a puisé : « Tant que je vivrai[5], dit-il, je me souviendrai de certaines heures de l’été que je passais couché sur l’herbe dans une clairière des bois, à l’ombre d’un vieux tronc de pommier sauvage, en lisant la Jérusalem délivrée, et de tant de soirées d’automne et d’hiver passées à errer sur les collines déjà couvertes de brouillard et de givre, avec Ossian ou Werther pour compagnon, tantôt soulevé par l’enthousiasme intérieur qui me dévorait, courant sur les bruyères comme porté par un esprit qui empêchait mes pieds de toucher le sol ; tantôt assis sur une roche grisâtre, le front dans mes mains, écoutant avec un sentiment qui n’a pas de nom le souffle aigu et plaintif de l’hiver, ou le roulis des lourds nuages qui se brisaient sur les angles de la montagne, ou la voix aérienne de l’alouette que le vent emportait toute chantante dans son tourbillon, comme ma pensée, plus forte que moi, emportait mon âme. Ces impressions étaient-elles joie ou tristesse ? Je ne pourrais le dire. Elles participaient de tous les sentiments à la fois. C’était de l’amour et de la religion, des pressentiments de la vie future, délicieux et tristes comme elle, des extases et des découragements, des horizons de lumière et des abîmes de ténèbres, de la joie et des larmes, de l’avenir et du désespoir. C’était la nature parlant par ses mille voix au cœur encore vierge de l’homme ; mais, enfin, c’était de la poésie. Cette poésie, j’essayais quelquefois de l’exprimer dans des vers ; mais ces vers, je n’avais personne à qui les faire entendre ; je me les lisais quelques jours à moi-même, je trouvais avec étonnement, avec douleur, qu’ils ne ressemblaient pas à tous ceux que je lisais, dans les recueils ou dans les volumes du jour. Je me disais : On ne voudra pas les lire ; ils paraîtront étranges, bizarres, insensés ; et je les brûlais à peine écrits. J’ai anéanti ainsi des volumes de cette première et vague poésie du cœur, et j’ai bien fait ; car, à cette époque, ils seraient éclos dans le ridicule et morts dans le mépris de tout ce qu’on appelait la littérature. Ce que j’ai écrit depuis ne valait pas mieux ; mais le temps avait changé, la poésie était revenue en France avec la liberté, avec la pensée, avec la vie morale que nous rendit la restauration. »

Un enthousiasme général accueillit ce jeune homme, la veille inconnu, qui ressuscitait et renouvelait à la fois la poésie, qui répondait aux voix intérieures retentissant dans les profondeurs des âmes, à la manière de ces échos qui embellissent les chants qu’ils répètent ; qui venait enfin, la croix à la main, chasser l’antique mythologie de son domaine et évangéliser la poésie en renversant les divinités vermoulues du haut de leurs poudreux autels. M. de Lamartine, en cédant aux penchants de son cœur, avait accompli la révolution que le grand évêque de Meaux avait désirée et devinée. Il avait banni de la poésie les sentiments et les images du paganisme, à la manière du christianisme des premiers âges qui, plantant la croix sur les temples des idoles, en faisait des églises qu’il consacrait au vrai Dieu. Il a dit de lui-même : « Avant moi, il fallait avoir un dictionnaire mythologique sous son chevet si l’on voulait rêver des vers. Je suis le premier qui ait fait descendre la poésie du Parnasse, et qui ait donné à ce qu’on nomme la muse, au lieu d’une lyre à sept cordes de convention, les fibres mêmes du cœur de l’homme touchées et émues par les innombrables frissons de l’âme et de la nature[6]

À l’encontre de la plupart des auteurs du dix-huitième siècle, qui, ramenant peu à peu la littérature dans l’enceinte des villes, donnaient au monde le spectacle d’une poésie qui s’étiolait à la lueur pâle et morte des bougies, M. de Lamartine ramène la poésie au sein de la nature ; il a besoin du grand air, de la vue du ciel, du soleil dans l’éclat de son midi ou dans les magnificences de son couchant. Mais le paysage au milieu duquel il se place n’est point coquet et élégant comme celui de Delille, désert et vide comme celui de Saint-Lambert, misanthropique comme celui de Jean-Jacques, qui haïssait les hommes en pleurant devant la pervenche : c’est un paysage auquel rien ne manque, dans lequel le vent souffle et les eaux murmurent ; un paysage habité par l’homme et rempli par Dieu, vers lequel la nature fait monter un hymne de reconnaissance et d’amour.

Un nouveau sentiment anime ses vers : c’est l’amour chrétien, amour épuré aux feux du spiritualisme, douce harmonie des intelligences, union mystérieuse des âmes. Ne cherchez plus la passion ardente et emportée comme elle l’est dans Catulle, voluptueuse et épicurienne comme elle l’est dans Horace, naïve et soupirant sans cesse ses douleurs et les cruautés de Délie, comme dans l’élégiaque Tibulle. L’amour chrétien a quelque chose de plus noble et de plus élevé ; ses élans ne s’arrêtent pas sur la terre, ils montent vers le ciel. L’amour chrétien devient une prière à deux. Il a de sublimes transports et d’ineffables mélancolies, non pas de ces mélancolies d’Horace qui, spiritualisant le matérialisme, pour ainsi dire, rappelait au milieu des joies des banquets la pensée de la mort, et chantait à Leucothoé les roses éphémères, afin de faire du néant des choses humaines une nouvelle volupté, et du terme de tous les plaisirs un plaisir de plus. Non, la mélancolie de M. de Lamartine n’a rien de pareil : c’est le désenchantement des choses qui passent, mêlé à l’espérance des choses qui demeurent ; c’est la terre vue du ciel, un soupir jeté sur la vie du haut de l’immortalité.

Parfois, il est vrai, il vient à céder, comme dans la méditation sur le Lac, à cet enivrement du cœur, qui veut faire descendre l’éternité dans le moment qui passe, et l’infini dans un sentiment, hélas ! borné comme le reste[7]. Mais ce sont là des ivresses d’un moment qui font bientôt place, dans ce cœur chrétien, à un sentiment plus épuré et plus vrai. La terre, ce lieu où tout passe, n’est pas le séjour des affections durables ; celles du poëte des Méditations finissent toujours par aspirer au ciel[8].

Ce sentiment qui revient sans cesse dans les premières poésies de M. de Lamartine, est un des motifs qui les fit accueillir avec tant d’enthousiasme par les femmes. Le poëte chrétien leur rendait leurs titres de noblesse ; rompant avec les traditions des versificateurs païens du dix-huitième siècle, il leur donnait une âme. La réhabilitation de la femme est le cachet du poëte spiritualiste et chrétien, comme l’avilissement de la femme, réduite à la condition d’un instrument de volupté, est le signe irrécusable du poëte épicurien qui puise ses inspirations dans les doctrines matérialistes et athées.

Quoique les Méditations soient séparées en morceaux qui n’ont pour la plupart aucune liaison apparente entre eux, elles forment cependant un ensemble précisément par cette succession de sentiments souvent divers, quelquefois contraires, qui en font une œuvre profondément humaine. Les livres saints ont dit de l’homme « qu’il portait dans sa tête deux armées rangées en bataille. » Ces deux armées se livrent d’incessants combats dans les premières poésies de M. de Lamartine. Tantôt le bien triomphe, tantôt le mal, mais plus souvent le bien ; et c’est à lui que demeure en définitive la victoire. Le découragement y a son heure[9], l’entraînement des passions la sienne[10], le doute s’y lève un doigt sur les lèvres[11], l’orgueil, ce vieil ennemi de l’homme, s’y glisse à son tour[12] ; mais la foi, l’espérance et la charité, ces trois sœurs divines, finissent toujours par élever vers Dieu l’âme du poëte[13], emportant sur ses ailes le cœur des lecteurs. C’est là un des grands attraits de ces premières poésies. Elles répondent ainsi au cœur de l’homme, qui a ses chutes et ses résurrections, ses défaites et ses victoires, ses grandeurs et ses défaillances, ses heures de tentation et ses heures de réhabilitation, qui tombe pour se relever avec l’aide d’en haut qui ne manque jamais à son impuissance, mais qui ne se relève que pour tomber, jusqu’à ce que Dieu, l’éternel témoin de cette lutte dont il est à la fois le juge et le prix, daigne tendre sa main paternelle à sa faible créature, à cet enfant déchu, ouvrage de sa bonté et victime de sa justice. Le lien de toutes les Méditations de M. de Lamartine, l’ensemble dans lequel elles se réunissent et se fondent, c’est donc l’homme si divers et si ondoyant qui se retrouve dans ces poésies avec la mobilité de son esprit et les variations de son cœur, et qui reconnaît dans ces chants l’écho des voix qui s’élèvent dans les profondeurs de son âme. C’est ce qui donne aux Méditations un intérêt durable, qui survivra à l’intérêt de circonstance qu’elles excitèrent par ce qu’elles offraient de conforme aux besoins intellectuels et moraux de l’époque.

Sans doute les imitateurs, ces frelons empressés à butiner le miel des abeilles, ont ôté à ce genre de poésie un peu de sa fraîcheur par leurs contrefaçons plus ou moins heureuses et plus ou moins fidèles. Ils ont terni, à force de les parcourir, la verdure de ces sentiers, alors solitaires, et troublé l’eau de ces beaux lacs où tous ont voulu conduire leur nacelle ; ils ont abusé des flots, des nuages, des grands bois et de leurs échos, de la nature, des rêveries, des larmes, de la mélancolie, de l’espoir, des souvenirs, comme ces instruments des rues qui nuisent aux mélodies les plus sublimes en les vulgarisant par des variations banales. Mais ils n’ont pu cependant détruire par tant de copies les beautés primitives et inspirées de l’original.

M. de Lamartine, dans la première période de son talent, nous apparaît donc comme un instrument mélodieux qui vibre mû par le souffle de toute une époque. Le scepticisme, devenu triste et méditatif et retournant à la croyance par la douleur, la vie de la pensée succédant à la vie d’action, le désenchantement qui suit tous les naufrages, le goût de la solitude et des grands spectacles de la nature qui vient après les longues agitations, le retour aux idées et aux sentiments religieux : voilà les caractères de son talent poétique. Son esprit a quelque chose de rêveur et d’indéterminé qui convient à la poésie. Il pense avec des sentiments, il raisonne avec des images, et ses idées s’échappent de son âme comme des mélodies. Quoi de plus ? il ressemble à ces magnifiques lacs qui s’étendent si frais et si purs dans ses vers, et, comme eux, il reflète le ciel qui plane au-dessus des eaux, les oiseaux mélodieux qui les effleurent en se jouant, et les coteaux et les forêts d’alentour. Mais il ne peint pas seulement les agitations de l’homme du dix-neuvième siècle ; il peint, et c’est là ce qui donnera une vie durable à ses vers, l’homme de tous les temps et de tous les lieux, qui n’a point changé depuis Job, le plus éloquent de ses interprètes ; l’homme avec ses aspirations plus vastes que ses destinées, avec ses doutes déchirants, avec son dégoût du fini, avec cette soif que rien ne désaltère ici-bas, avec ses faiblesses qui font pour lui un tourment du souvenir et du pressentiment de sa grandeur.

Dans la lumière de ce grand talent poétique on aperçoit quelques ombres. La facilité merveilleuse de la versification incline parfois à la négligence. Des critiques sévères pourraient appréhender de surprendre l’auteur sur la pente glissante du panthéisme[14], cette erreur redoutable qui naît de la contemplation trop prolongée de la grandeur de Dieu, quand la faiblesse de l’homme cesse un moment de s’appuyer sur l’ancre de la foi qui empêche l’intelligence de dévier vers l’écueil. Une imagination qui n’est pas toujours maîtresse de son élan, une intelligence qui ne contient pas toujours sa pensée, et qui, ainsi que l’auteur le dit lui-même, se laisse emporter par elle, comme dans un tourbillon mélodieux; parfois quelque chose d’excessif dans les idées et les sentiments : voilà les défauts de cette riche nature, défauts plutôt indiqués que bien caractérisés dans ces premières poésies.

Du reste, les aspirations religieuses, littéraires et politiques de M. de Lamartine ne sont pas équivoques. Une de ses Méditations, intitulée le Génie, est dédiée à M. de Bonald, qu’elle glorifie ; une autre, sur Dieu, à M. l’abbé de la Mennais ; un Dithyrambe sur la poésie sacrée est adressé à M. de Genoude, à l’occasion de sa nouvelle traduction de la Bible ; la Méditation sur la Philosophie, au marquis de la Maisonfort. Toutes ses affections, toutes ses sympathies, sont du côté de l’école religieuse et monarchique. Il est un des membres de cette tribu brillante, jeune et ardente de la rédaction du Conservateur, qui, lors de la disparition de ce journal, alla fonder le Défenseur, avec MM. de la Mennais et de Bonald ; et il écrivait à cette époque à M. de Maistre, dont il se proclamait le disciple, pour le supplier d’accorder le concours puissant de sa plume à cette revue, très-résolue, disait-il, de ne pas professer l’idolâtrie du constitutionnalisme si antipathique à l’illustre auteur des Considérations sur la France[15]. Quand un grand deuil ou une grande joie viennent visiter la maison royale qu’il aime, le poëte a des chants qui s’attristent ou se réjouissent avec elle. C’est ainsi qu’une de ses Méditations est consacrée à chanter la naissance du duc de Bordeaux, l’Enfant du miracle, comme il le nomme lui-même, qui vient raviver les espérances de cette antique race, et consoler les douleurs de la patrie inclinée sur la tombe récemment ouverte du duc de Berry[16].

L’immense succès littéraire des Méditations a ouvert à M. de Lamartine les avenues de la carrière diplomatique ; il est attaché à la légation de Toscane, et va revoir ce beau ciel d’Italie qu’il a déjà chanté. La restauration ne faisait pas attendre au talent la récompense qui lui est due. « Trois jours après la publication du premier volume des Méditations, dit M. de Lamartine[17], je quittais Paris pour aller occuper un poste à l’étranger. Louis XVIII, qui avait de l’Auguste dans le caractère littéraire, se fit lire par le duc de Duras mon petit volume, dont les salons retentissaient. Il crut qu’une nouvelle Mantoue promettait à son règne un nouveau Virgile. Il ordonna à M. Siméon de m’envoyer de sa part l’édition des classiques de Didot. Il signale lendemain ma nomination de secrétaire d’ambassade, qui lui fut présentée par M. Pasquier, son ministre des affaires étrangères. Quoique M. de Lamartine soit à Florence auprès de M. de la Maisonfort, ministre plénipotentiaire de France, les affaires ne l’enlèvent pas à la poésie, et dans les voyages qui le rendent de temps à autre à la France, les salons se disputent la joie d’entendre quelqu’une de ses nouvelles Méditations auxquelles il travaille. La restauration avait rajeuni la tradition de ces salons à la fois aristocratiques et lettrés, rendez-vous des illustrations du talent et de celles de la naissance, profitables aux lettres comme au grand monde, et c’était un jour de bonheur pour les femmes jeunes, spirituelles et belles, qui accouraient à ces lectures comme à une fête, que d’entendre M. de Lamartine dire lui-même ses vers et laisser tomber cette manne de poésie dans des cœurs ouverts pour la recevoir. C’était, dans ce beau temps, un événement qu’un poëme de lord Byron, qu’un chant de religion, de mélancolie ou d’amour de M. de Lamartine ; une ode de M. Victor Hugo, et pour une autre partie du public, une Messénienne de M. Casimir Delavigne ou une chanson de M. de Béranger. Le goût des choses intellectuelles, des jouissances littéraires, était partout ; à la presse et à la tribune était échue la mission d’intéresser la France. Un écrivain d’un esprit aussi délicat que pénétrant, pour qui ces souvenirs ont tout le charme des impressions de la jeunesse, a peint ces scènes avec une vérité de dessin et un éclat de couleur qui ne laisse rien à désirer[18]. « Souvent M. de Lamartine lui-même, dit-il, durant ses passages à Paris, lors de ses retours de la légation de Florence, était attiré à quelque inauguration de sa gloire ; et rien n’égalait le tressaillement d’admiration, la flatterie sincère dont il était environné, lorsque le soir, dans un salon de cent personnes, au milieu des plus gracieux visages et des plus éclatantes parures, dans l’intervalle des félicitations ou des allusions jetées à quelques députés présents, sur leurs discours de la veille ou du matin, lui, beau, jeune et reconnaissable entre tous, debout, la tête inclinée avec grâce, d’une voix mélodieuse, que nul débat n’avait encore fatiguée, il récitait ces chants, les premiers-nés de son génie, qu’on n’avait nulle part entendus et que la langue française n’oubliera jamais. Il faut renoncer à peindre le ravissement que tant de beaux vers, si bien dits, excitaient dans une partie de l’auditoire, la plus vive et la moins distraite alors. Le général Foy, que sa chaleur d’âme intéressait à tout, qui vivait dans la palpitation de cœur continue de la tribune, du travail et des entretiens animés, serrait les mains du jeune poëte, le louait d’enthousiasme sur ses sentiments, ses expressions, son éloquence, et l’assurait qu’il serait un jour l’honneur de la tribune, s’il venait y défendre les vrais principes de la monarchie constitutionnelle. Un autre publiciste et député célèbre, plus calme dans l’éloge, admirait aussi, d’un air gravement ironique, et ne manquait pas de venir le féliciter sur cette source nouvelle de poésie qui s’ouvrait enfin, disait-il, pour la France, et qu’il comparait à la forme mélancolique et naïve de Schiller dans ses poésies fugitives ; et les dames trouvaient ce parallèle bien flatteur pour Schiller, dont alors elles n’avaient guère entendu parler, et qui leur paraissait peu poétique dans la traduction abrégée et versifiée que M. Benjamin Constant lui-même venait de donner de la tragédie de Wallenstein, à l’appui d’une préface sur le théâtre romantique. »

Ces souvenirs si vivants font entrer dans l’intérieur de l’histoire littéraire de l’époque ; ils montrent, au lieu de raconter ; ils aident à comprendre ce que M. de Lamartine apportait de poésie à son siècle, et ce que la société de ce temps lui rendait d’inspiration par ses sympathies intelligentes, son goût à la fois enthousiaste et délicat des choses de l’esprit. On a parlé, dans la langue politique, de la pression de l’atmosphère extérieure sur les assemblées ; il y a aussi une pression de l’atmosphère sur les écrivains : leur siècle leur doit en partie ses qualités et ses défauts, mais ils doivent aussi en partie leurs défauts et leurs qualités à leur siècle ; c’est un flux et reflux qui va et vient du poëte au public et du public au poëte.

Entre les deux volumes dont se composèrent les Méditations, M. de Lamartine publia un poëme à la fois philosophique, dramatique et élégiaque : la Mort de Socrate. Il est facile de reconnaître dans ce poème une inspiration éclose à la chaleur des leçons éloquentes faites dans ce temps par un jeune professeur qui renouait sa tradition philosophique à l’école spiritualiste de Platon. C’est un des caractères de cette époque que la communauté des efforts intellectuels, et, si l’on peut se servir de ce terme, la parenté littéraire de tous les esprits élevés qui conduisent le chœur des intelligences. Le général Foy applaudit avec enthousiasme aux vers de M. de Lamartine. Cuvier, ce savant illustre, trouvera pour louer le poëte, à son entrée à l’Académie, une âme et une imagination de jeune homme ; M. de Lamartine à son tour s’inspire des leçons de M. Victor Cousin pour revêtir des belles formes de sa poésie les idées de la philosophie la plus noble et la plus pure qu’ait enfantée l’esprit humain. « Si la mort de Socrate fut celle du plus sage des hommes, avait dit Jean-Jacques Rousseau, la mort de Jésus-Christ fut celle d’un Dieu : il semble que le poëte se soit souvenu de ce rapprochement, et qu’il ait voulu peindre la première de ces deux morts comme l’humble préface de l’autre. Ce morceau poétique n’est cependant point à la hauteur des Méditations ; on voit trop que le poète ne sent pas ce qu’il exprime. Dans cette étude d’après l’antique, l’art est trop recherché, et l’érudition nuit à l’inspiration. M. de Lamartine ne chante pas la mort de Socrate, il la récite. Le sujet même avait ses écueils. Il y a quelque chose de sublime, mais d’un peu uniforme dans cette scène où l’on entend un homme qui va mourir parler à ses amis d’immortalité pendant toute une journée, et la situation est trop tendue pour se prolonger autant ; les gradations manquent souvent, les transitions toujours. Quelquefois aussi la langue poétique de M. de Lamartine vient à s’obscurcir sous les ténèbres de la métaphysique que développe Socrate ; le vers semble fléchir sous le poids de l’idée. Il y a enfin quelque chose d’excessif et de peu naturel dans cet enthousiasme à la vue de la mort ; Dieu, qui nous l’imposa comme un châtiment, l’a faite terrible à l’homme ; le philosophe et le poëte ont beau parer le spectre, la laideur indélébile de la mort paraît sous la fraîcheur des idées et sous le charme des vers.

Les Nouvelles Méditations poétiques continuèrent les premières ; seulement le sentiment qui y règne est plus passionné et souvent moins pur ; quelquefois même, mais rarement, il arrive jusqu’à l’expression de cet amour païen qui s’exhorte à profiter de la vie parce qu’elle est courte, et à saisir au passage les plaisirs qui fuient. Le poëte, il est vrai, se relève bientôt de ses chutes, et le sentiment chrétien reprend le dessus dans son âme et dans ses vers ; mais cependant on entrevoit qu’il est arrivé à ce second âge de la jeunesse où les émotions de l’âme sont plus ardentes et moins fraîches ; les tons de lumière descendent plus chauds sur cette poésie comme lorsque le soleil, sorti des tons clairs et rosés de son lever, marche vers l’éclat vif et éblouissant de son midi. Le poëte a donné plus tard[19] lui-même quelques détails de sa biographie intime que lui seul avait le droit de donner et qui éclairent la physionomie de quelques-unes de ces pièces. Vers 1816, avant d’arriver à sa manière définitive, il s’était essayé dans le genre de Tibulle et de Catulle, et la vie de dissipations qu’il menait au milieu d’une folle jeunesse, livrant ses nuits et ses journées aux émotions dévorantes du jeu et des plaisirs, lui inspirèrent naturellement des vers remplis d’une verve plus païenne que chrétienne, dont quelques-uns ont trouvé place dans les Nouvelles Méditations. Le chant de Sapho faisant ses adieux aux filles de Lesbos avant de se précipiter du rocher de Leucade, date de cette époque, et il est écrit dans ce mouvement d’idées et de sentiments. C’est le tableau du sensualisme païen placé comme pendant en face du spiritualisme païen de la mort de Socrate. Tout en tenant compte de ce mélange de compositions appartenant à des périodes différentes, on peut dire que le souffle froid et amer du désenchantement commence dès lors à se faire sentir plus souvent au milieu des chaudes haleines des passions qui soufflent sur cette âme et sur cette lyre. La forme, quoique toujours belle, a déjà quelque chose de moins suave, et l’abondance de la versification peut paraître un peu négligée. C’est dans les Nouvelles Méditations qu’on rencontre pourtant l’Ode à Napoléon, belle étude dans laquelle le poëte élève très-haut son vol, en méditant sur cette vie où les revers furent aussi grands que les victoires ; et à côté de noms de ses héroïques journées de guerres, il fait jeter, par la vague, au conquérant devenu le prisonnier des mers, un nom qui trouble profondément son âme : celui de Condé. Cependant, malgré cette impartialité, le poëte, entraîné par le penchant de la poésie, idéalise celui auquel ses vers s’adressent, et lui attribue des proportions plus qu’humaines ; c’est l’immuable fatalité, c’est l’impassible destin. M. de Lamartine entre ainsi, sans s’en douter, dans la conspiration du bonapartisme poétique. Il a lui-même senti plus tard qu’il avait trop pardonné à cette gloire éclatante en voulant faire amnistier ses fautes et ses torts au nom de ce génie, qui est un devoir de plus, et non une excuse pour ceux à qui Dieu accorde ce sublime don. « La dernière strophe de cette pièce, dit-il avec une juste sévérité, est un sacrifice immoral à ce qu’on appelle la gloire[20]. »

Les Harmonies furent la dernière composition que M. de Lamartine publia sous la restauration. Le ton général de ces poésies suffit pour indiquer que le poëte a marché dans la vie, et qu’au lieu de gravir le versant pour arriver au faîte, il commence à redescendre la pente des années. Il y a plus d’ombre et moins de lumières dans ses vers ; ils ont quelque chose de grave et de triste comme l’expérience qui pleure les illusions perdues, mais sans pouvoir les retrouver. Les Harmonies ont surtout un caractère philosophique et religieux : elles reflètent ces luttes intellectuelles qui se livrent dans les plus hautes sphères de l’âme, entre les principes opposés ; elles sondent les grands mystères de notre nature, elles interrogent l’infini, elles essayent de pénétrer l’homme, l’univers et Dieu. Presque toujours elles prient, mais d’une prière tourmentée qui a souvent quelque chose de fébrile et de maladif. Le doute, sans cesse repoussé, revient sans cesse puisqu’il faut le combattre sans fin. Dans les angoisses de l’esprit du poëte, on entend comme un retentissement lointain des angoisses de l’intelligence humaine au sein d’une époque sur laquelle la nuit du doute redescend. C’est l’âge philosophique du génie poétique de M. de Lamartine. Sa pensée a bien des retours vers les premiers sentiments de sa vie, et alors ses vers acquièrent une grâce de mélancolie vraiment charmante, et un parfum de souvenir suave et doux, comme ces senteurs d’un rivage aimé qu’une brise apporte au navire qui vient de le quitter. C’est ainsi que Pensée des morts, Milly ou la Terre natale, le Tombeau d’une mère, Souvenirs d’enfance, le Premier regret, rappellent l’inspiration, le ton, la couleur des premières Méditations, avec un contour un peu moins pur et un peu plus accusé : c’est un visage d’enfant qu’on revoit avec le hâle des années et l’empreinte de la main du temps, qui a repassé sur les lignes en appuyant sur le burin. Mais ces compositions rétrospectives sont l’exception dans les Harmonies ; la plupart du temps, le poëte s’élève dans ces sphères transcendantes de la métaphysique religieuse où les intelligences rêveuses, celles qui ont éprouvé ou qui éprouvent les mêmes tortures intellectuelles, peuvent seules le suivre. Il discute contre les objections du siècle, et, on l’entrevoit, contre ses propres objections, les grandes questions qui ont toujours occupé et qui occuperont toujours les âmes méditatives, l’énigme de la destinée de l’homme sur la terre, son but, son origine, le grand mystère de la mort, et cet autre grand mystère, la douleur. À la fin de la plupart de ces pièces, quelquefois au commencement, il précipite l’âme dans la prière, comme pour la sauver du doute ; Jéhovah ou l’Idée de Dieu, l’Hymne à la douleur, l’Hymne à la mort, Pourquoi mon âme est-elle triste ? Novissima Verba, sont l’expression la plus complète et la plus élevée de cet ordre de pensées et de sentiments qu’on retrouve, à des degrés divers, au fond de presque toutes les Harmonies, parce que c’est l’état même de l’âme du poëte qui se fait jour. À bien prendre, ces pièces sont de belles et éloquentes variations modulées avec une richesse d’harmonie, une puissance d’imagination et une abondance d’images qui surprennent, sur le thème que les premières Méditations ont une fois déjà fait entendre, dans le dialogue entre le désespoir qui accuse la Providence et la Providence qui daigne se justifier. Un dialogue plus sublime encore, celui de Job, est le type éternel de ces lamentations de l’âme : il semble qu’aucune douleur humaine ne puisse se faire entendre sans emprunter quelqu’un de ses accents à cette douleur si navrante et si vraie.

Ici se place une réflexion. Quand Job poussait vers le ciel ce gémissement éloquent, il était dans cette fournaise ardente de l’adversité où Dieu fait descendre l’homme pour l’éprouver et le purifier. Frappé dans ses enfants, dans ses biens, dans son corps couvert de plaies, raillé par sa femme, abandonné et insulté par ses amis, c’était du fumier où il était étendu que son cri de désespoir, entrecoupé de prières, montait vers Dieu ; et, pour nous élever au-dessus de Job, quand le Christ prononça cette parole pleine de douleur : « Mon âme est triste jusqu’à la mort ! » le calice plein des outrages et des souffrances de la passion touchait ses lèvres. On comprendrait moins le gémissement de Job encore au sein des prospérités humaines, et le Christ n’a pas voulu prononcer la douloureuse parole qui ouvrit sa passion, alors que, dans les joies innocentes des noces de Cana, il semblait vouloir nous enseigner, par son exemple, qu’il faut savoir goûter, dans les haltes de la vie, ces courtes joies que Dieu nous accorde sur la terre. C’est là ce qui donne un caractère excessif à ce continuel gémissement qu’exhalent les Harmonies de M. de Lamartine : il sort du sein des prospérités. Si les heureux du monde[21] se lamentent ainsi, que feront donc les malheureux et les déshérités ? Si les enfants gâtés de la Providence, à qui elle n’a rien refusé, ni les avantages de la naissance, ni les dons de la fortune, ni les inspirations du génie, ni les joies de la famille, ni l’enivrement de la gloire, ne peuvent supporter le poids de leur journée, comment ceux qui n’ont que l’absinthe dans leur coupe auraient-ils jusqu’au bout le courage et la résignation de la vider ? On se souvient involontairement, en faisant ce rapprochement, des paroles que le missionnaire Aubry adresse, dans le Génie du christianisme, à René, le type primitif de ces douleurs vagues, de ces tristesses indéfinies que nous retrouvons dans les Harmonies de M. de Lamartine, comme dans les poésies de lord Byron : « Rien ne mérite dans cette histoire la pitié qu’on vous montre ici ; je vois un jeune homme entêté de chimères, à qui tout déplaît, et qui s’est soustrait aux charges de la société pour se livrer à d’inutiles rêveries. On n’est point un homme supérieur parce qu’on aperçoit le monde sous un jour odieux. »

Sans doute la vie a ses tristesses même pour les heureux du monde, et l’instabilité, comme la courte durée des biens qu’on y goûte, leur ôte en partie leur prix. Mais Dieu cependant, qui est la sagesse même et qui a voulu que l’homme pût vivre, a entremêlé les biens et les maux dans la vie, de manière à nous la rendre chère, malgré ce qui nous y manque et ce que nous y souffrons. Sans doute cette soif de l’infini, qui est à la fois notre tourment et notre grandeur, ne trouve point sa satisfaction ici-bas ; notre esprit y est assiégé de doutes, et les grands problèmes qui ont agité l’esprit humain dans tous les âges viennent tourmenter notre intelligence à son tour. Mais après les avoir regardés en face, comme il convient à des hommes, et avoir pris son parti, comme il convient à des chrétiens qui possèdent, dans les mystères, la solution obscure pendant cette vie, mais infaillible de tous ces problèmes, et dans les divins secours de l’Église un aliment et un confort, il ne faut pas recommencer sans cesse contre ces difficultés une gymnastique stérile qui finirait par énerver l’âme créée pour l’action, et rendrait l’homme impropre à cette vie de devoirs à laquelle Dieu l’a destiné. C’est là la principale critique qu’on peut élever contre les Harmonies au point de vue moral. Elles ont quelque chose de morbide qui se communique à l’âme. Elles recommencent sans cesse, contre le doute, une bataille gagnée, mal gagnée, puisqu’il faut la livrer à la dernière page comme à la première. Or, l’homme a besoin d’affirmer pour agir ; si tout le travail de sa pensée se consume à scruter perpétuellement les bases de ses affirmations, s’il les discute encore le lendemain du jour où il les a acceptées, les hésitations de son esprit se traduiront inévitablement dans les hésitations de sa conduite, et cette rêverie sans fin absorbera son activité. Il faut ajouter que, dans cette contemplation incessante des redoutables problèmes dans lesquels l’œil du poëte et du philosophe cherche à plonger, comme autrefois Empédocle dans les profondeurs enflammées de l’Etna, le vertige finit par gagner l’intelligence. C’est ainsi qu’on trouve dans les Harmonies quelques idées qui, sous la forme religieuse, tendent à sortir du cercle sacré dans lequel la religion enchaîne la foi du chrétien. Le Cantique à l’Esprit-Saint est du nombre : le panthéisme apparaît confusément dans les incarnations successives où le poëte salue l’esprit de Dieu, et dans celle où il le supplie de se manifester de nouveau. Dans une autre pièce, l’Hymne de l’Ange de la terre après la destruction du globe, on craint de découvrir comme le pressentiment de l’anéantissement de tout ce qui a peuplé la terre, esprits et corps. Cette pièce, qui offre d’ailleurs des beautés poétiques de premier ordre, projette sur les âmes je ne sais quelle ombre glacée, comme l’air qui sort des souterrains funèbres. On y respire comme une odeur de mort et de néant, et l’on y entend sonner le glas de la terre, sans y entendre ces trompettes des archanges qui, sur la terre morte, réveilleront l’humanité immortelle.

Ce ne sont là, il est vrai, si l’on veut, que des exceptions, des fantaisies rêveuses et désespérées, au milieu de pièces bien plus nombreuses qui croient, espèrent et prient ; mais ces exceptions indiquent que le trouble peut s’introduire dans cette intelligence et que la rectitude des pensées du poëte incline à fléchir. La langue poétique des Méditations est riche, abondante, facile ; souvent abondante jusqu’à la prodigalité et facile jusqu’à la négligence et à l’incorrection. Le poëte s’en est lui-même aperçu, car il dit dans l’avertissement : « Je demande grâce pour les imperfections de style, dont les esprits délicats seront peut-être blessés. Ce que l’on sent fortement, s’écrit vite. » Le temps ne fait rien à l’affaire : en excusant l’imperfection, on n’y remédie pas ; le style est si étroitement lié à l’idée, que les défauts de l’un rejaillissent sur l’autre. Quand on coule ses pensées dans le plâtre, elles vivent ce que vit le plâtre ; quand on les taille dans le marbre, elles participent à sa durée. Sauf certains morceaux privilégiés, il y a dans les Harmonies trop de paroles pour la même idée, trop d’images pour le même sentiment. Cette poésie ressemble à ces prairies à la verdure luxuriante, où l’on est comme perdu, et l’on éprouve parfois, en lisant ces vers, un sentiment analogue à celui que font éprouver les Harmonies de la nature de Bernardin de Saint-Pierre, que M. de Lamartine aimait, qu’il a beaucoup lu, et avec lequel il a quelques traits de ressemblance.

Malgré ces observations critiques, les Harmonies sont remplies de beautés littéraires dignes de l’auteur des Méditations ; mais ces beautés ont un autre caractère. En même temps que les idées du poëte prennent une teinte plus sévère, on aperçoit que l’époque devient plus sombre, que les espérances des premiers temps de la restauration s’effacent et que les esprits sont frappés de sinistres pressentiments. Quelques-unes de ces pièces portent l’empreinte des questions qui passionnèrent l’époque. Le second volume des Méditations se terminait par le Dernier chant de Child-Harold, poëme dédié à la fois à la Grèce, qui essayait de ressusciter à sa vie nationale, et à la mémoire de lord Byron, qui venait de mourir en lui portant secours. Dans le Dernier chant de Child-Harold se trouvaient des vers éloquents sur la décadence de l’Italie[22], qui parurent à un officier napolitain, le colonel Pépé, une offense contre la dignité nationale de son pays. Il provoqua le poëte, qui sortit grièvement blessé de ce duel renouvelé du moyen âge, et qui, à peine hors de danger, intercéda auprès du grand-duc de Toscane en faveur de son adversaire : celui-ci avait oublié qu’un coup d’épée donné par un homme ne relève pas la grandeur d’une nation, et que le jugement du glaive n’est pas le jugement de Dieu. Ce ne fut pas seulement dans le Dernier chant de Child-Harold que M. de Lamartine paya son tribut à la Grèce ; les Harmonies contiennent une ode composée au souffle de la même inspiration : c’est un souvenir de ces psaumes, si communs dans l’Écriture, où le peuple israélite, transportant les sentiments humains dans la prière, semble provoquer Dieu à le secourir, en lui remontrant que les nations infidèles douteront de sa puissance et méconnaîtront sa gloire, s’il ne protége point un peuple dévoué à son culte. Du reste, cette ode n’a rien de remarquable, ni pour le fond des idées, ni pour la facture, et M. de Lamartine réussit tout autrement dans la poésie personnelle, qui est son véritable genre. Ici, il est dans la poésie de convention ; il écrit sous la pression d’un mouvement d’opinion en faveur de la Grèce, dont nous retrouverons également la trace chez M. Casimir Delavigne, qui, dans une de ses Messéniennes, s’empara du même ordre d’idées, comme dans les odes de M. Victor Hugo et les chansons de M. de Béranger. Le sacre de Charles X inspira un chant à M. de Lamartine, et on retrouve, dans la belle ode Aux chrétiens dans les temps d’épreuve, qui est placée sous la date d’août 1826, un retentissement des sentiments qui agitèrent les âmes quand la loi du sacrilége souleva la redoutable question de la punition par la loi humaine des offenses dirigées directement contre Dieu, punition qui, dans certaines circonstances allait jusqu’à l’effusion du sang. M. de Lamartine se prononce, dans ces vers, contre l’opinion de ceux qui veulent charger la loi humaine de la vengeance divine[23].

Un mois avant la publication des Harmonies c’est-à-dire le 1er avril 1830, M. de Lamartine, élu par l’Académie française, à la place laissée vacante par la mort de M. le comte Daru, prenait séance et prononçait son discours de réception. L’Académie avait chargé M. Cuvier de lui répondre. Le poëte venait d’éprouver une de ces grandes douleurs qui laissent dans l’âme un vide profond ; il avait perdu sa mère, cette mère chrétienne qui, après lui avoir donné la vie du corps, avait allumé dans son cœur cette lumière du christianisme qui est la vie de l’âme. Sa douleur filiale déborda au début de son discours, dans ces paroles : « Aucun des jours d’une longue vie ne peut rendre à l’homme ce que lui enlève ce jour fatal, où, dans les yeux de ses amis, il lit ce qu’aucune bouche n’oserait lui prononcer : Tu n’as plus de mère ! Toutes les délicieuses mémoires du passé, toutes les tendres espérances de l’avenir s’évanouissent à ce mot ; il étend sur sa vie une ombre de mort, un voile de deuil que la gloire elle-même ne pourrait plus soulever ! Ces joies, ces succès, ces couronnes, qu’en fera-t-il ? Il ne peut plus les rapporter qu’à un tombeau. »

C’était la première épreuve qui vint frapper M. de Lamartine. Dans le monde littéraire, tout lui souriait ; ses concurrents même étaient ses amis. M. Hugo échangeait avec lui des épîtres pleines de mélodieuses sympathies, et assez semblables à ces chants aériens qui font relever la tête au promeneur quand, vers l’époque de la moisson et au commencement d’une belle soirée, il chemine le long d’un champ d’épis mûrs. M. Casimir Delavigne, quoique dans un autre camp et dans une autre école, ne lui témoignait ni moins de sympathie, ni moins d’admiration, quand les deux poëtes venaient à engager en beaux vers une de ces polémiques courtoises, où l’un défendait la liberté, l’autre la religion, muses habituelles de leurs chants. Dans la diplomatie, ses succès poétiques lui avaient aplani le chemin, car la restauration n’avait point la faiblesse d’esprit de croire que les intelligences ouvertes par l’étude des lettres sont fermées aux affaires. Secrétaire de légation à Florence, puis chargé d’affaires dans la même ville, après avoir été un moment secrétaire d’ambassade à Londres, il allait partir comme chargé d’affaires pour la Grèce, dans les derniers jours de la restauration, et aucun nom ne pouvait être mieux choisi pour représenter la France auprès de cette vieille patrie de la civilisation, des lettres et de la poésie. Quelques passages de la réponse de M. Cuvier au discours de réception de M. de Lamartine donneraient même à penser que le poëte qui avait écrit ce vers :

Aimer, prier, chanter, voilà toute ma vie,

songeait à prendre une part plus grande à la politique active, car M. Cuvier lui disait : « Ce que des éditeurs empressés de satisfaire l’avidité du public nous ont dit sur les lacunes de vos derniers écrits, aurait-il quelque fondement, et serait-ce pour des occupations d’un intérêt plus immédiat que vous négligeriez ces nobles productions de l’esprit ? J’espère pour l’honneur des lettres qu’il n’en sera rien. Chacun de nous a sans doute à remplir des devoirs respectables envers son prince et envers son pays ; mais ceux à qui le ciel a accordé l’heureux don du génie, le talent de dévoiler la nature et de parler au cœur ont des devoirs qui, sans contrarier les premiers, sont, j’ose le dire, d’un ordre autrement relevé. C’est à l’humanité tout entière et aux siècles à venir qu’ils en doivent le compte. »


  1. Alors un des écrivains du Conservateur, plus tard directeur de la Gazette de France. M. de Lamartine dit de lui, dans la préface des Méditations : « Il me témoigna, un des premiers, une tendre admiration pour mes poésies, dont il connaissait à peine quelques pages. »
  2. Un savant illustre, Cuvier, dans sa réponse au discours de réception de M. de Lamartine à l’Académie française, a exprimé, avec une chaleur de souvenirs remarquable, l’enthousiasme général, qu’il avait lui-même partagé :

    « Lorsque, dans un de ces instants de tristesse qui s’emparent quelquefois des âmes les plus fortes, un promeneur solitaire entend par hasard résonner de loin une voix dont les chants doux et mélodieux expriment des sentiments qui répondent aux siens, il est comme saisi d’une sympathie bienfaisante, et sent vibrer de nouveau ses fibres, que l’abattement avait détendues ; et si cette voix qui peint ses souffrances y mêle par degrés de l’espoir et des consolations, la vie renaît en quelque sorte en lui. Déjà il s’attache à l’ami inconnu qui la lui rend ; déjà il voudrait le serrer dans ses bras, l’entretenir avec effusion de tout ce qu’il lui doit. Tel a été l’effet que produisirent vos premières méditations sur un grand nombre de ces êtres sensibles que tourmente l’énigme du monde, et qui, dans cette profonde nuit où la Providence a jugé à propos de laisser la raison humaine, sur notre origine, sur notre nature et notre destinée, éprouvent sans cesse le besoin d’un guide, mais d’un guide qui les arrache à ce noir labyrinthe du doute et les transporte vers des régions de lumière et de sécurité. Les tristes abstractions de la philosophie les laissent froids comme elles ; ils ne se rassurent point avec ces esprits légers qui, dans l’impossibilité de résoudre ce terrible problème, cherchent à s’en distraire par l’insouciance et l’oubli, et ce grand poëte de nos jours, à qui vous avez départi avec tant de noblesse ce qui lui est dû d’éloge et de blâme, et qui n’a voulu voir dans notre univers que le temple du dieu du mal. En vous, Monsieur, dès votre apparition, ils ont salué d’un commun accord le chantre de l’espérance. (Réponse de M. le baron Cuvier au discours de réception de M. de Lamartine, séance du 1er avril 1830.)

  3. Qui que tu sois, Byron, bon ou fatal génie,
    J’aime de tes concerts la suave harmonie,
    Comme j’aime le bruit de la foudre et des vents
    Se mêlant dans l’orage à la voix des torrents.

  4. La Méditation intitulée le Désespoir, et celle qui lui succède sous ce titre : la Providence, personnifient cette lutte qui se montre partout dans les poésies de M. de Lamartine.
  5. Des Destinées de la poésie, 11 février 1834.
  6. Préface des Méditations, édition de 1849.
  7. C’est ainsi qu’il dit au Temps :

    Ô Temps, suspends ton vol ; et vous, heures propices,
    Suspendez votre cours ;
    Laissez-nous savourer les rapides délices
    Des plus beaux de nos jours !
    Assez de malheureux ici-bas vous implorent :
    Coulez, coulez pour eux ;
    Prenez avec leurs jours les soins qui les dévorent ;
    Oubliez les heureux.
    Aimons donc ! aimons donc ! de l’heure fugitive,
    Hâtons-nous, jouissons !
    L’homme n’a point de port, le temps n’a point de rive ;
    Il coule, et nous passons.

    Puis, venant seul s’asseoir sur la pierre où l’année précédente il s’était assis avec celle qu’il pleure, il ajoute :

    Ô lacs, rochers muets, grottes, forêt obscure !
    Vous que le temps épargne ou qu’il peut rajeunir ;
    Gardez de cette nuit, gardez, belle nature,
    Au moins le souvenir.
    Qu’il soit dans ton repos, qu’il soit dans tes orages,
    Beau lac, et dans l’aspect de tes riants coteaux,

    Et dans ces noirs sapins, et dans ces rocs sauvages
    Qui pendent sur tes eaux.
    Que le vent qui gémit, le roseau qui soupire,
    Que les parfums légers de ton air embaumé,
    Que tout ce qu’on entend, l’on voit et l’on respire,
    Tout dise : Ils ont aimé !

  8. Ainsi il s’écrie dans la même pièce :

    Tu disais ; et nos cœurs unissaient leurs soupirs
    Vers cet être inconnu qu’attestaient nos désirs.
    À genoux devant lui, l’aimant dans ses ouvrages,
    Et l’aurore et le soir lui portaient nos hommages ;
    Et nos yeux enivrés contemplaient tour à tour
    La terre, notre exil, et le ciel, son séjour.
    Ah ! si dans ces instants où l’âme fugitive
    S’élance et veut briser le sein qui la captive,
    Ce Dieu, du haut du ciel répondant à nos vœux,
    D’un trait libérateur nous eût frappés tous deux,
    Nos âmes, d’un seul bond remontant vers leur source,
    Ensemble auraient franchi les mondes dans leur course ;
    À travers l’infini, sur l’aile de l’amour,
    Elles auraient monté comme un rayon du jour,
    Et jusqu’à Dieu lui-même, arrivant éperdues,
    Se seraient dans son sein à jamais confondues.

    (Méditations sur l’Immortalité.)
  9. Le Désespoir.
  10. Le Lac.
  11. Le Désespoir.
  12. À Elvire.
  13. L’Homme, la Providence, la Prière, Dieu, le Chrétien mourant, la Foi, etc., etc.
  14. Ainsi, dans la XXVIIIe Méditation, dédiée à M. l’abbé de la Mennais, on lit ces vers, qu’il serait peut-être difficile de justifier philosophiquement :

    L’être à flots éternels découlant de son sein
    Comme un fleuve nourri par cette source immense,
    S’en échappe et revient finir où tout commence.
    Il peuple l’infini chaque fois qu’il respire.

  15. Il est curieux de relire, à l’époque où nous sommes, cette lettre de M. de Lamartine. Elle porte la date du 17 mars 1820 :
    « Monsieur le comte,

    « J’étais à toute extrémité quand j’ai reçu la charmante lettre que vous avez bien voulu m’écrire, en m’adressant votre bel ouvrage. Je profite des premières forces de ma convalescence pour y répondre et vous remercier à la fois et du livre et de la lettre, et surtout du titre flatteur de neveu, dont je m’honore ici auprès de tout ce qui vous connaît : ce titre seul vaut une réputation, tant la vôtre est établie à un haut degré, par tout ce qui apprécie encore un génie vrai et profond dans un siècle d’erreurs et de petitesses. Le nombre en est encore assez grand : il semble même s’accroître tous les jours. M. de Bonald et vous, Monsieur le comte, et quelques hommes qui suivent de loin vos traces, vous avez fondé une école impérissable de haute philosophie et de politique chrétiennes qui jette des racines, surtout parmi la génération qui s’élève. Elle portera ses fruits, et ils sont jugés d’avance. Je puis vous dire avec la sincérité d’un neveu d’adoption que votre dernier ouvrage a produit ici une sensation fort supérieure à tout ce que vous pouviez paternellement en espérer. Vous aurez été surpris que les journaux, surtout ceux qui devaient principalement adopter vos idées, soient restés presque dans le silence à votre égard ; mais cela tient à quelques préjugés du pays, dont vous sapez si admirablement les ridicules prétentions gallicanes, et à un mot d’ordre qu’on a cru devoir religieusement observer et dont j’ai donné pour vous l’explication à Louis. Cela n’a, du reste, arrêté en rien la rapide circulation de l’ouvrage ; au contraire, il est partout, et partout jugé avec toute l’admiration et l’étonnement qu’il mérite. C’est assez vous dire que de vous assurer que vous êtes à votre place, à la tête de nos premiers écrivains. Si un neveu avait le droit de représentation, je vous donnerais un conseil, d’après l’opinion que j’ai entendue exprimer universellement : ce serait de publier sur-le-champ votre grand ouvrage en portefeuille, et, aussitôt après, une édition complète de vos œuvres. Je ne doute nullement que cela ne mît le sceau à votre solide gloire. En attendant, je suis chargé, par des hommes dignes d’être entendus de vous, de vous faire une requête respectueuse en leur nom et au mien. Voici ce dont il s’agit : le Conservateur finit ; un journal dans le même sens, mais dépouillé des rêveries constitutionnelles le plus possible, lui succède ; il se nomme le Défenseur ; il est rédigé par M. de Bonald, l’abbé de la Mennais, Saint-Victor, Genoude, plusieurs autres hommes distingués et quelques autres inconnus, au nombre desquels ils ont bien voulu m’admettre ; ces messieurs, tous de votre école et selon votre cœur, osent vous prier de détacher de temps en temps de votre portefeuille quelques pages de politique ou de métaphysique, dont ils honoreront leur journal avec ou sans nom, selon vos convenances et vos ordres. »

  16. Sacré berceau, frêle espérance
    Qu’une mère tient dans ses bras ;
    Déjà tu rassures la France :
    Les miracles ne trompent pas !
    Confiante dans son délire,
    À ce berceau déjà ma lyre
    Ouvre un avenir triomphant ;
    Et comme ces rois de l’aurore,
    Un instinct que mon cœur ignore
    Me fait adorer un enfant.

  17. Préface des Méditations, édition de 1849.
  18. M. de Féletz et les salons de son temps, étude publiée par M. Villemain dans la Revue contemporaine.
  19. Dans l’édition des Méditations publiée en 1849.
  20. Voici cette strophe :

    Son cercueil est fermé, Dieu l’a jugé : silence !
    Son crime et ses exploits pèsent dans la balance ;
    Que des faibles mortels la main n’y touche plus.
    Qui peut sonder, Seigneur, ta clémence infinie ?
    Et vous, fléaux de Dieu, qui sait si le génie
    N’est pas une de vos vertus.

  21. Le poëte dit lui-même dans l’Harmonie adressée à M. de Sainte-Beuve :

    D’autres n’ont que l’absinthe ; et moi, grâce au Seigneur,
    J’ai ce que leur misère appelle le bonheur :
    Un toit large et brillant sur un champ plein de gerbes,
    Des prés où l’aquilon fait ondoyer mes herbes,
    Des bois dont le murmure et l’ombre sont à moi,
    Des troupeaux mugissants qui paissent sous ma loi ;
    Une femme, un enfant, trésors dont je m’enivre,
    L’une par qui l’on vit, l’autre qui fait revivre ;
    Un foyer où jamais l’indigent éconduit
    N’entre sans déposer son bâton pour la nuit ;
    où l’hospitalité, la main ouverte et pleine,
    Peut donner sans peser le pain de la semaine,
    Ou verser à l’ami qui visite mon toit
    Un vin qui réjouit la lèvre qui le boit.
    Que dirai-je de plus ? la douce solitude,
    Le jour semblable au jour lié par l’habitude,
    Une harpe, humble écho d’espérance et de foi,
    Et qui chante au dehors quand mon cœur chante en moi.

  22. Voici les derniers vers de ce morceau :

    Je vais chercher ailleurs, pardonne, ombre romaine,
    Des hommes, et non pas de la poussière humaine.

  23. Mais du Dieu trois fois saint notre injure est l’injure.
    Faut-il l’abandonner au mépris du parjure,
    Aux langues du sceptique et du blasphémateur ?
    Faut-il, lâches enfants d’un père qu’on offense,
    Tout souffrir sans réponse et tout voir sans vengeance ?
    Et que fait le Seigneur ?

    Sa terre les nourrit, son soleil les éclaire,
    Sa grâce les attend, sa bonté les tolère ;
    Ils ont part à ses dons, qu’il nous daigne épancher.
    Pour eux, le ciel répand sa lumière et son ombre,
    Et de leurs jours mortels il leur compte le nombre,
    Sans en rien retrancher.

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