Histoire de la littérature grecque/Chapitre XI

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Librairie Hachette et Cie (p. 176-188).


CHAPITRE XI.

LYRIQUES DORIENS.


Alcman. — Originalité d'Alcman. — Chants choriques. — Mètres poétiques d'Alcman. — Tynnichus. — Stésichore. — Invention de l'épode. — Caractère impersonnel de la poésie de Stésichore. — Vie de Stésichore. — Ibycus. — Lasus. — Corinne. — Timocréon.

Alcman.


Alcman vivait à Sparte vers la fin du septième siècle et dans les premières années du sixième, comme on le conjecture d’après certains passages de ses poésies, où sont cités des noms suffisamment connus, et notamment d’après la mention qu’il fait des îles Pityuses. Ces îles, et en général toutes les contrées occidentales de la Méditerranée, n’ont commencé à être connues des Grecs que depuis les premiers voyages de découvertes entrepris par les Phocéens. Le temps où florissait Alcman était favorable à la culture de la musique et de la poésie chez les Doriens de Sparte. Ce peuple qui, même au milieu des angoisses d’une guerre désespérée, avait prêté une oreille attentive aux accents des chantres inspirés, jouissait d’une paix profonde, et n’avait autour de lui que des nations soumises ou des alliés complaisants.

Alcman, citoyen de Sparte, poëte dorien s’il en fût, et par les sentiments et par la langue, n’était pourtant pas né à Sparte et n’était pas même Grec d’origine. Il était né à Sardes en Lydie, et peut-être dans une condition servile. Transporté à Sparte fort jeune, il avait été l’esclave d’un Lacédémonien nommé Agésilas ; puis son maître l’avait affranchi, et ses talents lui avaient fait obtenir le droit de cité. Il était fier de sa nouvelle patrie ; il bénissait le sort qui l’avait transformé en fils de la Grèce : « Sardes, antique séjour de mes pères, si j’avais été élevé chez toi, aujourd’hui, prêtre de Cybèle, vêtu d’habits dorés, je ferais retentir les sacrés tambours. Au lieu de cela, Alcman est mon nom, et je suis citoyen de Sparte. J’ai appris à connaître les Muses grecques ; et, grâce à elles, je suis plus grand que les rois Dascylès et Gygès. » On se tromperait pourtant, si l’on allait penser qu’Alcman rougît de son origine étrangère. Il rappelle quelque part avec orgueil le nom de sa ville natale : « Ce n’est, dit-il en parlant de lui-même, ni un sauvage, ni un malhabile, ni un homme sorti d’une race inepte, un Thessalien, un Érysichéen, un pâtre de Calydon, mais un homme de Sardes la puissante. » Quoi qu’il en soit, Alcman, à Sparte, dévoua sa vie aux Muses et fut, dans toute l’acception du mot, un artiste. Il célèbre lui-même ses inventions poétiques, la nouveauté et l’originalité des formes sous lesquelles il avait su présenter ses pensées. Ainsi dans ce début de l’ode qui était, selon les anciens, la première de son recueil : « Allons, Muse, Muse à la voix claire, chante la mélodie à plusieurs membres ; commence à chanter aux jeunes filles sur un ton nouveau. »


Originalité d’Alcman.


C’est surtout dans la langue et dans le style qu’Alcman fut inventeur. Jusqu’à lui le dialecte dorien avait été négligé, même par les poëtes qui chantaient à Sparte, comme trop rude et trop grossier, et comme peu propre à la culture littéraire. Alcman l’assouplit, le polit, lui donna la prestesse et la grâce, le fit digne enfin de ses aînés en poésie, l’éolien et la langue ionienne. Cela ne veut pas dire que le poëte ait uniquement parlé dorien. On sent en maint endroit qu’Homère ou Tyrtée a fourni le terme que n’offrait pas l’idiome national, ou que la langue dorienne n’avait que sous une forme trop peu élégante ; on aperçoit aussi çà et là des éolismes, qui rappellent que le Lesbien Terpandre avait vécu à Lacédémone.

Les fragments des poésies d’Alcman sont en général fort courts, et assez insignifiants, sinon aux yeux des chercheurs de faits grammaticaux. On y reconnaît pourtant un poëte, un amant passionné de la nature, un homme qui a réfléchi profondément sur la condition humaine, et qui sait donner à sa pensée cette énergie vivante et cet éclat d’expression qui sont, peu s’en faut, toute la poésie. C’est un poëte, celui qui décrit ainsi le repos de la nuit : « Ils dorment et les sommets et les gorges des monts, et les promontoires et les ravins, et les bêtes sauvages des montagnes, et le peuple des abeilles, et les monstres qui habitent les profondeurs de la mer empourprée ; elles dorment aussi les troupes des oiseaux aux larges ailes. » C’est un poëte, celui qui s’écrie, à l’aspect des belles jeunes filles dont il conduit les chants : « Vierges à la voix harmonieuse, aux sacrés accents, mes membres ne peuvent plus me porter. Ah ! que ne suis-je, oui, que ne suis-je un plongeon, qui voltige parmi les alcyons sur l’écume des flots, oiseau du printemps, au plumage empourpré, au cœur exempt de soucis ! » C’est un poëte, celui qui appelle la mémoire l’œil intérieur de l’esprit, φρασίδορκον, littéralement, ce qui regarde dans l’esprit ; c’est un poëte, et un digne fils de la race des Héraclides, celui qui a le premier donné la forme au proverbe, Rien sans travail : « Le principe de la science, dit Alcman, c’est l’effort. »


Chants choriques.


Les odes d’Alcman étaient destinées, pour la plupart du moins, à être chantées dans des chœurs de jeunes filles. Voilà pourquoi les auteurs anciens les ont citées souvent sous le nom de Parthénies, c’est-à-dire poésies pour les vierges. Alcman passait même pour le premier inventeur, ou, si l’on veut, le premier régulateur des chants choriques. Dans les chants dont il avait composé les paroles et la musique, et dont il dirigeait l’exécution, tantôt c’était le maître du chœur qui parlait en son propre nom et les choreutes lui répondaient, tantôt c’étaient les choreutes qui dialoguaient entre elles.


Mètres poétiques d’Alcman.


Quant aux autres poëmes dont on lui attribue la composition, hymnes aux dieux, péans, épithalames, etc., il serait difficile de dire si Alcman n’avait fait que suivre les modèles que lui offraient, dans ces genres divers, les œuvres de ses prédécesseurs et des contemporains, ou si ces morceaux différaient par la forme, comme par la langue, des pièces analogues d’Archiloque, d’Alcée ou de Sappho. Il paraît, en général, qu’Alcman s’était donné une extrême liberté dans l’emploi des mètres poétiques. S’il se sert assez souvent de quelques-uns des vers les plus connus, même du vers hexamètre, on peut dire toutefois qu’il n’obéit guère qu’à sa fantaisie, et dans l’agencement des pieds du vers, et dans la disposition des vers en strophes ; ou plutôt il a une loi, mais une loi toute musicale : ses vers, pour la plupart, ne sont que des rhythmes, conformés d’après l’exigence de la mélodie. La conception musicale est comme un moule qui détermine la longueur de la strophe et les dimensions de ses diverses parties. On ne trouve rien, dans les fragments du poëte dorien, qui ressemble à la strophe de Sappho ou à celle d’Alcée, combinaisons heureuses de mètres fixes et de vers en nombre strictement déterminé, mais étroites et bornées, et où se fût trouvée mal à l’aise la musique d’un chœur, même une mélodie un peu solennelle, chantée à plusieurs voix en l’honneur de nouveaux époux ou pour la célébration d’un sacrifice.


Tynnichus.


C’est à un chant religieux que nous devons la conservation du nom de Tynnichus : « Tynnichus de Chalcis, dit Platon dans un de ses dialogues, est une preuve de ce que je dis. Nous n’avons de lui aucune pièce de vers qui mérite d’être retenue, si ce n’est son péan, que tout le monde chante, la plus belle ode peut-être qu’on ait jamais faite, et, comme il parle lui-même, une trouvaille des Muses[1]. » Tynnichus était Dorien, et les trois mots qui restent de son péan montrent qu’il l’avait écrit en langue dorienne. Ce poëte doit avoir vécu dans le sixième siècle avant notre ère. Il y avait longtemps du moins qu’il était mort, au temps des guerres Médiques. Ce qu’Eschyle admirait surtout, dans le péan de Tynnichus, c’était un caractère d’antique majesté qui suppose qu’on ne le chantait pas depuis peu d’années.


Stésichore. Invention de l’épode.


Le renom des travaux poétiques de Stésichore s’est perpétué jusqu’à nous par les témoignages d’auteurs bien informés. Si les fragments de ses ouvrages nous apprennent fort peu de chose et sur sa personne, et sur son génie, et sur la nature de ses compositions, il y a, dans les traditions qui le concernent, plus d’un fait important, et parfaitement acquis à l’histoire littéraire.

Avant Stésichore, on ne connaissait que deux sortes de chœurs, le chœur cyclique, ou la ronde continue, et le chœur avec strophe et antistrophe, c’est-à-dire faisant une évolution et revenant ensuite sur ses pas, pour recommencer le même mouvement d’aller et de retour, qui ne cessait qu’avec le chant lui-même, et dont chaque partie, strophe ou antistrophe, correspondait aux diverses coupures du chant. Stésichore imagina une troisième sorte de chœur, ou plutôt il introduisit dans la seconde une modification considérable. Il rompit la monotone alternance de la strophe et de l’antistrophe, par, l’introduction de l’épode après chaque retour. L’épode, qui différait de mesure avec la strophe et l’antistrophe, se chantait au repos ; puis après, le chœur reprenait son mouvement de strophe, pour revenir en antistrophe et s’arrêter de nouveau en épode ; et ainsi de suite jusqu’à la fin du poëme. Cette innovation fit fortune. Elle devint la règle habituelle des poëtes lyriques, comme on le peut voir et dans les odes de Pindare et dans la partie lyrique des tragédies. C’est même à l’invention de l’épode que Stésichore dut son nom, qui signifie arrête-chœur. Il se nommait auparavant Tisias. Cependant le nom de Stésichore peut signifier simplement celui qui tient ou dirige un chœur, et avoir été donné à Tisias dès ses débuts dans la poésie lyrique et avant qu’il eût imaginé l’épode.

Les strophes de Stésichore étaient d’une grande étendue, formées de vers de toute sorte et dont la mesure est souvent impossible à trouver. C’est déjà tout le système de Pindare. Ce qui paraît propre à Stésichore, c’est une prédilection marquée pour le mètre dactylique. Il y a, dans les fragments de ses poëmes, de nombreux morceaux écrits en vers dactyliques de dimensions diverses, depuis le dimètre jusqu’à l’heptamètre, le plus long des vers connus, car il dépasse d’une mesure le long vers épique lui-même. Stésichore a souvent usé aussi du mètre anapestique, ou dactyle retourné, et du choriambe, qui tient à la fois et de la nature du dactyle et de celle de l’anapeste. Quant à sa musique, tout ce qu’on en sait, c’est qu’il n’admettait dans ses chœurs que la cithare ou la lyre, et qu’il choisissait soigneusement, parmi les modes alors en usage et parmi les nomes qu’avaient inventés ses prédécesseurs, les tons le plus en harmonie avec les sentiments et les pensées exprimés dans ses vers. On ne le cite pas comme un inventeur en musique, comme un émule des Terpandre et des Thalétas.


Caractère impersonnel de la poésie de Stésichore.


La lyre avait été, entre les mains d’Alcée, un instrument de lutte et de combat ; Sapho s’en était servie pour attirer sur elle-même la sympathie des âmes tendres ; Alcman mêlait ses sentiments propres, en même temps que sa voix, dans les chœurs dont il dirigeait les mouvements. Stésichore, au contraire, se désintéressa toujours dans toutes ses compositions. Il n’écrivit jamais ni pour peindre les mouvements de son âme, ni pour raconter les événements de sa vie ; et il préférait les thèmes anciens aux sujets poétiques qu’il eût trouvés dans le présent. Ses épithalames mêmes n’étaient point des chants en l’honneur de quelques nouveaux époux de sa connaissance : c’étaient des poëmes de fantaisie sur quelques-uns des hymens fameux dans les traditions de la mythologie ou de l’histoire. Le poëme de Catulle sur les noces de Thétis et de Pélée peut donner une idée du genre. La dix-huitième idylle de Théocrite, où l’on voit les vierges laconiennes chanter l’épithalame devant la chambre nuptiale de Ménélas et d’Hélène, était imitée en partie d’un des poëmes de Stésichore. Les chants d’amour qu’on attribuait à Stésichore, tels que Calycé et Rhadina, étaient des histoires de jeunes filles mortes depuis longues années, victimes de quelque violent ravisseur ou de quelque tyran jaloux.

Les grands poëmes lyriques de Stésichore, ceux qui avaient fait sa réputation, avaient un caractère analogue. C’étaient des légendes héroïques ou mythologiques, empruntées aux poëtes des anciens âges, et développées sous une forme nouvelle, dans un autre langage, avec un appareil musical plus savant et plus compliqué que l’antique rhapsodie. Le long et magnifique récit de l’expédition des Argonautes, dans la quatrième Pythique de Pindare, peut faire comprendre la manière de Stésichore, et montrer que les sujets de l’épopée se sont prêtés sans trop d’efforts aux exigences de la composition lyrique. Nous avons les titres d’un certain nombre des grands ouvrages de Stésichore : la Géryonide, c’est-à-dire le combat d’Hercule contre le géant aux trois corps ; divers autres morceaux dont les anciennes Héracléides avaient probablement fourni la matière, tels que Cycnus, Cerbère, Scylla ; la Destruction d’Ilion, les Retours des Héros, l’Orestie, sujets pris dans le cycle troyen ; les Jeux en l’honneur de Pélias, légende qui se rattache à celle de Jason ; Eriphyle : c’est l’histoire d’Amphiaraüs et de son épouse ; les Chasseurs de sanglier : c’est celle probablement de Méléagre et de sa mère Althée ; l’Europie, que remplissaient en partie, sans nul doute, les voyages et les aventures de Cadmus. Quelques-uns de ces poëmes étaient d’une grande longueur. L’Orestie, par exemple, était divisé en deux livres ; et plusieurs des scènes représentées sur la Table iliaque sont empruntées, comme le marque l’inscription même, à la Destruction d’Ilion de Stésichore.

Voici comment Quintilien apprécie le génie de Stésichore, et cherche à faire comprendre la nature de ses ouvrages, leurs mérites, et aussi leurs défauts : « La puissance d’esprit de Stésichore se montre jusque dans le choix des sujets qu’il a traités. Il chante les plus grandes guerres, les chefs d’armée les plus illustres, et soutient sur la lyre le fardeau de l’épopée. Chaque personnage a chez lui la dignité d’action et de langage qui lui est due ; et, si ce poëte avait su garder la juste mesure, nul autre, ce semble, n’eût approché plus près d’Homère ; mais son style est redondant et diffus. » Cette diffusion et cet excès d’abondance, que Quintilien remarque dans Stésichore, est un défaut commun à la plupart des lyriques de tous les temps et de tous les pays, mais qu’on n’avait pu encore reprocher ni aux Éoliens ni aux Doriens qui s’étaient fait, avant Stésichore ou en même temps que lui, un nom dans la littérature.


Vie de Stésichore.


Stésichore était contemporain d’Alcman ; mais il avait vécu dans d’autres contrées. Il était né à Himère en Sicile, vers l’an 640 ou 630 avant J. C. Sa famille était originaire de Métaure ou Mataure, ville de l’Italie méridionale, fondée par les Locriens. Himère était demi-dorienne et demi-ionienne, ayant reçu ses habitants de Syracuse et de Zancle. Le langage qu’on y parlait devait se sentir d’un tel mélange ; et ce seul fait suffirait, indépendamment de la tournure tout épique de l’esprit de Stésichore, pour expliquer comment la diction du poëte ressemble si fort, malgré les terminaisons doriennes, à celle des poëtes de l’école d’Homère. La famille de Stésichore, d’après certaines traditions, était adonnée de temps immémorial à la culture de la musique et de la poésie. Plusieurs générations après l’homme qui l’avait illustrée, elle produisit encore deux poëtes de mérite : du moins on conjecture que les deux Stésichore d’Himère qui florissaient l’un au commencement du cinquième siècle avant J. C., l’autre une centaine d’années plus tard, étaient les descendants de Tisias Stésichore, ou de quelqu’un de ses proches. Quant à l’ancien Stésichore, il passa sa vie dans la Sicile et dans la Grande-Grèce, et il parvint jusqu’à une extrême vieillesse. Dans le temps où Phalaris réussissait à établir sa domination sur Agrigente et d’autres villes, c’est-à-dire vers l’an 565 environ, il vivait encore, et il habitait Himère. Il essaya, selon ses moyens, de prémunir ses compatriotes contre l’ambition de Phalaris, qui leur offrait sa protection et son alliance. Il leur récita, dit-on, l’apologue du cheval qui voulut se venger du cerf, et qui demeura esclave de l’homme. Platon raconte, dans le Phèdre, que Stésichore devint aveugle, pour avoir composé un poëme où la vertu d’Hélène n’était pas assez respectée : « Il reconnut sa faute, dit le philosophe, et il fit aussitôt ces vers : « Non, ce récit n’est pas vrai ; non, tu n’es point montée sur les vaisseaux, au solide tillac, et tu n’es point arrivée à Troie. » Après avoir composé le poëme qu’on appelle Palinodie, il recouvra la vue sur-le-champ[2]. » Il est fort possible que Stésichore ait perdu, puis recouvré la vue ; mais tout ce que je veux conclure de l’histoire dont Platon a égayé son dialogue, c’est que Stésichore aimait à se jouer quelque-fois de son art, et qu’il ne restait pas toujours sur les hauteurs de l’épopée.


Ibycus.


Ibycus de Rhégium est surtout connu par la légende dont sa mort a fourni le texte. Les enfants mêmes ont entendu conter comment il fut assassiné par des brigands sur une grande route, et comment il prit à témoin, contre ses meurtriers, une troupe de grues qui passait dans les airs. Quelque temps après, les brigands étaient à Corinthe, sur la place publique. Un d’eux s’écria, dit-on, en voyant passer des grues : « Voilà les témoins d’Ibycus. » Les Corinthiens attendaient Ibycus, et Ibycus ne paraissait point. Le propos du brigand parut suspect. On dénonça aux magistrats l’homme qui l’avait tenu et ceux qui l’accompagnaient. Les meurtriers sont saisis, mis à la torture ; ils confessent leur forfait et en subissent le châtiment. Quoi qu’on puisse penser d’un tel récit, il reste toujours avéré qu’Ibycus n’est point mort dans sa contrée natale, et qu’il poussait ses voyages plus loin que la Grande-Grèce et la Sicile. Il avait même vécu quelque temps à la cour de Polycrate, tyran de Samos. Par conséquent, l’époque où florissait Ibycus se place autour de l’an 530 avant J. C., c’est-à-dire assez longtemps après la mort du poëte d’Himère.

Ibycus semble avoir été d’abord un émule, sinon un , imitateur, de Stésichore. Même système de composition, même prédilection pour les sujets épiques, même mode de versification, même dialecte, ionien au fond avec une teinture dorienne. Rhégium en Italie, comme Himère en Sicile, avait une population mêlée : parmi ses habitants, les uns descendaient d’Ioniens de Chalcis, les autres de Doriens du Péloponnèse. Ibycus n’eût donc guère qu’à se servir de la langue qu’on parlait dans sa ville, pour ressembler par le dialecte à son devancier. Il n’est pas douteux d’ailleurs que l’étude des ouvrages de Stésichore n’ait exercé une puissante influence sur la tournure de l’esprit d’Ibycus. L’extrême ressemblance des deux poëtes a permis plus d’une fois aux auteurs anciens d’attribuer à l’un ce qui était de l’autre, et réciproquement ; et le hasard à lui seul ne produit pas de tels phénomènes. Quintilien eût pu dire aussi d’Ibycus qu’il soutenait sur la lyre le fardeau de l’épopée. Ibycus a traité les mêmes sujets que Stésichore, Argonautiques, épisodes de la guerre de Troie, vies de héros, et avec le même amour du merveilleux mythologique. C’est ce qu’on voit encore dans ces paroles, qu’il faisait prononcer quelque part à Hercule : « Et je tuai les jeunes hommes aux blancs coursiers, les fils de Molione, deux jumeaux de même taille, n’ayant qu’un corps unique, nés tous les deux dans un œuf d’argent. »

Ce n’était pas là sans doute le genre de poésie que prisaient le plus Polycrate et ses courtisans. Polycrate, qui tenait sous sa domination les principales îles de la mer Égée, ressemblait beaucoup plus à un roi d’Orient qu’à ces tyrans populaires, souvent simples et rudes dans leurs mœurs, qui gouvernaient alors quelques-unes des villes de la Grèce. Il possédait des trésors considérables ; il avait fait construire dans Samos de magnifiques palais ; il traitait d’égal à égal avec les plus puissants souverains, et il rivalisait avec eux de luxe, d’élégance, et aussi de mollesse et de vices. A supposer qu’Ibycus, avant son départ pour Samos, ne se fût encore exercé que dans le genre héroïque, il ne tarda point à baisser le ton de sa lyre à l’unisson des poëtes gracieux qui chantaient à la cour de Polycrate. C’est à Samos probablement qu’il composa ses poésies érotiques, plus vantées encore des anciens que ses grands ouvrages. Homme de passions vives et fougueuses, ses chœurs amoureux étaient tout pleins du feu qui embrasait son âme. Comme autrefois Alcman, mais avec plus de force et de verve encore, il aimait à y prendre personnellement la parole, et à exprimer ses propres sentiments. Ainsi dans ce morceau admirable, que nous a conservé Athénée : « Au printemps les cognassiers fleurissent, arrosés par des filets d’eau que versent les rivières dans le jardin sacré des Vierges ; les grappes de la vigne poussent et grossissent, abritées par les pampres ombreux. Quant à moi, l’Amour en aucune saison ne me donne repos. Comme la tempête de Thrace brûlante d’éclairs, il s’élance d’auprès de Cypris ; saisi d’un transport farouche, il m’assaille à l’improviste ; il s’acharne à m’arracher le cœur du fond de mes entrailles[3]. » Ainsi encore dans cet autre passage, que nous devons à Proclus : « L’Amour de nouveau me lance, de dessous les noirs cils de ses paupières, des regards qui me consument ; il use de charmes de toute sorte, pour me jeter dans l’immense filet de Cypris. Ah ! je tremble à son approche, comme un coursier déjà vieux, attelé pour disputer le prix, descend malgré lui dans la carrière où il doit lutter avec les chars rapides. »

J’aurai mis sous les yeux du lecteur tout ce qui peut l’intéresser dans ce qui reste d’Ibycus, quand j’aurai transcrit le passage où le poëte trace le portrait d’un jeune homme : « Euryllus, rejeton des douces Grâces, souci des jeunes filles à la belle chevelure, Cypris et la Persuasion aux aimables regards t’ont nourri parmi les roses. »


Lasus.


Avec Lasus d’Hermione et Corinne, nous touchons à Pindare. Lasus fut le maître du lyrique thébain, et Corinne fut sa rivale plus d’une fois heureuse. Lasus introduisit, dit-on, le premier dans Athènes la poésie dithyrambique. Quelquesuns même lui attribuent l’invention du dithyrambe ; mais cette opinion n’est pas soutenable. Il excella dans ce genre, il le perfectionna sans doute, voilà tout ce qu’on peut affirmer. Nous n’avons que deux vers de Lasus, mais qui ne sont pas sans importance, car ils nous apprennent que le poëte se servait quelquefois, dans ses chants doriens, de l’harmonie ou de la musique éolienne. Malgré l’estime que faisaient de lui ses contemporains, il ne parait pas que ce fût un homme d’un goût parfaitement irréprochable. Du moins il se plaisait aux choses extraordinaires, aux tours de force. Il avait composé des odes dans lesquelles il était parvenu à se passer de la lettre sigma, dont le sifflement lui semblait trop désagréable.


Corinne.


Quant à Corinne, elle était de Tanagre en Béotie. Cinq fois, dit-on, elle l’emporta, dans les luttes poétiques, sur Pindare lui-même. Mais quelques-uns prétendaient qu’elle avait dû ses succès à l’ignorance de ses juges ou à l’effet de sa beauté, bien plus qu’au mérite de ses chants. Les fragments de ses poésies ne sont remarquables que par la mention du nom de Myrtis, autre poétesse béotienne, qui osait aussi descendre dans la lutte contre Pindare. Mais il y a un mot fort connu, qui peut donner une idée de la façon judicieuse dont Corinne entendait l’emploi des ornements mythologiques dans la poésie. Pindare lui lisant un hymne dont les six premiers vers, qui existent encore, contenaient presque, toute la mythologie thébaine : « Il faut, dit-elle, ensemencer avec la main, et non à plein sac. »


Timocréon.


Un autre contemporain de Pindare, que nous ne devons pas oublier non plus, c’est Timocréon de Rhodes. Il était à la fois athlète et poëte lyrique. Il passa une grande partie de sa vie à Athènes, mais il écrivit toujours dans le dialecte dorien. Il était l’ennemi acharné de Simonide, et Simonide lui rendait amour pour amour. Il poursuivit Thémistocle des plus violentes invectives ; mais il faut dire à son honneur qu’il exalta la vertu d’Aristide. Voici comment Plutarque, dans la Vie de Thémistocle, nous renseigne sur la personne de Timocréon : « Timocréon le Rhodien, poëte lyrique, fait dans un de ses chants, un reproche bien mordant à Thémistocle : il l’accuse d’avoir rappelé les bannis pour de l’argent, tandis que, pour de l’argent, il l’avait abandonné, lui son ami et son hôte. Je vais citer les paroles de Timocréon : « Loue, si tu veux, Pausanias ; loue Xanthippe, loue Léotychide ; moi, c’est Aristide que je loue, l’homme le plus vertueux qui vint jamais d’Athènes la grande. Pour Thémistocle, ce menteur, cet homme injuste, ce traître, Latone le déteste. Lui, l’hôte de Timocréon, il s’est laissé corrompre par un vil argent, et il a refusé de ramener Timocréon dans Ialysus sa patrie. Oui, pour le prix de trois talents d’argent, il a mis à la voile, l’infâme ! ramenant injustement ceux-ci d’exil, bannissant ceux-là, mettant les autres à mort ; du reste, repu d’argent. Et, à l’Isthme, il tenait table ouverte ; avec quelle lésinerie ! il servait des viandes froides, et l’on mangeait en souhaitant que Thémistocle n’allât pas jusqu’au printemps. » Mais Timocréon lance contre Thémistocle des traits plus piquants encore, et il le ménage moins que jamais, dans un chant qu’il fit après le bannissement de Thémistocle, et qui commence ainsi : « Muse, donne à ces vers, parmi les Grecs, le renom qu’ils méritent et que tu leur dois. » On dit que Timocréon fut banni pour avoir embrassé le parti des Mèdes, et que Thémistocle opina pour la condamnation. Aussi, lorsque Thémistocle subit la même accusation, Timocréon l’attaqua-t-il en ces termes : « Timocréon n’est pas le seul qui ait traité avec les Mèdes. Il y a bien d’autres pervers, et je ne suis pas le seul boiteux ; il y a d’autres renards encore. »

On voit que la poésie du Rhodien, un peu rude et brutale, ne manquait ni de verve ni d’esprit.



  1. Platon, Ion, paragraphe V, page 534 des Œuvres.
  2. Platon, Phèdre, page 243 des Œuvres.
  3. Je lis πεδόθεν au lieu de παιδόθεν, que donnent la plupart des éditeurs.