Histoire de la littérature grecque/Chapitre XX

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Librairie Hachette et Cie (p. 292-310).


CHAPITRE XX.

EURIPIDE.


Vie d'Euripide. — Dates et sujets des tragédies d'Euripide. — Le Cyclope. — Génie dramatique d'Euripide. — Pathétique d'Euripide. — Style d'Euripide. — Enthousiasme des anciens pour Euripide.

Vie d’Euripide.


Le génie d’Euripide est tellement différent de celui de Sophocle, et la façon dont les deux poëtes ont conçu l’idéal dramatique présente un si frappant contraste, qu’on serait tenté de croire qu’ils n’ont vécu ni dans le même temps, ni sous l’empire des mêmes institutions et des mêmes mœurs. Ils étaient pourtant contemporains. Euripide n’était que de quelques années plus jeune que son rival ; et Sophocle a survécu, peu de mois seulement il est vrai, à Euripide, qui est mort dans un grand âge.

Euripide était né à Salamine en l’an 486, ou, selon une tradition plus accréditée, en l’an 480 avant notre ère. Non seulement on place sa naissance en l’année où Salamine vit le désastre de Xerxès et le triomphe des Athéniens, mais on veut qu’il ait vu le jour pendant la bataille même. Il est permis d’avoir un doute, et de tenir cette date pour suspecte, puisqu’il n’y a pas accord entre les témoignages anciens. Il est possible qu’on ait rajeuni Euripide par amour du merveilleux, et afin de rattacher le souvenir du dernier grand tragique à cette journée fameuse où Eschyle avait combattu en héros, et qui avait fourni à Sophocle la première occasion de déployer ses talents.

Aristophane reproche trop souvent à Euripide l’humilité de son origine, pour que les biographes aient osé sérieusement transformer en eupatride le fils de la marchande de légumes, comme ils ont anobli peut-être le fils du forgeron de Colone. On éleva d’abord Euripide pour en faire un athlète, et il réussit dans les exercices du corps. Mais l’activité de son esprit ne tarda pas à l’entraîner vers de plus nobles études. Le mépris qu’il professa depuis pour les athlètes, la pire vengeance du monde, selon lui[1], et le plus détestable des fléaux où la Grèce fût en proie, semble prouver qu’il ne conservait pas une bien vive reconnaissance des leçons de ses premiers maîtres. Il s’adonna à la peinture, puis à l’art oratoire, puis à la philosophie. Prodicus et Anaxagore eurent une influence décisive sur la tournure de ses idées, et furent pour beaucoup dans cette subtilité de sophiste et dans cette rhétorique un peu vide, qui déparent trop souvent ses œuvres. Socrate, qui fut son ami, ne put guère le corriger de ses défauts poétiques ; peut-être même contribua-t-il pour sa part à les invétérer, en discutant avec lui d’épineux problèmes, et en lui dévoilant les secrets de l’argumentation ironique.

Euripide débuta dès l’an 452 dans la carrière ; mais ce n’est que dix ans plus tard qu’il remporta pour la première fois le prix des tragédies nouvelles. Il n’avait obtenu jusque-là que la seconde ou la troisième place. En général, il ne fut pas très-heureux, en dépit de ses efforts, ou peut-être à cause de ses efforts mêmes : il n’eut que cinq fois l’honneur de vaincre ses compétiteurs, malgré le grand nombre de pièces qu’il avait présentées au concours, quatre-vingt-douze selon les uns, soixante-quinze selon d’autres. Il est vrai qu’en 452, et même quelques années plus tard, l’archonte éponyme exigeait encore la tétralogie. Par conséquent il faut compter à Euripide plus de cinq pièces couronnées. Disons aussi qu’il a pu obtenir fréquemment la seconde place, et que ce n’était pas toujours un échec d’être relégué à la troisième : des représentations subséquentes pouvaient donner gain de cause au poëte contre l’arrêt des juges, au moins dans l’estime des auditeurs. Mais quelquefois il arrivait que le peuple rejetait par ses clameurs une pièce nouvelle avant d’en avoir vu la représentation entière ; et la pièce ainsi honnie ne pouvait reparaître sur la scène qu’après des corrections et des remaniements souvent considérables. Ce désagrément, que n’avaient éprouvé ni Eschyle ni Sophocle, on ne l’épargna point à Euripide : il fut forcé de refaire après coup plusieurs de ses tragédies. Sa réputation néanmoins alla tous les jours croissant ; et, quand il se retira, deux au trois ans avant sa mort, auprès d’Archélaüs roi de Macédoine, les Athéniens le regrettèrent plus vivement peut-être que leurs pères n’avaient regretté Eschyle quittant Athènes pour Syracuse et Géla. d’Archélaüs, qui renouvelait les nobles traditions des Hiéron et des Arcésilas, attirait à sa cour les poëtes, les artistes et les philosophes, et préludait par sa magnificence à la future grandeur de son peuple et de sa maison.

C’est en Macédoine qu’Euripide mourut, en 407 ou en 406, six mois environ avant que Sophocle mourût à Athènes. Quelques-uns content que les femmes macédoniennes, furieuses des outrages qu’Euripide, dans ses tragédies, avait vomis contre leur sexe, le déchirèrent de leurs mains, comme les bacchantes avaient jadis mis en pièces Orphée. Ce n’est là que l’exagération d’une triste réalité. Euripide, se promenant dans une campagne solitaire, fut déchiré non point par des femmes, mais par des chiens. Les femmes avaient sans doute assez peu de tendresse pour le poëte qui les a traitées souvent en juge sévère, presque en ennemi ; mais, qu’elles lui aient fait subir le supplice dont l’avait menacé plaisamment Aristophane, surtout que cet événement se soit passé en Macédoine, et qu’un vieillard étranger ait misérablement péri, dans cette contrée alors demi-barbare, pour des peccadilles littéraires commises en Attique, c’est une histoire qui sent trop sa légende pour que nous ayons la moindre idée d’en soutenir l’authenticité.

La nouvelle de la mort d’Euripide causa dans Athènes une sensation inexprimable. Le vieux Sophocle, qui n’avait jamais eu aucune haine contre son rival, unit ses regrets à ceux des Athéniens. Il se disposait, pour la dernière fois ; à lutter au concours des tragédies nouvelles, et il faisait répéter l’Œdipe à Colone. Le jour de la représentation, il exigea que ses acteurs parussent sans couronnes sur la tête, en signe de deuil et pour faire hommage au grand poëte qui n’était plus.


Dates et sujets des tragédies d’Euripide.


Le temps a beaucoup moins maltraité les œuvres d’Euripide que celles de Sophocle et d’Eschyle. Il nous reste de lui dix-huit tragédies complètes, de nombreux et souvent considérables fragments de la plupart des autres, enfin un drame satyrique. Je ne puis donner ici qu’un catalogue raisonné des dix-huit tragédies d’après leur ordre chronologique, en indiquant la date précise ou approximative[2] de chaque pièce, le titre et la nature du sujet.

438. Alceste. Dévouement de la femme d’Admète, qui consent à mourir pour son époux et qu’Hercule ramène à la vie. Alceste est la plus touchante des tragédies antiques. Il y a des scènes de pathétique que Racine lui-même regardait comme incomparables.

431. Médée. Jalousie et désespoir de la femme de Jason, qui fait périr sa rivale et égorge ses propres enfants. Cette tragédie est un des chefs-d’œuvre d’Euripide.

428. Hippolyte porte-couronne. Pièce remaniée par Euripide. Elle se nommait d’abord Hippolyte voilé, et elle avait soulevé au théâtre des tempêtes que voulut conjurer l’auteur. Hippolyte résiste à l’amour incestueux de Phèdre, et meurt victime des imprécations de son père. Hippolyte est le principal personnage de la tragédie. C’est là ce qui fait la différence essentielle de l’Hippolyte d’Euripide et de la Phèdre de Racine. Chez le poëte français, tout l’intérêt est concentré sur l’épouse de Thésée ; et il est même permis de trouver qu"Hippolyte, dans notre Phèdre, est devenu un peu plus pâle que de raison.

(?) 427. Ion. Créuse, fille d’Érechthée roi d’Athènes, a en un fils d’Apollon. L’enfant, exposé par elle, a été transporté à Delphes par Mercure. Xuthus épouse Créuse ; et, n’ayant pas d’enfants, il adopte Ion, le fils même de sa femme, qui a été élevé par la Pythie, et que ni lui ni Créuse ne connaissent. Créuse prend le jeune homme en haine, s’imaginant qu’il est le fruit des amours de son époux avec quelque rivale préférée. Elle veut l’empoisonner ; mais elle découvre bientôt son propre fils dans le fils adoptif de Xuthus. Il y a quelque analogie entre la situation du fils de Créuse et celle du petit Joas. Mais on ne saurait faire aucune comparaison entre le drame imparfait d’Euripide et cette Athalie qui est, peu s’en faut, la perfection même.

(?) 424. Hécube. Immolation de Polyxène sur le tombeau d’Achille, et vengeance que tire Hécube de Polymestor, meurtrier de Polydore son fils. Le défaut capital de cette tragédie, c’est que l’action manque d’unité, ou, si l’on veut, que le poëte n’a point serré suffisamment le lien qui en unit les deux parties. Mais le pathétique y abonde, et jamais Euripide n’a été plus éloquent.

(?) 421. Les Héraclides. Persécution des enfants d’Hercule par Eurysthée. Démophon, fils de Thésée, leur donne asile dans Athènes. Cette pièce offre un médiocre intérêt.

420. Andromaque. Hermione, pendant l’absence de Pyrrhus, veut faire périr Andromaque et son fils Molosse. Pélée, aïeul de Pyrrhus, les sauve des fureurs d’Hermione et de son père Ménélas. L’Andromaque de Racine doit beaucoup à Virgile, et diffère de celle d’Euripide bien plus encore que la Phèdre française ne diffère de l’Hippolyte porte-couronne.

418. Les Suppliantes. Thésée, touché par les supplications des mères de ces chefs argiens qui avaient péri sous les murs de Thèbes, réclame leurs corps, restés sans sépulture. Sur le refus des Thébains, il conquiert par la force des armes ces tristes dépouilles, qui reçoivent les honneurs accoutumés. Il n’y a donc de commun que le titre entre les Suppliantes d’Euripide et celles d’Eschyle.

415. Les Troyennes. Partage des captives après la prise de Troie, et mort d’Astyanax fils d’Hector, précipité du haut des murs de la ville. C’est une œuvre d’un ordre inférieur, malgré quelques parties remarquables, et quoique le plus pathétique des poëtes n’y soit pas toujours indigne de lui-même.

412. Électre. Même sujet que les Choéphores d’Eschyle et l’Électre de Sophocle. Mais Euripide a bouleversé toute la terrible légende : il n’en a fait qu’une sorte de drame bourgeois, dont les personnages ne sont ni très-intéressants ni même très-naturels.

412. Hélène. Ménélas retrouve en Égypte son épouse, parfaitement chaste et fidèle. Ce n’était qu’une ombre d’elle-même, façonnée par Junon, et non point sa personne véritable, que Pâris avait séduite et emmenée à Troie. Cette pièce, toute de fantaisie, est une de celles qui justifient le reproche qu’on a souvent fait à Euripide, de se livrer trop volontiers au goût du romanesque.

(?) 410. Iphigénie en Tauride. Iphigénie, prêtresse de Diane, reconnaît Oreste et Pylade, qu’on lui amène pour les sacrifier à la déesse, et elle s’enfuit avec eux loin de la Tauride. Cette tragédie est bien supérieure à la précédente. On admire avec raison les scènes où le frère et la sœur, sans se connaître encore, s’entretiennent de ce qu’ils ont de plus cher au monde, et surtout la scène de la reconnaissance, une des plus belles de ce genre qu’il y ait au théâtre.

408. Oreste. Oreste et Électre, après le meurtre de leur mère, sont condamnés à mort par les citoyens d’Argos. Avec l’aide de Pylade, ils entreprennent de se venger de Ménélas et des siens ; mais l’intervention des dieux sauve toutes les vies menacées, et rétablit la paix dans la famille des Atrides et dans la ville d’Argos. Il n’y a pas beaucoup d’art dans la composition de cet ouvrage. Les caractères, comme dans Électre, manquent de noblesse et de dignité, et le pathétique y est trop gâté par la profusion de l’esprit et l’abus de la rhétorique.

(?) 408. Les Phéniciennes. Même sujet que les Sept contre Thèbes d’Eschyle. Le nom de la pièce vient de ce que le chœur est composé de femmes phéniciennes, qui se sont arrêtées à Thèbes en se rendant à Delphes pour y être consacrées au culte d’Apollon. Les caractères des deux frères sont heureusement tracés, et l’entrevue d’Étéocle et de Polynice est une scène très belle et du plus grand effet.

(?) 408. Hercule furieux. Hercule, à son retour des enfers, se défait de Lycus, qui s’était emparé de la royauté dans Thèbes. Junon frappe le héros de démence. Il tue sa femme et ses fils ; puis, revenu à lui-même, il veut quitter la vie. Thésée le console, et l’emmène à Athènes où il expiera ses crimes involontaires. Il y a dans cette pièce, comme dans Hécube, duplicité d’action ; mais ce défaut n’est pas toujours racheté par des qualités éminentes.

Après la mort d’Euripide, probablement en 406, on représenta trois tragédies que le poëte avait composées ou achevées pendant son séjour en Macédoine. Une de ces tragédies, intitulée Alcméon, n’existe plus ; mais nous possédons les deux autres, qui sont les Bacchantes et Iphigénie à Aulis. Ces deux tragédies sont, avec Médée, ce qu’Euripide nous a laissé de plus parfait. Iphigénie à Aulis est de tout point un chef-d’œuvre, et je ne sais si Racine est parvenu à l’égaler en l’imitant ; je sais du moins qu’il y a telle scène de l’original que Racine n’a pas osé reproduire ; et tout ce que son génie a ajouté aux inventions d’Euripide est bien loin, selon moi, de compenser l’absence de ce petit Oreste qui implorait pitié pour sa sœur en tendant ses bras vers Agamemnon. Le sujet des Bacchantes est un de ceux que traitaient de préférence les premiers tragiques. C’est la mort terrible de Penthée, mis en pièces par les ménades, pour s’être opposé à l’établissement du culte de Bacchus en Grèce. Celui d’Iphigénie à Aulis n’a pas besoin d’être indiqué. Je remarquerai seulement que Diane enlève la victime, et qu’elle substitue une biche à la place de la fille d’Agamemnon.

Aucune des tragédies que je viens d’énumérer n’appartient aux débuts d’Euripide, puisqu’en 438 il y avait déjà quatorze ans qu’il présentait des pièces aux concours. Le Rhésus, dont il est impossible de fixer même approximativement la date, est selon toute vraisemblance, de l’époque où Euripide se cherchait encore et ne s’était point trouvé. Cette tragédie, est tellement inférieure à toutes les autres, que plusieurs critiques doutent de son authenticité. Ce n’est pas qu’elle n’offre aucune trace de talent ; mais on peut dire qu’il était difficile à un homme comme Euripide de tirer plus mal parti des aventures contées dans le dixième chant de l’Iliade, et de mieux défigurer les grands caractères tracés par Homère.


Le Cyclope.


Le Cyclope, dont on ignore également la date, mais qui vaut infiniment mieux dans son genre que le Rhésus dans le sien, mérite de nous arrêter un instant, puisqu’il est le seul de tous les drames satyriques qui nous ait été conservé.

C’est l’aventure d’Ulysse dans la caverne de Polyphème. Mais Euripide a égayé la légende fournie par le neuvième chant de l’Odyssée, en y introduisant l’élément indispensable à tout drame satyrique, à savoir les satyres. Les satyres, avec Silène leur père, sont tombés entre les mains de Polyphème, tandis qu’ils couraient sur les mers à la recherche de Bacchus, qu’avaient enlevé des pirates. Polyphème en a fait ses esclaves. Ils sont occupés à paître ses troupeaux, à bien tenir en ordre son habitation ; et l’on voit, au début de la pièce, le vieux Silène armé d’un râteau de fer, et s’apprêtant à nettoyer l’antre ou plutôt l’étable du cyclope. Ulysse, aidé de ses compagnons, les délivre de leur captivité, par les mêmes moyens dont il se sert dans l’Odyssée.

Polyphème est bien tel que l’a peint Homère ; mais à ses traits connus Euripide a ajouté une sorte de jovialité grossière, qui ne lui messied point. Avant même de s’être enivré, et avant d’avoir aperçu Ulysse, il ne dédaigne pas de plaisanter avec les satyres : « Mon dîner est-il prêt ? — Oui. Pourvu seulement que ton gosier le soit aussi. — Les cratères sont-ils pleins de lait ? — Oui ; en boire, si tu veux, tout un tonneau. — De lait de brebis ou de vache, ou de lait mélangé ? — A ton choix ; seulement ne m’avale pas moi-même. — Je n’ai garde ; vous me feriez périr, une fois dans mon ventre, par vos sauts et vos gambades[3]. » Un peu plus tard, dans ses réponses au fils de Laërte, qui demande la vie pour lui et les siens, il expose avec une verve bouffonne les principes de sa philosophie d’anthropophage, et il va jusqu’à l’impiété et à l’ordure, quand il se compare à Jupiter et qu’il exprime à sa manière l’estime qu’il fait du bruit de la foudre. Mais, après qu’il a bu, il se déride tout à fait ; et le terrible personnage dépasse de beaucoup les bornes de cette plaisanterie décente que permettait, suivant Horace, la gaieté du drame satyrique.

Silène, voleur, ivrogne et menteur, au demeurant aimable compagnon, et qui se signale, pendant le festin du cyclope, par plus d’une espièglerie, n’est pas dessiné non plus conformément au type quelque peu sévère que préfère Horace, et qu’avaient sans doute réalisé Sophocle ou Eschyle.

Les satyres n’ont pas les défauts de leur père ; ils en ont un autre, qui n’est pas fort noble non plus, mais qui les rend plus divertissants encore que Silène : ils sont poltrons à merveille. Il faut les voir et les entendre au moment décisif, après qu’ils ont promis à Ulysse de le seconder dans son entreprise, quand le tison est prêt, et qu’Ulysse les appelle à l’œuvre :

« ULYSSE. Silence, au nom des dieux, satyres ! Ne bougez ; fermez bien votre bouche. Je défends qu’on souffle, ou qu’on cligne de l’œil, ou qu’on crache : gardons d’éveiller le monstre, jusqu’à ce que le feu ait eu raison de l’œil du cyclope. LE CHOEUR. Nous faisons silence, et nous renfonçons notre haleine dans nos gosiers. ULYSSE. Allons, maintenant, entrez dans la caverne, et mettez la main au tison. Il est bien et dûment enflammé. LE CHOEUR. Est-ce que tu ne régleras pas quels sont ceux qui doivent saisir les premiers la poutre brûlante et crever l’œil du cyclope ? car nous voulons avoir part à l’aventure. 1er DEMI-CHŒUR. Quant à nous, la porte est trop loin pour que nous poussions d’ici le feu dans cet œil. 2e DEMI-CHŒUR. Et nous, nous voilà tout à l’instant devenus boiteux. — 1er DEMI-CHŒUR. C’est le même accident que j’ éprouve aussi. Debout sur nos pieds, nos nerfs nous tiraillent je ne sais pourquoi. 2e DEMI-CHŒUR. Vraiment ? 1er DEMI-CHŒUR. Et nos yeux sont pleins de poussière ou de cendre, venue je ne sais d’où. »

Ulysse gourmande leur lâcheté : ils répondent en invoquant l’intérêt de leur peau ; ils disent connaître un chant d’Orphée, qui suffira d’ailleurs à l’affaire, et qui mettra seul le tison en branle. Ulysse les quitte, et court dans la caverne. Alors ils retrouvent toute la bravoure de leurs paroles, et ils encouragent, par de vives exhortations, ceux qui font pour eux la besogne. Ils s’amusent ensuite du cyclope aveuglé, et ils tirent bon parti de l’équivoque inventée par Ulysse. Le nom de Personne fournit une scène d’un comique fort gai, que complète le tableau des tâtonnements du cyclope et de ses fureurs impuissantes.

Je ne prétends pas mettre cette bluette dramatique au rang des chefs-d’œuvre. Mais la marche de la pièce est vive, les caractères nettement esquissés, la diction pleine d’entrain. C’est une lecture fort agréable, et qui n’exige aucun de ces efforts auxquels nous sommes réduits à nous condamner pour pénétrer le sens des vers d’Aristophane, trop souvent impénétrable à notre ignorance. Ce n’est pas tout à fait de la comédie ; c’est encore moins de la tragédie, malgré les noms des personnages : c’est un je ne sais quoi qui n’est ni sans mérite ni sans charme.

Revenons aux tragédies.


Génie dramatique d’Euripide.


Je ne partage aucune des préventions qui ont armé W. Schlegel contre Euripide, et dont d’autres critiques plus bienveillants n’ont pas su tout à fait se défendre. Je ne ferme cependant pas les yeux sur les grands et nombreux défauts que présentent la plupart de ses pièces, encore que ces défauts soient amplement compensés par des qualités admirables. Je conviens donc qu’Euripide a eu tort de sacrifier quelquefois l’unité d’action au désir d’entasser les incidents et les catastrophes ; que la gradation des scènes n’est pas toujours fort sensée, et qu’il compte trop, pour exciter ou ranimer l’intérêt, sur les coups de théâtre et les péripéties imprévues. Je lui reprocherai aussi d’avoir beaucoup trop souvent éludé, et par des moyens vulgaires, les capitales difficultés de l’art. Il est par trop commode d’envoyer, au début d’une tragédie, quelque dieu ou quelque héros, qui nous dit son nom, qui nous compte pourquoi il est venu, et quel est le lieu où il nous apparaît, et ce qui s’y est déjà passé, et ce qui s’y passe maintenant, et même ce qui va s’y passer tout à l’heure ; une manière de cicérone enfin, dont le discours officieux nous introduit dans l’action de la pièce et tient à peu près lieu d’exposition. Il n’est pas moins commode, quand on ne sait comment dénouer une action, ou quand on ne s’en veut pas donner la peine, d’appeler un dieu à son aide, et de le faire descendre de la machine, pour donner aux choses une tournure satisfaisante. Horace dit avec raison que la divinité ne doit intervenir dans la tragédie que si le nœud est vraiment digne d’être dénoué par un dieu. Le Philoctète de Sophocle était peut-être présent à l’esprit d’Horace, au moment où il rédigeait cette règle de bon sens. Hercule y apparaît parce qu’il y doit apparaître, et parce que nos vœux l’y appellent. Mais plusieurs des dieux d’Euripide ne viennent que parce que le poëte a besoin d’eux. Je regrette aussi qu’Euripide semble s’être défié de son génie lyrique. Le chœur, dans ses tragédies, est réduit à des proportions trop exiguës : il figure, si j’ose dire, pour la forme ; il n’est point véritablement personnage, et il n’a guère qu’un rapport indirect avec l’action.

Il faut donc bien convenir, avec Aristote, qu’Euripide n’est pas toujours heureux dans la conduite de ses pièces, et que Sophocle avait mieux entendu que lui l’art de combiner le drame avec les chants du chœur. Mais il m’est impossible de m’associer entièrement à d’autres reproches que certains modernes lui adressent. S’il était vrai qu’Euripide eût altéré à son gré la mythologie, serait-ce bien à nous qu’il conviendrait de lui en faire un crime ? mais je crois qu’il n’avait pas même besoin d’inventer, pour donner aux vieilles traditions le caractère qu’il désirait. Des milliers de poëtes, avant lui, les avaient altérées, surchargées, maniées et remaniées dans tous les sens. Il y avait, sur chaque sujet, une foule de versions différentes. Ainsi, pour ne prendre qu’un exemple, Stésichore avait essayé, bien avant Euripide, de prouver qu’Hélène n’avait jamais mis le pied dans Troie, et de réhabiliter sa vertu. Cela ne justifie pas Euripide d’avoir fait une assez mauvaise pièce ; mais on voit qu’il était permis d’oser beaucoup, même contre les traditions les mieux consacrées. Je crois bien que la mythologie n’était pour Euripide qu’une matière poétique, et qu’il en usait assez librement avec elle, surtout parce que les vieilles légendes n’avaient ni sa foi ni même son respect. Mais, si Euripide est coupable pour s’être fait une trop haute idée de la divinité, pour en avoir conçu l’unité, la spiritualité, l’ineffable toute-puissance, nous devons applaudir au noble dévouement des citoyens qui ont accusé Socrate, et à l’admirable vertu des juges qui lui ont fait boire la ciguë ; nous devons nier tout progrès moral, et condamner tout ce qui nous a fait nous-mêmes ce que nous sommes.

Quant à l’idée du destin, qu’Euripide a trop affaiblie selon les mêmes critiques, je dirai d’abord que la fatalité, est loin d’être toute l’âme de la tragédie avant Euripide. Il y a quelque chose de bien plus humain qui se montre à côté d’elle, et qui sert à en corriger les effets. La fatalité fait le coupable involontaire ; mais le coupable réagit à son tour, et même victorieusement, contre la fatalité. Oreste parricide, Oedipe parricide et incestueux, rentrent en grâce avec eux-mêmes, avec la divinité et avec les hommes, par l’expiation de la souffrance, par la prière et le repentir. Euripide ne peint pas des hommes précipités directement par les dieux dans d’inévitables infortunes ; il a, selon la judicieuse expression d’un critique, déplacé la fatalité, il ne l’a pas effacée. Chez lui, les dieux envoient aux mortels d’invincibles passions ; et ces passions sont la source des maux où s’abîment le bonheur et la vertu des mortels.

On dit qu’Euripide avait été marié deux fois, et que ces deux unions n’avaient pas été fort heureuses. De là, à en croire quelques-uns, la mauvaise opinion que le poëte s’était faite de l’autre sexe, et qu’il a si souvent exprimée dans ses vers. On le caractérisait même par le surnom de misogyne, c’est-à-dire ennemi des femmes. Il est vrai qu’on trouve en plus d’un endroit de ses poëmes des mots que les femmes n’ont pas pu prendre pour des compliments ; mais il s’agit de savoir si les personnages qui les prononcent parlent selon leur caractère, ou si le poëte perce à travers le masque de ses personnages. Il était bien difficile d’éviter de pareils traits dans des rôles que passionnent et bouleversent les désespoirs de l’amour. Eschyle lui-même, qui n’a jamais peint des héros amoureux, pourrait en fournir de semblables, et même de plus violents, particulièrement dans le rôle d’Étéocle des Sept contre Thèbes. D’ailleurs Euripide a donné, ce semble, un éclatant démenti à sa réputation, en créant ces pures et touchantes figures de jeunes filles qui se résignent à la mort, Iphigénie, Polyxène, Macarie ; d’épouses dévouées jusqu’au sacrifice de leur vie, Evadné et surtout Alceste ; en traçant enfin, dans Oreste, le tableau de la tendresse presque maternelle d’Électre pour son frère.

Quoique Euripide ait abusé trop souvent des apophtegmes et des sentences morales ; quoique ses héros aient l’air quelquefois de sortir, tout frais émoulus, des leçons d’Anaxagore ou des spirituelles causeries de Socrate, on peut dire, en général, que cette altération des caractères antiques était dans le droit d’Euripide, tout autant que celles dont ne s’étaient fait faute, dans l’intérêt de leurs compositions, aucuns de ses devanciers, ni Sophocle, ni même Eschyle. Euripide n’est blâmable que pour les avoir rajeunis et civilisés à l’excès, non pas tous encore, mais un très-grand nombre, à commencer par Hippolyte et Achille. Que si ses héros prononcent quelquefois des paroles malsonnantes, faut-il mettre sur son compte tout ce que leur fait débiter la passion ou la colère, et lui intenter un procès, comme ce contemporain qui le traduisit en justice parce qu’Hippolyte avait dit : « La langue a juré, mais l’âme n’a pas juré[4] ? » Eschyle et Sophocle, à ce compte, ne seraient guère moins répréhensibles. Les légèretés de Jocaste, par exemple, auraient dû faire taxer d’impiété le pieux auteur d’Œdipe-Roi et d’Œdipe à Colone. Euripide avait raison, quoi qu’en dise W. Schlegel, de soutenir que, pourvu qu’un personnage portât à la fin la peine de ses méfaits, le poëte était en droit de le peindre même vicieux et scélérat, et de mettre dans sa bouche des discours blasphématoires. Mais je ne félicite que médiocrement Euripide d’avoir un peu trop mérité l’éloge que fait de lui Quintilien, qu’il est, de tous les tragiques, celui dont l’étude est le plus utile aux aspirants orateurs. Ses personnages discutent et avocassent quelquefois, et oublient, dans le plaisir d’étaler leur faconde, qu’ils sont là pour autre chose que pour unes escrime oratoire.


Pathétique d’Euripide.


Quintilien corrige, il est vrai, ce que son éloge pourrait avoir de fâcheux pour Euripide, en indiquant les grandes et magnifiques qualités par lesquelles le poëte s’est placé à côté et non pas au-dessous de Sophocle et d’Eschyle : « Il est admirable dans l’expression de toutes les affections de l’âme, de celles particulièrement que fait naître la pitié ; là, il est sans rival. » Oui, quand même Euripide aurait plus de défauts encore que la loupe des critiques n’en a découvert et que leur imagination n’en a inventé, Euripide n’en resterait pas moins au rang que lui a assigné l’admiration des siècles. C’est le peintre des passions humaines ; c’est l’homme qui a pénétré le plus avant dans les abîmes de notre être. Ce n’est pas le héraut de la vertu, et il a songé à émouvoir et à dominer les âmes, bien plus peut-être qu’à les purifier et à les instruire. Nul n’a produit sur la scène avec des traits plus vifs et plus poignants les séductions du désir, le trouble des sens, l’anéantissement de la volonté, les ivresses de bonheur suivies du repentir et du désespoir, et, comme dit Longin, l’effrayante image de la raison abattue et détruite par le malheur. Ne le comparons point à Sophocle, encore moins à Eschyle ; ne l’estimons qu’en lui-même. Eschyle ni Sophocle n’ont jamais retracé les douloureuses dévastations du cœur, qui sont le thème le plus ordinaire des compositions d’Euripide. Confessons qu’Euripide n’a ni l’enthousiasme profond d’Eschyle, ni la sereine majesté de Sophocle, et qu’il leur est inférieur à tous deux par les plus nobles côtés de l’art ; mais revendiquons pour lui l’honneur d’avoir montré l’homme à lui-même, et d’avoir excellé à peindre des tableaux merveilleux de vérité et de pathétique, dans une manière que personne avant lui n’avait soupçonnée, dont nul après lui, chez les anciens, n’a retrouvé le secret. Aristote, qui lui adresse tant de reproches plus ou moins fondés, n’a pourtant pas essayé de nier la puissance de son génie. Il n’hésite pas à proclamer Euripide le plus tragique des poëtes. C’est là le jugement le plus exact et le plus sensé qu’on ait jamais porté sur Euripide ; c’est celui auquel je me tiens, et dont je voudrais réussir à mettre les éléments en lumière.

Peu nous importe que le grand poëte, se défiant trop de la puissance des paroles, ait recouru de temps en temps au costumier du théâtre de Bacchus, pour faire entrer par les yeux la pitié dans les âmes. Ces rois qu’il faisait paraître en haillons, et qui tendaient la main comme des mendiants, n’étaient nullement des gueux sans vergogne, quoi qu’en aient dit les comiques, et ils s’exprimaient dans un langage décent et digne. C’est à une pièce d’Euripide, aujourd’hui perdue, que songeait Horace, et à quelques-uns de ces rôles tant honnis par Aristophane, quand il écrivait ; « Télèphe et Pélée, tous deux pauvres et exilés, rejettent bien loin les phrases ampoulées et les mots longs d’une aune, s’ils veulent toucher par leurs plaintes[5]. » Je conçois que des héros travestis de la sorte aient scandalisé les vieux Athéniens, les restes héroïques des combats de Marathon et de Salamine ; mais nous, qui avons vu et toléré sur la scène toutes les laideurs physiques et toutes les horreurs morales, serons-nous plus sévères, pour un poëte mort depuis vingt-deux siècles, que ne l’ont été, en définitive, ses délicats et difficiles contemporains ? Car les Athéniens ont fini par lui pardonner ces images. Ils s’y sont parfaitement accoutumés ; et ils n’ont pas cru qu’il valût la peine, pour si peu, de dévouer Euripide aux dieux infernaux, ou de lui faire avaler la ciguë.

Dans tout ce qui précède, je n’ai guère fait que résumer les caractères généraux des tragédies d’Euripide. Je me hâte d’ajouter que plusieurs sont de vrais chefs-d’œuvre, presque complètement exempts des défauts habituels du poëte, et où brillent dans tout leur éclat les vertus qui lui sont propres. Ainsi Médée, ainsi surtout les Bacchantes et Iphigénie à Aulis. Ces belles compositions n’ont pas beaucoup à envier, et pour la conception de l’ensemble, et pour l’ordonnance des parties, et pour la tenue des principaux personnages, et pour l’unité et la force de l’impression, aux plus rares merveilles du théâtre antique. Seulement le souffle lyrique ne les embrase pas, et la vie héroïque y a pris quelque chose des teintes de la vie commune. À elles encore s’applique le mot qu’on prête à Sophocle : « Euripide a peint les hommes tels qu’ils sont. »


Style d’Euripide.


Le style d’Euripide dans le dialogue ne diffère proprement de la prose que par le choix exquis et la position des mots, et par leurs combinaisons métriques. On dit cependant que c’est avec une extrême difficulté qu’il faisait ces vers qui nous paraissent si faciles. Lui-même affirmait une fois que trois de ses vers lui avaient coûté trois jours de travail. Peu nous importe d’ailleurs : le temps ne fait rien à la chose. Ce qui est certain, c’est que le style d’Euripide se recommande à notre admiration par quelques-unes des plus rares qualités qu’on puisse désirer chez un écrivain. Élégant, clair, harmonieux, toujours coulant et flexible, ce style se prête à tous les besoins de la pensée ; il en saisit et en illumine, pour ainsi dire, les plus fugitives nuances : « Euripide, dit l’abbé Barthélemy, d’après les anciens, ne retint presque aucune des expressions spécialement consacrées à la poésie ; mais il sut tellement choisir et employer celles du langage ordinaire, que, sous leur heureuse combinaison, la faiblesse de la pensée semble disparaître et le mot le plus commun s’ennoblir. » Voilà pourquoi la lecture des tragédies d’Euripide n’offre aucune de ces difficultés qu’on rencontre à chaque pas à travers la diction de Sophocle et surtout d’Eschyle. Je ne regrette pas qu’Eschyle et Sophocle soient ce qu’ils sont ; mais je regrette bien moins encore qu’Euripide soit Euripide, et qu’il n’ait pas tenté, contre nature, d’écrire à la façon de Sophocle ou d’Eschyle. Les chants de ses chœurs sont dans le dialecte de la grande poésie lyrique ; mais Euripide s’y retrouve encore : si l’inspiration est plus élevée, si le ton est plus poétique, si la phrase prend un tour plus ample et plus majestueux, la pensée se révèle, au travers des mots, presque aussi claire et aussi aisée à comprendre que dans le dialogue. Les poëtes de la nouvelle Comédie ne s’acharnèrent point, comme ceux de l’ancienne, sur les vices réels ou supposés du style d’Euripide. Ménandre, par exemple, professait pour le poëte une admiration sans bornes : « C’est lui qu’il prit pour modèle, dit Quintilien, malgré la différence des genres. » C’est le style d’Euripide, ce sont ses formes poétiques, c’est sa diction même, qui se montrent en effet dans tout ce qui nous reste des œuvres de Ménandre et de ses émules.


Enthousiasme des anciens pour Euripide.


Je finirai ce chapitre par quelques anecdotes qui donneront une idée de la réputation extraordinaire dont jouit Euripide et pendant sa vie et après sa mort, et des merveilleux effets que produisaient ses poésies, non-seulement sur les âmes des Athéniens, mais sur celles de tous les peuples grecs et même des barbares grécisés.

Les soldats de l’armée de Nicias qui avaient été faits prisonniers par les Siciliens furent enfermés dans les Carrières, ou vendus comme esclaves. Mais beaucoup d’entre eux durent aux vers d’Euripide leur vie et leur liberté : « Il paraît, dit Plutarque dans la Vie de Nicias, qu’entre tous les Grecs du dehors, il n’en était pas qui eussent pour les poésies d’Euripide autant de passion que ceux de Sicile. Chaque fois que les voyageurs leur en apportaient des fragments et leur en faisaient goûter quelques essais, ils les apprenaient par cœur et se les transmettaient avec amour les uns aux autres. Aussi dit-on qu’alors beaucoup de ceux qui revinrent sains et saufs allèrent, en rentrant dans leur patrie, saluer Euripide avec reconnaissance, et lui raconter les uns qu’ils avaient été affranchis pour avoir appris à leurs maîtres ce qu’ils se rappelaient de ses poëmes, les autres qu’en errant après le combat ils avaient reçu à manger et à boire pour avoir chanté ses vers. » À ce propos, Plutarque raconte encore qu’un vaisseau de Caunus en Carie, poursuivi par des corsaires, et à qui on avait d’abord refusé l’entrée d’un port de la Sicile, y fut admis après qu’on eut demandé à ceux qui le montaient s’ils savaient quelque chant d’Euripide, et qu’ils eurent répondu à la satisfaction des Siciliens.

L’Électre n’est pas, à beaucoup près, la meilleure des pièces d’Euripide. La fable est romanesque et invraisemblable, les caractères manquent de dignité, et le dialogue tourne quelquefois presque au comique et à la parodie. Ainsi la façon plus ou moins heureuse dont Eschyle, dans les Choéphores, avait ménagé la reconnaissance d’Oreste et de sa sœur, est indirectement l’objet, dans l’Électre d’Euripide, d’une critique vive et spirituelle, mais un peu outrée, et qui n’est guère à sa place. Cette médiocre tragédie est encore une tragédie d’Euripide : il y a du mouvement, de l’intérêt, du pathétique ; les Athéniens n’ont pas été si durs pour elle que la plupart des critiques modernes, et ils ont tout pardonné à ce qui leur faisait verser des larmes. Après la prise d’Athènes par Lysandre, il fut question parmi les vainqueurs de détruire la ville, et de réduire tous les citoyens en esclavage : « L’assemblée, dit Plutarque dans la Vie de Lysandre, fut suivie d’un festin où se trouvèrent tous les généraux, et pendant lequel un Phocéen chanta ces vers du premier chœur de l’Électre d’Euripide : O fille d’Agamemnon, je suis venue vers ta demeure rustique…. À ce moment, tous les convives se trouvèrent attendris ; et ils virent tout ce qu’il y aurait d’horrible à détruire une ville si célèbre et qui avait produit de si grands hommes. »

Les Arsacides, tout Parthes qu’ils étaient, mettaient leur vanité à suivre les exemples des rois descendus des successeurs d’Alexandre. Ils avaient des acteurs grecs à leur cour, et ils faisaient leurs délices des tragédies d’Euripide. Le jour où l’on apporta à Hyrodès la tête de Crassus, on jouait devant lui les Bacchantes. L’acteur Jason de Tralles saisit cette hideuse dépouille ; et, comme la bacchante qui porte la tête de Penthée, il chanta avec un enthousiasme frénétique. « Nous apportons des montagnes ce cerf qui vient d’être tué ; nous allons au palais ; applaudissez à notre chasse[6]! »

Lucien, dans plus d’un passage, se moque de ce qu’il nomme l’euripidomanie. Il en accuse et le philosophe Ménippe, et Jupiter le maître des dieux, et lui-même Lucien, tout le premier. Il conte même assez sérieusement une fort plaisante histoire, arrivée selon lui du temps de Lysimachus[7]. Un artiste de talent avait joué à Abdère l’Andromède d’Euripide, tragédie qui n’existe plus. Depuis lors et pendant plusieurs mois, jusqu’au retour de l’hiver, on vit les Abdéritains se promener par la ville, gesticulant comme l’artiste dont l’enthousiasme avait fasciné leur imagination, et déclamant à l’envi : « O amour, tyran des hommes et des dieux ! »

W. Sehlegel, qui a épuisé peu s’en faut contre Euripide tous les traits d’une critique aussi savante que rude et passionnée, est bien forcé de convenir lui-même que nul poëte n’a été doué d’un esprit plus fécond en ressources, ni plus merveilleusement adroit dans tous les exercices intellectuels, ni plus distingué par une foule de qualités aimables et brillantes. Il rend justice à cette heureuse facilité et à ce charme séduisant qui n’abandonnent jamais Euripide, même dans ses plus condamnables écarts.



  1. Euripide, Fragments de l’Autolycus
  2. Le signe (?) indique une simple probabilité.
  3. Euripide, le Cyclope, vers 214 et suivants.
  4. Euripide, Hippolyte, vers 612.
  5. Art poétiques, vers 96 et suivants.
  6. Bacchantes, vers 1168. Mais le texte de Plutarque, dans la Vie de Crassus, diffère légèrement de celui des éditions d’Euripide.
  7. Au début du traité de la Manière l’Histoire.