Histoire de la littérature grecque/Chapitre XXX

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Librairie Hachette et Cie (p. 388-402).


CHAPITRE XXX.

PLATON.


École de Socrate. — Vie de Platon. — Génie dramatique de Platon. — Le Phédon — Dialogues contre les sophistes. — Le Banquet. — La République et les Lois. — Diversité infinie de l'oeuvre de Platon. — Style de Platon.

École de Socrate.


Socrate avait vu affluer autour de lui, de toutes les contrées de la Grèce, de tous les pays habités par les Grecs, des jeunes gens avides de s’instruire, ou des hommes que ne satisfaisaient ni les systèmes des philosophes spéculatifs, ni les brillantes et immorales inepties des sophistes. La plupart des disciples de Socrate se bornèrent à cultiver la sagesse à la façon de leur maître, et ne furent que de purs socratiques. D’autres, plus ambitieux, prirent des directions particulières ; et, tout en restant fidèles à la méthode de Socrate, ils fondèrent des écoles originales, qui ne furent ni sans influence ni sans gloire. Presque tous, socratiques ou chefs d’école, avaient laissé des écrits ; et presque tous étaient estimés, chez les anciens, pour leur talent littéraire : ainsi Criton, l’homme honnête et dévoué ; ainsi le Thébain Simmias ; ainsi Glaucon d’Athènes ; ainsi le cordonnier Simon ; ainsi Eschine le philosophe, Cébès, Aristippe, Euclide de Mégare, etc. Mais les ouvrages de ces écrivains ont péri. Ceux qu’on publie quelquefois sous le nom d’Eschine, de Simon, de Cébès, sont d’une telle médiocrité qu’ils ne méritent guère de nous arrêter un seul instant. Ce sont des ébauches de dialogues, plutôt que des dialogues véritables ; non pas de ces ébauches où resplendit déjà l’empreinte divine du génie, mais des choses sans vie, sans éclat, sans caractère, et aussi peu dignes de leurs auteurs prétendus que de ce grand Platon aux œuvres de qui on les joint d’ordinaire. Le moins mauvais de tous ces écrits, le Tableau de Cébès, où la destinée humaine est symboliquement figurée, n’est même point de Cébès le Thébain, disciple de Socrate, mais d’un autre Cébès philosophe stoïcien, et d’une époque par conséquent beaucoup plus récente.

Nous pouvons nous consoler de ne pas posséder tous les monuments littéraires de l’école de Socrate. Je dis nous qui cherchons ici le beau, la perfection de l’art ; l’inspiration, et, non pas les systèmes philosophiques ni la filiation des doctrines. N’avons-nous pas Xénophon et ses ouvrages ? n’avons-nous pas surtout Platon, et aussi complet, peu s’en faut, aussi rayonnant de beauté que l’eurent jamais les Grecs eux-mêmes ? et Platon, à lui seul, pour parler ici à la façon d’Homère, combien n’en vaut-il pas d’autres ?


Vie de Platon.


Platon naquit à Athènes en 430 ou en 429. Ariston son père, un des citoyens les plus considérables de la ville, passait pour être issu du roi Codrus ; et sa mère, Périctione, descendait du législateur Solon. On dit qu’il porta d’abord le nom d’Aristoclès, et qu’on lui donna ensuite celui de Platon, qui signifie large, à cause de sa constitution forte et robuste. Il excellait, dans sa jeunesse, aux exercices du corps autant qu’à ceux de l’esprit. Il s’appliqua longtemps avec ardeur à la musique, à la poésie, et même à la peinture. Quelques-uns veulent qu’il ait songé, dès l’âge de vingt ans, à se livrer à la philosophie. Suivant les témoignages les plus certains, il avait déjà vingt-sept ans quand il entendit pour la première fois Socrate. Il se préparait alors à disputer le prix de la tragédie aux fêtes de Bacchus. Sa vocation se décida ce jour-là même ; et l’art dramatique perdit le seul homme peut-être capable de relever la tragédie de sa décadence. Il brûla ses pièces, comme il avait déjà brûlé, dit-on, des essais épiques après les avoir comparés aux poëmes d’Homère. Il s’adonna désormais tout entier à la philosophie.

Socrate mourut en 399. Platon ne l’eut guère que trois ans pour son guide. Mais ces trois ans furent admirablement employés ; et Socrate put lire déjà quelques-uns des chefs-d’œuvres de son disciple. On prétend que le Phèdre lui arracha cette exclamation : « Que de choses ce jeune homme me fait dire, à quoi je n’ai jamais pensé ! » Ces choses étaient en effet, au-dessus des méditations habituelles de Socrate, mais non pas contraires à l’esprit de ses doctrines. Si l’anecdote est vraie, il faut voir dans les paroles de Socrate l’expression d’un étonnement naturel en présence de ces conceptions sublimes et de cet enthousiasme poétique, et nullement l’expression du moindre blâme. L’affection que Socrate témoigna à Platon jusqu’à son dernier jour est la preuve qu’il n’y eut jamais entre eux l’ombre d’un nuage.

Platon était digne, par la noblesse de son caractère, de l’affection d’un tel maître. Il fit des efforts surhumains pour sauver la vie à Socrate. Il essaya de le défendre jusque dans l’assemblée du peuple ; mais on ne le laissa pas achever son discours. Poursuivi lui-même par la haine des fanatiques, qui cherchait d’autres victimes, il fut forcé de quitter Athènes. Il se retira d’abord à Mégare, auprès de son ami Euclide ; puis il se mit à voyager. Il visita l’Italie, la Libye, l’Égypte ; il alla entendre tous les philosophes de quelque renom qui perpétuaient, dans diverses contrées, les traditions de Parménide, d’Héraclite, de Pythagore. À trois reprises différentes il se rendit en Sicile. Denys l’Ancien, et ensuite Denys le Jeune, après l’avoir accueilli avec empressement, ne le purent souffrir ni l’un ni l’autre dès qu’il se fut montré à eux avec toute sa franchise. Il fut victime de la perfidie et de la cruauté de Denys l’Ancien, qui le fit vendre comme esclave, et il dut se soustraire par la fuite aux effets de la colère de Denys le Jeune.

Platon revint enfin se fixer dans sa patrie, et il ouvrit, dans les jardins d’Académus, cette école fameuse qui fut durant longtemps une pépinière d’hommes vertueux et de profonds penseurs. Il ne quitta l’Académie qu’à la mort. Après y avoir enseigné quarante années, il la laissa florissante à Speusippe, son disciple et son neveu. Il prolongea sa vie au delà de quatre-vingts ans, jusqu’en 348, sans avoir rien perdu encore de sa vigueur d’esprit ni de son génie, puisqu’il était occupé à mettre la dernière main à un de ses chefs-d’œuvre, les dialogues des Lois.

Platon était l’homme le plus savant de son siècle, et ses écrits ne sont pas moins étonnants peut-être par la variété des connaissances qu’ils supposent, que par la hauteur des idées et la nouveauté des aperçus. Mais ce qui doit nous occuper ici, ce n’est point le philosophe dont la tête puissante a enfanté ce système où se concilient, dans une harmonie merveilleuse, l’esprit pratique de Socrate et l’esprit spéculatif des anciens philosophes ; où se retrouve tout ce que le génie avait découvert déjà des secrets de la nature divine et de la nature humaine, mais animé, vivifié par des conceptions à la fois plus idéales et plus réelles ; ce système enfin que des erreurs de détail, des paradoxes, des défauts graves, n’empêchent pas d’être, dans son ensemble, le plus profond, le plus parfait et le plus vrai de tous les systèmes. Parlons donc du prosateur, de l’homme éloquent, de l’artiste, du poëte, car nul ne fut jamais plus poëte que Platon.


Génie dramatique de Platon.


Les ouvrages modernes qu’on nomme des dialogues philosophiques ne sont, pour la plupart, qu’une série de propositions et d’arguments contradictoires, thèses, objections et réponses. Les personnages qui sont censés disputer ensemble ne sont pas des êtres vivants, quelque nom qu’ils portent d’ailleurs, mais des abstractions, de simples chiffres ; et plusieurs même les donnent bien comme tels, car ils les appellent Philalèthe, Pamphile, un Chrétien, un Chinois, etc., ou, plus simplement et avec plus de vérité encore, A, B, C. Fénelon et Malebranche eux-mêmes, malgré leur génie, ne sont jamais sortis des errements vulgaires. S’ils ont dérobé quelque chose à Platon, ce n’est pas l’art de créer ou de reproduire de vrais personnages. Les dialogues de Platon n’ont rien de commun avec leurs prétendus dialogues. Ce sont des compositions dramatiques dans toute la force du terme, ayant leur cadre bien dessiné, leur nœud, leurs péripéties et leur dénoûment. Même dans les dialogues où Platon s’est plus préoccupé de la pensée que de la forme, dans ceux qui sont par excellence des œuvres philosophiques, dans le Parménide, dans le Timée, jamais Platon n’a manqué aux conditions essentielles du genre ; et les hommes qu’il y met aux prises sont bien réellement des hommes, et ceux-là même dont ils portent les noms, Socrate, Parménide, Zénon, Timée, Critias et les autres. Si la conversation n’est pas vraie, elle est vraisemblable ; si ces hommes n’ont pas parlé ainsi, ils ont pu parler ainsi ; enfin si Platon a élevé à une sorte d’idéal leurs caractères, leurs pensées, leur langage, il ne leur a rien ôté de leur vie, de ce qui les rend reconnaissables, intéressants même, en dehors des doctrines que chacun d’eux représente. Mais c’est surtout dans les dialogues où le philosophe traite des sujets à la portée de tous qu’il a déployé, avec un art incomparable, toutes les ressources de ce génie dramatique que la nature lui avait si richement départi.


Le Phédon.


Socrate, à la fin du Banquet, force Aristophane et Agathon à reconnaître qu’il appartient au même homme d’être à la fois poëte tragique et poëte comique. On dirait que Platon, en contredisant ainsi les opinions reçues, songeait à ce qu’il sentait en lui-même. Il y a en effet chez lui cette double veine, ce double talent, qu’il prêtait indistinctement à tous les auteurs dramatiques. Le Phédon, par exemple, est une tragédie que je ne crains pas de mettre en parallèle, pour la conduite et même pour l’intérêt, avec les plus belles œuvres du théâtre antique. Est-il exposition plus saisissante que la scène où les amis de Socrate entrent dans la prison ? Le condamné vient d’être débarrassé de ses fers ; Xanthippe sa femme est assise auprès de lui, tenant un de ses enfants dans ses bras et poussant des lamentations. Socrate, qui doit périr ce jour-là, mais qui n’est déjà plus aux pensées de la terre, se tourne du côté de Criton : « Criton, dit-il, qu’on reconduise cette femme chez elle. » Il se met ensuite à converser avec ses amis de sujets et d’autres ; et il les engage dans cet entretien suprême qui ne finit qu’à l’arrivée du serviteur des Onze. Est-il spectacle plus sublime que de voir cet homme juste, ce sage méconnu, ce grand citoyen qui va mourir, et mourir par le crime de ses concitoyens, non pas seulement résigné à son sort, mais travaillant à faire passer, dans les cœurs qui ne veulent pas être consolés, quelque chose de cette sérénité, de ce calme, de cette joie grave et douce, qui lui est comme un avant-goût de la vie future, et qui la leur démontre plus vivement encore que les plus vives raisons ? Est-il dénoûment tragique plus touchant que le tableau des derniers instants de Socrate ? Et quelle impression profonde n’emporte-t-on pas, après que Phédon s’est écrié : « Telle fut, Échécrate, la fin de notre ami, de l’homme nous pouvons bien dire le meilleur que nous ayons jamais connu, le plus sage et le plus juste des hommes. »


Dialogues contre les sophistes.


Les dialogues contre les sophistes sont au contraire des comédies complètes, où le héros de la vertu n’est plus que ce faux ignorant dont j’ai essayé ailleurs de dépeindre la physionomie, ce bonhomme aux questions naïves, ce redresseur obstiné des discussions, ce maître de l’ironie, cet adversaire courtois et impitoyable, ce triomphateur plein de modestie et de bon goût. Quant aux sophistes, Platon ne leur a rien ôté ni de leur esprit, ni de leur adresse, ni de leur faconde ; il leur a plutôt ajouté des talents, comme il a prêté à Socrate quelque chose de lui-même. Ce sont bien là les sophistes tels qu’ils ont dû être, pour pouvoir si longtemps captiver les âmes irréfléchies. Ce sont bien là ces hommes spirituels et éloquents que les jeunes gens, comme dit Platon lui-même, portaient en triomphe sur leurs têtes. Et chacun d’eux a non-seulement les doctrines qui lui étaient propres, mais les tours qu’il affectionnait, mais les ornements accoutumés de son style, mais sa diction même. Non pas que Platon se soit amusé à faire des pastiches : il n’a retenu des fleurs sophistiques que celles dont le bon goût pouvait le moins s’offenser ; mais elles sont encore d’un parfum assez décidé pour que nul ne puisse contester leur provenance. D’ailleurs Gorgias ne ressemble point à Protagoras, ni Protagoras à Hippias, ni Hippias aux autres. Autant de sophistes, autant d’hommes, autant de types divers. Ils n’ont de commun entre eux que l’esprit d’erreur, et que leur échec dans la lutte contre Socrate. Je me trompe ; il n’en est pas un seul qu’on soit tenté de plaindre. Car ils sont fort plaisants, mais, comme ce personnage de notre théâtre, sans se douter de l’être ; et c’est là ce qui les rend plus plaisants encore. Le Gorgias, où Socrate défait successivement Gorgias, Polus et Calliclès, à propos de la rhétorique, et le Protagoras, où, à propos de la question si la vertu peut s’enseigner, il défait Protagoras, Hippias et Prodicus, sont les plus admirables des dialogues comiques de Platon.


Le Banquet.


Mais c’est dans les dialogues simplement gais ou sérieux, dans ceux où les personnages sont des amis passant quelques instants de loisir à deviser ensemble, que se trouvent les œuvres les plus étonnantes de Platon, sinon comme poëte dramatique, au moins comme écrivain, comme homme éloquent, comme poëte inspiré. Encore le Banquet l’emporta-t-il même sur le Gorgias et le Protagoras par la vive peinture des caractères, comme il l’emporte sur tous les autres dialogues de Platon par le mouvement, par la variété infinie, par la progression continue, par cette harmonie formée de tous les tons imaginables, par ce style composé de tous les styles, où l’on passe sans effort du comique, du plaisant et du grotesque même au sublime le plus élevé qu’ait jamais atteint l’intelligence humaine. Il s’agit, entre les convives d’Agathon, de définir et de louer l’amour. Phèdre, Pausanias, Éryximaque, Aristophane et Agathon font paraître successivement l’amour sous divers aspects, chacun selon ses idées, selon son tempérament, selon son caractère. Socrate, sommé de parler à son tour, raconte une conversation qu’il avait eue jadis avec une femme de Mantinée nommée Diotime : artifice fort simple, et qui met Platon à l’aise ; car il a pu ainsi faire passer sans invraisemblance, par la bouche de Socrate, toutes les idées qu’il lui plaisait, même des idées auxquelles le fils de Sophroniscus n’avait certes songé de sa vie, et exhaler tout le souffle lyrique de son âme. Voici la conclusion du discours de la prétendue femme de Mantinée : « Le droit chemin de l’amour, qu’on y marche de soi-même ou qu’on y soit guidé par un autre, c’est de commencer par les beautés d’ici-bas, et de s’élever à la beauté suprême en passant successivement, pour ainsi dire, par tous les degrés de l’échelle. Ainsi, d’un seul beau corps à deux, de deux à tous les autres, des beaux corps aux belles occupations, des belles occupations aux belles sciences. Enfin, de science en science, on parvient à la science par excellence, qui n’est autre chose que la science du beau suprême… Supposons un homme qui contemplerait la beauté pure, simple, sans mélange, non chargée de chairs ni de couleurs humaines, ni de toutes les autres vanités périssables, la beauté divine en un mot, la beauté une et absolue. Penses-tu que ce lui serait une vie misérable d’avoir les regards tournés de ce côté, de contempler, de posséder un tel objet ? Ne crois-tu pas, au contraire, que cet homme, qui perçoit le beau par l’organe auquel le beau est perceptible, sera seul capable, ici-bas, d’engendrer, non pas des fantômes de vertu, puisqu’il ne s’attache pas à des fantômes, mais des vertus véritables, car c’est à la vérité qu’il s’attache ? Or, c’est à celui qui enfante et nourrit la véritable vertu qu’il appartient d’être aimé de Dieu ; et si quelque homme mérite d’être immortel, c’est lui entre tous. »

La fin du dialogue est consacrée presque tout entière au panégyrique de Socrate, au tableau de sa vie comme homme, comme citoyen, comme soldat, comme instituteur de la jeunesse. Rien ne saurait donner l’idée de cette admirable apologie, aussi piquante et originale dans la forme, que satisfaisante et complète au fond. C’est Alcibiade qui s’est chargé de tracer le portrait de son maître. Il vient d’entrer dans la salle du festin avec quelques joyeux compagnons, dans l’équipage d’un homme qui a déjà fait bombance. Il est ivre ; et il débite, avec la verve et la vérité du vin, tout ce qu’il sait de Socrate, tout ce qu’il a vu de lui, tout ce qu’il a contre lui sur le cœur. Je ne puis mieux faire que de citer quelques traits du début de sa bouffonne et sérieuse harangue : « Je soutiens que Socrate ressemble tout à fait à ces Silènes qu’on voit exposés dans les ateliers des statuaires, et que les artistes représentent avec des pipeaux ou une flûte à la main : séparez les deux pièces dont ces Silènes se composent, et vous verrez dedans la figure sainte de quelque divinité. Je soutiens ensuite qu’il ressemble au satyre Marsyas. Quant à l’extérieur, toi-même, Socrate, tu ne pourrais contester l’exactitude de mes comparaisons ; et quant au reste, elles ne sont pas moins justes : en voici la preuve. Es-tu, oui ou non, un railleur effronté ? Si tu le nies, je produirai des témoins. N’es-tu pas aussi un joueur de flûte, et bien plus merveilleux que Marsyas ? Il charmait les hommes par la puissance des sons que sa bouche tirait des instruments… La seule différence qu’il y ait entre toi et lui, c’est que, sans instruments, et simplement avec tes discours, tu produis les mêmes effets. » Suit le tableau des prestiges de cet homme divin, et le récit de ses relations avec Alcibiade à Athènes, à l’expédition militaire de Potidée, à la déroute de Délium. Puis le harangueur revient à sa première idée, et il compare non plus Socrate, mais les discours de Socrate, aux Silènes qui s’ouvrent : « Malgré le désir qu’on a d’entendre parler Socrate, ce qu’il dit paraît, au premier abord, parfaitement grotesque. Les mots et les expressions qui revêtent extérieurement sa pensée sont comme la peau d’un outrageux satyre. Il vous parle d’ânes bâtés, de forgerons, de cordonniers, de corroyeurs, et on le voit disant toujours les mêmes choses dans les mêmes termes ; de sorte qu’il n’est pas d’ignorant ni de sot qui ne soit prêt à se moquer de ses paroles. Mais qu’on ouvre ses discours, qu’on pénètre à l’intérieur, et l’on trouvera d’abord qu’eux seuls ont du sens, ensuite qu’ils sont tout divins, et qu’ils renferment en foule de saintes images de vertu, et presque tous les principes, je me trompe, tous les principes où doit fixer ses regards quiconque aspire à devenir homme de bien. » Il est impossible, on en conviendra, de caractériser d’une manière plus frappante et l’éloquence populaire de Socrate, et la tendance tout à la fois pratique et élevée de ses doctrines.


La République et les Lois.


Les dialogues qui forment les dix livres de la République et les douze livres des Lois sont essentiellement expositifs et didactiques. Ils ne pouvaient donc avoir toutes ces qualités dramatiques que nous admirons dans la plupart des autres. Mais ce désavantage y est bien compensé par la richesse des développements oratoires. C’est là aussi que Platon s’est donné ses coudées franches, et qu’il a été le plus complètement lui-même. Ce ne sont plus seulement les conversations de Socrate plus ou moins idéalisées ; ce sont, peu s’en faut, les leçons de Platon dans l’Académie. Socrate est encore le principal interlocuteur de la République ; mais, tout en conservant sa physionomie connue, il s’est transformé jusqu’à un certain point, et ses discours ont pris, en général, une ampleur et une majesté inaccoutumées. Dans les Lois, il n’est pas même question de Socrate. L’étranger athénien qui a le premier rôle, c’est Platon lui-même, avec toute la gravité, toute la grâce noble, toute la majestueuse sérénité de son caractère. Aussi ces deux grandes compositions sont-elles remplies de morceaux magnifiques, et d’un ordre un peu différent, par la forme au moins, de tout ce qu’on rencontre dans les autres dialogues. La République particulièrement, que Platon a portée à toute la perfection où il la voulait laisser, est comme une sorte de musée, où les yeux sont charmés de tous côtés par de merveilleux tableaux. Je n’en détacherai qu’un seul, mais le plus extraordinaire peut-être, celui que les Pères de l’Église ont si souvent rappelé, et qui semble comme une prophétie du christianisme. C’est le portrait idéal du méchant et de l’homme de bien :

« Il faut d’abord que l’homme injuste se conduise comme font les artistes habiles. Ainsi un bon pilote, un bon médecin, voit clairement jusqu’où son art peut aller, ce qui est possible ou impossible : il tente l’un, il abandonne l’autre ; puis, s’il a fait par hasard quelque faute, il sait adroitement la réparer. Il faut de même que l’homme injuste conduise ses injustices avec assez d’adresse pour n’être pas découvert, puisqu’il doit être injuste par excellence ; et celui qui se laisse surprendre en défaut doit passer pour malhabile. Car l’injustice suprême, c’est de paraître juste sans l’être. Donnons donc à l’homme parfaitement injuste l’injustice parfaite. Ne lui ôtons rien de ses ressources. Permettons-lui, tout en commettant les plus grands crimes, de se faire la réputation du plus juste des hommes. S’il vient par hasard à broncher, qu’il sache se relever aussitôt. Qu’il soit assez éloquent pour persuader son innocence à ses juges, si jamais on l’accuse de quelqu’un de ces crimes ; assez courageux, assez puissant par lui-même, par les amis qu’il s’est faits, par la richesse qu’il a acquise, pour emporter de force ce qu’il ne pourra obtenir que par la force.

« En présence de cet homme ainsi doué, plaçons, par le discours, l’homme juste, c’est-à-dire un homme simple, généreux, et qui veut, selon l’expression d’Eschyle, non point paraître vertueux mais l’être. Il faut donc lui ravir la réputation d’honnête homme. Car, s’il passe pour tel, ce renom lui vaudra honneurs et récompenses ; et l’on ne distinguera plus s’il est vertueux par amour de la justice même, ou seulement des honneurs et des biens qu’il en tire. En un mot, dépouillons-le de tout hormis de la justice, et faisons-en l’opposé complet de notre méchant. Que, sans commettre d’injustice, il passe pour le plus scélérat des hommes, afin que sa vertu soit mise à l’épreuve. Que rien ne le fasse fléchir, ni l’infamie, ni les mauvais traitements ; mais qu’il demeure inébranlable jusqu’à la mort, ayant toute sa vie le renom d’homme injuste, et juste pourtant. Voilà donc deux hommes parvenus au degré suprême, l’un de la justice, l’autre de l’injustice : jugez maintenant lequel est le plus heureux. » Un peu plus loin, Platon complète ainsi le dernier portrait : « Ce juste, tel que je l’ai dépeint, on le fouettera, on le mettra à la torture, on le chargera de chaînes, on lui brûlera les deux yeux ; enfin, après qu’il aura enduré mille maux, on l’attachera sur une croix, et on lui fera sentir qu’il ne faut pas s’embarrasser d’être juste, mais de le paraître. »

Platon, dans le Gorgias, avait posé d’une main ferme et sévère les principes de cette austère et sublime morale. Quel malheur qu’il ait construit pour des demi-dieux, et non pour des êtres humains, sa cité imaginaire, et qu’il ait mêlé aux vérités les plus hautes et les plus fécondes de graves et funestes erreurs ! Sans doute Platon a réduit, dans les Lois, l’idéal de l’État à des proportions moins fantastiques et plus réalisables en ce monde, et il s’y est montré plus constamment fidèle à ses propres principes ; mais je ne puis m’empêcher de regretter que le plus grand des moralistes et des politiques ait mérité une fois d’être nommé le plus grand des utopistes.


Diversité infinie de l’œuvre de Platon.


Je n’ai rien dit des mythes de Platon, de ces récits allégoriques où le philosophe a su rendre sensible aux yeux ce qui échappait aux prises mêmes de sa dialectique subtile : vérités de sentiment, rêveries, probabilités, surtout les merveilles du monde intelligible. Je n’ai pas parlé des préambules de quelques dialogues, de ceux du Phèdre par exemple et de la République, qui sont des modèles du genre, jusqu’à présent incomparables. J’ai oublié de mentionner ces histoires ou ces contes, que Platon contait si bien, tels que le récit de l’invention des caractères d’écriture, ou celui des aventures de Gygès. Après avoir consacré tant de pages à Platon, je m’aperçois que j’aurais encore presque tout à dire ; et pourtant je suis contraint de m’arrêter. Je devrais montrer Platon établissant, dès ses débuts, les principes éternels et immuables de l’esthétique, comme on la nomme, en même temps que ceux de la morale, et préludant par les brillantes images du Phèdre aux images sublimes du Banquet. Je devrais le montrer, dans l’Ion, définissant l’indéfinissable, et donnant à qui veut une claire idée de l’essence même de la poésie ; dans le Ménexène, traçant après tant d’autres le panégyrique de sa patrie, avec une éloquence digne de Périclès, qu’il fait parler, et digne de lui-même : le Ménexène est un modèle d’oraison funèbre que Platon a voulu présenter aux sophistes et aux orateurs qui avaient si souvent profané, depuis Gorgias, la noble fonction de payer à des braves un dernier tribut d’affection et de reconnaissance. J’aurais enfin à analyser une foule de chefs-d’œuvre dont je n’ai pas même prononcé les noms : le Premier Alcibiade, ou de la nature humaine ; le Criton, fameux par la prosopopée des Lois, qui rappellent à Socrate ses devoirs de citoyen ; le Critias, ou la description de cette Atlantide jadis rêvée par Solon ; le Grand Hippias, ou la réfutation des fausses théories du beau, etc. Et, au bout de ce long travail, il me restait encore à chercher et comment les doctrines littéraires de Platon forment avec sa morale un tout indissoluble, et comment Platon est tout entier, je dis le philosophe, dans la théorie des idées. Mais je me bornerai à citer ce passage de l’Orateur, où Cicéron a résumé, avec tant de netteté et un si rare bonheur d’expressions, tout ce qu’il m’importe de rappeler ici, tout ce qui a le plus directement rapport à l’objet que nous avons en vue :

« J’émets d’abord en fait qu’il n’y a rien de si beau, dans aucun genre, qui ne soit inférieur en beauté à cette autre chose dont il reproduit les traits, à cet original que ne peuvent percevoir ni les yeux, ni les oreilles, ni aucun sens, et que seules embrassent la pensée et l’intelligence. Ainsi nous pouvons imaginer des œuvres plus belles même que les statues de Phidias, qui sont ce qu’on voit de plus parfait en ce genre… Et quand cet artiste façonnait la figure de Jupiter ou de Minerve, il n’avait pas sous ses yeux un modèle vivant dont il tirât la ressemblance ; mais il y avait dans son esprit une image incomparable de beauté, qu’il voyait, qui fixait son attention, dont son art et sa main cherchaient à saisir les traits. De même donc que dans les formes et les figures, il y a aussi, pour les objets qui ne tombent pas d’eux-mêmes sous les yeux, quelque chose de parfait et d’excellent, dont l’image intelligible sert de modèle à nos imitations : ainsi nous voyons par l’esprit l’image de la parfaite éloquence ; nous en cherchons la copie par les oreilles. Ces formes des choses, Platon les appelle idées… Il dit qu’elles ne naissent point, qu’elles sont de tout temps, et qu’elles sont contenues dans la raison et l’intelligence. Toutes les autres choses, selon lui, naissent, périssent, s’écoulent, disparaissent, et ne restent pas longtemps dans un seul et même état. Par conséquent, tout objet dont on veut disputer avec méthode doit toujours être ramené à la forme suprême, au type du genre dont il fait partie. »


Style de Platon.


Entre tant de formules dont on s’est servi pour faire comprendre ce qu’est le style de Platon, la moins imparfaite est celle de Quintilien, qui laisse pourtant en dehors quelques-uns des plus magnifiques côtés de ce prodigieux écrivain : « De tous les philosophes, dit-il, dont M. Tullius avoue avoir tiré le plus de parti pour l’éloquence, peut-on douter que Platon ne soit le premier, soit par la finesse de la discussion, soit par une faculté d’élocution divine et homérique ? car il s’élève beaucoup au-dessus du style de la prose… Aussi me semble-t-il inspiré non pas d’un esprit humain, mais d’un esprit comme celui qui parlait à Delphes par la voix des oracles. » Notez qu’il n’y a rien, dans les paroles de Quintilien, qui fasse soupçonner cette puissance dramatique que nous avons admirée, ni surtout cette veine comique, cette infinie variété de tons, toutes les qualités enfin par lesquelles Platon ne brillait pas moins peut-être que par la majesté épique et oratoire, ou par l’habileté à triompher dans la dispute. Je n’essayerai pas à mon tour une appréciation qui, pour être plus complète que les autres, risquerait toujours d’être fort défectueuse, à moins d’être développée à l’infini et de sortir des bornes étroites de cet ouvrage. À ceux pour qui Platon est l’inconnu, je ne dirai qu’un mot, mais expressif je crois, et qui leur donnera une idée à peu près suffisante de cet incomparable génie. Qu’ils imaginent un homme qui serait tout à la fois Pascal, Bossuet et Fénelon. Cet homme, ce n’est pas encore Platon écrivain ; mais Platon philosophe dépasserait ce colosse, et de cent coudées.