Histoire de la musique, 1884/1

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FIG. 1. — ORCHESTRE ÉGYPTIEN.

LIVRE PREMIER

L’ANTIQUITÉ


CHAPITRE PREMIER

L’ANCIEN ORIENT


Les Égyptiens. — Les Assyriens. — Les Hébreux.

En parcourant nos musées, en ouvrant ces splendides ouvrages qui font revivre sous nos yeux l’ancien Orient de l’Égypte et de l’Assyrie, de Thèbes, de Ninive et de Babylone, on est étonné de la place que tient la musique dans toutes ces nombreuses représentations. Chœurs de chanteurs, longues théories de danseuses, se balançant voluptueusement au son des magadis et des nables, marches triomphales dans lesquelles les rois sont représentés traînant derrière leurs chars les peuples vaincus, au son des tambours sonores et des harpes retentissantes, toutes ces grandes cérémonies du culte, toutes ces brillantes manifestations de la victoire chez ces nations qui furent les plus anciennes et les plus puissantes du vieux monde, se déroulent sur ces tableaux de pierre et partout la musique y joue un rôle important.

C’est un art à jamais perdu pour nous, mais qui dut être singulièrement florissant que celui dont il nous reste de tels vestiges. Il faut bien l’avouer, nous ne connaissons pour ainsi dire que l’extérieur musical de ces peuples. Nous savons, à n’en point douter, qu’ils avaient une musique d’un art fort avancé ; nous savons qu’ils l’employaient dans les fêtes religieuses, à la guerre et dans les repas ; nous savons qu’il se faisait force concerts de voix et d’instruments chez les particuliers, que ces peuples connaissaient les instruments à cordes, à vent et à percussion, les plus simples comme les plus compliqués. Mais arrêtons là notre science : pousser plus avant serait entrer dans le domaine de l’hypothèse.

Rappelons donc rapidement, avant de les décrire en détail, les principaux monuments sur lesquels nous trouvons des représentations musicales, et commençons par l’Égypte, car c’est elle qui renferme les plus riches trésors.

Thèbes, le tombeau de Ramsès iii (1250 avant J.-C.), l’intérieur des pyramides et les grottes d’El Berseh, avec les fresques, les sculptures, les papyrus, sont les monuments qui nous ont le mieux instruit sur la musique de ces peuples. Tantôt nous voyons pour tout orchestre un chanteur accompagné par des hommes et des femmes battant des mains, tantôt ce sont de nombreux et splendides instruments.
FIG. 2. — HARPISTE ÉGYPTIEN.
(Thèbes, époque de Ramsès iii.)

Les harpes se rencontrent le plus souvent sur les monuments. Les unes sont grandes et ornées de magnifiques décorations, d’autres sont petites et portatives, mais toutes de formes élégantes et armées d’un nombre très varié de cordes, depuis quatre jusqu’à vingt-deux.

On peut du reste distinguer trois genres de harpes. D’abord les grands instruments, comme la splendide harpe dont la figure a été trouvée par le voyageur Bruce, au siècle dernier, dans le tombeau de Ramsès iii (1250 environ avant J.-C.) (fig. 2).

L’instrument de Bruce a treize cordes et il est magnifiquement orné ; d’autres grandes harpes se trouvent encore sur les monuments, ayant dix ou douze cordes.

Dans la seconde espèce il faut ranger les harpes de petites dimensions ; les unes se jouaient posées sur les genoux ou sur un meuble, les autres étaient portées sur une sorte de pied. Le nombre de leurs cordes était des plus variés ; un instrument de ce genre, au musée du Louvre, paraît en avoir eu vingt et une. D’autres harpes, plus petites encore, ayant trois, quatre et cinq cordes, se portaient sur l’épaule droite.

Le troisième genre est celui du trigone ; il procède du même principe sonore que la harpe, dont il diffère seulement par sa forme qui est triangulaire.

Les Égyptiens connaissaient aussi les lyres qui furent si répandues en Grèce, mais les lyres égyptiennes, dont il reste des modèles aux musées de Leyde et de Berlin, étaient des espèces de harpes d’une forme lourde et sans élégance ; souvent les musiciens les tenaient verticalement devant eux ; elles avaient de six à douze cordes.

Enfin les instruments à cordes pincées, qui semblent avoir été l’apanage du moyen âge, comme le luth et la guitare, existaient déjà chez les Égyptiens, sous le nom de Tambourah et d’Eoud.
FIG. 3. — TAMBOURAH OU LUTH ÉGYPTIEN.
(Nécropole de Thèbes.)

Les figures de ces instruments sont nombreuses : le musicien tient le tambourah appuyé sur sa poitrine, pinçant de la main droite les cordes, qu’il presse de la gauche sur le manche. Le nombre de ces cordes paraît ne pas avoir dépassé quatre (fig. 3).

Si des instruments à cordes nous passons aux instruments à vent, nous rencontrerons une moins grande variété ; cependant les flûtes sont encore assez nombreuses. Les unes étaient fort longues et se jouaient de côté, d’autres étaient très courtes et fort aiguës. Quelquefois aussi on trouve des flûtes doubles. Les trompettes, de forme droite, étaient en bois et en cuivre (fig. 1).

Comme chez tous les peuples anciens, les instruments de percussion qui servent à marquer le rythme tenaient une place considérable chez les Égyptiens. Ils avaient des tambours de toutes sortes, des tambourins, des cymbales, des crotales et des sistres. Notez aussi que le claquement des mains accompagnait souvent et la danse et le chant.

Ils faisaient résonner leurs tambours, soit au moyen de baguettes, soit simplement en les frappant avec le poing. On a découvert à Thèbes en 1823, dans un tombeau, une sorte de gros tambour à baguettes, absolument semblable à celui dont les Arabes se servent encore sous le nom de Daraboukkeh. Les tambourins, ou tambours de petites dimensions, étaient aussi fort nombreux ; il y en avait de ronds et de carrés ; d’autres, très petits, étaient tenus de la main gauche, tandis que de la droite on les faisait retentir.

Les clochettes et les cymbales n’étaient pas non plus négligées, ainsi que les crotales ou sortes de castagnettes en bois ; mais l’instrument de percussion égyptien par excellence était le sistre. Le sistre, composé de baguettes de fer, rendues plus retentissantes au moyen de petits anneaux d’airain, était fort répandu et jouait un rôle important dans les sacrifices, ainsi que dans les fêtes publiques et privées (fig. 4).


FIG. 4. — SISTRE ÉGYPTIEN.
(Nécropole de Thèbes.)
Pour abréger, voici la liste des groupes d’instruments les plus curieux trouvés jusqu’à ce jour, sculptés ou peints sur les monuments égyptiens. Quelques-unes de ces représentations sont de véritables caricatures, qui ne manquent ni de piquant ni de fantaisie.

1o Deux harpes à six et sept cordes et une flûte.

2o Une harpe à douze cordes, deux tambourins, une femme frappant dans ses mains.

3o Une harpe à huit cordes, un tambourah, une flûte double.

4o Une harpe à huit cordes, deux tambourahs, une double flûte.

5o Une lyre à dix-huit cordes, une grande harpe à quatorze, une double flûte, une musicienne frappant des mains.

6o Une petite harpe à sept cordes, cinq musiciens frappant des mains, deux chanteurs. (Pyramide de Gizeh.)

7o Musique dans un sacrifice, une harpe à huit cordes, deux flûtes, un tambourah.

8o Deux prêtresses tenant des sistres.

9o Petite bande militaire, un tambour à mains, une trompette, des crotales.
FIG. 5. — CONCERT COMIQUE.
(Fragment de papyrus égyptien.)

10o Concert privé, composé d’une flûte double et de quatre musiciens battant des mains.

11o Trois tambourins dont deux carrés et un rond.

12o Crocodiles donnant un concert.

13o Autre concert d’animaux : un singe joue de la flûte double, un crocodile a un tambourah en bandoulière, un lion joue de la lyre, un âne de la harpe (fig 5).

14o Une grande fresque de la xviiie dynastie nous montre un concert avec danse des plus curieux ; l’orchestre se compose de deux trigones, d’une grande harpe, d’une lyre, d’une flûte double, d’un tambourah.

On le voit, les représentations sont nombreuses, et nous n’avons cité que les principales ; mais quelle musique exécutaient tous ces instruments ? C’est ce qu’il nous est impossible de dire, sans entrer dans l’hypothèse. L’Orient a peu changé depuis l’antiquité, malgré les mille révolutions dont il a été le théâtre ; plusieurs des instruments que nous avons cités sont encore les mêmes aujourd’hui qu’autrefois ; qu’on nous permette donc de citer un poétique tableau tracé par un historien moderne, qui a pour ainsi dire entendu chanter l’Égypte et qui aurait su comprendre le langage de la statue de Memmon, saluant d’un murmure musical le lever du soleil.

« … La multiplicité des notes, qui est encore la caractéristique de la musique actuellement préférée sur les bords du Nil, exclut la possibilité des effets puissants et donne avec exactitude, si l’effet en est prolongé, l’impression des murmures harmoniques naturels dont les Égyptiens jouissaient. Ces harmonies, très nettement perceptibles, sont l’œuvre du soleil et des eaux. Le matin, dès que les premiers rayons réchauffent la terre d’Égypte, tout imprégnée de l’abondante rosée de la nuit, l’humidité se vaporise rapidement, les myriades de petites pierres, les grands blocs, les hauts rochers, vibrent de toute part, et c’est, dans le grand silence d’une aube blanche, comme un cantique. Dans les vallées profondes, cette harmonie devient très puissante ; elle prend le cœur. Pendant le jour, c’est la plainte des palmes interminable, la brise venant du Nord ; la nuit, c’est le concert des bestioles, intense, plein de notes aiguës, mais qu’enveloppe le bruit lent et grave du fleuve battant les rives[1]. »

Si des bords du Nil nous passons au Tigre et à l’Euphrate, à Ninive et à Babylone, nous voyons que les Assyriens étaient aussi riches en instruments et en représentations musicales que les peuples de l’Égypte.

Les instruments nombreux qui sont représentés sur les bas-reliefs assyriens sont loin d’avoir l’élégance et la richesse de l’art égyptien, tout en étant pour la plupart moins anciens, car ils ne datent que de dix siècles avant J.-C. ; mais ils leur ressemblent et paraissent provenir de la même origine.
FIG. 6. HARPE ASSYRIENNE.

Les harpes, sur lesquelles on peut distinguer les cordes et les chevilles qui les tiennent, ont en général un plus grand nombre de cordes que les harpes égyptiennes ; mais leurs espèces sont moins variées (fig. 6).

Le trigone est représenté chez les Assyriens par un instrument assez compliqué appelé asor ou nable ; cet instrument est venu jusqu’à nous sous la forme du tym panon des tziganes. Il possédait neuf cordes tendues sur une sorte de cadre, ou corps sonore, en bois, placé horizontalement devant le musicien, qui faisait résonner les cordes en les frappant avec deux petits marteaux (fig. 7).

FIG. 7. ASOR ASSYRIEN.
FIG. 8. FLÛTE DOUBLE ASSYRIENNE.

Ainsi que les Égyptiens, les Assyriens connurent le tambourah, ou sorte de guitare à cordes pincées. À Suse, une image d’Astarté ou de Mélitta, déesse assyrienne de la musique, nous montre un instrument de ce genre.

Les instruments à vent sont représentés par les flûtes et les doubles flûtes, mais celles-ci diffèrent des flûtes égyptiennes en ce qu’elles sont beaucoup moins longues (fig. 8).

Le tambourin, deux petits tambours ou timbales qui se frappent avec les mains, et dont les Persans font encore usage, un tambour allongé, des cymbales ; tels sont les instruments de percussion trouvés à Ninive et à Kouyunjik (fig. 9 et 10).

Une courte liste permettra de passer en revue d’un seul coup d’œil les représentations les plus intéressantes, découvertes dans les ruines de Ninive et de Babylone.

  1. Sept harpes, un asor, une flûte double, un chœur d’enfants.
  2. Harpe et tambourah, à Kouyunjik.
  3. Lyre, harpe et flûte double, à Kouyunjik.
  4. Deux asors, à Nimroud et à Kouyunjik.
  5. Un asor et un tambour, à Nimroud.
  6. Quatre asors, à Kouyunjik.
  7. Deux lyres et un tambourin, à Kouyunjik.
  8. Trois lyres.

Pour avoir quelques notions sur la musique des Assyriens et des Égyptiens, dont il ne reste pas de trace de musique écrite, nous avons dû nous contenter des représentations figurées ; mais nous n’avons même plus cette ressource avec les Hébreux. Ils n’ont laissé aucun monument vraiment authentique de leur art musical, et cependant ils ont bien souvent parlé de la musique dans leurs livres sacrés.

Il est regrettable qu’un peuple qui a possédé une si belle littérature, un peuple si admirablement doué sous le rapport de la poésie et de l’imagination, n’ait rien pu nous léguer de sa musique. Cependant cet art n’a pas été négligé par le peuple d’Israël, qui lui a donné dans ses cérémonies publiques et dans sa vie privée une importance capitale. Combien nous serions
FIG. 9. — TAMBOUR ASSYRIEN.
désireux de savoir quelle fut la musique qui accompagnait ces chants sublimes ! Mais, je l’ai dit, les monuments nous manquent, qui pourraient la représenter, et nous en sommes réduits à fouiller les livres saints, retournant, torturant, pour ainsi dire, chacune de leurs expressions, nous fatiguant en efforts infructueux pour soulever le voile épais du passé.


FIG. 10. — CYMBALES ASSYRIENNES.
En effet, à chacune de ses pages, la Bible mentionne la musique. Je laisse de côté les faits fabuleux, et Tubal et Jubal, inventant les instruments, et le cantique de Moïse, chanté après le passage de la mer Rouge. Une fois les douze tribus établies en Palestine, on les voit faire grand usage de la musique, lui donner large place dans le culte et même dans le gouvernement. Elle fit des progrès rapides sous l’administration des Juges, et Samuel, le dernier et le plus vénéré d’entre eux, établit à Ramah une école de prophètes et de musiciens. Ce fut là que se réfugia un jour David, pour échapper aux persécutions de Saül.

Lorsque David monta sur le trône, on sait quelle exaltation lyrique l’inspira ; le peuple la partagea, et de ce jour la musique eut place dans toutes les grandes manifestations politiques et religieuses. David projetait de faire construire un temple digne de contenir l’arche sainte ; il organisait en même temps un service musical considérable, fait à tour de rôle par un corps de quatre mille chanteurs et musiciens. Deux cent quatre-vingt-huit furent choisis par lui pour instruire les autres et leur enseigner la pratique du chant. Parmi ces maîtres, trois sont devenus particulièrement célèbres, Asaph, Eman, Edouthun, auxquels on en adjoint un quatrième, Ethan. Cette troupe avait été choisie parmi les enfants de Lévi et elle était sous les ordres d’un chef suprême, Hananyah, qui ne relevait que du roi.

Le service divin était fait, dans les circonstances ordinaires, par douze chanteurs et douze instrumentistes, dont neuf harpistes, deux joueurs de cithare et un de cymbales. Le nombre des musiciens était proportionné à l’importance de la fête. D’après un texte du Talmud, les voix féminines ne devaient pas se faire entendre dans le sanctuaire ; au temple, les femmes étaient remplacées par de jeunes lévites ; mais elles faisaient leurs dévotions entre elles, sous la conduite d’une coryphée. Des chanteuses étaient attachées à la cour du roi et employées dans les réjouissances publiques, dans les festins et dans les cérémonies funèbres.

Après le schisme qui suivit la mort de Salomon, la musique du temple perdit de sa splendeur. En 721, le royaume d’Israël était envahi par Salmanasar, et dix tribus emmenées en esclavage ; deux siècles plus tard, le même coup frappait la Judée ; le temple était pris et détruit par Nebucadnetsar. On sait dans quels chants sublimes les Hébreux captifs exhalèrent leurs plaintes, mais on sait aussi « qu’ils suspendirent leurs harpes aux saules de la rive sur le fleuve de Babylone ». L’historien avide de précision n’a plus pour tout renseignement que quelques noms d’instruments cités par Daniel lorsqu’il raconte comment le roi voulut forcer les juifs à adorer l’idole d’or, et encore ces noms d’instruments appartiennent-ils à la langue des vainqueurs. C’est par ce passage du livre de Daniel que nous connaissons les noms des instruments assyriens. Voici ces versets : « Un héraut cria à haute voix, voici ce que l’on vous ordonne, peuples, nations, hommes de toutes langues ! Au moment où vous entendrez le son de la trompette, du chalumeau, du tambourah, de la sambuque, du psaltérion, de la cornemuse et de toutes sortes d’instruments de musique, vous vous prosternerez et vous adorerez la statue d’or qu’a élevée le roi Nebucadnetsar. »

On a dressé de nombreuses listes d’instruments hébreux. En torturant les textes on est arrivé à les rendre riches, mais elles ne diffèrent pas beaucoup de celles des Égyptiens et des Assyriens. Parmi les plus célèbres instruments, il faut compter le kinnor, qui semble avoir été la harpe, le nebel, l’asor (psaltérion), l’ugab (cornemuse), le schofar, corne ou trompette sacrée, encore employée dans les synagogues, le hatsotserah, sorte de trompette dont on n’a pu définir ni le genre ni le timbre, ainsi que le tzeltzelem metzillut, le keren, le psantir, etc. Dans le petit nombre des monuments juifs, on a conservé quelques médailles de Simon Nasi et de Simon Bar-Cockab, frappées à l’époque de la révolte des juifs sous Adrien ; ces médailles représentent des lyres évidemment grecques, mais une autre médaille du même Simon, portant deux trompettes, a un caractère hébraïque plus marqué.

Voilà donc, en résumé, tout ce que nous donnent les textes et les monuments sur l’art musical juif ; dans tout cela, rien ne nous est resté de la musique proprement dite, ni un signe ni une note. Cependant, si l’on songe à la prodigieuse ténacité de ce peuple qui a vécu de par le monde pendant près de vingt siècles sans se mêler aux autres nations, sans perdre son idiome et ses traditions, on est autorisé à penser que, malgré les transformations qu’elles ont pu subir, les mélodies qui se chantent encore dans les synagogues des différents rites, et dont quelques-unes sont fort belles, doivent avoir conservé quelque chose des anciens chants du temple, comme un parfum de la Judée. Si mélangé que soit l’alliage, il y est peut-être resté un peu de pur et vieux métal.


Chappel. The history of music, in-8o, 1874.
Engel. The music by the most ancient peoples. Londres, in-8o, 1864.
Fétis. Histoire de la Musique, t. 1er. Lepsius. Denkmäler aus Ægypten und Æthiopen. 12 vol. Grand in-folio.
Naumbourg. Zemiroth Israël, recueil de chants israélites, in-4o. 1876.
Prisse d’Avennes. Histoire de l’art égyptien d’après les monuments. Grand in-folio.



CHAPITRE ii

LES GRECS

La musique grecque : théoriciens, philosophes et commentateurs. — Les origines fabuleuses : la lyre et la flûte, Apollon et Marsyas ; la lyre et la cithare, Apollon et Mercure. — Système musical des Grecs : les tons et les modes, les rythmes, la notation. — Les chants grecs : l’ethos et le caractère des mélodies, l’harmonie, la philosophie musicale. — Les instruments de musique : les lyres, les flûtes, les trompettes, la percussion. — Les chants Nomiques et les chœurs : le Péan, le Dithyrambe, les fêtes, les jeux ou concours. — Le théâtre : la tragédie, la comédie, les concerts privés. — Les musiciens : poètes, virtuoses, aulètes et citharèdes, chanteurs. — Résumé.

« Les Grecs ont été les plus admirables artistes du monde : grands sculpteurs, architectes de génie, poètes sublimes, ils ont dû nécessairement être aussi de grands musiciens. » Pour être spécieux, ce raisonnement n’en est pas moins assez facile à réfuter. Avec leur admirable goût, avec un sentiment inné de la grande symétrie qui relie tous les arts, les Grecs avaient bien deviné la puissance et la beauté de la musique, ou pour mieux dire des arts de la musique, car ils comprenaient dans la même trilogie la poésie, la musique et la danse ; donc ils connaissaient et pratiquaient une musique, mais non point la musique, dans le sens absolu que nous donnons à ce mot.

Notre musique est d’essence toute moderne ; elle paraît être un de ces monuments qui se sont élevés sur les ruines du monde antique, à la suite des invasions barbares. Il manquait à l’art musical des Grecs quelques-unes des conditions qui font que notre musique moderne est musique. La suite de ce récit démontrera qu’en dehors du rythme et de la mélodie, que les Grecs ont certainement possédés, il est d’autres formes musicales qu’ils n’ont point connues, dont ils n’ont point eu l’idée, si haute qu’ait été leur esthétique, par la raison bien simple qu’il leur était impossible de l’avoir. Mais leur architecture, mais leur sculpture, mais leur poésie ? J’entends bien ; mais encore un coup, ce raisonnement n’est que spécieux. Les xve et xvie siècles ne comptent-ils pas parmi les grandes époques de l’art ? N’y admire-t-on point des peintres, comme Raphaël, des sculpteurs comme Michel-Ange ? Par conséquent, les mêmes siècles auraient dû produire en même temps un Glück, un Mozart, un Beethoven, un Weber ; il n’en est rien. Si grand que soit le plus grand des musiciens de cette époque, il ne peut être comparé à ceux que nous venons de nommer. Que les Grecs aient chanté, cela est incontestable ; qu’ils aient bien chanté, il faut le croire, puisqu’ils le disent ; mais, de ce qu’ils ont élevé le Parthénon, de ce qu’ils ont taillé dans le marbre la Vénus de Milo, de ce qu’ils nous font encore pleurer sur les malheurs d’Œdipe, il ne s’ensuit pas que leur musique ait égalé leur architecture, leur sculpture ou leur poésie. De notre temps, un siècle à peine a suffi pour faire naître Alceste, de Glück ; Don Juan, de Mozart ; la symphonie en ut mineur de Beethoven ; Freyschutz, de Weber ; Guillaume Tell, de Rossini ; les Huguenots de Meyerbeer ; Lohengrin, ou l’Anneau des Niebelungen, de Wagner ; que sais-je encore ! Dans le même temps les peintres nous donnaient-ils les loges de Raphaël, les sculpteurs le Moïse ou le Pensieroso de Michel-Ange, les poètes le Polyeucte de Corneille ?

Ce que nous savons des Grecs nous vient de deux sources. Ce sont d’abord les traités théoriques et philosophiques qu’ils nous ont laissés et trois hymnes d’une époque de décadence, plus quelques notes de cithare. Puis, à partir du xvie siècle de notre ère, des commentateurs sont venus en grand nombre, ingénieux et savants, qui, grâce à bien des hypothèses, ont fini par découvrir quelques vérités.

Telles sont les sources auxquelles nous puisons aujourd’hui notre connaissance de l’art grec ; mais, vue dans son ensemble, son histoire primitive a suivi tout naturellement les péripéties des diverses invasions, venues de tous côtés, et à la suite desquelles la presqu’île hellénique s’est peuplée.

Ces nombreuses évolutions prirent dans la vive imagination des Grecs la forme saisissable et poétique de fables ou de mythes : aussi est-ce presque toujours par un instrument que l’on peut symboliser, pour ainsi dire, chacune des grandes luttes des peuples qui ont contribué à former la musique grecque. Les plus anciens mythes nous montrent la flûte phrygienne et lydienne luttant contre la lyre dorienne. On voit l’apollonique Orphée déchiré par les Ménades de Dionysios ; Apollon le venge cruellement sur Marsyas, mais force reste cependant à ce dernier ; en résumé, malgré la défaite de la flûte, la lyre partage avec elle l’empire de la musique, Midas avait bien jugé sans le savoir.

À peine cette première bataille était-elle terminée d’un accord commun, qu’une autre commençait. Les Doriens descendaient des montagnes de Thrace : au sud de la Grèce, ils rencontraient des populations venues d’Égypte et de Phénicie ; Apollon, dieu de la lyre simple, dut lutter contre Mercure, qui portait la cithare aux nombreuses cordes. Combien de siècles dura la lutte ? Nul ne le sait. Sur bien des monuments, on voit Apollon disputer à Mercure le trépied de Delphes ; on sait que là il resta vainqueur, mais il n’en fut pas de même pour l’empire de la musique, et le dénouement de la grande dispute de la lyre et de la cithare, si souvent représentée, fut que le dieu du soleil dut partager encore avec son rival. La lyre, la flûte et la cithare, Apollon, Bacchus et Mercure, tels sont les grands symboles de l’histoire musicale primitive de la Grèce (fig.11).

Tout ce symbolisme est assez poétique ; mais si de l’aimable fable nous passons à la sévère réalité, c’est-à-dire à la technique de la musique grecque, nous nous trouverons en face de questions bien grosses pour un livre du genre de celui-ci ; aussi bien, devons-nous nous contenter de quelques définitions et d’un résumé plus que sommaire et, par conséquent, bien incomplet.

Les Grecs prenaient pour base l’étendue générale de la voix humaine, c’est-à-dire à peu près vingt-quatre sons, car cette étendue a varié souvent. Ils divisaient d’abord théoriquement cette étendue en fractions de huit sons ou octaves qui, comme dit Aristoxène, comprenaient toute la musique ; puis, reprenant l’échelle générale, ils la subdivisaient dans la pratique en petites fractions de quatre sons ou tétracordes. L’ensemble des tétracordes s’appelait Téleusis ; ce mot représentait ainsi le système musical des Grecs.


FIG.11. — DISPUTE DE LA LYRE.
La nomenclature musicale des Grecs était, en réalité, des plus compliquées ; ils n’avaient pas comme nous des syllabes pour nommer les notes. Dans la pratique, ils se servaient des lettres, et dans la théorie ils désignaient les notes par la place qu’elles occupaient dans un tétracorde. Chaque tétracorde avait son nom : hypaton signifiait grave ; meson, celui du milieu ; diezeugmenon, conjoint ; hyperboleon, aigu. Dans chacun, le nom de la note rappelait le tétracorde auquel elle appartenait : proslambanomenos (ajouté) indiquait celle du point de départ ; hypathypatos, par exemple, la note grave du tétracorde grave ; mese, celle du milieu de toute l’échelle ; nète, la note aiguë ; paranète, celle qui était le plus près de la plus aiguë ; lichanos, qui signifiait index, voulait dire que cette note était celle que l’on touchait avec l’index dans la lyre, etc.

Les Grecs connaissaient tous les intervalles que nous possédons, c’est-à-dire le ton, le demi-ton et même le quart de ton. Le ton donnait naissance au système diatonique, le demi-ton au système chromatique, le quart de ton au système enharmonique.

Les différentes gammes fermaient les modes et chacun de ces modes avait une origine qui se rattachait au nom d’un musicien célèbre, le plus souvent fabuleux. Le Dorien était attribué à Polymneste de Thrace, l’Ionien à Pitherme de Milet, l’Éolien à Lasos d’Hermione, les modes Lydien et Phrygien aux divinités et aux poètes de la Grèce asiatique qui avaient lutté contre Apollon, c’est-à-dire à Hyagnis, à Marsyas, à Cybèle, à Olympe. Parmi les modes secondaires et composés, il en était un qui fut célèbre, le mixolydien, ton compliqué et relativement récent, qui a été attribué à Sapho et à Pythoclide. La musique du moyen âge a conservé surtout le dorien, le phrygien et le mixolydien, mais avec de profondes altérations, et aujourd’hui encore ce sont ces modes qui se rapprochent le plus de nos tons modernes.

Nous avons dit que la musique se composait de deux parties essentielles, le son et le rythme ; on pourrait dire que le son est la matière et le rythme l’esprit de la musique ; mais, malgré toutes les évolutions de notre art, c’est le rythme qui a subi le moins de changements.

La symétrie est au rythme ce que le chant est au son musical ; elle n’est autre chose que la combinaison des mesures, comme le chant est la combinaison des sons ; seulement le rythme peut exister sans le chant, et il n’est pas de chant qui ne possède un rythme quelconque. Pour retrouver la symétrie rythmique des anciens à défaut de mélodies, on a eu l’idée de mouler la rythmique musicale sur la prosodie des vers grecs.

Le moyen était ingénieux et a donné de bons résultats. Cependant il est prudent de ne pas pousser jusqu’à ses dernières conséquences ce système et de ne pas confondre tout à fait le mètre poétique avec le rythme musical. En exagérant un principe juste, on en arriverait à vouloir refaire l’histoire de la musique avec les chœurs d’Athalie ou des poèmes d’opéras.

C’est par la notation que le son et le rythme sont représentés à l’œil et à l’esprit. Les Grecs sont les plus anciens peuples, si l’on en excepte les Hindous et les Chinois, qui nous aient laissé une écriture musicale. Nous savons, à peu de choses près du moins, comment les Grecs écrivaient leur musique, et cela à deux époques différentes. Ils possédaient deux notations, l’une pour le chant, l’autre pour la musique instrumentale ; mais toutes deux étaient basées sur le même principe, c’est-à-dire que l’on employait les lettres de l’alphabet, soit entières, soit tronquées, soit retournées. Dans la plus ancienne écriture, les sons étaient représentés par des combinaisons de lettres, les unes simples, les autres doubles (fig. 12) : [Partition à transcrire]

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FIG. 12.

C’est dans Alypius, dans Bacchius le Vieux, dans un manuscrit anonyme, contenant des exemples, malheureusement trop peu nombreux de musique instrumentale, et dans trois hymnes, que l’on retrouve des traces de la double notation grecque, dite nouvelle, pour voix et pour instruments. Ici encore ce sont des lettres de l’alphabet qui servent de signes ; mais pour suppléer à leur insuffisance et afin de les distinguer les unes des autres, on les employait droites, debout, couchées ou renversées. Les lettres droites dominaient dans la notation destinée aux voix, les lettres couchées ou renversées étaient plus spécialement employées pour la notation instrumentale (fig. 13) :

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FIG. 13.

Pour exprimer tous les sons de l’échelle musicale, en comptant la musique instrumentale et la musique vocale, il fallait employer au moins cent trente-huit signes ; ajoutez à cela ceux qui servaient à indiquer la durée de ces notes et les silences, et vous verrez que le nombre des lettres de la notation grecque devait s’élever théoriquement à plus de cent cinquante. Aristoxène avait raison de dire que la science de la musique était tout entière dans la notation. G’est à Polymneste de Colophon que l’on attribue l’invention de la notation grecque, vers 640, mais n’ajoutons pas plus de foi qu’il ne convient à cette attribution, puisque Pythagore est aussi regardé comme un des inventeurs de la notation par lettres.

Les signes de valeur indiquant la durée des sons ou les silences et complétant la notation étaient ceux-ci (fig. 14) : [ image manquante ]
FIG. 14.


Tel est le système de notation exposé par Aristoxène, vers 320 avant J.-C. et par Alypius. Il est ingénieux et assez complet, mais il manque de simplicité. Nous verrons, du reste, en donnant un fac-similé des courts fragments de musique grecque qui nous sont restés, que, dans la pratique, cette écriture s’éloignait sensiblement de la notation théorique (fig. 15).

FIG. 15 ― FRAGMENT DE L’HYMNE À LA MUSE CALLIOPE
(Ms. de la Bibliothèque nationale.)

Jusqu’ici nous ne nous sommes occupés que de la théorie ; mais en passant à la pratique, c’est-à-dire au chant et à la mélodie, nous sommes dans une situation assez analogue à celle ou seraient dans vingt siècles nos descendants, si tout à coup les œuvres musicales des maîtres disparaissaient, et s’il ne restait de nous que quelques traités théoriques, avec de rares exemples, plus une quarantaine de lignes de musique à peu près.

Ce que nous avons encore de musique antique consiste en trois chants hymniques, l’un à Calliope, l’autre à Apollon, le troisième à Némésis. Ces trois chants sont attribués à Mésomède, un musicien de décadence du 2e siècle après J.-C. Il nous faut citer aussi les trois premiers vers de la première pythique de Pindare, publiés par Kircher dans sa Musurgia, et dont la musique est attribuée au grand poète thébain ; mais l’authenticité de cette ode est fort discutée. Nous devons ajouter les deux inscriptions musicales trouvées à Delphes en 1893 et 1894, sous la direction de M. Homolle.

Le rythme et le mode constituaient ce que l’on appelait l’Éthos d’une mélodie, c’est-à-dire son caractère. Suivant l’emploi que l’on en faisait ou les sentiments qu’elle inspirait, la mélodie pouvait être tragique, comique, dithyrambique, érotique, encosmatique (élogieuse), systaltique (inspirant des sentiments de tristesse), hésychastique {tranquille), diastaltique (excitante et héroïque). Elle changeait de caractère, c’est-à-dire de rythme ou de mode, au moyen de la métabole. La métabole a pour analogue, dans la musique moderne, les modulations et les changements de rythme. C’est au poète Archiloque (vers 700 av. J.-C.) que l’on attribue son invention, mais elle paraît lui être antérieure.

Chaque mode avait son caractère ou Éthos particulier ; cependant il faut avouer que les distinctions esthétiques n’étaient pas toujours bien fixes et que des grands philosophes, tels que Platon et Aristote, s’entendaient quelquefois assez peu sur le sens expressif d’un même mode, et pourtant le caractère des modes n’était pas seulement une spéculation philosophique ; les musiciens l’appliquaient aussi de leur mieux dans la pratique. Plutarque nous raconte qu’un jour Euripide, faisant répéter un morceau de sa composition, vit rire un des exécutants : « Si tu n’étais pas dénué de toute intelligence artistique, lui dit-il, et de toute instruction, tu ne rirais pas en entendant chanter du mixolydien. »

Suivant nos idées modernes, la mélodie n’est pas seule à composer toute la musique ; l’emploi des sons simultanés ou harmonie a aussi son importance, mais écrire ces mots : harmonie des Grecs, c’est réveiller les plus terribles controverses d’érudition. Le sens du mot lui-même a changé depuis l’antiquité ; il désignait, ou l’ensemble de la musique, ou le mode dans lequel était chantée une mélodie, et non, comme aujourd’hui, l’accord des sons entendus simultanément. Les Grecs ont-ils, oui ou non, employé les sons simultanés ? Voici quatre siècles que les historiens, musiciens et théoriciens discutent sans relâche ; tous les vingt ans il paraît sur ce sujet un livre qui tranche la question sans la résoudre ; il est oublié, un autre paraît qui la tranche d’une autre façon, mais sans la résoudre davantage.

En somme, pas un texte, pas un document authentique ne constate avec évidence l’existence de l’harmonie chez les Grecs. Il semble à peu près reconnu qu’ils chantaient à l’unisson, ou bien à l’octave, lorsque les voix d’hommes, d’enfants et de femmes étaient mêlées, combinaison que la nature fournit d’elle-même. Si quelque instrument accompagnait la voix, c’était à l’unisson, ou bien il doublait le chant, à une octave au-dessus ou au-dessous, ce qui s’appelait magadiser.

Aller plus loin dans les suppositions serait imprudent ; disons donc simplement que si les Grecs ont eu la connaissance de l’harmonie, ils n’ont pu l’avoir que d’une façon tout à fait rudimentaire. En revanche, nous ne pouvons assez admirer avec quelle suprême délicatesse les Grecs, ces sublimes artistes, considéraient la philosophie et l’esthétique de l’art. Ils lui donnaient place dans leur religion comme dans leurs lois ; ils entouraient la musique d’un rempart de lois divines et humaines qu’il était sacrilège d’enfreindre ; ils faisaient d’elle la régulatrice de leur vie et de leurs plaisirs. « Jamais, dit Platon, le style musical ne change, sans que les principes de l’État ne se modifient. »

Les instruments de musique chez les Grecs participaient de ce mélange de pratique théorique et de spéculation philosophique. Une lyre était non seulement un instrument dont on tirait des sons, mais le symbole de la musique entière ; elle aussi était sacrée, elle aussi était associée aux lois des dieux et des hommes ; en se servant de la lyre, on protestait en faveur d’Apollon contre la flûte de Bacchus et de Marsyas. Il est vrai de dire que le procès de ce dernier avait été depuis longtemps révisé par les Grecs eux-mêmes, car les Sicyoniens montraient avec orgueil dans leur temple la flûte de l’infortuné rival d’Apollon.

Le nombre des instruments représentés sur les monuments laissés par les Grecs, vases, peintures, sculptures, etc., est immense ; cependant on peut toujours le réduire à trois, les lyres, les cithares et les flûtes reproduites à l’infini ; tels sont les trois genres d’instruments purement grecs ; les autres sont asiatiques ou appartiennent aux époques de décadence.

Le plus répandu de tous les instruments grecs est la lyre à quatre cordes, qui fut d’abord l’ancienne lyre d’Apollon, aux origines fabuleuses et divines. Ce ne fut qu’à une époque plus avancée qu’elle se confondit avec la cithare et de telle sorte qu’il est difficile de distinguer les deux instruments, dans les représentations figurées, et de les reconnaître sous les noms multiples que les auteurs leur ont donnés. La lyre était un instrument de moyenne ou même de petite dimension, armé de peu de cordes en général, sept au plus ; la cithare, plus grande, mieux disposée pour la sonorité, était chargée d’un grand nombre de cordes, qui pouvait aller jusqu’à douze.

Le grammairien Pollux a laissé, au iie siècle de notre ère, une liste des instruments de musique de son temps ; sur les vingt-huit instruments à cordes qui sont cités, la lyre et la cithare ont plus de dix synonymes ; mais il ne faut pas donner plus d’importance qu’il ne convient à la multiplicité de ces noms ; chaque pays, chaque ville presque, désignait d’une façon spéciale un instrument partout répandu qui, en somme, restait à peu près le même.

La vieille lyre grecque dont parle Homère s’appelle la phorminx. Elle est d’une construction fort simple. Sur une écaille de tortue est tendue une peau qui sert de table d’harmonie, puis s’élèvent parallèlement deux bras, appelés cornes, reliés par une traverse ; à cette traverse sont attachés des anneaux de cuir, et à ces anneaux de cuir des cordes qui, passant sur un chevalet, viennent se rejoindre au bas de l’instrument et s’attachent à un cordier ; au moyen des doigts, ou d’un petit plectrum en os ou en ivoire, le musicien fait résonner les cordes (fig.11.)

Le nombre de ces cordes fut d’abord en général de quatre, mais successivement ce nombre fut porté à cinq, à sept, à neuf, à douze et même à quinze, lorsque la lyre en vint à se confondre avec la cithare. Chacune de ces additions annonçait une révolution dans l’art et soulevait une guerre musicale. 500 ans avant J.-C, on connaissait déjà des lyres à huit et à neuf cordes ; vers 450, à onze et douze ; cependant, dans les concours de chant, celle à quatre cordes était seule admise ; Terpandre, se présentant au concours avec une lyre à sept cordes, dut retrancher celles qui étaient en trop. Vers 500 avant J.-C, Lasos d’Hermione se servait, dit-on, d’une lyre à neuf cordes, dont chacune portait le nom d’une muse. En somme, la lyre type, celle qui répond le mieux au système musical des Grecs, celle dont lord Elgin a rapporté un modèle curieux qui est au British Museum, est à sept cordes ; l’instrument était en bois, en cuivre, et même en or.


FIG. 16 ― CITHARE
La cithare était un instrument plus compliqué et plus musical, mieux construit et plus sonore, mais de la même famille que la lyre. Elle fut inventée, dit-on, par Cépion, élève de Terpandre, au temps d’Alexandre ; elle avait sept et huit cordes ; elle en eut davantage, mais ce furent ces huit cordes qui donnèrent leurs noms aux notes de l’octave.

Platon et les purs Athéniens de vieille race bannirent la cithare d’Athènes au bénéfice de la lyre, comme trop efféminée.

Cette opposition des philosophes était une réaction contre les nombreux instruments orientaux qui avaient fait invasion en Grèce, en même temps que le luxe asiatique. Assez semblable à la lyre était le barbitos, dont jouaient Anacréon et Sapho. Mais tout à fait asiatique était la grande harpe, se rapprochant de celle des Assyriens et des Égyptiens ; elle avait jusqu’à trente-cinq cordes, ce qui permettait de magadiser facilement, c’est-à-dire de faire entendre en même temps deux octaves, de là son nom de Magadis. Vers le 6e siècle avant J.-C, un musicien d’Ambracie, Épigone, inventait, ou empruntait aux Orientaux, un instrument à nombreuses cordes, fort semblable à l’asor assyrien, et auquel il donnait le nom d’epigonion. À la suite des expéditions d’Alexandre, les Grecs connurent d’autres instruments d’Orient tels que la pandourah, le monocorde, le tricorde ; mais ils les employèrent peu, restant plutôt fidèles à la lyre et à la cithare. Les instruments nouveaux se répandirent surtout dans les îles plus asiatiques qu’hellènes. Les Grecs purs avaient conservé, depuis les guerres persiques, une horreur patriotique pour ce qui rappelait l’Asie et l’odieux souvenir de l’ennemi séculaire (fig. 17).

On comptait trente-sept espèces différentes de flûtes, aussi l’aulétique, ou art de jouer de la flûte, était-elle une
FIG. 17. ― MAGADIS GRECQUE D’ORIGINE ORIENTALE.
science des plus compliquées. Mais il faut dire que ce nombre de flûtes se réduit singulièrement, si l’on pense que les Grecs comprenaient sous le nom d’auloi les instruments à embouchure, à bec et à anche, c’est-à-dire ce que nous appelons aujourd’hui les flûtes et les hautbois. De plus, les flûtes prenaient leurs noms, non seulement de leur grandeur, de leur forme et de leur timbre, mais aussi de l’emploi spécial auquel elles étaient destinées ; la monaule n’avait qu’un tuyau, l’hémiope possédait des trous qui devaient être bouchés à moitié, la gingrine était une petite flûte au son triste, employée dans les funérailles. Si les jeunes filles sortaient en procession, les flûtes étaient dites parthéniennes ; si les enfants allaient à l’école, les mêmes flûtes devenaient païdiques ; c’étaient les andries ou flûtes graves qui accompagnaient les chœurs d’hommes. La facture n’étant pas très avancée, on avait plusieurs flûtes pour les différents tons. On les faisait en roseau, en lotus, en buis, en os, en bois de cerf, en laurier, en ivoire, en métal d’or ou d’argent. Il ne nous reste, de ces nombreux instruments, qu’un seul spécimen, rapporté par lord Elgin.


FIG. 18. FLÛTE DOUBLE AVEC LA PHORBEIA
Deux flûtes sont caractéristiques, la flûte de Pan et la flûte double. Pour emboucher cette dernière et la faire résonner, de grands efforts étaient nécessaires ; aussi les Grecs avaient-ils eu l’idée de se garnir les joues et les lèvres d’une sorte de monture, appelée phorbeia, qui leur permettait de souffler avec force dans l’instrument, sans déformer les traits du visage humain, ce qui pour eux eût été un crime de lèse-esthétique (fig. 18).

Qui inventa ces flûtes si diverses et si ingénieuses ? Voilà ce que personne ne saura dire. On rapporte cependant qu’Ardalas de Trézène, vers 850 avant J.-C., fixa le premier les règles de l’aulétique ou l’art de jouer de la flûte ; Pronomos de Thèbes passe pour avoir, vers 450, perfectionné ces instruments ; mais, en attribuant aux dieux toutes les inventions de ce genre, les anciens étaient plus près de la vérité que nos archéologues les plus érudits et s’épargnaient ainsi bien des recherches inutiles.

Les Grecs connaissaient et employaient les trompettes, moins pour la guerre cependant que pour les sacrifices. Ils les construisaient en os, en bronze, en argent. Ce furent les Romains qui portèrent les trompettes à leur plus haut degré de perfection. Cependant on avait créé à Olympie des concours de trompettes pour les hérauts.

La percussion semble avoir été moins riche chez les Grecs que chez les Égyptiens, les Assyriens et les Hébreux. Elle se composait surtout de tambourins, de cymbales, petites et grandes, de sistres et de triangles. Ces instruments, venus vraisemblablement d’Asie, étaient surtout destinés au culte de Bacchus, car ils étaient les attributs des Bacchantes, des Dactyles, des Corybantes, des Curètes, en un mot, de tous les prêtres de Dionysios, de Cybèle, et des dieux de la nature.

La musique fut consacrée d’abord à la religion, et les prières, ainsi que les hymnes, paraissent avoir été les premières compositions régulières. Nous ne parlons pas des chants épiques ; s’ils étaient accompagnés de musique, selon toute apparence, cette musique était une sorte de cantillation monotone, plutôt qu’une mélodie. Ces hymnes, ces chants sacrés portaient le nom de nomes (lois). Le plus ancien nome connu est adressé par Olen de Délos à Apollon et à Diane. Chacun des grands dieux avait son chant, qui lui était spécialement attribué ; le dithyrambe était voué à Bacchus, le péan, que l’on pourrait appeler le chant national grec, à Apollon, l’oupigès à Diane, l’oulè à Cérès. Ces chants étaient accompagnés de danses. Si les chœurs étaient tristes et lugubres, ils étaient rangés dans la classe des thrénoi ; s’ils étaient joyeux, au contraire, ils appartenaient au genre de l’hyménée. Nous avons dit que chaque dieu avait son chant, pour chacun aussi on employait l’instrument qui lui était le plus agréable ; à Apollon étaient dédiées la lyre et la cithare, à Bacchus la flûte, obligatoire, dit Aristote, dans tous les chants dédiés à ce dieu. « On chante à Dionysios des cantilènes dithyrambiques pleines de pathétique et de transitions, exprimant je ne sais quoi d’égaré et de désordonné… Pour Apollon, au contraire, il faut le péan, hymne sévère et recueilli. » (Plutarque.) Voici du reste la description de ces deux célèbres danses nomiques : « Pour le dithyrambe, les chanteurs se placent en rond. L’un des musiciens, tenant dans ses mains des tuyaux sonores, fait entendre une mélodie qu’inspire la fureur, l’autre entrechoque les cymbales d’airain. Des sons semblables aux mugissements du taureau surgissent on ne sait d’où, et le bruit du tambour roule en répandant la terreur. Les murs sont affolés et les toits pris d’ivresse ? » Le péan, au contraire, est plein de dignité et de noblesse. Des prêtres crétois abordèrent en Grèce, après une périlleuse traversée, et rendirent grâces aux dieux : « Devant eux marchait l’Anacte, fils de Zeus Apollon ; tenant en mains la phorminx, il en jouait admirablement et levait le pied haut et avec grâce. En bel ordre et marquant la cadence de leurs pas, les Crétois suivaient et montaient vers Pytho. Ils chantaient l’Io péan, chant pareil aux péans de la Crète. »

Les fêtes étaient nombreuses, soit pour honorer un dieu, soit pour perpétuer le souvenir des grands événements. Chacune servait de prétexte à des jeux dans lesquels les Grecs concouraient pour l’agilité, la poésie et la musique. On sait qu’il existait quatre grandes principales fêtes de ce genre : les jeux olympiques à Olympie, les jeux pythiques à Delphes, les jeux néméens à Argos, et les jeux isthmiques à Corinthe ; Pindare a écrit les poétiques annales de ces luttes. Chaque cité avait aussi ses jeux particuliers ; les Panathénées, dédiées à Pallas, protectrice d’Athènes, et représentées sur les frises du Parthénon, comptent parmi les plus célèbres.

Nomes, sacrifices, processions, jeux, tout semble être venu se concentrer sur un art qui fut une des plus splendides manifestations du génie grec, et qui emprunta à la musique une grande partie de sa sublime beauté. Je veux parler du théâtre tragique et comique.

Assez d’autres ont raconté, et mieux que nous ne pourrions le faire, les origines du théâtre antique ; arrêtons-nous seulement un instant sur ce qui regarde la musique.

Dans l’ancienne tragédie, avec Eschyle, ce sont les chœurs qui représentent l’élément musical. Dans la moyenne, avec Sophocle, on voit apparaître le jeu des instruments et la danse ; enfin la tragédie d’Euripide est tout à fait musicale. Cependant, partir de ce principe juste que la musique tenait grande place dans le théâtre grec, pour considérer, ainsi que l’ont fait plusieurs auteurs, l’œuvre d’Euripide comme un recueil d’opéras, avec des airs, des morceaux, des duos, etc., serait, nous le croyons du moins, défigurer complètement le caractère de l’art tragique.

Dans l’orchestre de théâtre, on employait des chœurs de voix, de cithares et de flûtes. Euripide fut le poète qui donna le plus d’importance à la musique dans ses œuvres, et Aristophane lui décocha plus d’un de ses traits, pour avoir été trop musicien. Certain duo d’Andromède fut tellement populaire que les habitants d’Abdère en étaient obsédés. Douze chanteurs suffisaient à Eschyle ; Sophocle et Euripide en employèrent vingt-cinq et même cinquante. On vit, à la première représentation d’une tragédie, des femmes tomber en pâmoison et des enfants mourir de peur. Voilà qui est beau, mais peut-être cette anecdote a-t-elle été enjolivée par quelques Crétois, ces Gascons de la Grèce.

La comédie avait fait aussi grande place à la musique dans ses premiers essais. Ce qui nous reste de Phérécrate, de Platon le comique et d’autres, quelques-unes des grandes pièces d’Aristophane, tout cela contient des passages propres à la musique, et, pour ne citer qu’un exemple, le chœur des Oiseaux d’Aristophane semble appeler le chant imitatif. La comédie devenant politique, la musique dut disparaître peu à peu ; mais lorsque, plus tard, les artistes Dionysiaques, véritables troupes ambulantes, allèrent jouer la comédie par les provinces, ils emmenèrent avec eux un aulète et un joueur de cithare.

Tout cela était de la musique pour ainsi dire publique ; les Grecs avaient aussi des chants privés ; chaque métier avait sa chanson ; il n’était point de repas sans musique. Ne pas savoir chanter était honteux, et Thèmistocle l’apprit à ses dépens, un jour qu’il refusa la lyre qu’on lui présentait pour jouer à son tour.

À l’époque de la décadence, avec les arts asiatiques, s’introduisirent dans les festins les chanteurs de profession. Un certain Amoïbé gagnait jusqu’à un talent attique par jour pour aller chanter dans les repas. Mais, à partir de ce moment, l’art grec pur était perdu, et on peut lire dans Athénée (livre XII) à quelle débauche de musique se livraient les dilettantes du temps d’Alexandre.

Étant donnée la longueur de la période antique, nous avons conservé peu de noms de musiciens. Cependant, si l’on adopte ce principe assez discutable que tous les auteurs lyriques ou dramatiques étaient à la fois chanteurs, musiciens et poètes, cette liste s’augmentera considérablement, et de noms illustres entre tous ; on y trouvera Pindare et Alcée, Sapho, Anacréon et Eschyle, Sophocle et Euripide, Aristophane lui-même, en un mot, presque tous les poètes, jusqu’à l’époque d’Alexandre. Cependant il y eut aussi des musiciens proprement dits, des chanteurs et des virtuoses de cithares et de flûtes.

Beaucoup de villes grecques possédaient des écoles, des espèces de conservatoires comme nous disons aujourd’hui. Une des plus illustres était l’école de Thèbes, qui vit naître Pronomos, un des inventeurs supposés de la notation, et Pindare, dont Alexandre épargna la maison, lorsqu’il détruisit la malheureuse cité qui avait eu l’audace de lui résister.

Pergame fut célèbre aussi par son école qui produisait surtout des joueurs de flûte, et les lauréats avaient leurs noms inscrits dans le temple de la ville. À Argos, c’était l’école d’Olympe, le grand aulode ou joueur de flûte. Les écoles de Lesbos et de Samos formèrent Alcée, Sapho et Anacréon.

À l’époque de la décadence grecque, on créa de véritables conservatoires pour former des acteurs et des musiciens qui allaient jouant et chantant de par le monde. On a conservé les programmes des concours de fin d’année et les noms des vainqueurs. L’école de Théos, en ce genre, était la plus renommée ; c’est de là que sortirent les grandes troupes organisées sous le nom d’artistes dionysiaques.

Les noms des musiciens primitifs de la Grèce sont entourés de fables, d’anecdotes, de légendes mythologiques. Sont-ce des dieux, sont-ce des hommes, que ces musiciens mythiques comme Orphée, Amphion, Eumolpos, Linus, Philamnon et son fils Thamyris, ou Hyagnis, père de Marsyas ? Tous sont dignes d’être placés à côté de Demodocus, qui, dans Homère, chante la chute d’Ilion, de Phémius qui, bien malgré lui, charme au son de sa phorminx les prétendants de Pénélope.

Mais descendons des nuages mythologiques pour entrer dans la réalité. Sans que cette division soit bien absolue, on peut marquer cinq périodes dans l’histoire de la musique grecque. Pendant les deux premières, Sparte paraît avoir été le centre musical et artistique de la Grèce. À partir de la seconde période, Athènes dispute à Thèbes l’empire musical ; toute la Grèce retentit de musique, depuis les îles asiatiques jusqu’aux confins des Barbares, et c’est la ville de Pallas qui semble donner le signal ; enfin, dans les dernières périodes, l’art prend une prodigieuse extension : des artistes grecs brillent en Égypte, en Italie, à Rome même, jusqu’au moment où l’art hellène pur vient se perdre dans l’immensité du monde romain, comme un fleuve dans l’Océan.

Les musiciens de la première période, entre 730 et 665, se confondent presque avec les dieux. On ne sait rien, en effet, de bien précis sur Terpandre, Clonas, Archiloque et Olympe.

Mais, entre 665 et 510, le jour se fait un peu sur la deuxième période : nous y trouvons Thaletas de Gortyne, Xénodame de Cythère, Stésichore, Xénocrite de Locres, Polymnaste de Colophon, et surtout Sacadas d’Argos, le premier vainqueur aux jeux pythiques dont le talent sur la flûte réconcilia Apollon avec la mémoire de Marsyas.

Pendant la troisième période, de 510 à 450, l’ancien art grec pur, je dirais presque religieux, paraît être arrivé à son plus haut point de perfection. Nous rencontrons Simonide de Céos, Phrynique, Mélanippide, Lampros, Pythoclide, Agathocle d’Athènes, surtout Pronomos de Thèbes et Lasos, le maître de Pindare, enfin Pindare lui-même, peut-être aussi grand musicien que sublime poète.

La quatrième période, de 450 à 338, est une époque de lutte et d’évolutions. De hardis novateurs jettent le trouble dans l’art ancien et hiératique, changent l’ordre des tons, en inventent de nouveaux, ajoutent des cordes à la lyre. Les philosophes, gardiens des traditions, fulminent contre les impies qui attentent à la dignité de l’art ; les musiciens se font entre eux une guerre acharnée ; l’aulodie (fig. 19) (l’art de jouer de la flûte en solo et en concert) et la citharodie, qui représentent la musique instrumentale, prennent un immense développement. Timothée, audacieux novateur, proclame bien haut ses hardiesses ; criblé de sarcasmes par ses ennemis, il ne s’arrête pas et dit fièrement : « Je ne chante pas le suranné, car le nouveau est de beaucoup préférable à l’ancien. Place au jeune Zeus, adieu Cronos et la vieille muse ! » À côté de lui, dans la même période, on peut compter Phrynis, Antigénide, Cinésias, Dorion, Téléphane, etc.

Le poète comique Phérécrate nous a laissé de ces luttes et de ces révolutions artistiques un tableau qui est une vraie page d’histoire musicale. Il montre en scène la musique, couverte de haillons et le corps déchiré de coups : « Qui t’a donc ainsi maltraitée ? lui dit la Justice. — Je te l’apprendrai volontiers, répond la Musique. Celui que je considère comme la première source de mes maux est Mélanippide, qui a commencé à m’énerver par le moyen de ses douze cordes et m’a rendue beaucoup plus lâche. Cependant cet homme
FIG. 19. — AULODIE.
ne suffisait pas encore pour me réduire à l’état malheureux où je suis maintenant. Mais Cinésias, ce maudit Athénien, m’a perdue et défigurée, en introduisant dans les strophes de ses dithyrambes des inflexions de voix dépourvues de toute harmonie ; Phrynis, par l’abus de je ne sais quels roulements qui lui sont particuliers, me faisant fléchir et pirouetter à son gré, m’a habilement corrompue. Toutefois, ce n’était pas encore assez d’un tel homme pour achever ma ruine, car s’il lui échappait quelques fautes, du moins savait-il les réparer ; mais il fallait un Timothée, ma très chère, pour me mettre au tombeau, après m’avoir honteusement déchirée. — La Justice. Quel est donc ce Timothée ? — La Musique. C’est ce rousseau, c’est ce Milésien qui par mille outrages nouveaux, et surtout par ses fredons extravagants, a surpassé tous ceux dont je me plains. Me rencontrait-il marchant seule en quelque lieu, il me démontait aussitôt et me partageait en douze cordes. » (Plutarque, Dialogue sur la musique, trad. Burette.)

Enfin la quatrième période, de 338 à 50 av. J.-C, est moins riche en artistes producteurs ; mais nous y trouvons d’habiles théoriciens, qui, avec les philosophes, nous instruisent encore aujourd’hui sur l’état de l’art antique. On connaît de reste Pythagore, Platon, Aristote ; mais, pour être moins universellement célèbres, les théoriciens comme Aristoxène, Euclide, etc., n’en ont pas été moins utiles. Plus tard, à l’époque romaine, la Grèce nous donnait encore dans la science musicale Alypius, Bacchius le vieux, Aristide Quintiiien, Claude Ptolémée, etc.

Nous avons résumé aussi rapidement que possible l’histoire de la musique grecque, telle que nous l’ont apprise les monuments figurés, les auteurs anciens et les commentateurs modernes ; mais, pour finir comme nous avons commencé, nous devons avouer en toute franchise qu’en dépit des textes les plus étendus et des hypothèses les plus ingénieuses, tant que l’on n’aura pas retrouvé quelque œuvre entière de musique antique de la bonne époque, bien authentique, bien claire et bien interprétée, nous ne saurons rien, ou du moins nous saurons peu de chose sur le véritable art musical grec.


Ambros. Geschichte der Musik, t. Ier.
Groiset (Alfred). La poésie de Pindare et les lois du lyrisme grec, in-8o, 1880.
Fétis. Histoire de la musique, t. ii
Gevaert. Histoire et théorie de la musique grecque, 2 vol. grand in-8o, 1875-1881.
Westphal (Rud.). Allgemeine Theorie der Musikalischen Rhythmik, 1880.
Westphal (Rud.). Geschichte der alten Musik. 1865, in-8o.
Ruelle (Ch.-Em.). Collection des auteurs grecs relatifs à la musique. Traduction française : 1o Aristoxène ; 2o Nicomaque de Gérase ; 3o Cléonide et Euclide ; 4o Aristote, problèmes musicaux ; 5o Alypius, Gaudence, Bacchius l’ancien, 1870-1895.
Reinach (Théod.) et Weil (H.). Inscriptions de Delphes (Bulletin de correspondance hellénique, 1894-1895).
Tiersot (J.). Musique antique. Les Nouvelles Découvertes de Delphes (Ménestrel, 1896).
Bourgault-Ducoudray. Étude sur la musique ecclésiastique grecque, in-4o, 1877.
Montargis. De Platone musico, in-8o, 1886.


CHAPITRE iii

ROME ET LES PREMIERS CHANTS DE L’ÉGLISE


La musique romaine : les sacrifices, la flûte, la trompette. — Théâtres : la musique dans les comédies de Térence, les troupes dionysiaques ; pantomimes et ballets, concerts publics et privés. — Dilettantes : les amateurs, les empereurs, Néron. — Artistes : chanteurs, virtuoses et théoriciens. — L’orgue.Musique chrétienne : ses origines, saint Ambroise, saint Grégoire. — Le plain-chant : l’antiphonaire, la notation dite grégorienne, fin de l’antiquité.

Si nous n’avions à parler que des Romains, quelques lignes, ajoutées à l’histoire de la musique des Grecs, suffiraient et au delà. Ce peuple de conquérants aima les arts, mais en dilettante plutôt qu’en artiste, je dirai presque en parvenu, fier de pouvoir tout acheter. La musique, chez eux, fut comme l’épilogue de la musique grecque, en décadence, piteux et triste dénouement d’une histoire qui avait eu ses siècles glorieux. Mais si les Romains dominent le monde antique, ils assistent à la naissance du monde nouveau ; parler des Romains n’est pas raconter la musique d’un peuple, médiocrement artiste en somme, c’est expliquer les origines mêmes de notre art musical.


FIG.20. — MUSIQUE DANS LES SACRIFICES.
(Tombeau étrusque.)
Placés entre les Étrusques, ce rameau puissant et vivace de la civilisation asiatique, et les Grecs d’Italie, les plus raffinés peut-être de tous les Hellènes, les Romains empruntèrent d’abord leur musique aux premiers, tant qu’ils furent pauvres ; ils l’achetèrent aux seconds, quand ils se sentirent riches.

C’est dans les cérémonies religieuses que la musique fait sa première apparition à Rome. Les prêtres des cultes les plus anciens de ce peuple de laboureurs et de soldats, les Arvales et les Saliens, pontifièrent au son de la flûte et de la double flûte. Les premiers célébraient des sacrifices où l’on entendait résonner ces instruments ; les seconds frappaient en dansant sur leurs boucliers et la flûte scandait leur chanson guerrière. Si, pour obéir à la loi des Douze tables, on fait en public l’éloge des hommes illustres, c’est la flûte qui accompagne les chants traditionnels ; que les femmes et les jeunes filles pleurent un mort regretté, les flûtes, petites et grandes, gémissent au milieu de leurs naenies funèbres et lamentables. Tous les engins sonores de la Grèce, de l’Asie, de l’Afrique, et même des pays barbares feront invasion dans la ville immense à diverses époques ; mais toujours la flûte restera, avec la trompette, l’instrument essentiellement romain.

Introduite en Italie par les Lydiens, dit-on, la trompette devint l’instrument de guerre des Romains. Elle s’appelait, suivant sa grandeur ou son emploi, lituus, buccina, tuba ou cornu. On connaît les grandes trompettes romaines : les unes sont droites, les autres courbées, au pavillon béant, représentant la gueule d’un horrifique dragon, lourdes et portées sur l’épaule ; ce sont les trompettes des triomphes, instruments bien nationaux de ce peuple de soldats (fig. 21).

La trompette fut, avec la flûte, un instrument sacré
FIG. 21. — TROMPETTES ROMAINES, D’APRÈS LES ORIGINAUX DU MUSÉE DE NAPLES. (Collection Mahillon.)
et il exista de bonne heure à Rome deux collèges, ou congrégations, celui des joueurs de flûtes (tibicines) et celui des joueurs de trompettes (cornicines). Les membres du collège des joueurs de flûte avaient seuls le droit de donner concert en public. Ce droit, ils l’avaient conquis de singulière façon. En l’an 442 de Rome, les flûtistes, indignés de n’avoir pas la permission de manger dans le temple de Jupiter, se retirèrent à Gabies. Eux partis, que faire ? plus de sacrifices possibles, plus de fêtes ; plus de joyeux festins sans les tibicines et leurs instruments. Des ambassadeurs allèrent à Gabies ; les pourparlers n’aboutissant pas, ces ambassadeurs usèrent de ruse : ils enivrèrent les pauvres flûtistes et, dans cet état, les rapportèrent à Rome dans un tombereau ; non seulement on leur accorda ce qu’ils demandaient, non seulement on leur donna place dans le temple, mais ils obtinrent le privilège d’être les seuls à jouer de par la ville.

De la constitution de la musique romaine nous n’avons rien à dire ; elle est la même que celle des Grecs, avec ses tons, ses modes, mais peut-être moins de variété dans le rythme. Au théâtre, elle ne prit pas le développement qu’elle avait dans la tragédie et dans la comédie grecques ; cependant, sans être aussi artistique, l’emploi que les Romains firent de la musique sur la scène mérite d’être signalé.

Quelques annotations curieuses sur les comédies de Térence nous sont restées, qui nous apprennent, et le genre des instruments employés dans les représentations comiques et aussi le nom du compositeur qui écrivait la musique des comédies de Térence. Le sens de ces quelques notes n’est pas toujours des plus clairs ; cependant, si torturées qu’elles aient été par les commentateurs, dont le premier fut Donat, grammairien du ive siècle, elles sont curieuses. Voici les inscriptions de ces comédies :

« Andrienne. Flaccus, fils de Claudius, a composé les modes pour flûtes égales, droites et gauches.

« L’Eunuque. Flaccus, fils de Claudius, a composé les modes pour deux flûtes de la droite.

« Heautontimorumenos. Flaccus, fils de Claudius, a composé les modes pour deux flûtes égales à la première représentation, et pour deux de la droite aux suivantes.

« Les Adelphes. Flaccus, fils de Claudius, a fait les modes pour des flûtes tyriennes.

« Hécyre. Flaccus, fils de Claudius, a composé les modes pour deux flûtes égales.

« Phormion. Flaccus, fils de Claudius, a composé les modes pour deux flûtes inégales. »

« Combien de choses nous échappent en musique ? disait Cicéron. Ne voyons-nous pas des connaisseurs qui, dès les premières notes de l’instrument, peuvent dire de suite : ceci est de l’Antiope de Pacuvius, ceci de l’Andromaque d’Ennius ? »

Ce fut un peu avant la destruction de Corinthe que l’art grec fit invasion à Rome. Nous avons parlé des troupes dionysiaques qui colportaient comédies et tragédies grecques à travers le monde. En l’an 167 avant J.-C., elles parurent pour la première fois à Rome, appelées par Anicius pour célébrer son triomphe d’Illyrie. Elles eurent peu de succès, et il fallut leur adjoindre des lutteurs et des joueurs de trompettes pour les faire admettre par le peuple romain.

Après la conquête de la Grèce, les Romains, on le sait, se grécisèrent outre mesure ; ils empruntèrent à leurs vaincus l’art de jouer de la cithare et de la lyre, des virtuoses vinrent chanter en grec des airs de concert, il se forma des aulètes et des chanteurs romains dont le premier célèbre fut Hermogène Tigellius, le grand ami d’Horace et de Cicéron, le Bellus tibicen, le beau joueur de flûte.

Vers l’an 30 avant J.-C. s’introduisit à Rome un goût venu d’Égypte, qui se répandit chaque jour davantage et donna un grand essor au développement des forces musicales : celui de la pantomime, tragique ou comique. Le ballet mimé remplaça peu à peu l’ancien théâtre, et les danseurs furent accompagnés d’orchestres nombreux et brillants. Pylade de Cilicie et Bathylle d’Alexandrie, l’un sérieux, l’autre badin, furent les grands promoteurs de la pantomime gréco-orientale à Rome, avec tout son appareil musical. Ils faisaient de la danse un instrument politique : « Il est de ton intérêt, César, disait Pylade à Auguste, que le peuple s’occupe de nous ; pendant ce temps il ne pense pas à toi. »

Du reste, les concerts publics et privés s’étaient développés sous les empereurs dans des conditions extraordinaires. « Aux accents des hommes se mêlent les voix des femmes, et les flûtes viennent se joindre au chœur ; dans les concerts actuels il y a plus d’exécutants qu’il n’y avait autrefois d’auditeurs. Quoique les abords soient remplis de chanteurs, que l’amphithéâtre soit bordé de joueurs de trompettes, et que l’avant-scène retentisse de toutes sortes d’instruments à vent et autres, ces sonorités opposées entre elles engendrent un ensemble agréable. » (Sénèque, lettre 84.)

Plus riches que les plus riches princes de l’Orient, les Romains voulurent avoir dans leurs maisons des concerts de chœurs et d’orchestres ; ils nourrissaient chez eux des troupes d’esclaves musiciens, comme font

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FIG. 22. — MYROPNUS NANUS. — CHORAULE.

aujourd’hui les grands seigneurs russes. Ces artistes venaient de tous les coins du monde ; des Espagnoles dansaient au son des castagnettes, des musiciennes d’Orient s’accompagnaient avec le psaltérion. Horace était heureux d’aller entendre chez Auguste la lyre dorienne et les chalumeaux phrygiens (fig. 22).


FIG. 23. — NÉRON, HABILLÉ EN FEMME, CHANTE EN S’ACCOMPAGNANT SUR LA LYRE.
La musique était, du reste, la distraction à la mode dans les plus hauts rangs de la société romaine. Sylla était bon chanteur, Norbanus Flaccus jouait fort bien de la trompette, Calpurnius Pison était un cithariste remarquable. Non seulement Néron, mais beaucoup d’autres empereurs savaient la musique. Titus était chanteur et instrumentiste ; Adrien (119) se vantait de son habileté à chanter et à jouer de la cithare. Caligula fut chanteur et danseur, Héliogabale sonnait de la trompette et touchait de l’orgue. Alexandre Sévère jouait de la lyre et de la flûte, touchait de l’orgue et sonnait fort agréablement de la trompette.

Chacun sait que Néron était musicien, qu’il composait, chantait et jouait de la lyre ; on sait aussi qu’il inventa la claque et poussa jusqu’à la perfection l’art de se faire applaudir ; qu’il rétablit les anciens jeux et en institua de nouveaux, pour s’offrir le plaisir d’accumuler les couronnes sur sa tête ; on pense, et non sans raison, que ce fut par jalousie d’artiste qu’il fit périr Britannicus ; on a dit qu’il s’était loué un jour à un préteur romain, pour chanter chez lui, moyennant un million de sesterces (177,900 francs) ; on sait tout cela, mais ce que l’on sait moins, c’est, qu’en somme, Néron n’était pas sans talent. Il avait travaillé très sérieusement son art avec Terpnos ; Martial cite avec grand éloge des chants d’amour de sa composition, et Vitellius, un de ses successeurs, aimait à faire exécuter sa musique (fig. 23).

Les artistes les plus célèbres de l’empire romain furent en général Grecs, tels que Terpnos citharède (54 ans après J.-C), Ménécrate et Diodore ; plus tard, sous Domitien, Chrysogone, Pollion, Eschion et Glaphyros ; la décadence commença au 11e siècle ; cependant on cite encore, sous le règne de Galba, l’aulète Canos, un harpiste égyptien célèbre nommé Alexandre Mesomède, dont nous avons parlé au sujet de la musique grecque. Longtemps après la mort de ce dernier, Caracalla lui faisait élever, en 210, un magnifique tombeau, en souvenir des progrès qu’il avait fait faire à l’art de jouer des instruments à cordes.

Ce fut surtout comme théoriciens que les Romains eurent droit à tenir rang dans la musique antique. Un des plus célèbres fut Vitruve (ier siècle ap. J.-C.), constructeur de théâtres ingénieux et savant ; il traita de la musique avec intelligence. Au iiie siècle, Censorinus, dans le De die natali, parle longuement de cet art, ainsi que Macrobe (ve siècle) dans ses Saturnales.

Trois auteurs de la fin de l’empire romain ont été, pour ainsi dire, les maîtres de musique du moyen âge : saint Augustin (354-430), Martianus Capella, vers 330, et Boèce. Saint Augustin philosopha plus qu’il n’écrivit un traité, Martianus Capella entoura la musique d’une enveloppe allégorique dans son livre intitulé De nuptiis, etc. ; à la fin du ve siècle, Boèce, l’infortuné ministre de Théodoric, mêlant la philosophie de Platon à la théorie pythagoricienne, composa un véritable traité de musique. Le moyen âge adopta Boèce pour son maître et il fallut la grande évolution musicale du xvie siècle pour détrôner l’auteur du De musicâ.

Pendant que l’ancien art grec marchait doucement à sa décadence, on voyait naître et se développer un instrument qui devait avoir la plus grande influence, non seulement sur la musique du moyen âge, mais même sur la musique moderne. Je veux parler de l’orgue.

C’est aux physiciens grecs et à Ctésibius d’abord que l’on doit cet instrument, vers 145 avant J.-C. Bien primitif au début, il fut perfectionné par le célèbre Héron, fils de Ctésibius. La première mention que nous trouvons de l’orgue est dans une description de Héron lui-même ; puis, un siècle à peu près avant Jésus-Christ, l’orgue était cité par Vitruve ; trois siècles plus tard, Athénée en donnait une description ; enfin saint Augustin parlait longuement de l’hydraule ou orgue hydraulique. Malgré de longs détails ces descriptions sont peu claires.

Les premières représentations d’orgues que l’on connaisse sont des orgues gallo-romaines et celles des iiie ou ive siècles qui furent gravées sur des médaillons dits contorniates. Citons cette description pittoresque de l’orgue, faite par l’empereur Julien dans ses poésies : « Des
FIG. 24. ― ORGUE, D’APRÈS LES MÉDAILLONS DITS CONTORNIATES.
pipeaux d’une espèce particulière se présentent à mes yeux, ils sont placés sur une caisse d’airain. Un souffle impétueux les anime, mais ce n’est pas un souffle humain. Le vent, lancé hors d’une peau de taureau qui l’emprisonne, pénètre jusqu’au fond des tuyaux bien percés. Un habile artiste, aux doigts agiles, dirige par son toucher errant les soupapes adaptées aux tuyaux, lesquels, bondissant doucement sous l’action des touches, exhalent une douce cantilène. » Les Byzantins ne tardèrent pas à être fort habiles dans l’art de construire les orgues (fig. 24 et 25).


FIG. 25. ― ORGUE, D’APRÈS LES MÉDAILLONS DITS CONTORNIATES. (Musée Britannique.)
Mais, pendant que l’empire brillait de toute son insolente splendeur, pendant que Rome retentissait de chants éclatants et du son des instruments au-dessous de la ville, dans les catacombes, dans des lieux écartés, poursuivis, traqués, martyrisés, les chrétiens priaient leur dieu en chantant, mais si bas, que nul ne pouvait les entendre et que nul ne nous a dit ce qu’ils chantaient. Ces humbles chants, que l’on croit avoir été des nomes grecs, mêlés de formules hébraïques, devaient bientôt faire oublier la musique antique, si pompeuse et si raffinée.

Les premiers siècles de l’histoire de la musique chrétienne sont enveloppés d’un voile épais. Ce n’est plus la pénombre de l’antiquité, c’est la nuit noire et profonde, et cependant quelle lumière doit sortir quelques siècles plus tard de cette obscurité ! Après deux siècles le jour naît, bien faible encore ; mais saint Ambroise et saint Grégoire surgissent au début du monde nouveau, comme ces pics élevés qu’éclairent dans l’ombre les premiers rayons du soleil levant. C’est grâce à ces deux grands noms que la musique antique se relie à celle du moyen âge, et, par le moyen âge, à la musique moderne.

Lorsque les chrétiens eurent définitivement triomphé du paganisme, ils pensèrent à constituer une musique qui leur fût propre et qui répondît à leur idéal religieux et artistique. Conservèrent-ils quelques chants primitifs, transmis depuis les premiers martyrs ? prirent-ils uniquement, en la disposant à leur usage, la musique qui se chantait autour d’eux ? Nul ne le sait ; mais ce qui n’est pas douteux, c’est que la première organisation de la musique religieuse en Occident est due à l’illustre évêque de Milan, saint Ambroise (340-397), et ce chant primitif, dont il nous reste encore quelques traces, porte le nom d’ambrosien.

C’était le rythme qui, en somme, était le caractère distinctif du chant de saint Ambroise ; le manque à peu près complet de rythme caractérise aujourd’hui le chant qui lui a succédé et dont nous nous servons sous le nom de plain-chant. Le schisme des églises d’Orient avait produit une profonde scission dans la chrétienté. Les chrétiens d’Occident voulaient un art moins luxueux, moins riche, moins sensuel ; il leur fallait se séparer absolument des traditions antiques ; ce fut le pape Grégoire le Grand (542-604) qui fut le législateur, sinon l’auteur, de la nouvelle musique religieuse. Il reprit tous les chants employés à l’église, les examina, en rejeta le plus grand nombre et ne conserva que ceux qui lui paraissaient dignes du culte catholique et romain ; il composa de la sorte un centon, c’est-à-dire un recueil des mélodies qui durent être seules admises. Ce recueil, qui contenait tous les chants des offices, prit le nom d’antiphonaire. Après douze siècles, et malgré bien des altérations, c’est encore l’antiphonaire grégorien qui est la base de notre musique religieuse.

Non content de condenser ainsi les mélodies de saint Ambroise, de Paulin, de Licentius, saint Grégoire voulut reconstituer aussi la théorie musicale ; aux quatre tons ambrosiens, qui prirent le nom d’authentiques, il ajouta quatre tons correspondants qui furent appelés plagaux. Ce sont les huit tons dont se compose encore le plain-chant grégorien moderne.

Il institua à Rome une école pour perpétuer et propager le chant nouveau ; il la surveillait lui-même et de si près, que l’on conserve, dit-on, encore le bâton avec lequel il conduisait et châtiait tour à tour ses élèves. De là il envoyait à travers le monde des chantres, pour corriger et rectifier le chant des autres églises, comme des apôtres de la musique nouvelle.

On se servait vers cette époque d’une écriture qui porte encore le nom de boétienne, parce qu’on en attribue l’invention au philosophe Boèce ; elle se composait des quinze lettres majuscules de l’alphabet latin, ainsi disposées (fig. 26) :

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FIG. 26.

Saint Grégoire reprit la même notation, en la simplifiant ; et il réduisit à sept le nombre des lettres, retranchant les cinq dernières.

Nous attribuerons, comme on l’a fait jusqu’ici, à saint Grégoire la notation par lettres, dont il reste encore de nombreux vestiges dans notre écriture musicale ; mais c’est pour nous conformer à la tradition et simplifier notre récit.

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FIG 27.


Quoi qu’il en soit, cette notation fut complétée, entre le viie et le ixe siècle, par l’emploi de petites lettres et de lettres doubles, qui permirent ainsi de représenter toute l’échelle musicale (fig. 27).

Cette manière d’écrire ne paraît pas avoir été très usitée, mais on s’en servit beaucoup pour les démonstrations théoriques ; c’est aussi par la théorie qu’elle est venue jusqu’à nous.

Saint Grégoire et l’établissement du chant grégorien ferment complètement l’ère de la musique antique. Le plain-chant est le dernier lien qui unit l’antiquité aux temps modernes : cependant ce lien est assez fort pour que la chaîne de l’histoire de la musique ne soit pas interrompue. Les traditions se perdront, presque tout le savant échafaudage de la musique grecque s’écroulera ; mais le plain-chant restera immuable comme ses rythmes, servant de guide à l’historien pendant les premiers siècles de l’histoire de la musique au moyen âge ; parvenu jusqu’à nous, il sera encore comme le dernier témoin musical de l’antiquité.


Fétis. Histoire de la musique, t. ii.
Ambros. Geschichte der Musik, t. i et ii.
Gevaert. Histoire et théorie de la musique grecque, t. ii. — Les Origines du chant liturgique de l’Église latine, in-4o, 1890. — La Mélopée antique dans le chant de l’Église latine, grand in-8o, 1895.
Auge de Lassus. Les Spectacles antiques (Bibl. des Merveilles), in-16/1888.
Allier. Aurigodina harmonica, in-4o, 1893.
Nisard. Archéologie musicale et le vrai chant grégorien, in-4o, 1890.



  1. Marius Fontane. Histoire universelle. Les Égyptes, p. 357.