Histoire de la philosophie moderne/Livre 1/Chapitre 12

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Traduction par P. Bordier.
Félix Alcan, Paris (Tome premierp. 108-115).

12. — Le système du monde de Copernic

La conception du monde transmise par la tradition avait été ébranlée par la critique qu’avait faite Nicolas de Cusa de la théorie du mouvement absolu et par la polémique de Paracelse et de Telesio contre les éléments et les formes d’Aristote. Mais les fondements n’en furent détruits que par le nouveau système du monde de Copernic. Il démontra qu’il y avait, pour considérer les choses, une raison plausible de prendre le contre-pied de la tradition. Luther, qui avait pourtant bouleversé tant de choses, déplorait justement la prétention qu’avaient les partisans de Copernic de mettre le monde sens dessus dessous. Il n’est donc pas étonnant que le nouveau système du monde ait provoqué chez quelques-uns un très grand enthousiasme, car il semblait ouvrir un horizon infini, et que chez d’autres il ait excité le plus grand dépit, car l’on croyait perdre le cadre clair et facile à saisir où l’on avait pu jusqu’alors insérer tout ce que l’on pensait savoir du monde et des forces universelles. Une âpre lutte commença qui fit couler un sang généreux, et, ce qui est encore plus précieux que le sang, un combat non seulement contre les scrupules religieux, mais aussi contre la confiance dans la perception immédiate des sens. La connaissance humaine avait à apprendre que l’être peut avoir en soi une nature tout à fait différente de celle qui se présente immédiatement. C’était une leçon de discernement entre la conception subjective et l’existence réelle qui eut une grande importance en philosophie. En cela, il fallait surtout de la liberté d’esprit ; la faculté de faire abstraction de ce que les sens semblaient enseigner immédiatement et de ce que les idées religieuses paraissaient exiger. Aussi les champions de la nouvelle hypothèse ne cessent-ils d’insister sur la nécessité d’avoir un « esprit libre ». Joachim Rheticus, le premier disciple de Copernic, dit en faisant allusion aux rapports de son maître avec les astronomes anciens : « Quiconque veut faire des recherches, doit posséder un esprit libre. » Kepler regardait également la liberté d’esprit (animus liber) de Copernic comme une condition essentielle de son œuvre ; Galilée employa aussi la même expression (ingegno libero) en parlant de Kepler20). Il s’agissait d’un mouvement d’affranchissement.

Le fondateur de la nouvelle conception du monde s’appuyait sur le terrain de l’humanisme. Nicolas Copernic, (son vrai nom semble avoir été Koppernigk), naquit le 19 février 1473 à Thorn d’une famille aisée. Les Polonais et les Allemands se sont disputés sa nationalité ; il est probablement issu d’une famille allemande qui était depuis longtemps établie en pays polonais. Autant que l’on sache, il n’écrivait et ne parlait pas polonais. À Cracovie, où il y avait une université florissante, il fit ses humanités, et étudia les mathématiques et l’astronomie. Grâce à l’influence de son oncle, évêque d’Ermeland, il fut admis comme chanoine (canonicus) au couvent de Frauenburg. À cela était attaché un degré inférieur de dignité ecclésiastique ; mais il n’était pas exigé d’instruction préalable en théologie, et fort peu de chanoines étaient à même d’exercer des fonctions ecclésiastiques. Ils vivaient plutôt en gentilshommes et en humanistes qu’en ecclésiastiques. C’est se faire une fausse idée de Copernic que de se le représenter sous les traits d’un moine dans sa cellule. Le jeune chanoine vécut provisoirement dix ans en Italie, à Bologne, à Rome et à Padoue, où il cultiva l’astronomie, la médecine et l’humanisme. Son professeur de Bologne doutait déjà, paraît-il, de l’exactitude du système d’Aristote et de Ptolémée. À son retour d’Italie il passa quelques années, soit comme médecin, soit comme courtisan, auprès de l’évêque d’Ermeland. C’est pendant cette période, de sa trente-troisième à sa trente-sixième année, que se sont formés les grands traits de son système. Il dit lui-même qu’il nota depuis 1506 l’exposé scientifique et le fondement de sa doctrine. Après la mort de son oncle, il demeura la plus grande partie de sa vie au château de Frauenburg ; font exception quelques années pendant lesquelles il géra les biens du couvent. Les études d’astronomie ne le préoccupaient donc pas exclusivement. Il était administrateur et médecin ; il prit en outre part à des négociations relatives à des réformes monétaires. Il n’avait pas complètement délaissé ses études d’humaniste. Il publia en 1509 les Épitres de Théophylactus en traduction latine. Ainsi, une activité universelle. De plus, il observait avec attention ce qui se passait dans le monde. Comme médecin il appartenait sans doute à la vieille école et s’appuyait sur Avicenne. Mais vis-à-vis du mouvement religieux, il prit avec plusieurs de ses collègues une attitude libérale et sympathique. On désirait une Réforme ; on voulait en tous cas savoir la lutte soutenue avec les armes de la pensée. Il semble que ce soit la tendance d’esprit d’Erasme qui ait été prépondérante chez les chanoines d’Ermeland.

Copernic laissa reposer son œuvre de longues années. Il la relimait sans cesse et il hésitait beaucoup à la publier. Cependant ses idées se répandaient au loin, surtout peut-être au moyen d’un petit extrait (commentariolus) écrit par lui, que l’on a découvert il y a peu de temps sous forme de manuscrit. Celui qui décida de la publication fut Joachim Rheticus, un jeune partisan enthousiaste, professeur à l’université de Wittenberg. Il alla à Frauenburg (1539) et séjourna deux ans auprès de Copernic, afin d’étudier ses œuvres. C’est de sa main que le monde savant reçut les premiers renseignements détaillés sur le nouveau système (Narratio prima de libris revolutionum. Danzig 1539-1540). En outre il engagea le maître à surmonter ses scrupules et à confier son œuvre à la presse.

Les dernières années de Copernic ne furent pas heureuses. La réaction catholique commença et l’esprit plutôt libéral, humaniste, qui régnait jusqu’alors parmi les chanoines, fut désormais entravé et persécuté par le nouvel évêque Jean Dantiscus, qui d’homme du monde et de poète érotique était devenu le serviteur fanatique de l’Église. En dépit de ses anciens liens d’amitié avec Copernic, il semblait maintenant prendre à tâche de le tourmenter. Copernic fut contraint de rompre toutes relations avec plusieurs personnes qui lui tenaient de très près, parce que l’évêque les croyait hérétiques. Il passa ses dernières années dans une solitude spirituelle complète. Il fut frappé d’hémorragie et de paralysie au printemps de 1543 et la mort survint le 24 mai 1543. Il reçut à son lit de mort un exemplaire de son ouvrage, mais il n’avait déjà plus sa connaissance.

Il ne nous appartient pas de faire ressortir toutes les questions d’astronomie que Copernic dut aborder. Ce qui intéresse l’histoire générale de la pensée, ce sont les hypothèses dont part le réformateur de l’astronomie et les grands traits sous lesquels apparaît son nouveau tableau du monde. Son système porte dans les hypothèses la marque de l’esprit contemporain ; par le caractère de la conception du monde il intervient dans l’évolution progressive du temps.

Deux des hypothèses méritent en particulier notre intérêt.

L’artifice et la confusion de l’ancien système du monde poussèrent Copernic à réfléchir sur la possibilité de concevoir autrement les phénomènes célestes. Tout ce système de sphères et d’épicyles reliés de façon multiple semblait à ses yeux contredire la simplicité et la finalité manifestée ailleurs par la nature. La sagacité de la nature (naturæ sagacitas) atteint ailleurs son but par les moyens les plus simples, sans détours et par la connexion harmonieuse des éléments actifs. Elle tend à rattacher de nombreux effets à une seule cause, plutôt qu’à augmenter le nombre des causes. Cette foi en la simplicité de la nature était pour Copernic et pour ses continuateurs un principe méthodologique et aussi métaphysique. Ils auraient été bien embarrassés si on leur avait demandé comment ils savaient que la nature procède toujours par la voie la plus simple. C’était pour eux une certitude immédiate, une foi religieuse. Ils se sentaient encore près du cœur de la nature. Ce fut essentiellement la tâche de la philosophie que d’examiner par la suite si de semblables hypothèses étaient justifiées. Pour le moment, on se mit hardiment à l’œuvre, et cette fois l’idée de l’hypothèse se révéla comme heureuse. Elle imposa la nécessité de trouver un point de vue permettant d’embrasser l’ordre du monde et du supprimer la confusion qui avait régné jusqu’alors. Ce qui, d’après le principe de simplicité, devait notamment paraître absurde, c’était de faire tourner l’univers entier autour de la terre, la grande masse autour de la petite. N’était-il pas plus simple de laisser la grande masse immobile et de faire tourner seulement les petites ?

Avec le principe de simplicité fut combiné le principe qui avait déjà fait dépasser par Nicolas de Cusa l’ancien système du monde (sans le mener du reste à un nouveau), le principe de relativité. Quand un mouvement se produit dans l’espace, dit Copernic, la perception des sens ne peut nous apprendre immédiatement ce qui se meut. Cela peut être la chose perçue. Mais il peut se faire aussi que ce soit celui qui perçoit qui se meut. Et enfin, il se peut que la chose perçue aussi bien que la personne qui perçoit se meuvent avec des vitesses différentes ou dans des directions différentes. Quand nous naviguons, les rives semblent s’éloigner de nous, bien que ce soit nous, et non elles, qui soyions en mouvement. Supposons maintenant que la terre, le lieu d’où nous percevons ce qui se passe dans l’univers, soit en mouvement, et voyons ensuite si nous n’obtenons pas du monde une conception plus simple et plus naturelle que si nous admettons que les objets de la perception se meuvent21). Toute l’œuvre de Copernic consiste dans la démonstration mathématique qu’avec cette hypothèse les phénomènes nous apparaîtront absolument comme la perception nous les montre.

Le nouveau système a ainsi le soleil pour centre et pour source de la lumière du monde. Autour de lui tournent, fixées à des sphères concentriques, les planètes, parmi lesquelles la terre prend place entre Vénus et Mars. La terre tourne en outre autour de son axe. Aux extrémités, l’univers tout entier est entouré par le ciel des étoiles fixes, qui est immobile. Que le monde soit fini ou infini, c’est ce que Copernic ne veut pas trancher. Mais il est constant pour lui que le diamètre de l’orbite de la terre doit être infiniment petit, comparé à l’éloignement de la terre du ciel des étoiles fixes. On ne peut en effet percevoir dans les étoiles fixes un va-et-vient apparent analogue à celui des planètes, qui sont si proches de la terre. Cet accroissement énorme de l’univers, qui ne signifiait pas cependant pour Copernic la rupture de l’ancien cadre, était une des grandes pierres d’achoppement de la nouvelle théorie22), et Copernic le sentait très bien. Il se consola en disant qu’on aimera mieux accorder un agrandissement semblable que d’admettre le fouillis de cercles, nécessaire, si l’on croit que la terre se trouve au centre. Et n’est-il donc pas plus vraisemblable que ce soit ce qui est entouré, qui tourne, plutôt que le cadre qui entoure tout ? La sphère des étoiles fixes est pour Copernic le lieu absolu, par rapport auquel tout autre lieu ou tout mouvement est déterminé (communis universorum locus). Le ciel est en outre la chose la plus respectable de l’univers ; voilà pourquoi il a droit à l’immobilité. Et s’il se mouvait, cela devrait se faire avec une vitesse si énorme que l’on aurait bien plus de raison de craindre qu’il volât en éclats que de redouter avec Ptolémée le même sort pour la terre, si elle venait à se mouvoir. Si l’eau et l’air ne restent pas en arrière dans la rotation de la terre, cela vient de ce qu’ils forment un tout avec la terre proprement dite et prennent, pour cette raison part à son mouvement. Il en est de même des objets situés à la surface de la terre. — Ainsi Copernic cherche à retourner succinctement les objections physiques que l’on pouvait élever contre sa théorie. Il ne dit rien sur la cause pour laquelle les planètes tournent autour du soleil. De même que les anciens, il admet que le mouvement circulaire est le mouvement naturel des corps. Il n’y a mouvement rectiligne que lorsqu’une partie se détache du tout auquel elle appartenait23. Il est donc toujours l’indice que quelque chose est autrement qu’il ne devrait être. — La théorie de Copernic a un caractère descriptif. C’est une tentative faite pour montrer comment apparaissent les choses du monde observées d’un point de vue déterminé. Il ne peut cependant démontrer la nécessité majeure de se placer à ce point de vue. Puis de nombreuses difficultés de détail restaient encore inexpliquées.

Et pourtant, un de ses plus grands continuateurs l’a vanté précisément pour le courage avec lequel il développa ses idées, sans se laisser arrêter par les difficultés, en se fiant plutôt à la raison qu’à la perception. Galilée trouve même très compréhensible de sa part de ne s’être pas arrêté davantage aux arguments opposés : il n’en tint pas plus compte que le lion ne fait cas du jappement des chiens. Sans ce courage, la conception nouvelle n’aurait pas vu le jour et n’eût point été vérifiée. Le système de Copernic est dans l’histoire de la pensée un exemple frappant de la nécessité de poser des idées et des hypothèses qui puissent montrer le chemin à l’examen. Le risque a ses droits, même dans la science.

Copernic ne concevait pas cependant sa doctrine comme une pure hypothèse. — Il ne s’occupa pas lui-même de la publication de son ouvrage. Le prédicateur Osiander, de Nuremberg, en fut chargé qui, pour éviter le scandale, ajouta au livre une préface où il dépeignait la nouvelle théorie comme une hypothèse pure et simple, tout au plus susceptible de procurer quelque plaisir au mathématicien qui essayerait de la prendre pour base. Les opinions nouvelles peuvent, dit-il, être tout aussi bonnes que les anciennes, et personne n’a le droit d’attendre de l’astronomie qu’elle enseigne quelque chose de certain. Cet avant-propos, que le lecteur devait forcément croire provenir de l’auteur, contribua certainement pour une large part au peu de sensation que fit provisoirement la théorie. Si l’auteur ne parlait pas sérieusement, elle ne pouvait avoir un grand intérêt. Luther s’en moqua dans ses propos de table ; et Melanchthon déclara dans son cours de physique (Initia physices) qu’on ne faisait de ces suppositions étranges que par désir de nouveauté et pour faire preuve de subtilité. Mais cela n’est pas bien (honestum), continue-t-il, car cet exemple dangereux peut entraîner à examiner, uniquement pour exercer l’esprit, des opinions aussi absurdes, au lieu d’admettre respectueusement la vérité révélée par Dieu et d’y acquiescer, d’autant plus que la nouvelle doctrine contredit manifestement les dires de la Bible. Aussi Melanchthon regardait-il son jeune collègue Rheticus comme un esprit turbulent. Il n’y eut relativement que peu de gens qui se rangèrent, au cours même du xvie siècle, à la nouvelle doctrine. Parmi les plus enthousiastes étaient Giordano Bruno et Kepler ; Galilée, par crainte du ridicule, se retenait encore et Tycho Brahe — pour des raisons scientifiques et religieuses — prenait une position moyenne entre l’ancien et le nouveau système. Bruno proteste déjà en termes énergiques contre l’hypothèse d’après laquelle le timide avant-propos était aussi de Copernic. Il donne à entendre que certaines gens se contentent de lire la préface ; puis, voyant qu’il ne s’agit que de spéculations mathématiques, ils s’ôtent la chose de l’esprit. Bruno prétend que cette préface a dû être écrite par « quelque âne ignorant et plein de suffisance » qui a voulu arranger le livre à l’usage des autres ânes. Il s’en rapporte au propre avant-propos de Copernic, où l’on peut voir que sa théorie est sérieuse et que du reste il parle dans l’ouvrage non seulement en mathématicien, mais en physicien. Et plus tard Kepler, s’appuyant sur les propres lettres d’Osiander, produisit la preuve formelle que la préface est apocryphe24).

Il fallut encore un certain temps, même en Italie, où pourtant la réaction de l’Église battait son plein, pour que le nouveau système du monde fût assez connu pour provoquer la persécution. À cette extension contribua pour une bonne part le penseur enthousiaste qui, non content d’adopter le nouveau système du monde et de l’insérer dans l’ordre de ses idées, l’agrandit encore et en tira les conséquences les plus importantes au point de vue de la conception générale du monde, tandis que la lutte pour les idées nouvelles allait d’autre part décider du sens de sa vie.



NOTES

20. P. 109. Joachim Rheticus : Narratio prima. (Dans l’édition de Thorn de l’ouvrage de Copernic De revolutionibus orbium coeleslium 1873, p. 490). — Le propos tenu par Kepler sur Copernic est cité par Renschle : Kepler und die Astronomie. Frankfurt 1871. p. 119. — Galilée sur Kepler : Opere. Firenze 1842, VII, p. 55.

21. P. 112. Copernic énonça le principe de simplicité dans sa première ébauche (Commentariolus, voir Prowe : Nicolaus Coppernicus. Berlin 1883, I, 2, p. 286 et suiv.) ainsi que dans son grand ouvrage De revolutionibus (I, 10). Le principe de relativité : De revol., I, 5, 8.

22. P. 112. Telle fut la grande difficulté qui empêcha Tycho Brahe d’adhérer complètement à l’opinion de Copernic. Voir sa lettre à Kepler, décembre 1599. (Kepleri Opera omnia, ed. Frisch, I, p. 47). — Galilée vit également en ce point la plus grande difficulté du système de Copernic, et dans ses Dialogues sur les systèmes du monde il s’efforce de l’écarter.

23. P. 113. Cette explication, reprise après Copernic par Bruno et Galilée, et que Copernic tient probablement lui-même de Plutarque (il dit quelque part que la terre attire les choses pesantes non pas parce qu’elle est un centre, mais parce qu’elle est un tout), est l’équivalent antique d’une théorie de la gravitation, ainsi que le fait remarquer Emil Strauss, le traducteur allemand de Galilée (G’s Dialoge. Übers. von E. Strauss. Leipzig 1891, p. 499).