Histoire de la philosophie moderne/Livre 1/Chapitre 13

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Traduction par P. Bordier.
Félix Alcan, Paris (Tome premierp. 115-157).

13. — Giordano Bruno

a) Biographie et caractéristique.

Nous trouvons chez Bruno les idées de Nicolas de Cusa, de Telesio et de Copernic combinées en un tout original dans le plus grand système philosophique qu’ait édifié la Renaissance, et qui, sous plusieurs rapports, avait un caractère prophétique. Les idées scientifiques des temps modernes sur le monde furent fondées par lui dans quelques-uns de leurs grands traits. Par contre Bruno sacrifie sur l’autel de son temps, car il en partage la superstition et l’esprit fantastique, penchant qu’il devait à son âme passionnée et impatiente. La clarté et la méthode de la pensée n’étaient pas son fait ; les grandes lignes seules se formaient distinctement en son esprit, et il les traçait avec un enthousiasme qui triomphait de toutes les épreuves. Mais il n’avait pas une conception nette de lui-même ou de sa pensée : impossible de se rendre compte de combien elle s’était écartée du passé, auquel elle se sentait encore attachée, malgré toutes les railleries et les moqueries qu’elle pouvait lui adresser. C’est une figure où ne se détachent en lignes pures et distinctes ni la physionomie intellectuelle, ni la physionomie morale. Il sentait lui-même ses contradictions et ses conflits intérieurs. Ils provenaient de sa nature, mais ils étaient entretenus par le milieu où il se développa et où sa pensée se forma.

Sa destinée se décida de bonne heure. Il dit lui-même que lorsqu’on a boutonné à l’envers le premier bouton de son habit, on ne peut plus boutonner exactement aucun des autres. On peut en dire autant de la démarche que fit Philippe Bruno, né en 154825, à Nola dans l’Italie méridionale, à l’âge de seize ans en entrant dans un couvent de Naples. Sa famille semble avoir appartenu à la noblesse, et il avait reçu une bonne instruction préparatoire. À part cela, on ne sait rien de son enfance, notamment sur ce qui le poussa à se faire moine. Peut-être prit-il cette détermination dans un moment d’exaltation. De brusques revirements d’un enthousiasme infini à un abattement profond, le prompt passage des rêves mystiques à l’examen critique, telles étaient les particularités de son caractère. Il fit une démarche qui ne pouvait s’annuler, et pourtant le reste de sa vie tout entière fut une tentative pour l’annuler. Au couvent, où il prit le nom de Giordano, il ne tarda pas à montrer quelle difficulté il avait à courber son esprit sous la discipline. Plusieurs fois il fut accusé d’actes hérétiques. Il enleva tous les saints de sa cellule pour ne conserver qu’un crucifix, ce qui commença à attirer sur lui les soupçons ; puis il défendit la doctrine arienne lorsqu’il fut consacré prêtre. Pendant l’interrogatoire de l’Inquisition à Venise, il déclara plus tard qu’il avait douté du dogme de la Trinité dès sa dix-huitième année. Voyant qu’on préparait une accusation contre lui, il s’enfuit à Rome pour échapper à la détention ; et comme l’accusation l’y talonnait, il quitta ses habits de moine et s’enfuit de Rome. C’était à la fin de l’année 1576. Alors il commença ses tribulations et sa vie vagabonde de place en place, tout en poursuivant le travail ardent de sa pensée et la lutte non moins passionnée, pour les idées nouvelles qu’il s’était faites. Beaucoup de choses portent cependant à croire que le côté intellectuel de sa nature n’était pas seul à se révolter contre la discipline claustrale. C’était une nature fortement sensuelle ; les neiges du Caucase, déclare-t-il lui-même, ne pourraient refroidir le feu de son cœur. Il a dû soutenir une âpre lutte pour ennoblir ses appétits, pour faire de l’ « impulsion animale » une « impulsion héroïque » et ce n’est pas l’ascétisme qui lui a permis d’atteindre ce but. On le voit à une série de poésies que par la suite il interprète allégoriquement (dans De gl’heroici furori), mais qui à l’origine étaient certainement des poésies érotiques. Dans une comédie, dont la matière a dû être recueillie pendant le séjour qu’il fît dans son pays natal, il peint des situations et emploie des expressions dont la crudité frappe, même lorsque l’on sait que les habitants de Nola étaient connus pour avoir la langue trop libre. Bien qu’entré tout jeune au couvent, il ne resta pas étranger à la vie, qui s’agitait d’ailleurs si fortement en lui qu’elle le fit bientôt ressortir. Malgré tout, ce furent essentiellement des tentations d’ordre intellectuel qui provoquèrent la rupture. — Après s’être enfui de Rome, il erra quelques années dans l’Italie du Nord. À Noli, près de Gênes, il dirigea pendant un certain temps une école de petits enfants et enseignait en même temps l’astronomie à quelques jeunes nobles. À cette époque, il était déjà probablement partisan de Copernic. Il fit connaissance avec lui, d’après sa propre indication, dès sa prime jeunesse. Il ne put d’abord voir dans la théorie nouvelle autre chose que de la folie ; mais bientôt la vérité et la signification s’en révélèrent lumineusement à son esprit, surtout quand il eut appris assez de mathématiques pour pouvoir en suivre le fondement dans le détail. Il éprouva alors le besoin d’aller plus loin que son maître, qui, imbu encore de l’astronomie de l’antiquité et du Moyen Âge, professait la limitation du monde et l’immobilité de la huitième sphère. Pour Bruno, l’univers est sans bornes ; toute tentative d’établir une limite absolue est injustifiée et l’univers comprend une infinité de mondes pareils au nôtre, qui ont chacun leur centre. En tout point de cet univers infini la divinité agit comme l’âme intérieure qui embrasse tout et anime tout. Telles sont les pensées qui se formaient alors en Bruno. Outre Copernic, Nicolas de Cusa et Telesio eurent sur lui, ainsi qu’on l’a fait remarquer, une grande influence. On verra clairement dans quelle mesure l’action de ces penseurs se fait sentir en lui quand nous exposerons sa théorie dans ses motifs spéciaux d’inspiration. Bornons-nous à relever ici que ce changement apporté à sa conception du monde le mit franchement en opposition avec la philosophie officielle d’Aristote, sur laquelle s’étayait la théologie d’alors, et qui s’élevait et tomba avec l’ancien système du monde. Ne trouvant pas de position stable dans l’Italie du Nord, qu’il avait pourtant parcourue tout entière jusqu’à Venise, il passa les Alpes et vint à Genève (1579). Il paraît y avoir été considéré comme membre de l’Église réformée, bien que dans l’interrogatoire fait par l’inquisition à Venise il ait nié s’y être converti. On a en effet trouvé à l’Université son inscription de sa propre main, et pour s’inscrire il fallait adopter la profession de foi calviniste. On a de plus découvert des pièces témoignant qu’il a soutenu une lutte violente contre un professeur du gymnase et contre le clergé de la ville ; on lui reproche en particulier d’avoir traité les membres du clergé de « pédagogues » ; enfin il avait avancé une doctrine hérétique. Pour cette raison il fut excommunié et dut — pour que l’excommunication fût levée — manifester son repentir de ce qui s’était passé. Cet épisode suppose évidemment que Bruno s’était en tous cas rallié pour la forme à la religion réformée. Le régime théocratique du calvinisme lui devint aussitôt sensible et ce fut certainement là, avec d’autres expériences faites pendant son séjour en pays protestant, l’origine du jugement sévère qu’il porta plus tard sur le protestantisme en général et sur le calvinisme en particulier. Bruno ne soupçonnait pas ce qui historiquement devait sortir du calvinisme ; il n’eut que l’occasion d’en remarquer les mauvais côtés, ce qui eut pour effet de lui faire quitter Genève au bout de quelques mois pour aller dans le midi de la France. À Toulouse, il commença avec un vif succès des cours à l’Université, où il fut installé dans les fonctions de professeur, charge qu’il exerça pendant deux ans. Là aussi il exposait l’astronomie et la philosophie d’Aristote. Ce fut la période la plus tranquille de sa vie, bien qu’il se soit également pris de querelle avec les savants, probablement à cause des innovations qu’il préméditait. Pour bien comprendre les rapports de Bruno avec le catholicisme, il est bon de remarquer qu’à Toulouse il fit déjà des démarches pour rentrer dans le giron de l’Église catholique, démarches qu’il renouvela ensuite à Paris. Il croyait pouvoir vivre en bonne intelligence avec l’Église sans rentrer dans un couvent. Il n’a pas dû probablement regarder ses rapports avec l’Église comme rompus. Il croyait pouvoir unir la substance du christianisme avec ses nouvelles idées, s’imaginant que l’Église pouvait permettre l’explication des thèses dogmatiques qui était un des postulats de cette réconciliation. L’impression de répulsion qu’il avait gardée du protestantisme, entretenait chez lui le besoin de s’unir à l’Église délaissée, bien qu’il pensât qu’elle eût besoin d’une réforme radicale. Mais on lui indiqua comme première condition — à Toulouse comme à Paris — de rentrer dans son couvent, ce à quoi il ne put se résoudre. Son désir était de vivre dans le silence pour ses études, sans se soumettre de nouveau à la discipline claustrale. — Cette façon de concevoir les rapports de Bruno avec le catholicisme est corroborée par les déclarations qu’il fit aux interrogatoires de l’Inquisition et du reste son retour en Italie ne se comprend qu’à cette condition.

Lorsque la guerre civile eut mis un terme à l’enseignement de Bruno à l’Université de Toulouse, il alla à Paris (1581), où il eut un vif succès comme professeur. Outre des sujets scolastiques, il exposa ce qu’on appelait l’art de Lulle, sorte de schématisme de la pensée qui l’occupa beaucoup, et qu’il traita dans toute une série d’écrits, ainsi que la mnémotechnie, à laquelle il attachait également une grande importance. Le roi Henri III le manda auprès de lui pour se faire donner des éclaircissements sur ses idées. Il gagna la faveur du roi et sur sa recommandation entra, après être allé en Angleterre en 1583, chez l’ambassadeur de France, le marquis de Castelnau. Dans les écrits qu’il publia à Londres il vante en termes élevés l’hospitalité et la culture distinguée de l’ambassadeur et de sa famille. Il était moins satisfait des Anglais, qui lui faisaient l’impression de barbares. Les savants eux-mêmes ne faisaient généralement pas exception. C’est surtout dans La Cena delle cenere (le dîner du Mercredi des cendres), le premier d’une série d’écrits en italien publiés à Londres, que son indignation se déversa sur la populace savante et ignorante. Il se trouvait être le premier à se poser en Angleterre en réformateur des idées admises sur le monde, et il apprit, selon sa propre expression, ce que c’est que de jeter des perles devant les porcs. Maintenant Bruno n’était pas seulement enthousiasmé pour les idées nouvelles, qui prenaient en lui une forme de plus en plus solide et pour qui le temps de la publication était venu ; il avait de son importance un sentiment qu’il épanchait de façon passablement emphatique. Les conservateurs pédants n’étaient pas seuls à pouvoir se sentir irrités par la lettre qu’il écrivit au vice-chancelier de l’Université d’Oxford pour annoncer son apparition. Il annonce qu’il est le professeur de la pure et innocente sagesse, un philosophe célèbre dans les autres universités d’Europe, étranger seulement pour les Barbares et les brutaux, le réveilleur des âmes endormies, le dompteur de l’ignorance, dont toute l’attention se porte sur la culture intellectuelle, haï des sots et des hypocrites, reçu avec des transports de joie par les esprits loyaux et sérieux, etc., etc. Il faut mettre naturellement beaucoup de ce pathos sur le compte du goût d’alors. L’université d’Oxford lui ouvrit ses portes, et pendant un certain temps il y exposa ses théories psychologiques et astronomiques. Son idée de l’unité de la vie de l’âme sous les nombreuses et diverses formes sous lesquelles elle se présente simultanément et successivement dans le monde ; son idée de l’infinité de l’univers, la terre, au lieu d’être le centre absolu, n’étant qu’un des corps célestes sans cesse en mouvement dont le nombre est infini, et dont absolument aucun ne possède un droit quelconque à être le point central — de telles idées étaient bien faites pour provoquer chez les scolastiques d’Oxford le vertige et le dépit. Les cours durent être interrompus. Il crut même avoir des preuves de la barbarie des savants de profession dans une dispute publique, où, d’après son propre récit, il réduisit son adversaire, « le choryphée de l’Université », quinze fois au silence. Et c’est ainsi que les choses se passent dans la dispute qu’il a décrite en détail dans La Cena delle cenere. Cependant il ne renonça pas à l’espoir de voir ses idées triompher. Il profita de son séjour chez l’ambassadeur de France pour composer une série d’écrits en langue italienne et sous forme de dialogue, où il a donné l’image la plus riche et la plus grandiose de ses idées. Quelque tourmentée et décousue qu’ait été sa vie, il atteignit néanmoins au bonheur le plus grand qui soit accordé à un penseur ; il réussit à développer ses idées avec toute l’ampleur et toute la clarté que comportait le point où il en était. Aussi, malgré toute la résistance qu’il rencontra, le séjour de Londres fut-il pour Bruno une période heureuse. Quelques hommes insignes, tels que Philippe Sidney et Fulco Greville, lui témoignèrent de l’amitié ; il prit contact avec des cercles nobles et eut même accès auprès de la reine Élisabeth, qu’il célèbre dans ses écrits sous les traits d’Amphitrite, reine de la mer. Aussi apporte-t-il dans un ouvrage ultérieur des restrictions à son jugement sévère sur les Anglais. Il serait cependant trop hardi de croire que, même dans de petits cercles d’élite, il y ait eu vraiment des intelligences ouvertes à ses idées. On ne peut en relever absolument aucune trace ; en somme, sur le séjour de Bruno en Angleterre nous avons uniquement son propre récit. L’intérêt philosophique des Anglais prenait une autre direction que celle de Bruno, aussi bien à cette époque qu’à l’époque suivante. Le temps où Bruno allait être compris ne vint que plus tard. Les idées parentes de celles de Bruno qui se trouvent chez Shakespeare, notamment dans Hamlet, doivent être dérivées d’abord de Montaigne, et d’autres auteurs contemporains, si toutefois elles ne sont pas dues à la pensée du grand poète lui-même 26.

Durant son séjour à Londres Bruno déploya une fécondité étonnante. Outre un ouvrage mnémotechnique (avec la lettre d’introduction au chancelier d’Oxford mentionnée plus haut), il publia cinq dialogues importants écrits en italien qui contiennent un exposé de ses idées philosophiques. Dans le premier, le Dîner du Mercredi des cendres, est traitée la théorie de Copernic avec le fondement et l’extension que Bruno lui donnait. Puis suivit De la cause, du principe et de l’unité (Della causa, principio ed uno), le chef-d’œuvre de Bruno où sont développées ses idées sur la spéculation et sur la philosophie religieuse. Cet ouvrage se continue par le dialogue de l’Univers infini et des mondes qui expose plus en détail sa théorie du principe infini, divin, qui se révèle dans une infinité de mondes et d’êtres.

Après avoir développé dans ces écrits le côté théorique de ses idées, il donne sa philosophie morale et sa conception pratique de la vie dans l’Expulsion de la bête triomphante (Spaccio della bestia trionfante) à laquelle se rattachent la doctrine secrète de l’âne de Pegase et « Des folies héroïques » (De gl’ heroici furori). Quantité de chapitres se distinguent dans ces écrits par la profondeur de la pensée et par l’exposition, pleine d’humour et de poésie. Mais ils alternent avec des passages où la vieille scolastique montre encore la tête et où l’imagination dégénère en conception fantastique, quand il ne lutte pas avec la langue pour exprimer l’inexprimable. Ce dernier trait caractérise peut-être le mieux Bruno. Sa conception du monde est fondée essentiellement sur la façon de voir nouvelle établie par Copernic. Mais Bruno remarque que ses idées mènent logiquement bien plus loin et que, du moment que l’on éloigne la terre de son lieu de repos au centre de l’univers, on perd par le fait même le droit de tolérer l’immobilité et une frontière en un point quelconque du monde. La tendance à fonder la conception du monde sur les données de l’expérience est accompagnée d’un mouvement qui mène au delà des bornes de cette expérience. Et comme c’était la conviction de Bruno que ce qu’il y a de plus élevé se manifeste dans la nature, il était convaincu aussi que toute révélation ou série de révélations quelconque est impuissante à en exprimer la plénitude et l’unité, en sorte que pour cela les oppositions n’ont aucune valeur et que les mots sont impropres. Aucune pensée, aucun nombre, aucune mesure ne sont suffisants, quoique la nature soit définie également dans toutes ses parties par la pensée, le nombre et la mesure. Il est aussi bien convaincu de la nécessité de la conception scientifique que de son insuffisance. Il dit dans un de ses poèmes philosophiques : « ma raison et mon esprit m’enseignent qu’aucun acte de pensée, aucune mesure, aucun calcul, ne peuvent comprendre une force, une masse et un nombre qui s’étend au delà de toute limite inférieure, moyenne et supérieure ».

Con senso, con raggion, con mente scerno,
Ch’ atto, misura, et conto non comprende
Quel vigor, mole, et numero, che tende
Oltr’ ogn’ inferior, mezzo et superno.

L’ignorance consciente (docta ignorantia), que nous connaissons par Nicolas de Cusa, tel est également le dernier mot de Bruno. Mais il est plus près du monde de l’expérience et lui consacre un intérêt plus grand que le théologien, pour lequel l’examen des êtres et des bornes de la pensée n’était guère qu’une échelle menant à l’approfondissement mystique de l’idée de la divinité. Bruno met à profit les idées qu’il doit à Nicolas de Cusa, surtout pour fonder et pour développer le nouveau système du monde. Mais il ne se perd pas dans la contemplation du monde extérieur. Il est convaincu que la divinité agit au fond du monde, et que ce fond, on peut le trouver en tous lieux. Les puériles différences extérieures entre le ciel et la terre ont disparu, mais uniquement (comme plus tard chez Böhme), pour faire place au sentiment que le Très-Haut est partout où l’esprit lui est ouvert. Et alors recommence le travail au sein de la vie intérieure. Ici encore, c’est un va-et-vient de puissants courants contraires, un mouvement de vagues illimité, un élan vers un but infini. Cela s’exprime notamment dans l’ouvrage sur les folies héroïques avec une grande abondance de poésies, d’allégories, de réflexions psychologiques et d’idées éthiques. Le plaisir et la douleur sont si étroitement unis que l’on ne saurait choisir l’un sans l’autre, ce n’est qu’en passant par le danger et par la ruine qu’on trouve le chemin de la victoire ; et le péril n’est pas seulement extérieur, il est aussi intérieur ; il faut que la volonté tombe pour pouvoir s’élever assez haut, et le repentir est parmi les vertus ce qu’est le cygne parmi les oiseaux. Il existe pour Bruno une relation tragique entre la connaissance et la vérité, entre la volonté et son but. Mais l’idéal était à ses yeux le sentiment de cette disproportion pendant l’aspiration de tous les instants. « Bien que l’âme n’atteigne pas le terme de ses efforts, et qu’elle se consume à force d’ardeur, il suffit qu’elle brûle d’un feu si noble ! » :

Eh bench’ il fin bramato non consegua,
E’n tanto studio l’alma si dilegua,
Basta che sia si nobilmente accesa !

Bruno trouvait un riche fonds de contrastes dans sa nature et dans sa destinée. Tendance idéale et besoin passionné de connaissance d’une part ; sentiment fantastique de sa valeur et ardeur sensuelle d’autre part, c’étaient assez de problèmes à résoudre et assez d’écueils où pouvait échouer le développement du caractère, pour ne pas parler de la situation extérieure. Et que cette situation était complexe et changeante ! Un moine fugitif, incapable de se plaire dans les pays protestants où il erra, et qui jugeait le protestantisme avec plus de rigueur que l’Église qui l’avait chassé ! Un penseur dont l’ambition était de renverser tous les systèmes établis pour se dévouer à un système nouveau, que sa pensée aspirait sans cesse à construire et qui ne fut pas compris des contemporains ! Un méridional qui dans le Nord de l’Europe se figurait être à l’étranger au milieu de barbares ! —

Après un séjour de deux ans en Angleterre, Bruno revint avec l’ambassadeur de France à Paris, où il tenta vainement pour la deuxième fois de se rapprocher de l’Église catholique. Il soutint publiquement à l’Université une dispute où il s’attaquait à la philosophie d’Aristote et défendait la nouvelle conception du monde. Il se fait l’apôtre de la liberté de pensée en termes forts et clairs. L’invitation à cette dispute (Acrotismus, imprimé probablement d’abord à Paris en 1586, puis à Wittenberg en 1888) est un des écrits les plus clairs de Bruno. Elle donne sous une forme concise les idées les plus importantes développées dans les dialogues en italien. Peu de temps après cette dispute il quitta Paris, probablement à cause des troubles politiques. Ensuite il erra dans plusieurs Universités allemandes. À Marburg on lui refusa le droit d’enseigner, ce qui eut pour conséquence une scène violente avec le Recteur de l’Université, qui le biffa de la liste des étudiants où son nom était déjà inscrit. Il fut probablement exclu comme catholique ; on n’a guère dû connaître ses livres. À Wittenberg par contre on lui permit de faire des cours et il y passa deux années tranquilles. Mais vint un nouveau duc et il dut quitter le pays. Dans son discours d’adieu il vante la science allemande représentée par Nicolas de Cusa, Paracelse et Copernic et glorifie Luther d’avoir fait la guerre à la puissance de l’Église : tel un nouvel Hercule, il a combattu Cerbère à la triple couronne !

La vie errante recommença. Après un court séjour à Prague et à Helmstedt, il alla à Francfort, où il se livra pendant un an au repos, afin de faire imprimer une série d’écrits qui devaient donner, en partie sous forme de poèmes didactiques, un exposé systématique de sa doctrine. À l’encontre des ouvrages de Londres ces traités sont écrits en langue latine, probablement parce qu’ils s’adressaient aux savants allemands. Cette série d’ouvrages a encore ceci de remarquable que Bruno s’y rapproche de la conception atomique de la nature (dans l’ouvrage De triplici minimo) et qu’il mit à profit dans son exposé du nouveau système du monde (dans l’ouvrage De immenso) les recherches de Tycho-Brahé sur les orbites des comètes, qui ratifièrent à merveille ses idées développées précédemment. Mais à côté de cela se trouvent dans ces écrits plusieurs développements abstrus et symboliques qui n’offrent d’autre intérêt que de montrer à quoi on pouvait avoir recours alors à défaut de données scientifiques. Par ce côté, comme par plusieurs autres, Bruno a une certaine analogie avec Kepler, qui présentait également l’union singulière de grandes idées philosophiques alliées à des spéculations symboliques.

Il dut quitter Francfort avant l’impression complète de ces livres. Dans la préface du De triplici minimo, dont il ne pouvait plus se charger, les éditeurs disent que l’auteur leur a été enlevé par un brusque hasard (casu repentino avulsus). Il est probable qu’il fut expulsé de la ville ; des pièces découvertes depuis montrent que la magistrature de Francfort était mal disposée pour lui dès son arrivée. L’expression dont se servent les éditeurs n’indique pas un départ volontaire. Cependant il avait reçu une invitation à se rendre en Italie, à laquelle il eût en tous cas certainement donné suite. Dans un sonnet, il se compare à un papillon voltigeant droit à la lumière. Il faisait allusion à son penchant irrésistible, mais douloureux, pour la vérité. Un penchant semblable paraît s’être éveillé en lui à la pensée de son pays natal. Il n’avait pu trouver de nouvelle patrie au cours de ses longues périgrinations au nord des Alpes. Mais quels dangers ne menaçaient pas le moine fugitif, s’il revenait ! Le fait que l’invitation venait de Venise lui inspira peut-être confiance. Un jeune gentilhomme vénitien, Giovanni Mocenigo, qui avait étudié un des traités mnémotechniques de Bruno, apprit par son libraire que l’auteur résidait à Francfort. Il invita donc ce dernier à venir à Venise, lui disant qu’il voulait recevoir son enseignement. Il paraît avoir cru que Bruno était versé dans les sciences occultes, et il avait sans doute l’intention de s’y faire initier. Bruno accepta l’invitation. Après son brusque départ de Francfort, il résida un certain temps à Zurich, où il fit des cours à quelques jeunes gens ; puis il partit (en automne 1591) pour son fatal voyage au delà des Alpes. À Venise, il instruisit Mocenigo et finit par demeurer chez lui. Mais au bout de quelque temps, son élève se plaignit de ne pas apprendre tout ce qu’il désirait apprendre. En même temps il éprouvait des remords de conscience de loger chez lui un hérétique. Sur l’ordre de son confesseur il dénonça Bruno à l’Inquisition et l’enferma chez lui jusqu’à ce qu’il fût transféré dans la prison de l’Inquisition (23 mai 1592).

Bruno s’affaissa pendant l’interrogatoire. Il protesta contre certains propos violents et outrecuidants qu’on lui attribuait sur la dénonciation de Mocenigo ; il déclara qu’en son âme et conscience il était toujours resté fidèle à la foi de l’Église, bien qu’en sa qualité de moine fugitif il eût été empêché de prendre part au service divin de l’Église et qu’il enseignât dans sa philosophie des choses qui mettaient indirectement aux prises avec les dogmes — enfin il implora à genoux le pardon de toutes ses erreurs, exprimant le désir de faire pénitence pour que le giron de l’Église lui fût à nouveau ouvert. — Pour s’expliquer comment Bruno ait pu ainsi renier ce qu’il avait lui-même proclamé avec tant d’enthousiasme, il faut se souvenir qu’il n’avait jamais cru rompu le trait d’union entre l’Église catholique et lui. C’est ce qu’attestent les tentatives réitérées de réconciliation. Et l’impression de répulsion qu’il avait gardée du protestantisme dut nécessairement le rendre également conciliant. À Venise même il avait déclaré à différentes personnes, qui confirmèrent le fait par-devant l’Inquisition, qu’il préparait un ouvrage qu’il voulait présenter au Pape, dans l’espérance qu’il lui permettrait de demeurer à Rome pour se livrer à ses occupations littéraires. En même temps il voulait soumettre au Pape les écrits qu’il reconnaissait maintenant être de lui, espérant recevoir l’absolution de ses fautes. Peut-être pensait-il que la vérité symbolique qu’il attribuait dans son système aux idées ecclésiastiques ferait passer sa philosophie, d’autant plus que, en vertu de l’ « ignorance consciente » il accordait à la foi une place autonome, en dehors du domaine des sciences. Voilà pourquoi il commence ingénument à raconter sa vie aux inquisiteurs et à leur exposer sa philosophie ; il leur déclare par exemple que ce que l’Église appelle le saint Esprit est pour lui l’âme du monde, qui fait la cohésion de l’univers, et tandis que les âmes « catholicamente parlando » vont après la mort au paradis, au purgatoire ou en enfer, il enseigne « seguendo le raggion filosofiche » que la vie psychique est immortelle et qu’elle prend sans cesse de nouvelles formes, conception qu’il trouve exprimée dans l’antique doctrine de la métempsychose. À vrai dire, il ne s’autorise pas, comme fait Pomponace, du principe que quelque chose peut être vrai pour la théologie sans être vrai pour la philosophie. Il ne croyait pas à une vérité double, mais bien à une double forme de la vérité. Le rapport de sa philosophie avec la doctrine de l’Église lui est apparu à peu près comme le rapport de la théorie de Copernic avec l’intuition sensible. Il faut accorder toutefois qu’il ne parvint jamais à mettre une clarté parfaite dans ses idées. On comprend d’autant mieux que — tout entier à l’impression du moment, flottant entre l’exaltation et l’abattement — il ait pu s’affaisser et que, pour sauver ses chances de mener la tranquille vie de littérateur qu’il a dû souhaiter après ses années tourmentées de scolastique errant, il ait fait, tel plus tard Galilée, la confession qu’on exigeait de lui, au lieu d’opposer à la conception dogmatique de l’Église sa propre conception du christianisme.

Peut-être se serait-il ainsi tiré d’affaire, et alors il ne se dresserait pas dans l’histoire universelle comme le héros que nous connaissons maintenant. L’inquisition romaine avait été informée de son procès et demanda son extradition, d’abord parce qu’il s’était rendu coupable d’hérésies aussi graves, et ensuite parce qu’il s’était soustrait par la fuite à des accusations antérieures lancées contre lui à Rome et à Naples. Après quelque hésitation, le gouvernement vénitien l’extrada et un nouveau procès commença à Rome. On ne connaît des pièces de ce procès que des fragments isolés ; le reste a, paraît-il, disparu, on ne sait comment, des archives papales27. Aussi ne s’explique-t-on pas que Bruno ait été détenu plus de six ans à Rome. Tout ce que l’on en peut tirer, c’est que les inquisiteurs romains, parmi lesquels se fit surtout remarquer celui qui devait être plus tard le cardinal Bellarmin, montrèrent un zèle plus grand que ceux de Venise. On parcourut les livres de Bruno et l’on rédigea une liste de huit hérésies graves dont on exigeait la rétractation. En tête était la négation de la doctrine catholique de la Cène. Il est probable qu’on lui reprochait aussi l’opinion d’après laquelle il y a des mondes en nombre infini28. Cette opinion était hérétique, car elle semblait contredire la révélation, qui n’a pu se produire plus d’une fois. Au Moyen Âge, on avait pour la même raison trouvé hérétique la croyance aux antipodes. Aux vestiges qui nous sont connus des interrogatoires, on voit cependant que le Pape voulait réduire la rétractation exigée de Bruno aux propositions condamnées depuis longtemps déjà par l’Église ; les propositions ayant directement trait au système de Copernic devaient être laissées de côté. Mais Bruno tint bon contre cette sommation précise. Il contesta s’être rendu coupable d’aucune hérésie : c’étaient, disait-il, les inquisiteurs qui avaient interprété ses opinions dans un sens hérétique ; pour lui, il n’avait rien à retirer. Cette attitude confirme la conception exposée plus haut de ses rapports avec le catholicisme. En face de la mort, il resta fidèle à sa conception du christianisme, opposée à celle de l’Église, et, de même qu’il avait affirmé ses idées religieuses, il ne voulut pas renier ses idées philosophiques. Il rédigea une défense qu’il désirait soumettre au Pape ; elle fut ouverte, mais non lue. Le 9 février 1600 on annonça à Bruno sa sentence. Il fut dégradé, excommunié et livré au bras séculier, le gouverneur de Rome, avec la prière hypocrite accoutumée de le punir avec indulgence et sans verser de sang. Bruno répondit par un geste de menace : « Vous qui prononcez contre moi cet arrêt, vous avez peut-être plus peur que moi, contre qui il est rendu ! » II faisait sans doute allusion à la peur qu’ils avaient de la vérité, tandis que lui avait surmonté la crainte de la souffrance au service de la vérité ! Alors il vit clairement ce dont il ne s’était pas aperçu à Venise, qu’il s’agissait de sauvegarder les droits de la libre recherche de la vérité. Il n’eut plus de fluctuations. Il fut brûlé vif le 17 février 1600 sur le Campo di fiora et affronta stoïquement la mort. Il repoussa un prêtre qui voulait lui tendre un crucifix et expira sans pousser un cri. Ses cendres furent abandonnées aux vents. — Mais à l’endroit où il fut brûlé on lui a érigé en 1889 une statue avec le produit des souscriptions du monde civilisé tout entier et l’État italien prépare actuellement à ses frais une édition de luxe de ses œuvres. —

Maintenant que nous connaissons la vie et la personnalité du plus grand philosophe de la Renaissance, nous allons passer à l’exposition détaillée de sa philosophie.

b) Fondement et développement du nouveau système du monde.

Giordano est un des premiers penseurs qui aient clairement conscience que les grandes pensées sont dues à une longue suite d’expériences successives. Il croit avoir émis de grandes idées, mais il sait aussi ce qu’il doit à ses devanciers, notamment aux astronomes sur les observations desquels il s’appuie. À l’ère de la Renaissance, on était encore enclin à remonter à l’antiquité comme à la source de toute vérité ; de même que l’Église remontait à l’époque où les révélations se sont produites. Bruno prétend, lui, que les hommes actuels sont plus vieux que « les anciens », car ils s’appuient sur une expérience plus riche qu’eux. Eudoxe n’a pas su autant de choses que Hipparque, et ce dernier n’en a pas su autant que Copernic. Et il vante Copernic pour avoir continué l’œuvre de ses devanciers, et surtout parce qu’il a eu assez de grandeur et de force de caractère (magnanimita) pour élever son esprit au-dessus des préjugés de la foule et des illusions des sens et pour édifier un nouveau système du monde. Dans le poème didactique en latin De l’immensité et des mondes innombrables il éclate en un hymne en l’honneur de Copernic. Mais il lui reproche de s’être arrêté trop tôt et de n’avoir pas tiré toutes les conséquences de sa pensée. De là la nécessité d’un commentateur qui imagine tout ce qui se trouve au fond de la découverte de Copernic ; et il s’attribue à lui-même ce mérite. Il a ouvert les yeux à l’infini de l’univers en montrant qu’il ne saurait y avoir de frontières absolues, pas plus qu’il ne peut y avoir de « sphères » fixes séparant les différentes régions du monde les unes des autres, — en montrant qu’il règne dans l’univers entier une loi unique et une force unique : Où que nous nous trouvions, nous ne nous éloignons pas de la divinité qui y agit, pas plus que nous n’avons besoin de la chercher d’une manière générale en dehors de notre propre moi. — Notre tâche sera maintenant de trouver les raisons sur lesquelles Bruno s’appuie pour édifier et continuer le système du monde de Copernic. Elles peuvent se ramener à deux considérations principales, dont l’une relève de la théorie de la connaissance et l’autre de la philosophie de la religion.

La vieille image du monde, avec la terre comme centre et la sphère des étoiles fixes comme extrême limite, ne saurait s’autoriser avec raison du témoignage des sens. Si nous prenons les diverses images sensibles que nous avons en nous déplaçant, nous voyons que l’horizon se modifie à mesure que nous changeons de place. Bien loin de prouver un centre absolu et une borne absolue du monde, la perception des sens, bien expliquée, prouve bien plutôt le contraire : elle démontre la possibilité de regarder comme centre tout endroit, quel qu’il soit, où nous sommes, ou tout endroit où nous pouvons nous placer par la pensée, et la possibilité de changer et d’agrandir à l’infini les limites de notre monde. Et avec ce témoignage de la perception des sens concorde la faculté qu’a notre imagination et notre pensée d’ajouter indéfiniment nombre à nombre, grandeur à grandeur, forme à forme, de même qu’il se fait sentir en nous un instinct et une tendance qui ne sont jamais satisfaits du but atteint. Il est inconcevable — dit Bruno — que notre imagination et notre pensée dépassent la nature et qu’aucune réalité ne corresponde à cette possibilité continuelle de spectacle nouveau. Il conclut donc de l’impossibilité subjective de mettre une borne et d’établir un centre absolu à l’absence de borne et de centre. Pour établir cette preuve, il s’appuie, comme il dit lui-même, sur la condition fondamentale de notre connaissance (la conditione del modo nostro de intendere). Comme conséquence exacte de cette observation — conséquence qu’il ne fait cependant qu’indiquer en passant — Bruno remarque quelque part que, à vrai dire, on n’a pas le droit de concevoir l’univers proprement comme un tout s’il n’a pas de bornes.

L’horizon se reformant toujours autour du lieu où se tient le spectateur comme centre, toute détermination de lieu doit forcément être relative. L’univers prend un aspect différent, selon que l’on se le représente observé de la terre, de la lune, de Vénus, du soleil, etc. Un seul et même point sera, selon les différents points d’où il peut être vu (respecta diversorum), centre, pôle, zénith et nadir. Aussi des définitions telles que haut et bas, ne signifient-elles rien d’absolu, ainsi que le suppose la vieille image du monde. Ce n’est qu’en supposant des points visuels déterminés que l’on peut prêter à de semblables expressions une signification déterminée. — Et il en est de la relativité du mouvement comme de la relativité du lieu. Le mouvement ne se conçoit que par rapport à un point fixe, et il s’agit maintenant de savoir où se représenter ce point fixe. Un seul et même mouvement prend un aspect différent, selon que je le considère de la terre ou du soleil, et où que je suppose être, le point où je me tiens me paraîtra toujours immobile. La différence entre ce qui est en repos et ce qui est en mouvement ne peut ainsi acquérir une certitude absolue. L’ancien système du monde suppose donné ce qui est précisément à démontrer, à savoir que la terre est le point fixe d’après lequel se mesure tout mouvement. — De la relativité du mouvement découle la relativité du temps. Nous ne pouvons en effet démontrer l’existence d’un mouvement absolument régulier et nous ne possédons aucun point de repère qui puisse prouver que toutes les étoiles ont pris, par rapport à la terre, exactement la même position que celle qu’elles avaient auparavant, et que leurs mouvements soient absolument réguliers. Le mouvement ayant un aspect différent, vu des différentes étoiles, il y aura, s’il est employé à mesurer le temps, autant de temps dans l’univers qu’il y a d’étoiles.

Les notions de pesanteur et de légèreté ne sauraient, non plus que les déterminations de lieu, avoir une signification absolue. Pour Aristote, la pesanteur était la tendance à rechercher le centre du monde, et la terre étant l’élément le plus pesant, devait nécessairement être au centre du monde ! Mais les qualités de pesanteur et de légèreté reviennent de droit aux parties de tout corps céleste pris en particulier par rapport au corps céleste tout entier. Si un corps pesant tombe, cela vient de ce qu’il recherche le lieu où il y a son foyer, où il peut le mieux demeurer. Les molécules du soleil sont pesantes par rapport à lui, de même que les molécules de la terre par rapport à la terre. Par rapport à l’univers en tant que totalité, les notions de pesanteur et de légèreté ne sont pas plus valables que les déterminations de temps et de lieu et que les mouvements. Ce n’est que par rapport à un corps céleste déterminé ou à un système déterminé qu’elles acquièrent un sens. — C’est la même théorie de la pesanteur que celle que nous avons déjà trouvée chez Copernic, à cela près que Bruno attache une importance capitale au fait que ces parties recherchent leur tout en vertu d’une tendance à se conserver. Copernic s’appuyait également sur la relativité de nos définitions ; mais il faisait halte à mi-chemin. C’est le mérite de Bruno que d’avoir développé ce principe et d’avoir montré quelles conséquences il implique. Nous trouvons aussi chez Bruno pour la première fois une réponse définitive à l’une des objections principales faites à Copernic, que des objets qui tombent sur la terre devraient nécessairement la toucher non pas exactement en ligne verticale, mais un peu plus à l’ouest. Bruno démontre qu’une pierre jetée du haut d’un mât tombera au pied de ce mât parce que dès le début en vertu de la force imprimée (virtu impressa) elle participe au mouvement du vaisseau. Si au contraire la pierre était jetée d’un point n’appartenant pas au vaisseau, elle tomberait un peu plus en arrière. Bruno commence ici à suivre le cours d’idées, grosses en conséquences, qui devait conduire plus tard Galilée à la découverte de la loi d’inertie.

En rapport étroit avec le principe de relativité se trouve chez Bruno le principe que la nature est partout essentiellement égale à elle-même (indifferenza della natura). Il conclut de l’état de choses, tel qu’il existe chez nous, à l’état de choses en d’autres lieux de l’univers. Une expérience de son enfance le mit sur cette voie. Du haut de la montagne de la Cicada près de Nole, qui s’étendait à ses pieds, couverte de forêts et de vignes, il regardait au loin le Vésuve, qui lui apparaissait à la fois petit, pelé et stérile. Mais y étant allé un jour, il vit que les deux monts avaient changé d’aspect ; c’était au tour du Vésuve d’être grand et boisé, et à la Cicada d’être petite et pelée. Le principe qui le mène à fonder et à agrandir le système de Copernic en établissant l’immensité infinie de l’univers, le mène tout naturellement aussi à admettre les mêmes relations partout où il ne se trouve pas d’expériences particulières pour les contredire. Il se représente dès lors les autres corps célestes comme semblables à la terre et les autres systèmes comme semblables au système solaire, de telle sorte que les étoiles fixes deviennent des soleils entourés de planètes. Il n’y a pas de raison pour admettre un principe autre que : les mêmes forces agissent partout. Mais alors Copernic n’a pas le droit de laisser, d’accord avec la conception commune, toutes les étoiles fixes à une égale distance de nous et dans une seule et même sphère. Peut-être ne conservent-elles toujours la même distance de nous et entre elles qu’en apparence. Les navires nous apparaissent au loin immobiles, et cependant ils avancent souvent avec une vitesse considérable. Si tel est le cas pour les étoiles fixes, c’est ce que pourront montrer des observations certainement longues à faire et peut-être encore non commencées. Mais si l’on n’a pas encore commencé des observations de ce genre, cela vient en droite ligne de la ferme conviction que l’on avait que les étoiles fixes ne modifiaient leur place ni par rapport à nous ni entre elles ! Il se révèle donc que le principe de l’ « indifférence de la nature » (ou, comme on le nomme de nos jours, le principe d’actualité), impliquant de nouvelles recherches, n’est pas moins fécond que le principe de relativité, dont il dérive, — Bruno voit bien plus clairement la nécessité de confirmer des observations théoriques et subjectives au moyen de l’expérience que les expositions ordinaires le lui attribuent. « Que pourrions-nons penser, demande-t-il, s’il n’y avait toutes les observations déjà existantes ? » Ce n’est point seulement un rêveur enthousiaste d’infini. Il a cherché à démontrer par un travail critique de pensée sur quelles hypothèses dogmatiques reposait le vieux système du monde et quel droit naturel on a de faire d’autres hypothèses. Le devoir de fournir des preuves s’impose, dit-il, en premier lieu à celui qui prétend que l’univers est limité, car l’expérience montre que la limite varie toujours, où que nous allions. Pourquoi l’univers s’arrêterait-il juste à la huitième sphère, comme le pensait encore Copernic ? Pourquoi ne pas croire à une neuvième, à une dixième, etc. ? De ce que notre perception des sens a des limites, nous n’avons pas le droit de conclure que l’univers lui aussi est limité. — Le grand mérite de Bruno, c’est l’énergie qu’il mit à approfondir la nouvelle conception du monde et à en demander la vérification par le détail. Voilà pourquoi sa théorie fut plus qu’une anticipation de génie. La base de la théorie de la connaissance sur laquelle il s’appuie a une importance durable. Malgré cela, on ne saurait contester que la logique passionnée avec laquelle il procède le pousse souvent à s’exprimer avec une certitude plus grande qu’il n’en a rigoureusement le droit. Il n’est pas étonnant que le zèle qui l’entraîne, et qui était nécessaire pour triompher de la résistance, lui fasse dépasser le but.

Par la relativité des déterminations de lieu Bruno avait, ainsi que nous l’avons vu, renversé la vieille théorie des éléments qui en faisait des qualités absolues au moyen de la pesanteur et de la légèreté et plaçait chacun d’eux en ses lieu et place « naturels » dans l’univers. En conséquence la différence entre le monde céleste et le monde sublunaire disparaissait, et avec elle le préjugé qu’il ne pouvait pas se produire de modifications dans le ciel. Mais Bruno prit surtout à cœur de renverser la croyance aux sphères fixes. Il montre la connexion de cette croyance avec l’opinion que la terre est le centre absolu : Dès que l’on se fait à l’idée que chaque corps céleste est en quelque sorte centre et peut se mouvoir librement dans l’espace, ainsi que la terre, la nécessité disparaît aussi de croire aux sphères. Et pourquoi les corps célestes auraient-ils besoin de forces extérieures pour se mouvoir ? Chacun d’eux a, comme tout ce qui est au monde, une force d’impulsion qui le guide en avant ; chaque corps céleste et chaque monde en petit ont une source de vie et de mouvement en eux-mêmes, et l’espace est le grand médium éthéré où agit l’âme universelle qui embrasse tout, sans avoir besoin des esprits spéciaux des sphères pour mettre en mouvement les régions particulières. Bruno trouva une confirmation de sa conception dans les recherches de Tycho Brahé sur les comètes. Peut-être même a-t-il écrit son poème didactique latin De l’immensité et des mondes innombrables dans l’intention de montrer que ces recherches confirment les opinions qu’il avait développées en partant d’autres principes dans le dialogue en italien De l’univers infini et des mondes. Il y célèbre le savant danois comme le premier des astronomes d’alors (Ticho Danus, nobilissimus atque princeps astronomorum nostri temporis) et il le loue d’avoir mis un terme aux sphères fixes que l’on prétendait envelopper par couches notre monde29). Les comètes traversaient en biais dans cette conception les « sphères » dont les masses de cristal séparaient les régions célestes les unes des autres !

Telles sont les considérations de Bruno que l’on peut résumer pour en tirer le fondement de la connaissance du nouveau système du monde. Passons maintenant à ce que l’on pourrait appeler le fondement de sa philosophie de la religion. Il le tire de l’idée de l’infini de la divinité, qui dès le début est chose constante pour Bruno, et il se croyait sans doute autorisé à supposer que ses lecteurs et ses adversaires la partageaient, sans qu’il s’expliquât toutefois ce que cette idée renfermait. C’était pour Bruno comme une contradiction qui se dressait de voir qu’à la cause infinie ne devait pas correspondre d’effet infini. Si la divinité, qui comprend dans son ensemble primordial tout ce qui se développe dans l’univers, est infinie, l’univers qui est la forme développée de l’être divin, doit nécessairement être aussi infini. Aucune force ne se limite elle-même et la force infinie n’a rien qui puisse la limiter. Si l’on conçoit la divinité, comme le principe du bien, ne faut-il pas admettre alors qu’elle donnera tout ce qu’elle peut donner ? Serait-elle envieuse ou parcimonieuse ? La perfection infinie doit nécessairement se manifester par un nombre infini d’êtres et de mondes. On n’a pas le droit d’attribuer à la divinité une faculté ou une possibilité qui ne serait pas réalité. Cette opposition entre la possibilité et la réalité n’est valable que pour des êtres finis et on ne doit pas la transporter à la divinité. — Autrement nous aurions deux dieux, un dieu possible et un dieu réel ou actif, opposés entre eux, ce qui serait contredire et blasphémer l’unité de Dieu. — Jacob Böhme ne craignait pas ce blasphème, ainsi que nous l’avons vu plus haut. Ses spéculations sur la philosophie de la religion rappellent sous plus d’un trait celles de Bruno, de même qu’il attache aussi de l’importance au nouveau système du monde. Cependant ce qui préoccupait Böhme, ce n’était pas le problème de l’harmonie du monde, mais bien le problème du mal. — La preuve tirée de philosophie religieuse sur laquelle s’appuie Bruno n’est du reste pas de son cru. Ainsi qu’il en fait lui-même mention, elle fut déjà établie par Pietro Manzoli de Ferrare qui publia sous le nom de Palingenius un poème didactique en latin (Zodiacus vitæ, Lyon 1552), où il professe l’immensité infinie de l’univers, bien que le système du monde soit construit par ailleurs de la façon traditionnelle à l’aide de sphères fixes ; en dehors de la huitième sphère, Palingenius se représente un monde lumineux, immatériel et infini. Ce n’est pas diminuer l’originalité de Bruno que de dire qu’il a mis ainsi à profit l’œuvre de penseurs antérieurs, ici de Palingenius, comme ailleurs de Nicolas de Cusa, de Copernic et des atomistes anciens. Partout, il met plus de suite dans leurs idées et les développe avec plus de conséquence logique et sur une base expérimentale plus riche qu’ils ne le pouvaient.

En voyant les limites de l’univers reculer à l’infini et disparaître les sphères fixes, Bruno crut pour la première fois respirer librement. Plus de barrière au vol de l’esprit, plus de « jusqu’ici et pas plus loin ». L’étroite prison où l’ancienne croyance avait enfermé les esprits dut enfin ouvrir ses portes et l’on put aspirer à pleins poumons l’air pur d’une nouvelle vie. Bruno a exprimé cette pensée dans quelques sonnets qui précèdent le dialogue « de l’univers infini ». L’image de la réalité, que sa pensée avait travaillé à former avec tant d’enthousiasme et de persévérance prit pour lui un sens symbolique. L’infini du monde extérieur devint à ses yeux l’emblème de l’infini de l’âme. Tout symbolisme n’est pas édifié sur un terrain aussi solide.

c) Idées philosophiques fondamentales.

Le haut fait de Bruno en tant que penseur, c’est le fondement qu’il donne au nouveau système du monde, et qu’il tire de la nature de notre perception des sens et de notre pensée, ainsi que l’agrandissement de l’image de l’univers, qu’il démontre en même temps nécessaire. Ses idées fondamentales générales et sa théorie des principes derniers de l’existence sont en rapports étroits avec cette conception du monde. Se basant sur une étude détaillée des ouvrages écrits en latin de Bruno et les comparant avec les ouvrages écrits en italien, Felice Tocco a cherché à montrer qu’on doit distinguer trois phases dans la conception fondamentale de la philosophie de Bruno. Dans la première phase, il se rapproche des Néo-Platoniciens en voyant dans le monde et dans la connaissance humaine un épanchement de la divinité. Cette phase est représentée surtout par l’ouvrage De umbris idearum (les ombres des idées). Dans la deuxième phase, il conçoit la divinité comme la substance infinie qui subsiste sous tous les changements de phénomènes, comme l’unité de toutes les antinomies de l’existence. Cette phase est représentée par ses écrits principaux, les dialogues italiens parus à Londres. Dans la troisième phase, il conçoit ce qui est au fond des phénomènes comme une infinité d’atomes ou de monades, sans pour cela abandonner la pensée qu’il y a une substance qui se manifeste en toutes choses. C’est dans les poèmes didactiques en latin parus à Francfort, principalement dans le De minimo que cette phase s’exprime. Dans l’ensemble, je puis me ranger à cette conception de l’évolution de la philosophie de Bruno pendant les dix dernières années (1582-1592) qu’il vécut en liberté, surtout en soulignant avec assez de fermeté cette remarque de Tocco, que les transitions et les différences entre ces périodes étaient inconnues à Bruno lui-même. Plusieurs points de détail doivent être, selon moi, compris un peu autrement que l’infatigable investigateur italien de Bruno ne les conçoit.

Bruno débuta comme platonicien. Tout a sa raison dernière dans une idée éternelle qui est une avec l’essence divine. L’objet de notre connaissonce est de s’élever de la multiplicité confuse du sensible jusqu’à l’unité qui se manifeste en toutes choses, bien que la connaissanse suprême accessible à notre esprit ne soit qu’une ombre des idées divines. Mais Bruno se sépare de Platon en un point, du reste capital. Alors que Platon entend par idées les notions générales, le fond commun aux phénomènes particuliers, l’universel, Bruno déclare en propres termes que les concepts au moyen desquels nous nous élevons au-dessus de la diversité confuse de la sensibilité ne sont pas une gradation de concepts généraux (universalia logica), mais des concepts exprimant la connexion réelle des phénomènes, en sorte qu’au lieu d’une diversité informe de parties, on obtient un tout solidement uni et formé. Dès lors les parties deviennent plus faciles à comprendre qu’à l’état d’isolement, chacune étant considérée à part ; ainsi nous ne pouvons comprendre la main que dans sa liaison avec le bras, le pied que dans sa liaison avec la jambe, l’œil que dans sa liaison avec la tête. L’unité suprême posée pour fin idéale à la connaissance n’est donc pas une idée abstraite, mais le principe de la liaison réelle, réglée par des lois, qui seule confère aux phénomènes isolés leur existence et nous les rend intelligibles. Bruno émet ici une pensée qui sous des formes diverses s’étend sur toute l’histoire de la philosophie moderne. Tandis que la philosophie antique tourne surtout son attention vers l’idée ou la forme, la philosophie moderne fixe surtout la sienne sur la loi. L’enchaînement de l’être selon la loi, tel est le fait fondamental qu’elle prétend approfondir et expliquer. Bruno effleure cette pensée seulement dans l’ouvrage des Ombres des idées. Il ne s’y arrête pas, son intérêt principal étant alors la mnémotechnie ; il recommande d’associer entre elles dans la mémoire les représentations de la même façon que les phénomènes correspondants sont reliés dans la réalité, ce lien facilitant à la fois le souvenir et l’application dans la pratique. — Il n’est désormais plus difficile de comprendre le passage de Bruno à la conception qu’il développe dans les dialogues italiens en la rattachant étroitement aux conséquences du nouveau système du monde. Ce qu’il cherche à vrai dire, c’est déjà dans la première phase le principe interne qui est au fond de l’enchaînement réel des choses particulières ainsi qu’au fond même de celles-ci. Au dedans, non au dehors ou en haut, tel est dès le début son mot d’ordre.

Dans le dialogue De la cause, du principe et de l’unité, nous trouvons le développement complet des idées fondamentales de Bruno. C’est la tendance générale à concevoir l’univers comme un ensemble mû par des forces internes où tout se trouve étroitement enchaîné, et qui est même l’épanouissement de ce que renferme le principe infini, la pensée la plus haute accessible à notre esprit. En distinguant cause et principe, Bruno veut dire que l’unité infinie peut être considérée soit par opposition avec ce qui provient d’elle — et alors il l’appelle cause — soit comme ce qui se manifeste dans la multiplicité des phénomènes — et alors il la nomme principe ou âme universelle. Sous la première forme elle n’est pas accessible à notre pensée, elle n’est qu’objet de croyance. Le vrai philosophe et le théologien croyant se distinguent en ce que celui-ci cherche la divinité au dehors et au-dessus de la nature, celui-là, au dedans de la nature. Ainsi que nous l’avons vu en discutant le système du monde, Bruno attache une grande importance à ce que la cause infinie a un effet infini. Mais on ne peut embrasser du regard cet effet infini justement parce qu’il est infini et la connaissance de la divinité qui reste à atteindre, devra toujours demeurer nécessairement imparfaite, même si l’on considère la divinité comme principe (ou cause immanente) ou comme âme universelle. Si une connaissance est en somme possible, cela tient à ce que ce principe se fait sentir aussi bien en nous que dans toutes les autres choses de l’univers. Le nouveau système du monde prouve combien il est illusoire de chercher le siège de la divinité tout à fait en dehors de notre moi, et nous enseigne qu’on doit la chercher dans notre propre fond « dans un rapport plus intime avec nous que celui dans lequel nous sommes avec nous » (di dentro piu che noi medesmi siamo dentro a noi). La divinité est l’âme de notre âme, de même qu’elle est l’âme de la nature tout entière.

L’âme universelle est pour Bruno le principe qui unifie et ordonne tout ; au moyen de l’espace, qui n’est pas vide, mais qui forme un médium éthéré infini, elle produit l’action réciproque des choses individuelles. De même que l’espace n’exclut pas les corps, mais rend précisément possible leur liaison intuitive, de même l’âme universelle comme lieu des idées universelles (mundus intelligibilis), agit, non pas du dehors ou comme un élément étranger aux choses, mais précisément comme la loi qui préside à leur être propre. C’est une artiste qui produit et développe du dedans les formes que prennent les phénomènes de la nature ; non un esprit qui met du dehors le monde en mouvement, mais le principe interne du mouvement. Elle agit dans sa totalité en tout lieu particulier, dans chaque partie singulière. L’univers n’est pas totalité dans ses parties prises une à une ; mais l’âme universelle se manifeste comme totalité dans chacune de ces parties : {{lang|la|Anima tota in toto et qualibet totius parte !30). Dans chaque chose se fait sentir une tendance au mouvement, une force vitale, une volonté qui la met sur les voies qui lui rendent possibles sa conservation personnelle. C’est cet instinct intérieur qui guide le fer vers l’aimant, qui fait prendre à la goutte d’eau ainsi qu’à la terre tout entière la forme sphérique, la mieux faite pour conserver la cohésion. Ce principe moteur interne, grâce auquel l’âme universelle se manifeste dans chaque être de l’univers en particulier, est pour Bruno l’opposé des esprits moteurs extérieurs de l’ancienne philosophie de la nature : il marque un progrès en écartant les causes extérieures là où les causes internes suffisent. Il préparait à la découverte de la loi d’inertie que Bruno indique dans ses dialogues astronomiques. Mais c’est en même temps pour lui, ainsi qu’il ressort clairement de ce qui a été cité, un principe de finalité, d’action téléologique. Il mène avec une nécessité intérieure à la conservation de soi et à l’évolution. La téléologie et la mécanique y sont réunies. Les divers êtres et les divers mondes se meuvent en vertu du principe interne de telle façon que leur existence soit assurée et que les systèmes célestes ne se désorganisent pas mal à propos. La Providence et la force active de la nature (la provida natura) ne sont donc pas différentes, elles sont une seule et même chose. Bruno montre avec plus de précision dans le poème didactique latin « De immenso » (V, 3) comment cette unité de la téléologie et de la mécanique apparaît dans la nature : les combinaisons d’éléments qui ne sont pas conformes à l’ordre ont vite vécu : male adorta cita pereunt. Par suite d’une agitation continuelle (exagitatio) des éléments il finit nécessairement par se former des combinaisons susceptibles d’existence et douées d’une vitalité assez longue. On peut expliquer de cette façon la formation de systèmes célestes existant depuis des siècles. Tout en s’associant par cette déclaration aux atomistes de l’antiquité qui avaient des idées analogues — ainsi qu’on peut le voir au poème didactique de Lucrèce — Bruno a la conviction arrêtée que cela n’exclut pas une Providence : dans la tendance qui pousse continuellement à de nouvelles tentatives, finalement couronnées de succès, il voit l’expression d’une volonté directrice, il sent une mens paterna cuncta moderans. C’est le trait caractéristique des essais de Bruno que d’allier l’idéalisme platonicien à une conception réaliste de la nature. Dans sa première phase (dans les « ombres des idées ») c’était dans l’harmonie de la nature qu’il trouvait l’idée ; ici il fait un pas de plus et trouve l’idée dans la lutte pour la vie. — Cependant, en soulignant la force interne Bruno conserve à sa conception de la nature un caractère poétique. En quelques points il se rapproche d’une observation purement scientifique de la nature ; mais le désir de retrouver partout les mêmes motifs que ceux qu’il connaissait par lui-même l’empêcha d’aller jusqu’au bout. Il a émis des opinions qui même après la fondation d’une science mécanique de la nature sont susceptibles d’offrir de l’intérêt, mais qui, à elles seules, ne pouvaient mener à l’établissement de cette science. Parmi les points où il se rapproche de la conception mécanique de la nature, il faut citer en particulier cette remarque que le mouvement dans l’espace est le principe de toute modification. C’est sur cette pensée que s’appuie la science moderne de la nature.

Ce qui donne un cachet réaliste à la philosophie de Bruno, c’est sa polémique acérée contre Platon et Aristote, lesquels opposaient l’idée ou la forme à la matière. La première devenait ainsi fantastique, et la dernière était réduite à un principe absolument passif et stérile. S’associant aux anciens philosophes naturalistes grecs (peut-être aussi influencé par Paracelse), Bruno pose la doctrine de la conservation de la matière. Du grain de semence se forme la tige, de la tige l’épi, de l’épi le pain, du pain le chyle, du chyle le sang, du sang le sperme, du sperme le fœtus, du fœtus un homme, de l’homme un cadavre, du cadavre de la terre ! Ainsi s’opère une transformation continue de la matière. Celle-ci subsiste sous le changement des « formes ». Et les formes qu’elle prend dans les cas particuliers ne lui viennent pas du dehors, mais de son propre sein. L’art produit les formes par la synthèse ou par la décomposition de la matière. La nature, elle, produit ses formes en développant ce qui se trouve en elle a l’état de disposition, en déployant ce qui est renfermé dans le principe originel de la nature. Bien loin d’être une chose vile et méprisable, la matière est pour cette raison une chose divine (cosa divina), la créatrice et la mère des choses naturelles ; bien plus, elle ne fait qu’un avec la nature elle-même. Bruno dit que cette observation de l’importance et du caractère originel de la matière le porta même pendant un certain temps à ne voir dans les formes qu’une chose extérieure et transitoire dans la nature. La philosophie de la nature de Telesio avait alors probablement fait impression sur lui. Cependant il vit qu’il devait y avoir un principe primordial qui puisse expliquer les formes. Forme et matière, activité actuelle et réceptivité passive doivent nécessairement être réunies à l’origine dans l’être qui est au fond de toutes choses. L’activité divine n’a pas de matière hors d’elle-même et n’a non plus besoin d’être mise en mouvement du dehors. Possibilité et réalité coïncident ici, de même matière et forme, passivité et activité. Bruno distingue deux sortes de substances qu’il nomme tantôt forme et matière, tantôt substance spirituelle et substance matérielle, et toutes deux existent éternellement. L’âme universelle est à la fois la forme éternelle qui comprend les formes individuelles qui naissent et disparaissent, et l’esprit infini qui subsiste sous le changement des esprits finis. Tout être est animé et informé, d’ailleurs d’une façon différente, du moins dans la disposition (secondo la sustanza), sinon dans le développement réel (secondo l’atto). Mais ces deux substances reviennent pour lui finalement à une seule substance ; elles partent d’une racine unique, elles peuvent se ramener à un seul Être. On ne saurait admettre plusieurs substances universelles ; il ne peut y avoir qu’una originale et universale sustanza qui est au fond de toutes les divergences révélées par l’existence. Il va même jusqu’à déclarer que ce qui produit les diversités des choses n’appartient pas à l’essence des choses, mais seulement à leur apparence sensible. Dans l’unité suprême, but de la connaissance, la différence entre esprit et forme, et matière, est donc abolie, de même la différence entre forme et matière, activité et passivité, réalité et possibilité31. En un mot, toutes les antinomies et toutes les diversités de l’existence se fondent dans la substance éternelle en unité et en harmonie (unita et convenienza), sans possibilité de modification en un sens quelconque et sans possibilité pour quoi que ce soit de s’opposer à cette substance ; de même qu’il ne saurait non plus rien y avoir qui fût dans un rapport d’égalité avec elle, vu qu’il n’existe rien en dehors d’elle. Comme elle est de toute éternité, la différence entre heure, jour, année et siècle disparaît pour elle ; de même les divergences des êtres finis entre eux — entre la fourmi et l’homme, entre l’homme et l’étoile — deviennent imperceptibles en proportion de la substance infinie qui embrasse tout. Cette unité et cette plénitude infinies, notre pensée ne saurait non plus pour cette raison les saisir. Nous ne pouvons nous en faire qu’une idée négative en tâchant d’éliminer les différences et les oppositions. Tout ce que nous comprenons, nous le façonnons en unité, mais l’unité absolue dépasse notre pouvoir. Par cette théologie négative, Bruno se révèle comme le disciple de Nicolas de Cusa ainsi que par sa doctrine de la relativité de la connaissance. Il s’arrête (De la causa, éd. Lagarde, p. 268) à la difficulté de savoir comment la divinité peut être à la fois et possibilité et réalité, si elle est unité absolue. Il s’efforce, ainsi que de Cusa, d’animer la notion de divinité en lui attribuant la possibilité et non pas seulement la réalité achevée une fois pour toutes. Mais en déclarant après les mystiques que la possibilité et la réalité devraient être une seule et même chose il retire cette définition. Par là perce en même temps dans son système le dualisme ; car dans le monde fini la possibilité et la réalité sont séparées ; il persiste donc une violente antinomie entre ce monde fini et la substance éternelle, où l’antinomie entre la possibilité et la réalité n’existe pas. Si la substance éternelle, qui embrasse dans son unité (complicamente et totalmente) tout le fond de l’existence, est parfaite, quel sens donner alors au processus d’évolution qui progresse à travers l’ondoiement des contrastes et le passage continuel de possibilité à réalité ? Le développement fini n’est compatible avec l’idée de Dieu que si l’on reconnaît une imperfection ou un inachèvement original (consistant en ce que le contenu existait seulement à l’état de complication et non d’explication), ou encore — avec Jacob Böhme — si l’on reconnaît une chute de la divinité. Böhme a le mérite de l’avoir vu clairement. Bruno oscille, sans s’en rendre bien compte lui-même, entre l’intuition mystique de l’unité et l’abandon enthousiaste à la multiplicité. Ce qui préoccupe cependant le plus sa pensée, c’est la recherche de l’unité éternelle sous le développement ininterrompu et à travers toutes les oppositions. Il renvoie à une série de vérifications empiriques (verificationi) de sa doctrine. La conversion continuelle de la matière en formes nouvelles est une expression de l’unité infinie qui ne peut se réaliser complètement par aucune forme individuelle. Ce n’est qu’au moyen d’un principe interne commun que des contraires tels que minimum et maximum, bonheur vertigineux et ruine soudaine, naissance et mort, amour et haine trouvent une transition. Grâce à des transitions continuelles, le degré de chaleur extrême est relié au degré de froid extrême, ce qui indique qu’au fond il y a un principe unique (observation dirigée par Bruno contre Telesio). Qui veut comprendre les plus grands mystères de la nature doit d’une manière générale considérer comment les contraires dans leurs minima et dans leurs maxima se convertissent les uns dans les autres. Partout dans la nature les contraires agissent simultanément et à l’analyse exacte il en ressort toujours un principe commun auquel chacun d’eux fait pour sa part remonter. — Quand on considère comment Bruno « vérifie » ainsi sa théorie de l’unité des contraires, on voit qu’elle perd pas mal de son caractère mystique. Ce qu’il démontre, c’est la continuité des contraires, mais non leur identité absolue. Cela donne à sa doctrine un caractère réaliste en engageant à chercher tous les moyens termes et toutes les causes intermédiaires et à voir le but suprême dans ce qui rend possible leur combinaison et leur action commune. C’est là aussi le sens de sa théorie de l’âme universelle ; la même pensée apparaît déjà également dans l’ouvrage des ombres des idées. Tout cet ordre d’idées le plongea dans un état d’âme optimiste. Ruine, décomposition, difformité et souffrance, tout cela ne concerne pas le moins du monde ce qui vraiment existe. Cela fait partie du monde sensible, où possibilité et réalité ne vont pas toujours de pair et où les contraires ressortent en conflit violent entre eux. Cela disparaît pour qui fixe son regard sur l’être éternel. Mais cela disparaît également pour qui conçoit chaque chose dans sa nature individuelle selon la manière déterminée dont elle occupe sa place dans le grand enchaînement, où le plus petit chaînon lui-même a son importance : « Tout est parfait, car tout dans son individualité (De imm. II, 12 : in sua individuitate) est un être qui n’est limité par aucun autre : voilà la mesure interne de la perfection. » Et ce qui est mauvais à de certains points de vue et pour quelques êtres, est bon pour d’autres êtres et à d’autres points de vue. Voilà pourquoi celui qui fixe son regard sur l’ensemble de l’enchaînement voit la désunion se résoudre en harmonie. La nature est comme un maître de chant qui a beaucoup de voix dans son chœur, mais qui aussi est capable de les faire retentir harmonieusement. — Ce n’est cependant qu’en séjournant dans ces régions sublimes que la pensée de Bruno peut s’attacher à cette harmonie. Quand elle se plonge dans les contraires effectifs de la vie, elle éprouve à tel point leur contradiction que le fond de son humeur en devient plus complexe et prend un caractère tragique, en tous cas il est empreint de résignation. C’est sous ce jour qu’il conçoit l’existence dans son ouvrage Des folies héroïques.

Les paroles par lesquelles Bruno pose l’originalité individuelle comme mesure de la perfection et où il fait ressortir l’importance des petits éléments pour les grands résultats se trouvent dans les écrits de Francfort, par conséquent dans le dernier groupe d’ouvrages qui, comme le démontre Felice Tocco, expriment le troisième point de vue de Bruno. Ici, encore plus que dans les écrits de Londres, il s’éloigne de l’absorption néoplatonicienne en un principe surnaturel. Alors que dans les écrits de Londres il s’appesantissait surtout sur l’enchaînement et la réciprocité d’action, il attache ici une importance particulière aux éléments individuels entre lesquels s’opère l’action réciproque. Il met en relief l’individuel dans sa particularité : il ne se trouve pas, prétend-il par exemple, deux choses, deux cas, deux moments qui soient absolument semblables. Et ces éléments qui en fin de compte, composent tout, sont ce qui est proprement substantiel. Ce qui se présente à nos sens comme cohérent, consiste en petits corpuscules, de même que le nombre se compose d’unités. L’atome (ou le minimum ou la monade) est ce qui n’a pas de partie et ce qui lui-même est la première partie d’un phénomène. Dans tout domaine il nous faut remonter aux éléments constituants qui sont ce qui ne se décompose pas quand le phénomène entier se décompose. Un être composé ne peut pas être substance. Bruno déclare catégoriquement que la division ne peut se continuer à l’infini et il blâme non seulement les physiciens, mais les mathématiciens d’avoir cru à cette division infinie. Cependant, à vrai dire, il n’était pas dans son idée d’établir des atomes absolus. Il imagine des atomes de degrés différents ; des atomes d’un certain degré peuvent renfermer des atomes d’un autre degré. Il est donc clair que chez lui la notion d’atome est un concept relatif. Des deux termes dont se compose sa définition du minimum :

Est minimum, cujus pars nulla est, prima quod est pars,

il ne peut, à proprement parler, soutenir, que le dernier.

L’atome est le premier élément constituant dont nous ayions besoin pour expliquer un phénomène sensible ; mais il n’y a pas de raison pour établir qu’il ne possède pas lui-même de parties : que nous n’en ayons point à considérer, cela est tout à fait différent. Bruno emploie la notion même de minimum en parlant de grandes totalités : ainsi le soleil avec tout son système de planètes est un minimum en proportion de l’univers. Il va même jusqu’à nommer l’univers entier une monade. En outre, le minimum n’est pas seulement partie matérielle, il est encore force active, âme et volonté. Le but se trouve en lui à l’état de disposition, ce qui permet de conserver l’unité de la téléologie et du mécanisme. À ce point de vue Bruno distingue aussi entre atomes (ou minima ou monades) de degrés différents : âme universelle et Dieu lui-même portent le nom de monade. Cette définition est nécessaire, car ce qui n’est pas un, n’est pas. Dieu est la monade des monades, c’est-à-dire, qu’il est la substance de toutes les substances particulières. Cela exprime la même chose que ce qui était dit dans les écrits en italien, où Dieu s’appelle l’âme des âmes. Bruno n’a donc pas délaissé la pensée fondamentale de ses phases antérieures, l’idée d’une substance unique qui se fait sentir en toutes choses. Même en voyant dans la nécessité de la notion d’atome une conception exacte de la nature, il se borne à l’appliquer aux phénomènes matériels, et c’est un problème encore irrésolu que le rapport des substances psychiques individuelles avec la substance spirituelle dont elles sont des formes isolées32. À voir son intérêt pour la doctrine antique de la métempsychose, on serait tenté de conclure qu’il admet que les âmes individuelles passent après la mort dans de nouveaux corps. Cependant il n’a pas professé sérieusement cette opinion fantastique. Il s’arrêta à la pensée que la substance spirituelle, ainsi que la substance matérielle, subsiste sous les formes incessamment changeantes, mais que les nouvelles formes ne doivent pas nécessairement être identiques aux formes anciennes. Il attache une grande importance à la tendance que nous avons à continuer de vivre et à poursuivre un développement ininterrompu. Et cette tendance n’est pas déçue, pense-t-il, car ce serait une illusion de croire que nous avons quelque connaissance de la forme d’existence dans laquelle nous passerons33.

À côté d’une foule d’idées où le poète prend le dessus sur le penseur et de spéculations allégoriques et arbitraires (en particulier dans l’ouvrage De monade) que nous n’avons pas citées ici parce qu’elles n’offrent plus aucun intérêt, la philosophie de Bruno nous présente une tentative, remarquable pour l’époque, de concilier une conception foncièrement idéaliste avec la conception scientifique de l’univers. Il est vrai que Bruno ne connaissait pas le fondement exact de ce système du monde que Galilée et Kepler posèrent les premiers ; mais dans plusieurs de ses idées il se rapproche d’eux.

d) Théorie de la connaissance.

La tendance prédominante de Bruno, c’est d’apprendre à connaître la nature. Et c’est pour lui la même chose que d’apprendre à connaître la divinité. Un progrès dans la connaissance de la nature est pour lui comme une révélation. De là son enthousiasme pour Copernic et pour Tycho-Brahé, et son zèle à approfondir les conséquences de leurs découvertes. La pensée, la raison ne sont pour lui que les moyens de trouver l’essence de la nature ; elles ne doivent pas se mettre, elles et leurs formes, à la place de la nature. Il blâme Platon et Aristote d’avoir établi des différences logiques, des oppositions et des distinctions de pensée, comme s’il y avait des oppositions réelles dans l’essence propre de la nature. C’est, ainsi qu’il le déclare à plusieurs reprises, la base de toute « connaissance naturelle et divine » que de distinguer entre opposition logique et unité réelle ; alors on n’est pas tenté — comme Aristote le fait par exemple en distinguant forme et matière — de diviser avec la raison ce qui conformément à la nature et à la vérité est un. La raison doit se régler sur la nature, mais la nature n’a pas à se régler sur la raison. D’après la conception de Bruno notamment il est absolument arbitraire de croire que dans la nature les contraires sont aussi nettement séparés que dans notre pensée. Dans la nature, les contraires se fondent insensiblement l’un dans l’autre, révélant ainsi une étroite affinité, tandis que dans un système logique ils sont placés le plus loin possible les uns des autres.

Pour ce qui est aussi de la connaissance sensible, Bruno insiste sur la distinction critique entre ce qui fait seulement partie de notre activité de connaissance et ce qui appartient à la nature. Cette séparation se montre surtout dans sa dernière phase, où la tendance atomistique de sa conception incitait spécialement en ce sens. Dans l’ouvrage De minimo, qui établit la théorie des atomes, il enseigne que les minima (atomes ou monades) qui sont la réalité proprement dite, ne sont pas eux-mêmes aperçus comme tels. La perception sensible ne se produit donc que par l’effet de leur activité concourante. Les diversités que présentent nos sensations n’ont par conséquent pas besoin de correspondre à des diversités aussi grandes des éléments physiques. Cependant Bruno ne veut pas aller jusqu’à n’admettre qu’une seule matière uniforme (communis materia), car alors on comprendrait difficilement comment les diversités de la perception des sens ont pu se former. Il ne peut s’imaginer que la lumière, l’élément fluide et l’élément sec (les atomes) soient une seule et même matière. Cela tient à ce que sa philosophie atomistique ne concerne que la matière « sèche » ou solide materia arida), mais non la lumière et le fluide éthéré qui produit la liaison des petits corpuscules. Il ne voit pas que la difficulté de comprendre la formation des diversités révélées par la sensation, doit en tous cas se présenter en ce qui concerne la matière « sèche », vu que diverses qualités de sensation y correspondent. Il se rapproche du principe de la subjectivité des qualités sensibles, mais sans s’y ranger complètement. Ce n’est qu’en parlant des éléments du sentiment combinés avec les sensations qu’il enseigne qu’elles n’ont qu’une signification subjective et relative. Leur valeur dépend du sujet qui conçoit, dont elles expriment la façon d’apprécier. Elles sont vraies ex latere potentiarum, non ex latere objectorum (De minimo, éd. 1591, p. 89). On peut appliquer en partie la même observation aux notions morales et esthétiques ; cependant Bruno prétend qu’il y a quelque chose de bon en soi (simpliciter) dont la découverte est laissée à la pensée, laquelle doit alors abandonner le point de vue borné des hommes. Le bien peut se déterminer de façon à ne pas exprimer qu’un simple rapport avec la nature humaine (« ad speciem humanam contractum ») La conséquence de la conception de la nature chez Bruno semble donc être nécessairement celle-ci : comme dans l’univers une détermination absolue de lieu, c’est-à-dire une détermination de lieu sans relation, est impossible, ainsi on ne saurait faire d’appréciation morale ou esthétique sans la rapporter à une base subjective définie. Par là Bruno n’est pas encore Copernicien.

Et cela tient à ce qu’il ne peut renoncer à l’hypothèse que notre connaissance même exprime et atteste la nature intime de l’existence. L’échelle par laquelle la nature descend vers les choses particulières dans leur création est aussi celle par laquelle nous montons jusqu’aux lois générales dans notre connaissance. La production de la nature est un développement, une explication, notre connaissance est un résumé, une complication. Les deux processus se correspondent parfaitement. Comprendre une chose, c’est lui donner une expression abrégée simplifiée. Toute connaissance est une simplification, car elle cherche l’unité — d’où l’on peut voir clairement que l’essence des choses consiste dans l’unité ! — Il est évident que Bruno impose ici à l’existence la forme même de sa pensée, seulement ce n’est pas la forme de distinction, mais la forme d’unité. Il tient la dernière pour plus essentielle que la première. Mais on ne saurait se passer d’aucune d’elles. Le grand problème qui se présente ici ne fut repris que bien plus tard.

L’objet suprême de la connaissance en marque aussi pour Bruno la limite. L’unité absolue est inaccessible à notre pensée discursive et distinctive. Nous ne pouvons former aucune idée capable de l’exprimer. Elle est objet de croyance. Ce n’est qu’à l’état de révélation dans la nature, comme âme universelle, qu’elle est objet de philosophie. Et pourtant — l’âme universelle elle aussi, Dieu en tant qu’âme de la nature, en tant que substance de toutes substances, doit nécessairement être-au-dessus de toutes les antinomies (entre forme et matière, réalité et possibilité, esprit et matière, etc.) ! Elle aussi doit se dérober à la connaissance. — Nicolas de Cusa, par qui Bruno est ici fortement influencé, incline en ce point vers la théologie positive et il y penche de plus en plus à mesure qu’il vieillit ; Bruno, lui, ne s’arrête qu’un instant pour s’écrier que « les plus profonds et les plus divins des théologiens » ont appris qu’on vénère et qu’on aime plus Dieu par le silence que par la parole, et pour célébrer les avantages de la théologie négative sur la théologie scolastique — après quoi il revient à la nature. L’échelle de la connaissance qu’il érige n’est pas tout à fait assez haute, aussi se complaît-il au milieu de l’échelle, là où les chercheurs ont leur place.

La théologie positive n’a pour Bruno qu’une importance pratique, mais non théorique. Il défendit le nouveau système astronomique, pour lequel il lutta et qui se heurtait à une si grande résistance de la part de ceux qui croyaient en la Bible, disant (ainsi que le firent par la suite Galilée et Kepler) « que les livres saints ne traitent pas de preuves et de spéculations concernant les choses naturelles, comme s’il s’agissait de la science, mais qu’au contraire ils voulaient par leurs commandements diriger l’action morale pour le bien de notre esprit et de notre cœur. » Voilà pourquoi, ajoute-t-il, ils devaient parler une langue intelligible à tous. Il voulait ainsi réduire au silence «  un impatient et rigoureux rabbin » éventuel, lui-même est convaincu que la nouvelle philosophie établie par lui soutiendra beaucoup plus la vraie religion qu’aucune autre philosophie, car elle enseigne que l’existence est infinie ainsi que sa cause et qu’en dépit de tous les changements il n’y a pas de destruction absolue. Cette déclaration (Cena, p. 169-173) renferme l’image la plus claire des rapports de Bruno avec la religion positive, que l’on puisse trouver. En d’autres passages (De l’infin., p. 318, De gl’her. fur. p. 619), son expression est plus intellectuellement aristocratique, par exemple lorsqu’il dit que la foi est faite pour les hommes incultes qui doivent être dirigés, mais que la pensée est pour les natures contemplatives sachant être maîtresses d’elles-mêmes et d’autrui. Il n’est pas surprenant que les circonstances lui aient présenté différents aspects surtout au cours de la violente lutte qu’il avait à mener contre des préjugés qui s’appuyaient sur des idées religieuses. — Là où par occasion il attaque ou vise le christianisme, c’est bien plutôt le protestantisme que le catholicisme qui en fait les frais. Il craignait de voir les conséquences utiles et pratiques de la religion positive se perdre par le fait du protestantisme (principalement du calvinisme), qui engendre des sentiments séditieux, la querelle entre proches parents, la guerre civile et une polémique dogmatique incessante. Chaque pédant a en effet dans sa poche son catéchisme qu’il se propose de faire paraître, s’il ne l’a fait déjà, et demande que tous les autres hommes se règlent sur ce catéchisme. Ce qui choque peut-être le plus Bruno, c’est de voir que les protestants vantent la foi par opposition avec les œuvres. C’est, dit-il, ouvrir le chemin à la barbarie. Cela conduit à s’assimiler et à consommer ce qu’ont fait les ancêtres sans l’augmenter. Les hôpitaux et les maisons de charité, les écoles et les universités, on ne les doit pas à la nouvelle, mais à l’ancienne Église, et c’est une injustice que ceux qui répudient les œuvres se les approprient. Au lieu de réformer, ils retranchent absolument le bien de la religion. Ces propos (Spaccio, p. 446 et suiv., 466 et suiv.) résultent évidemment des expériences faites par Bruno à Genève, en France et en Angleterre. Il n’a pas aperçu les nouveaux germes de vie de l’esprit protestant, il est vrai qu’au milieu de l’effervescence et des accusations réciproques d’hérésie il devait être difficile de les découvrir. Sa sympathie va manifestement à l’ancienne Église et l’on comprend qu’il ait eu le sentiment d’être sans foyer. Il avait autant de difficulté à s’orienter dans le pêle-mêle du monde humain que sa pensée de facilité à se mouvoir librement dans les horizons infinis de l’espace céleste. Il ne voyait pas que le protestantisme est un copernicanisme dans le domaine de l’esprit : qu’il voulait faire de chacun en particulier un centre du monde. Le fanatisme et la pédanterie des théologiens protestants le rendirent aveugle pour le processus d’affranchissement qui se préparait ici. Il est vrai qu’il n’était seulement que préparé.

Dans ses écrits symboliques (le Spaccio et la Cabala) Bruno fait la satire de plusieurs idées dogmatiques, telles que l’incarnation et la transubstantiation. C’est ce qui lui valut sa condamnation malgré toutes ses protestations que les points de vue de la vraie religion étaient dégagés dans sa philosophie. Il est intéressant de voir quelle différence catégorique il fait entre l’idée dogmatique du Christ et le Christ de l’histoire. Dans le Spaccio, où les astres doivent être réformés, le centaure Chiron vient aussi à être en jeu. Le railleur Momos décoche plusieurs bons mots sur sa double nature qui ne forme qu’une seule personne, mais il reçoit l’ordre de mettre un frein à son esprit. Zeus se souvient que ce Chiron était durant sa vie terrestre le plus juste des hommes, qu’il a appris aux humains l’art médical et l’art musical et qu’il leur a montré le chemin des étoiles. Aussi ne le chasse-t-il pas du ciel et Chiron prend place près de l’autel à titre de prêtre unique de Zeus. Ce trait éclaire les rapports de Bruno avec le christianisme. Il va de soi qu’il n’avait aucune importance aux yeux du cardinal Bellarmin.

e) Idées éthiques.

Bruno n’a pas donné d’éthique suivie, bien qu’il dise (dans la préface du Spaccio) qu’il ait l’intention de faire paraître une philosophie morale « fondée sur la lumière intérieure ». Nous rencontrons ici encore « la lumière naturelle », qui fut dégagée au xvie siècle dans toute son indépendance. Bruno ne parvint pas à exécuter ce dessein. Par contre, il a donné ce qu’il appelle les « préludes » dans deux ouvrages symboliques : le Spaccio (l’exil de la bête triomphante) et l’ouvrage De gl’heroici furori (des folies héroïques).

Ces deux ouvrages, bien que parus dans un court intervalle, offrent un certain contraste. Le Spaccio est optimiste, il a pour objet la vie humaine dans son ensemble, surtout la vie sociale. L’ouvrage des folies héroïques nous introduit au contraire dans le conflit et dans la contradiction intérieure de l’individu qui fait effort ; il met en relief la douleur de la poursuite incessante, tout en y voyant comme la preuve que l’homme pose des exigences idéales ; Bruno décrit ici la tendance de l’individu et non celle de toute la société ou du genre humain. Ce dernier ouvrage est une éthique pour les quelques élus qui recherchent la profondeur et la hauteur dans leur vie morale ; le premier est destiné à tout le monde.

Dans Le Spaccio l’allégorie est celle-ci : Zeus, par qui il ne faut pas entendre la souveraine divinité, mais chacun de nous, en tant qu’il est en nous des facultés divines, prend la résolution de réformer le ciel. Il tient aux Dieux ce langage : nos histoires scandaleuses sont écrites en toutes lettres dans les astres. Revenons donc à la justice, c’est-à-dire à nous-mêmes. Réformons le monde intérieur et le monde extérieur sera du même coup réformé. — Et cette réforme se traduit par de nouveaux noms donnés aux astres, les différentes vertus prenant la place des formes divines ou animales plus ou moins équivoques. En examinant les vertus qui doivent être représentées au ciel, Bruno trouve l’occasion de faire une « transformation des valeurs » (pour se servir d’une expression moderne). L’exposition est très diffuse, mais elle renferme d’intéressants épisodes. Nous n’avons pas lieu de relever ici de cet ouvrage autre chose que quelques traits caractéristiques.

La première place, la place suprême dans le nouvel ordre de choses est attribuée à la vérité, car elle domine tout et fixe à chaque chose sa place ; toutes choses dépendent d’elle. Si l’on imaginait quelque chose capable de dépasser la vérité et d’en déterminer la valeur, ce quelque chose se trouverait être justement la vérité proprement dite ! On ne saurait donc rien mettre avant la vérité. Beaucoup la cherchent, peu la trouvent. Souvent elle est attaquée, mais elle n’a pas besoin d’être défendue ; plus elle est combattue et plus elle croît. — Cette appréciation tient évidemment à la lutte soutenue par Bruno pour la nouvelle conception du monde et à sa conviction que les idées nouvelles élargiront l’horizon et ennobliront le caractère.

La liaison nécessaire des contraires et leur transition des uns aux autres ont une grande importance dans la conception du monde de Bruno. Il retrouve la même loi dans le domaine de la vie psychique, principalement dans le sentiment. S’il n’y avait pas de modifications, on ne pourrait éprouver aucun plaisir. Tout sentiment de plaisir consiste en une transition, en un mouvement. Et le plaisir suppose comme fond le déplaisir. De là pas de plaisir sans chagrin. Cette affinité des contraires rend possible le repentir et engendre le désir d’un degré de vie plus élevé que celui auquel on s’en est tenu jusqu’ici. Tel est le motif pour lequel Zeus résout de se réformer lui-même ainsi que le monde des dieux tout entier. Durant tout changement subsiste seule la vérité, et c’est à sa lumière que la réforme doit se faire. Telles sont les deux idées auxquelles Bruno reste constamment fidèle (ainsi que le vieil Héraclite) : l’oscillation de toutes choses à travers les contraires et l’éternité de la loi universelle durant tout changement. On comprend alors que la vérité et le repentir aient place dans son éthique. Le repentir doit dans le nouvel ordre de choses prendre la place du cygne. Comme le cygne, il émerge des rivières et des marécages et cherche en se lavant à atteindre l’éclatante pureté. Il consiste dans le déplaisir engendré par l’état présent, dans le chagrin de s’y être plu et dans l’aspiration à s’élever des basses régions vers le soleil. Bien que le malentendu soit son père et l’injustice sa mère, il renferme cependant une nature divine ; il est comme la rose qui est cueillie parmi les épines, ou comme l’étincelle éclatante qui jaillit de la sombre pierre à fusil. —

Parmi ceux qui cherchent une place au ciel dans le nouvel ordre de choses, se trouve aussi le loisir (ocio). Il célèbre l’heureuse enfance du genre humain, alors qu’il n’avait pas besoin de travailler, et qu’il était libre de tout souci et de l’inquiétude de l’ambition, alors que non seulement le malheur, mais le vice et le péché n’existaient pas. Zeus réplique à cette glorification de l’âge d’or que l’homme a des mains et une pensée pour s’en servir et que son devoir n’est pas seulement de suivre les inspirations de la nature, mais de se créer à la force de son esprit une seconde nature, un ordre de choses supérieur, sans lesquels il ne saurait sauvegarder sa dignité de dieu de la terre. Dans l’âge d’or, les hommes avec tout leur loisir n’ont pas été plus vertueux que les animaux actuels, ils furent peut-être même plus obtus. La nécessité et la misère ont fait naître l’industrie, acéré la pensée et mené à la découverte de l’art ; ainsi s’épanouirent de jour en jour du fond de l’esprit humain sous la poussée du besoin des découvertes merveilleuses et toujours nouvelles. Par là il s’éloigne de l’animal et se rapproche de l’essence divine. Il est vrai que l’injustice et la méchanceté s’accrurent en même temps. Mais dans l’état animal il n’y a ni vertus, ni vices, car il ne faudrait pas confondre la vertu avec l’absence de vice. La maîtrise de soi ne se trouve que là où il y a une résistance à vaincre ; sinon l’hébétement animal sera vertu. La chasteté n’est pas une vertu chez une nature froide et apathique ; voilà pourquoi elle n’est guère une vertu dans le nord de l’Europe, mais bien en France, encore plus en Italie, et surtout en Libye. — Le résultat sera de ne reconnaître le loisir qu’à titre de contre-partie nécessaire du travail (ocio-negocio). Travail et repos devraient former un rythme naturel. « À un esprit bien né le loisir sera le plus grand des tourments, s’il ne lui paraît alterner avec l’activité soutenue. —

Dans l’ouvrage des folies héroïques, Bruno insiste encore sur ce point, que la vie du sentiment est de nature complexe en ceux qui ne sont pas bornés à la façon de l’animal : l’existence est faite de grands contrastes ; c’est là ce qui sert à mesurer le développement du sentiment. Le sot se complaît dans l’état présent, sans penser à ce qui précède ni à ce qui suit, ni à la situation contraire, pourtant si proche, ni à l’élément absent, qui est pourtant toujours possible. Voilà pourquoi sa joie peut être sans souci, sans peur et sans repentir. L’ignorance est la mère de la félicité sensuelle et du paradis animal. Quiconque augmente son savoir, accroît sa douleur. À mesure que le savoir grandit on voit une quantité plus considérable de possibilités, on se fixe un but plus élevé — qui devient alors d’autant plus difficile à atteindre. La folie héroïque se produit quand on ne se relâche pas de la poursuite d’un but élevé, car cette poursuite comporte de la douleur et du danger. Le papillon qui est attiré par la lumière ne sait pas que c’est sa mort ; l’homme héroïque le sait, mais cela ne l’empêche pas de rechercher la lumière, car il sait que la douleur et le danger ne sont des maux que pour l’observation bornée et sensible, mais non au point de vue de l’éternité (ne l’occhio de l’eternitade). Il est même nécessaire que toute aspiration supérieure soit accompagnée de déplaisir, car le but s’élève à mesure que l’on avance. On monte insouciant dans le canot pour commencer le voyage — et bientôt on se trouve au loin sur la mer infinie, qui confond l’esprit et la pensée. Plus on atteint, et plus on voit distinctement que la satisfaction absolue est impossible. On découvre que l’objet de l’impulsion est infini et ainsi naissent conflits et troubles dans la nature finie. Mais alors on éprouve de la satisfaction à sentir un si noble feu allumé, même s’il cause de la douleur. C’est une forme supérieure de la conservation personnelle qui pousse à continuer la course à l’idéal malgré la disparition de l’harmonie. Ce qui enchaîne la volonté (vinculum voluntatis), c’est à tous les degrés un amour, mais cet amour peut se porter sur un objet qui dépasse de beaucoup l’existence finie de l’individu.

— Tout cet ordre d’idées est intéressant, non seulement pour les réponses aux objections qui ont été élevées jusque dans ces derniers temps contre l’éthique qui prend pour fin le bonheur ou la prospérité, mais encore à cause du contraste qu’offre ici Bruno avec la conception de l’antiquité et aussi du Moyen Âge. S’ébattre dans le conflit des contraires et naviguer sur l’océan des aspirations infinies, voilà pour Bruno l’idéal. C’est la source d’une richesse et d’une plénitude de vie intérieure qu’aucun état possible de repos sans exception ne saurait à son sens produire. Tout en rappelant Platon et Plotin, auxquels il renvoie lui-même, l’ouvrage des folies héroïques imprime précisément à Bruno le cachet du penseur moderne. Il est ici le devancier de Lessing et de Kant dans l’idée que l’aspiration éternelle est le souverain bien ; de même sa position vis-à-vis de l’idée de l’âge d’or fait penser à la conception de l’histoire de la civilisation de ces derniers temps. Dans ses idées éthiques, comme dans sa conception du monde, il travaille avec un large horizon — tout en se représentant que cet horizon est susceptible d’un élargissement indéfini.



NOTES

24. P. 115. Giordano Bruno : Cena de le ceneri, III. (Opere italiane. ed. Lagarde. Gottinga 1888, I, p. 150-152. — Kepler : Opera, ed. Frisch, I, p. 245 et suiv.

25. P. 116. La source principale de la biographie de Bruno consiste dans les interrogatoires de l’Inquisition au cours de son procès à Venise, qui furent publiés pour la première fois par Domenico Berti dans sa biographie de Bruno (Turin 1868). Par la suite Berti a édité des fragments des interrogatoires de Rome. Chr. Sigwart a rassemblé des pièces attestant la présence de Bruno dans des Universités allemandes (Tübinger Osterprogramm 1880 et Kleine Schriften I). Dufour (Giordano Bruno à Genève. Genève 1884) a publié des documents sur le séjour de Bruno à Genève.

26. P. 121. Berti (Giordano Bruno da Nola. Nuova edizione. Torino 1889, p. 196 et suiv.) se range à l’opinion de quelques écrivains allemands, qui croient que, par des amis communs ou par ses œuvres, Bruno a influé sur Shakespeare. Shakespeare ne vint à Londres qu’une année après que Bruno en était parti. Mais Robert Beyersdorf (Giordano Bruno und Shakespeare. Oldenburg 1889) a montré que cette influence est extrêmement invraisemblable. Il me semble notamment péremptoire que chez Shakespeare l’on ne trouve aucune trace des nouvelles idées astronomiques dont Bruno était le prophète, il y aurait eu cependant ici quelque chose à faire pour l’imagination de Shakespeare ! — Beyersdorf montre très joliment que Bruno et Shakespeare conçoivent différemment l’idée du changement et du passage réciproque continuel des phénomènes naturels. Le poète y voit un témoignage de la vanité et de la misère de l’existence humaine, alors que pour le penseur l’unité et l’éternité de la nature se révèlent dans leur majesté au milieu de l’écoulement des choses. — Il faut toutefois ajouter, ainsi que nous le montrerons plus en détail par la suite, que Bruno conçoit également le changement des contraires par son côté amer et douloureux. C’est ce qui se dégage en particulier de l’ouvrage De gl’heroici furori, et ce qui distingue Bruno de Platon — malgré tout son néoplatonisme.

27. P. 128. Un ami de Berti profita de la Révolution de 1849 pour prendre des copies du procès de Bruno à Rome, mais il ne put achever. Il y a peu de temps encore on admettait que les pièces du procès devaient se trouver au Vatican dans les archives de l’Inquisition. Mais sur la demande du Dr Güttler, savant allemand qui s’occupe spécialement de Bruno, le Vatican déclara catégoriquement que ni les pièces ni les manuscrits qui avaient été confisqués ne se trouvaient dans les archives et qu’on ne savait pas où ils étaient passés. Voir à ce sujet Archiv. für Gesch. d. Phil., VI, p. 344 et suiv.

28. P. 128. Schoppe, savant allemand qui avait passé au catholicisme et avait été témoin oculaire de la condamnation et de la mort de Bruno, cite, dans sa description brûlante de haine pour les hérétiques, parmi les « doctrines effroyables et absolument absurdes » l’idée qu’il existe des mondes en nombre infini. — Quand l’Inquisition remontra à Bruno sur l’ordre du pape que les huit propositions que l’on avait tirées de ses écrits avaient déjà été déclarées hérétiques par l’Église primitive, il se peut très bien que l’opinion qu’il y a plusieurs mondes ait été mise au nombre de ces anciennes hérésies. Comme l’on sait, Galilée dut plus tard renier la théorie du mouvement de la terre parce qu’elle contredisait l’Écriture Sainte. — L’hypothèse de plusieurs mondes passait pour hérétique même chez les protestants ; Melanchthon la combat comme une doctrine impie, le Christ n’a pu mourir et ressusciter plusieurs fois. (Initia doctrinæ physicæ. Corp. Ref. XIII, p. 220 et suiv.). — Campanella cherche au contraire à montrer dans son Apologia pro Galilæo (Franco furti 1620, p. 9, 51) que cette doctrine n’est pas hérétique.

29. P. 135. Dans l’ouvrage De l’infinito universo e mundi (ed. Lagarde, p. 343 et suiv., 363) Bruno avait déjà rejeté les sphères fixes pour des raisons tirées de la physique et de la théorie de la connaissance. Dans le De immenso, I, 5, il trouve sa conception confirmée par les recherches de Tycho-Brahe. Tycho-Brahe lui-même tirait de sa doctrine les mêmes conséquences que Bruno. C’est ainsi qu’il dit dans une lettre à Kepler du mois d’avril 1598 (Kepleri Opera, ed. Frisch 1858, I, p. 44) : « Je suis d’avis que la réalité de toutes les sphères, de quelque façon qu’on se les représente, doit pouvoir se déduire du ciel, ce que j’ai appris par toutes les comètes qui se sont montrées depuis la nouvelle étoile de 1572, et qui sont en effet des phénomènes célestes. » (D’après l’ancienne conception les comètes étaient formées par des émanations de la terre et leur course se bornait au monde sublunaire.) — Il est probable, ainsi que F. Tocco (Opere latine di G. Bruno esposte e confrontale con le italiane. Firenze 1889, p. 318 et suiv.) le fait remarquer, que Bruno n’a pas eu connaissance de première main des œuvres de Tycho-Brahe, car il n’usa pas de l’excellent argument fourni par les « nouvelles étoiles » contre les sphères fixes, et que Galilée employa toujours par la suite. Bruno ne fait non plus nulle part mention du système du monde particulier à Tycho-Brahe.

30. P. 140. Une intéressante anticipation des célèbres paroles de Goethe : « C’est à lui qu’il convient d’être la cause interne du mouvement », se trouve dans le De immenso, V, 12 : « Dieu, ou la raison, n’est pas extérieur et ne fait pas tourner le monde du dehors ; le principe interne du mouvement, qui est la nature propre, l’âme propre qui possède tout ce qui vit dans son sein et dans son corps, doit être plus digne de lui. » (Dignius enim illi debet esse internum principium motus, etc.) — Pour parler de ce principe interne, qui est au fond de l’instinct de conservation propre de tout être, Bruno se sert de l’expression voluntas naturalis dans le dernier ouvrage que nous ayions de sa main, c’est-à-dire celui qu’il dicta pendant son séjour à Zurich en 1591 : Summa terminorum metaphysicorum. — Cf. Cena, ed. Lagarde, p. 163 et suiv., 183 et suiv. De l’infinito p. 310 et suiv.

31. P. 143. En ce qui concerne la question des rapports du spirituel et du matériel, Bruno émet dans ses différents écrits des opinions un peu différentes. — Dans la Cena p. 189 il ne veut pas examiner si la substance spirituelle se change en substance matérielle ou inversement, ou si elle ne le fait pas. Dans le De la causa, p. 235 et suiv. (Cf. Spaccio p. 409). il prétend que la substance spirituelle existe au même titre que la substance matérielle, malgré toutes les modifications. En même temps dans le De la causa, p. 261 et 280 et suiv. il soutient l’unité absolue de la substance : la différence entre la substance spirituelle et la substance matérielle n’est due qu’à une différentiation (explication). Enfin dans le De gl’heroici furori, p. 721 il nie formellement la transformation du matériel en spirituel et inversement. — Ainsi qu’il le développe dans une série d’intéressantes propositions du De immenso I. 11-12, dans le principe suprême doit disparaître non seulement l’antithèse de l’esprit et de la matière, mais encore l’antithèse de la liberté et de la nécessité.

32. P. 147. La théorie atomistique ou théorie des monades de Bruno se trouve dans le poème didactique De triplici minimo, qui parut en 1591 à Francfort. Ainsi que Lasswitz l’a montré (Geschichte der Atomistik, Hamburg und Leipzig 1889, I, p. 359-399), elle occupe une place intéressante dans l’histoire de l’évolution de l’atomisme moderne. Il me semble toutefois que Lasswitz n’a pas remarqué la contradiction qui se trouve dans la polémique de Bruno contre la division à l’infini et dans sa théorie de la relativité de la notion d’atome. — Félice Tocco, qui a commencé par admettre (dans les Opere latine di G. Bruno), que Bruno avait aussi appliqué l’atomisme au domaine psychique, a par la suite rectifié cette opinion (dans son ouvrage : Opere inedite di G. Bruno, Napoli 1891). Il trouve maintenant une inconséquence chez Bruno de ne pas admettre des atomes psychiques aussi bien que des atomes matériels. Mais c’est la grande question de savoir si la notion d’atome peut en somme s’appliquer au côté spirituel de l’existence, et peut-être était-ce un juste instinct qui empêcha Bruno de faire cette application ; il est vrai que s’il était resté fidèle à la relativité de la notion d’atome, cette application n’aurait pas compris toutes les conséquences qu’elle pourrait sembler renfermer au premier abord. — Lorsque Tocco (Opere latine di G. Bruno, p. 353) remarque, au sujet de l’expression « monas monadum » (en parlant de Dieu), qu’on ne voit pas s’il distingue par là Dieu des autres monades, ou s’il faut le considérer comme leur substance, Bruno a déclaré clairement son opinion en disant : « Dieu est la monade des monades, c’est-à-dire l’entité de tous les êtres (Deus est monadum monas, nempe entium entitas. De minimo ed., 1591, p. 17). — Il appelle l’univers monade, De gl’ heroici furori, p. 724. On ne comprend ce sens du mot monade qu’en s’en tenant à la relativité du concept.

33. P. 148. Bruno dit de la métempsychose (Spaccio, p. 410), que si l’on ne peut y croire, elle ne laisse pas de mériter réflexion. Dans l’interrogatoire de Venise (voir Berti : G. Bruno., 2e édit., p. 402-408), il s’exprime encore avec une certaine indécision à ce sujet. — C’est dans la Cabala, p. 585-588, qu’il s’étend le plus longuement sur les rapports de l’esprit universel avec les âmes individuelles.