Histoire de la philosophie moderne/Livre 1/Chapitre 3

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Traduction par P. Bordier.
Félix Alcan, Paris (Tome premierp. 17-29).

3. — Pietro Pomponazzi et Nicolo Machiavel

La pensée du Moyen Age, en s’appuyant sur Aristote, dont elle avait courbé les idées dans le sens exigé par les dogmes, reposait tout entière sur une base antique. Mais en opposition avec cette explication « latine » d’Aristote se trouvaient, d’une part les anciens commentateurs grecs, qui concevaient sa doctrine d’une façon plus naturaliste, et d’autre part les commentateurs arabes, en première ligne Averroès, qui lui attribuaient un sens panthéiste. Ces trois groupes de commentateurs se contredisaient dans la question de savoir quelle portée Aristote donnait à l’immortalité de l’âme. D’après les commentateurs grecs, dont on ne tenait aucun compte au Moyen Âge, Aristote enseignait le développement naturel de la vie psychique, des degrés inférieurs aux degrés supérieurs, de telle sorte que même le degré le plus élevé n’était pas indépendant des conditions naturelles. Selon l’explication d’Averroès, la forme la plus haute de la pensée n’est possible que parce que l’homme participe à la raison éternelle ; mais cette participation n’a qu’un temps, les âmes individuelles ne sont pas immortelles ; c’est la raison universelle qui est immortelle, et elles ne font qu’y participer pour un moment dans leurs actes suprêmes de pensée. Par contre, les théologiens sectateurs d’Aristote, Thomas d’Aquin en tête, défendent l’immortalité de l’âme comme un dogme, fondé par la faculté que possède l’âme de connaître et de vouloir l’universel et l’éternel.

Cette question si controversée fut discutée par Pietro Pomponazzi dans un petit ouvrage remarquable (de Immortalitate animi, 1516). On a vu avec raison dans cet écrit l’introduction à la philosophie de la Renaissance. Il mérite cette place pour la façon dont le problème est traité. À vrai dire, il ne fait que rechercher quelle est l’opinion véritable d’Aristote, mais il déclare en même temps vouloir discuter la question conformément à la raison naturelle, indépendamment de toute autorité. Le but qu’il se propose, c’est d’affirmer les rapports naturels de la vie psychique et, en même temps, la possibilité d’une conduite éthique de la vie sur le terrain de la nature. Pomponazzi était un célèbre professeur de philosophie, qui enseigna d’abord à Padoue, et ensuite à Bologne. Les détails de sa vie sont peu connus. Il naquit à Mantoue en 1462 et mourut à Bologne en 1525. C’était un dialecticien et un orateur distingué ; au point de vue littéraire cependant ses écrits ne présentent pas de qualités. Son cours de psychologie a été publié par L. Ferri (La psichologia di Pietro Pomponazzi. Rome 1876). À l’encontre de Thomas d’Aquin comme d’Averroès, Pomponazzi attache de l’importance au développement réglé et continu enseigné par Aristote dans sa physique, et qui ne permet pas de procéder par bonds, ni d’introduire des principes complètement nouveaux, non préparés par le développement précédent. Il pousse cette idée encore plus loin que son maître Aristote, lequel enseignait que l’activité suprême de la raison (« la raison active ») ne pouvait s’expliquer par l’évolution successive. Aristote n’avait rien dit sur la façon de la comprendre et de l’expliquer, d’où naturellement les interprétations contradictoires. Cette impossibilité, même pour la pensée la plus haute, de s’affranchir des conditions naturelles, Pomponazzi la démontre notamment par la proposition, établie par Aristote, que tout acte de pensée suppose des représentations données à l’origine au moyen de la perception des sens. Et il prétend que la définition d’Aristote : l’âme est la forme ou la réalité parfaite du corps, ne permet pas non plus l’hypothèse de l’existence autonome de l’âme.

Or, ce résultat n’entraînera-t-il pas des conséquences considérables au point de vue éthique, les perspectives de récompense ou de punition après la mort ne pouvant plus dès lors être des mobiles d’action pour l’homme naturel ? Pomponazzi affirme au contraire que ces perspectives sont funestes au point de vue éthique, car elles empêchent l’homme de faire le bien pour le bien. Le développement complet de la nature humaine dans les divers domaines trouve sa satisfaction en soi. Et alors que tous ne peuvent au même degré participer au développement scientifique et artistique, il y a un développement qui n’est refusé à personne, le développement éthique, lequel est à la fois son objet et son prix. La récompense de la vertu, c’est la vertu, le châtiment de l’homme vicieux, c’est le vice. Que l’homme soit mortel ou non, la mort n’en est pas moins chose de peu d’importance, et quel que soit l’état qui suit la mort, on n’a pas le droit de s’écarter de la voie du bien. — De telles paroles, qui se trouvent au chapitre xiv du livre, rappellent l’apologie de Socrate, tout en annonçant la conception éthique de Spinoza et de Kant. Sans doute, plusieurs humanistes avaient affirmé l’idée d’une morale indépendante, mais chez Pomponazzi cette idée prend une importance particulière à cause du rapport qu’elle a avec un problème spécialement religieux dans lequel elle apparaît.

La question de l’immortalité est d’après Pomponazzi un problème insoluble (problema neutrum) ; on peut ajouter mentalement, problème neutre en ce sens également, que de sa solution ne dépend pas de valeur morale. Mais en ces sortes de questions il importe de fixer la portée réelle de notre connaissance.

Pour Pomponazzi, l’intérêt principal de ses recherches est évidemment lié au jour qu’elles jetteront sur la nature de notre connaissance. Le problème n’en est que l’occasion. Il distingue nettement le point de vue du philosophe de celui du législateur. Pour le législateur, il s’agit de trouver des motifs capables de rendre l’homme honnête, et peut-être s’imagine-t-il être dans le vrai, en se servant de la croyance à l’immortalité comme d’un mobile d’éducation ; le philosophe n’a qu’à s’occuper de la vérité, sans se laisser abuser par la crainte ou par l’espérance. On peut, d’après Pomponazzi, trouver le même contraste dans l’individu. Avec la raison, il ne cherche qu’à tirer d’hypothèses données des conclusions exactes ; les résultats auxquels aboutit la raison ne dépendent donc pas de la volonté de l’homme. Par sa volonté, l’homme peut rester fidèle à une croyance que sa raison ne peut fonder. Pomponazzi distingue donc entre foi et science, et relativement à la solution définitive du problème qu’il traite, il peut se soumettre à l’enseignement de l’Église. Alors que le scolastique Duns Scot avait déclaré deux siècles auparavant que quelque chose pouvait être vrai pour le philosophe, sans être vrai pour le théologien, la conception de Pomponazzi peut s’exprimer surtout en disant que quelque chose peut être vrai pour le théologien, sans être vrai pour le philosophe. Qu’on songe qu’il conclut comme philosophe par un problema neutrum. Aussi n’avons-nous pas de raison de douter du sérieux de cette théorie de la foi et de la science, pour y voir de l’ironie, ou simplement une échappatoire1. Il fait l’impression d’une nature de chercheur qui procède à l’investigation avec un sérieux absolu. Il compare le philosophe à Prométhée, en ce que, dans l’effort qu’il fait pour pénétrer les secrets de Dieu, il est continuellement rongé par d’inquiètes pensées. Il se peut que chez lui la raison ait été plus développée que la volonté qui devait le lier à la foi ; mais il pouvait très bien être sérieux en voulant sauvegarder les prétentions de ces deux éléments. Seulement on constate chez lui l’absence d’un développement plus ample des rapports entre la volonté et la foi. Il se borne à indiquer la volonté comme base de la foi, sans en donner d’autre explication, bien que cela soit d’un grand intérêt.

Outre l’ouvrage dont on vient de parler, Pomponazzi a aussi écrit sur la magie et a cherché à donner une explication naturelle d’événements que l’on interprétait comme effets d’une action surnaturelle. Cet ouvrage est intéressant pour sa tendance à affirmer le principe des causes naturelles, bien que les causes dont il se sert relèvent également, d’après notre conception, de la notion de superstition. C’est en effet surtout sur l’influence des étoiles qu’il s’appuie, influence que l’époque ne regardait pas comme surnaturelle. — Dans un troisième ouvrage, il discute le problème de la prédestination divine et de la volonté de l’homme. Il montre avec sagacité la contradiction que recèle la question. Comme philosophe, il se fonde sur les vérités stables, confirmées par l’expérience, touchant la réalité de la volonté humaine ; il laisse indécis, comme étant un problème insoluble, les rapports de cette volonté avec l’activité divine, en se servant ici également de la distinction entre foi et science.

Cette distinction ne lui fut du reste d’aucun secours. À Venise, l’inquisition fit brûler son ouvrage « de Immortalitate », et s’il n’avait pas possédé dans le cardinal Bembo, ami du pape Léon X, un puissant protecteur, peut-être aurait-il eu le même sort que son livre. —

À première vue, il paraît étrange de placer Machiavel à côté de Pomponazzi. L’homme d’État florentin semble n’avoir rien à faire avec le scolastique de Bologne. Et cependant les ennemis communs à ces deux penseurs contemporains n’avaient guère tort de dire qu’ils étaient taillés dans le même bois. C’est à la résurrection de la croyance antique à la nature humaine qu’ils visaient tous deux, chacun à sa manière. Et ils avaient tous deux subi fortement l’influence des auteurs de l’antiquité. Pomponazzi cherchait à continuer la psychologie et l’éthique naturalistes d’Aristote ; de même il semble que Machiavel subisse en des points importants l’influence de l’historien grec Polybe, qui fait remonter lui-même à la conception de penseurs grecs antérieurs sur le développement des États. Mais ce furent les propres observations de Machiavel sur les événements du temps, où il était lui-même impliqué, qui firent naître en lui le besoin de revenir à l’antiquité. Nicolo Machiavel naquit en 1469 à Florence de parents appartenant à une vieille et illustre famille qui avait vu des jours meilleurs. De bonne heure, il entra comme diplomate au service du gouvernement républicain de sa ville natale et alla voir, en qualité d’ambassadeur, le pape Jules II, César Borgia, l’empereur Maximilien et le roi Louis XII. Il eut par là amplement occasion de recueillir des observations sur les hommes et sur les événements. Funeste au développement de ses idées fut la circonstance que, juste pendant cette période de l’histoire de l’Italie, c’étaient la ruse et les intrigues, la perfidie et la cruauté qui amenaient les décisions politiques. Dans son Histoire de Florence (introduction au livre V), il fait lui-même cette remarque sur l’histoire de l’Italie au xve siècle, qu’on ne pouvait vanter ni la grandeur, ni la générosité de la vie des princes italiens d’alors ; par contre, l’histoire n’en donnait pas moins matière à observation en offrant le spectacle de si nobles populations domptées par des armes faibles et mal maniées. Machiavel devait, de par son expérience personnelle, aboutir à la conclusion que la prudence et la force sont les seules qualités nécessaires à l’homme d’État. Lui-même ne semble pas être un politique supérieur ; sa grandeur réside dans le monde de la pensée, et non dans celui de l’action. Et cependant il fut profondément affecté quand il fut contraint de changer ce dernier monde pour le premier. Lorsque les Médicis renversèrent la libre constitution de Florence (1512), Machiavel fut congédié, et c’est pendant la vie privée, qu’il fut forcé de mener durant un certain nombre d’années, qu’il écrivit ses œuvres célèbres. S’il avait supporté ses malheurs politiques avec plus de dignité, peut-être ses œuvres littéraires, elles aussi, auraient-elles été composées dans un style plus élevé. Il se mit alors principalement à rédiger celui de ses ouvrages qui est devenu le plus célèbre, le Livre du Prince (Il Principe), dans l’idée toujours présente de se concilier la faveur des Médicis. Il atteignit ce but en partie sans doute ; mais il est indéniable que son caractère en fut entaché, et que le spectacle de la puissance politique d’une maison particulière le poussa à accentuer l’arbitraire et le manque d’égards en politique plus fortement qu’il n’aurait peut-être fait sans cela. On dirait souvent, à ses descriptions, qu’il est indifférent en dernière instance de savoir quelle fin le gouvernement se propose, et, dans tous les cas, qu’il considère comme de son devoir de préparer la voie aux différentes fins qu’on pourrait se proposer. Cela se manifeste non seulement dans « le Prince », mais aussi dans son chef-d’œuvre véritable, les Discours, (Discorsi), dissertations sur les dix premiers livres de Tite-Live. Pour fonder une république, on doit s’y prendre de telle façon, pour fonder une monarchie, de telle autre, pour fonder une autocratie, de telle autre encore. Et cependant il y avait certainement une cause pour laquelle battait le cœur de Machiavel et qu’il caressait de ses pensées au plus profond de son âme, au milieu des intrigues diplomatiques aussi bien que pendant la composition de ses œuvres, et cette cause, c’était l’unité et la grandeur de l’Italie. Il est en outre certain qu’il eut toujours des sentiments républicains ; on peut le voir aux conseils qu’il donna aux Médicis pour la constitution de Florence. Et enfin, il avait toujours présent à l’esprit un idéal humain, fait de santé, de force et de sagesse, qui devait s’élever au-dessus de la bassesse dont il se sentait entouré, et de l’appauvrissement où l’Église du Moyen Âge avait plongé la nature humaine. Voilà ce qui le reportait au monde ancien dont il réclamait l’imitation. Quoiqu’il fut poète et fréquentât des poètes, et qu’il eût lui-même passablement du jouisseur effrené, la Renaissance esthétique n’était pas suffisante à ses yeux, pas plus qu’il ne s’accommodait de l’Évangile de la jouissance. Ce qu’il demandait, c’était la Renaissance de la force et de la grandeur. « Quand je considère, dit-il dans l’introduction au Livre premier des Discours, que l’antiquité inspire à tous les hommes un respect tel qu’on paie par exemple au poids de l’or un fragment de statue antique, afin de l’avoir constamment sous les yeux comme ornement d’intérieur et comme modèle pour les artistes ; quand je vois d’autre part les exploits admirables accomplis, au dire de l’histoire, dans les États anciens par les princes, les généraux, les citoyens, les législateurs et par tous ceux qui travaillèrent à la grandeur de leur patrie, exciter une froide admiration plutôt que l’envie de les imiter ; quand il me semble même que chacun évite tout ce qui pourrait en rappeler le souvenir, en sorte qu’il ne nous reste plus la moindre trace de la vertu antique, comment faire autrement que de m’en étonner et de m’en plaindre ». Dans ses idées les plus élevées, il est parent du grand génie qui se manifeste dans les œuvres les plus remarquables de Michel-Ange. Mais ce fut la tragique destinée de sa vie, que les grandes fins dussent si souvent s’effacer devant la multitude des moyens. Il était pénétré de cette pensée qu’il ne sert à rien d’avoir un but, si noble soit-il, si l’on ne possède pas les énergiques moyens de l’atteindre, au point que les moyens lui firent oublier la fin, ou qu’il omit d’examiner si les moyens qu’il admirait, agiraient réellement et de façon continue en vue des grandes fins, qui sans aucun doute étaient pour lui lebut le plus élevé. Il fut si captivé par la force des moyens qu’il finit par leur accorder de la valeur en soi, indépendamment de la fin qui devait les sanctifier. En homme de la Renaissance qu’il était, il admire le déploiement de la force pour lui-même, peu importe en quel sens la force se manifeste. Tout en combattant la Renaissance purement esthétique, il l’a lui-même introduite sur un terrain où il importe justement de voir la force toujours déterminée par la fin. La contradiction qui apparaît ici dans ses écrits, et particulièrement dans « le Prince », a souvent fait porter sur lui des jugements extrêmement injustes. Et cette même contradiction fut la destinée de sa vie, pour ne pas dire sa faute. Lorsqu’après la prise de Rome par les Impériaux, en 1527, les Médicis furent chassés, ses compatriotes ne voulurent pas accepter ses services après le rétablissement de la libre constitution, parce qu’ils le considéraient comme un transfuge. C’est ce qui aigrit la dernière année de sa vie. Un de ses contemporains, peu suspect du reste de sympathie pour lui, dit après sa mort « Je crois que sa propre situation le fit souffrir, car il aimait la liberté vraiment et au delà de l’ordinaire. Mais il se tourmentait de s’être commis avec le pape Clément. » Il mourut en 1527.

Pareille à un courant souterrain circule dans l’œuvre de Machiavel la comparaison continue de la morale antique avec la morale chrétienne. Il s’est proposé dans les Discours la tâche d’établir un parallèle entre « les événements antiques et les événements modernes », mais là même où il ne fait pas expressément cette comparaison, on la sent dans la conception et dans l’exposition. Il ne se contente pas de raconter et de décrire ; il veut découvrir les raisons de la différence entre le monde antique et le monde moderne, et cela, il ne le peut pas sans revenir au grand contraste qu’offre la conception de la vie dans l’antiquité et au Moyen Âge. Voilà pourquoi Machiavel est le représentant le plus conscient et le plus marqué du contraste avec le Moyen Âge.

Au Moyen Âge, c’était la tâche de l’État que de faire parvenir l’homme à son but le plus élevé, la béatitude dans l’autre monde. Le prince devait s’y employer, non pas en personne, mais indirectement tout au moins, en prenant soin du maintien de la paix. Tel est le sens de la conception de l’État de Thomas d’Aquin. Pour Machiavel au contraire l’État national possède en lui-même sa fin. Sa force et son intégrité au dedans, sa puissance et son extension au dehors, tout dépend de là. Et il ne pense pas à un État idéal, mais à des États précis, vraiment donnés. « Ayant l’intention, dit-il (le Prince, chap. xv), d’écrire des choses qui puissent profiter à mes lecteurs, je crois préférable de m’en tenir à la réalité plutôt que de m’abandonner à de vaines spéculations. Beaucoup de gens ont imaginé des républiques ou des principautés qu’on n’a jamais vues ni connues. Mais pourquoi ces rêveries ? Il y a une telle distance de la façon dont on vit, à celle dont on devrait vivre, que l’étude exclusive de cette dernière apprend à se corrompre, plutôt qu’à se maintenir dans la droite voie. Quiconque veut, en tout et partout, se conduire en homme de bien, est inévitablement destiné à périr parmi tant de méchants. Le prince qui voudra conserver le pouvoir devra donc apprendre à n’être pas toujours bon, mais à employer le bien et le mal selon le besoin. » Et, d’accord avec ce qui précède, il dit dans sa dissertation sur Tite-Live : « Partout où il s’agit de prendre une résolution dont dépend le bien de l’État, on ne doit pas se laisser retenir par des raisons de justice ou d’injustice, d’humanité ou de cruauté, d’honneur ou de honte, il faut faire fi de tout le reste, et choisir ce qui peut sauver l’État et la liberté. » (Discours, III, 41). Quiconque ne peut se dépouiller ainsi des idées morales courantes, doit vivre en homme privé, et ne pas se hasarder parmi les gouvernants (I, 26).

On ne voit pas clairement si Machiavel tient la justice et le sentiment de l’honneur, qui en de certains cas empêchent l’action politique nécessaire, pour des vertus réelles ou simplement imaginaires. En différents passages (par exemple dans le Prince, chap. VIII), il parle de qualités qui, en apparence sont des vertus, et qui pourraient pourtant amener la ruine du prince. Il ne s’arrête pas davantage aux grands problèmes qui apparaissent ici, c’est-à-dire aux rapports entre l’éthique de l’homme privé et l’éthique de l’homme d’État. Se trouverait-il ici une opposition de principe entre deux sortes de vertu ? Ou ne serait-ce pas une méprise que de nommer vertu une qualité qui prive d’un bien le cercle entier touché par l’estimation ? Machiavel se rend coupable ici d’une ambiguïté que plusieurs déclamateurs modernes contre la « morale » partagent avec lui. Il semble qu’il veuille dépasser l’antinomie du bien et du mal, et pourtant il ne vise qu’à trouver une estimation nouvelle des valeurs, c’est-à-dire une application nouvelle des notions du bien et du mal. Mais cette estimation, ainsi que nous l’avons démontré, est chez lui incertaine, car les rapports de la force avec la fin qu’elle doit seconder ne sont pas clairs. L’admiration esthétique qu’il a pour le déploiement brutal de la force l’empêche de penser à la fin qui sanctifierait les moyens. Il blâme les hommes de ce qu’ils ne firent preuve d’énergie, ni pour faire le bien, ni pour faire le mal : on ne craint pas les petits crimes, on recule devant les crimes de grand style, « dont la grandeur effacerait la honte ». En 1505, le pape Jules II osa entrer dans Pérouse, sans armée, avec ses cardinaux, pour détrôner Baglioni, autocrate de cette ville. Si Baglioni n’a pas profité de l’occasion pour s’emparer du pape téméraire et se débarrasser du même coup de son mortel ennemi, pour acquérir de grandes richesses et donner aux princes de l’Église une leçon utile pour l’avenir, ce ne fut sûrement pas pour des raisons d’ordre moral ; car Baglioni n’était pas homme à reculer devant l’inceste et le meurtre de proches parents. « On en conclut que les hommes ne savent pas conserver leur dignité dans le crime, pas plus qu’ils ne peuvent être parfaitement bons. On constata qu’ils tremblent devant un crime marqué au coin de la grandeur et du sublime. » (Discours, I, 27).

Machiavel s’attaque ainsi à la pusillanimité, à la faiblesse et à la timidité ; et c’est là le véritable sujet pour lequel il blâme ses contemporains, comme on peut le voir dans son Histoire de Florence. Quand il se demandait pourquoi on s’est tellement éloigné de la grandeur antique, il en trouvait la raison dans l’éducation, qui engendre la faiblesse et l’étiolement, et l’éducation a des attaches avec la religion. Les anciens avaient aimé l’honneur, la grandeur d’esprit, la force physique et la santé ; les religions anciennes prêtaient un aspect divin aux mortels qui avaient rendu service comme grands généraux, comme héros ou comme législateurs. Leurs cérémonies religieuses étaient magnifiques, et souvent unies à des sacrifices sanglants qui inspiraient nécessairement aux esprits le goût de la férocité. Notre religion au contraire transporte le but dernier dans un autre monde et enseigne à mépriser l’honneur d’ici-bas. Elle glorifie l’humilité et l’abnégation, et place la vie calme et contemplative au-dessus de la vie pratique, tournée en dehors. Quand elle nous demande de la force, c’est plutôt la force de souffrir que d’agir. Cette morale a rendu l’homme faible et livré le monde aux violents et aux téméraires qui ont découvert que la plupart des hommes, dans l’espoir qu’ils ont d’aller au paradis, préfèrent supporter les injures plutôt que de châtier (Discours, II, 2). Machiavel ajoute sans doute que c’est là une fausse interprétation du christianisme, due à la lâcheté humaine ; mais il ne pense guère à retirer en même temps toute sa comparaison de la morale antique avec la morale chrétienne, et l’on voit assez de quel côté penchent ses sympathies personnelles. Pour lui, la religion est essentiellement un moyen entre les mains du législateur, qui en a besoin pour appuyer les lois. Le sage prévoit beaucoup de choses que la foule ne soupçonne pas et ne veut pas croire, et puis il faut que les dieux viennent s’associer pour sanctionner les lois nécessaires. C’est ce qu’atteste l’histoire de Lycurgue et de Solon, et Savonarole n’a eu tant d’influence sur ses compatriotes que parce que l’on croyait, à tort ou à raison, qu’il était en commerce immédiat avec Dieu. La religion est une base solide, servant principalement au maintien de l’unité et à la conservation des bonnes mœurs du peuple. Les institutions religieuses de Numa ont fondé en majeure partie la force et la grandeur de l’empire romain, et tout prince intelligent doit protéger la religion nationale, même s’il la tient personnellement pour une erreur. (Discours, I,11-12).

Machiavel ne sent pas que la religion est une force spirituelle, qui se développe conformément à ses propres lois involontaires, et que, pour cette raison, elle n’est pas toujours sans façon à la merci ou à la disposition de la politique. En somme, il s’abandonne trop à des calculs subtils, aux interventions arbitraires et à l’uniformité des situations, et il ne voit pas que souvent, dans l’histoire, le grandiose vient soudain jaillir comme un fleuve de sources jusque-là invisibles. Assurément il met lui-même en relief la variété des grands événements imprévus dont son siècle fut témoin, et qui pourraient faire croire que « Dieu et le Destin » mènent tout. Mais il ne pense pas pour cela que la volonté humaine soit impuissante. Il n’y a peut-être rien à faire sur le moment contre l’invasion des grandes eaux soulevées par la tempête ; mais une fois la tourmente passée, nous pouvons creuser des canaux et bâtir des digues, afin que la prochaine fois la dévastation soit moins considérable. Car le Destin régnera là surtout où la résistance n’est pas préparée (Le Prince, chap. xxv). Il met ici l’involontaire dans un rapport trop extérieur avec l’arbitraire. Un homme d’État tout à fait en dehors des grands courants spirituels n’en possédera guère une intelligence telle qu’il puisse bien tracer des canaux et construire des digues. — Machiavel insiste sur la nécessité de régénérer les institutions et les constitutions — tant religieuses que politiques — en les « ramenant à leur principe ». Dans le cours des temps, il survient des additions et des changements capables de dénaturer la source de leur force mère. Il importe donc de se souvenir du début, de se rappeler l’origine. L’occasion peut en être fournie par des malheurs extérieurs, ainsi lorsque Rome se régénéra après les guerres avec les Gaulois, ou par des institutions déterminées, telles que les tribuns et les censeurs romains, ou par des hommes éminents dont la personnalité fait type, comme saint François et saint Dominique, qui présentèrent de nouveau au regard des hommes le modèle du chrétien primitif, et sauvèrent ainsi l’Église de la ruine dont elle eût été près sans cela (Discours, III, 1). Cette observation de Machiavel est une de ses plus géniales. Mais elle montre en même temps les limites du genre d’intelligence qu’à son sens il pouvait mettre en système. L’événement le plus important, dont il fut témoin, était précisément un renouvellement analogue, fait au nom du principe d’origine dans le domaine religieux, mais, en même temps, un renouvellement qui n’était pas une simple répétition. La Réforme transporta le développement de l’esprit sur d’autres voies, et aucun des hommes politiques qui, ne possédant pas l’intelligence profonde de sa valeur, voulaient ne voir en elle qu’un moyen, n’a pu exercer une influence durable sur le cours des choses. Il ne veut pas comprendre que le « renouvellement » peut mettre au jour des forces toutes fraîches. — D’une manière générale, Machiavel n’avait pas d’yeux pour les causes cachées. Outre la religiosité intime, beaucoup d’autres côtés de la vie échappèrent à son attention. Le développement des intérêts pratiques, commerce et industrie, mécanique et économie rurale, et la manière dont ces intérêts, et les nouvelles classes sociales qu’ils représentaient s’étaient accrus, au point de déterminer en majeure partie la politique de l’ère nouvelle, passèrent pour lui inaperçus, car sa conception principalement formelle de la politique, où il voyait un jeu d’intrigues et une lutte pour le pouvoir, voilait son regard. Sa politique planait en l’air parce qu’elle ne s’attachait pas aux grandes idées au moyen desquelles les forces incessamment créatrices se manifestent. Comme tant de réalistes, il perdit la réalité pour avoir voulu la saisir à la surface des choses.

Il est tout naturel que dans son désir de comprendre l’histoire, Machiavel se soit arrêté aux causes qu’il pouvait, ou qu’il croyait apercevoir. De même, Pomponazzi dut se contenter, pour critiquer la superstition, d’explications astrologiques. Tous deux ont le mérite d’avoir affirmé le principe des causes naturelles. Ils montrèrent la voie qui permit à leurs successeurs de poursuivre la route. Pour Machiavel en particulier, il ne reste pas seulement comme le fondateur de la politique scientifique des temps modernes ; il est encore le créateur de l’éthique comparée. Il avait indiqué les grands traits, et ce fut la tâche des époques ultérieures que de les exécuter par le détail, en évitant les écueils où il avait échoué.

Peu de temps après la mort de Pomponazzi et de Machiavel, c’en fut fait de la liberté de l’esprit en Italie. Lorsque Florence perdit pour la deuxième fois son indépendance (1530), la transformation commença. La réaction se fit violemment jour, et l’inquisition fut de nouveau organisée pour s’opposer au mouvement protestant. L’exil ou le martyre fut alors le lot des Italiens que leurs idées religieuses ou scientifiques conduisaient sur des voies nouvelles. Et cependant, c’est justement pendant cette période que la nouvelle conception du monde et la nouvelle méthode scientifique furent développées par des penseurs italiens —, la grande contribution de l’Italie au développement de l’esprit dans les temps modernes. Nous poursuivrons d’abord la conception de l’homme, et nous aurons à mettre en relief quelques personnages considérables qui nous montreront l’activité des pensées fondamentales de la Renaissance en dehors de l’Italie.


NOTES

1. P. 20. Ainsi que le fait, après des écrivains antérieurs, G. Spieker : Leben und Lehre des Petrus Pomponatius. München 1868, p. 8 et suiv. Voir au contraire F. Fiorentino : Pietro Pomponazzi, Firenze 1868, p. 30. Fiorentino pense toutefois que les écrits postérieurs de Pomponazzi montrent moins de chaleur à se soumettre à la foi, ce qui serait un effet de la critique incessamment poursuivie.