Histoire de la philosophie moderne/Livre 1/Chapitre 4

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Traduction par P. Bordier.
Félix Alcan, Paris (Tome premierp. 30-39).

4. — Michel de Montaigne et Pierre Charron

Chez aucun autre penseur de l’époque, les différents caractères de la Renaissance ne ressortent avec une évidence aussi complète que chez Montaigne. D’abord, il possédait l’individualisme marqué qui se développa en France au XVIe siècle, comme aux siècles précédents en Italie, par suite des combats politiques et, pour Montaigne, par suite aussi des controverses religieuses dont il fut le témoin oculaire. En outre, la France du XVIe siècle avait son humanisme. Montaigne naquit en 1533 dans le midi de la France, d’une famille noble. Il reçut une éducation soignée et savante, entreprit des voyages en Italie et vécut ensuite la plupart du temps dans ses domaines, jouissant de la liberté et poursuivant ses études, tout en se gardant bien de se mêler aux mouvements politiques et religieux d’alors, qu’il observait comme on fait d’un spectacle. Sa retenue ne venait certes pas seulement de ce que l’observation des nombreux partis et des conceptions changeantes le portait au scepticisme ; il tenait surtout à conserver sa personnalité propre telle qu’elle était. C’est elle qui est l’objet le plus important de son étude. Ses Essais (les deux premiers livres parurent en 1580, le troisième en 1588) sont un livre hautement personnel, tant au point de vue du fond que de la forme. « Je m’estudie moy-mesme plus qu’autre subject, dit-il (III, 13) ; c’est ma métaphysique, c’est ma physique. » Aussi le livre nous donne-t-il des renseignements complets sur ses goûts, ses études, ses habitudes et sur sa manière de vivre. Il est écrit sous une forme libre, sans suite systématique. Penser, c’est pour lui une sorte de jeu, de passe-temps ; il laisse libre cours à ses inspirations, et les transmet à ses lecteurs aussi décousues et aussi désordonnées qu’elles se présentent à lui.

Dans l’avant-propos, il se hâte de déclarer, qu’à vrai dire, il n’écrit que sur lui-même (je suis moy-mesme la matière de mon livre) et que, si les mœurs et la coutume l’avaient permis, il aurait aimé à entrer plus avant encore dans l’exposé des renseignements détaillés sur sa personne. Dans le troisième livre des Essais il va, à ce point de vue, plus loin que dans les deux premiers, en s’autorisant de la liberté plus grande que confère l’âge. Cette façon de s’occuper du moi, où l’on suit le cours de ses propres pensées et où l’on se berce dans ses propres états d’âme, est un trait moderne ; il prouve que l’individu s’est affranchi des hypothèses traditionnelles et qu’il peut, sans se soucier d’aucune autorité, s’abandonner aux courants de sa propre nature et se laisser guider par eux.

Remarquable est également sa lecture, surtout dans la littérature de l’antiquité. Ses écrits abondent en citations, et pour éclairer les opinions, les sentiments et les appétits humains, il allègue une grande quantité de traits caractéristiques. Il a appliqué la méthode comparée au domaine de l’esprit avec plus d’extension encore que Machiavel, et non pas seulement, comme on l’a souvent cru, pour tirer des conséquences sceptiques de la divergence des caractères, des conceptions et des tendances mises en relief. Il s’intéresse aux nuances individuelles, tout en ressentant la joie de l’humaniste à traiter une abondante matière. Le spectacle du monde immense des phénomènes de l’esprit captive son âme, et non pas seulement la différence ou le conflit intérieur qu’ils peuvent présenter.

Certes, l’individualisme aussi bien que l’humanisme devaient le rendre hostile à tout essai d’imposer et de réaliser dogmatiquement une doctrine générale unique. Il s’attaque aussi bien au dogmatisme théologique qu’au dogmatisme philosophique (surtout, II, 12). Si nous croyions très sérieusement au surnaturel — dit-il aux orthodoxes —, « si le rayon de la divinité nous touchait aucunement », notre vie aurait un tout autre aspect. Tout se conformerait aux exigences sacrées, et les guerres de religion, avec leurs passions vulgaires, n’auraient pu nous diviser. Ce qui nous guide, ce n’est donc pas tant des facultés divines que la tradition et la coutume, si tant est que les passions ne déterminent pas notre foi. Dans les guerres de religion, la cause de Dieu n’aurait pu, à elle seule, lever une seule compagnie. Et abstraction faite des influences en cours, il est clair que notre représentation ne peut rien concevoir qui soit tout à fait au delà des limites de notre être. Nous pouvons nous figurer nos propres qualités élevées ou amoindries, mais les dépasser, nous ne le pouvons pas. En outre, tout être s’intéresse surtout à lui-même, à sa nature particulière. Il s’ensuit que nous nous représentons la divinité sous une forme humaine, et que nous croyons que dans le monde tout est disposé en vue du bien des hommes. Mais les animaux ne raisonneraient-ils pas de même d’après leur nature ? Quiconque croit avoir quelque connaissance de Dieu, abaisse fatalement Dieu dans l’abîme. De toutes les opinions humaines sur la religion, celle-ci paraît être la plus vraisemblable qui voit en Dieu une puissance incompréhensible, le créateur et le conservateur de toutes choses, la bonté et la perfection mêmes, l’Être qui daigne accepter l’adoration que lui offrent les hommes, sous quelque forme qu’ils le conçoivent et de quelque façon qu’ils lui témoignent leur vénération.

Mais si l’on rejette les opinions orthodoxes, ce n’est pas à dire qu’il faille se prévaloir de la raison humaine. L’homme est la plus misérable, mais aussi la plus orgueilleuse de toutes les créatures. L’orgueil est sa maladie innée. Il se sent supérieur au reste de la création, et pourtant la distance qui le sépare de l’animal n’est pas aussi grande qu’il ne le croit (ce que Montaigne cherche à montrer en énumérant par le détail les traits qui prouvent l’intelligence et le sentiment des animaux). Il n’a aucune raison de s’isoler du groupe des êtres. Sa connaissance est mal en point. Les sens sont incertains et trompent. Nous ne pouvons nous convaincre s’ils nous enseignent la vérité. Ils ne font que nous représenter le monde comme leur nature et leur état le comportent. Ce n’est pas l’objet extérieur, mais l’état des organes des sens qui nous apparaît dans la perception des sens : « les sens ne comprennent pas le subject estrangier, ainsi seulement leurs propres passions ». Pour pouvoir se fier absolument à la sensibilité, il nous faudrait un instrument pour la contrôler — puis un moyen de contrôler cet instrument, et ainsi de suite à l’infini. La raison ne nous fait pas davantage aboutir à un résultat définitif. Chaque motif allégué à l’appui d’une opinion, a besoin lui-même d’un motif, et nous pouvons ainsi reculer continuellement jusqu’à l’infini. Ajoutez à cela que nous-mêmes, aussi bien que les objets, nous nous modifions et nous changeons incessamment ; il n’y a rien de stable ni de constant. Et la richesse en diversités est si grande, qu’il devient désespérant de tenter d’établir des lois ou des types généraux. Aucune loi ne saurait épuiser la variété des cas. Plus l’examen est exact, plus on découvre de différences. Et en essayant de ramener les différences trouvées à des points de vue communs, on verra qu’elles sont en contradiction intime entre elles, de telle sorte que la comparaison ne saurait mener à aucun résultat. — Les modifications continuelles et les grandes divergences apparaissent également dans les lois morales et sociales. On ne peut citer aucune loi naturelle qui soit observée par tous les hommes. Les mœurs changent selon le temps et le lieu. Qu’est-ce qu’une bonté qui était considérée hier, mais ne l’est plus demain, et devient crime quand on passe le fleuve ? La vérité peut-elle être limitée par des montagnes, et devenir mensonge au delà ? — Le doute, telle est donc la dernière issue. Mais le doute ne peut pas être, lui non plus, fixé comme valable d’une façon certaine. Nous n’avons pas le droit de dire que nous ne savons rien. Notre résultat sera : que sais-je ?

On a souvent imputé ce cours d’idées de Montaigne au scepticisme, parce qu’on y voyait son dernier mot. Pascal déjà le comprenait ainsi. Mais on n’atteint pas par là la base dernière de la conception que se fait Montaigne de la vie, le point autour duquel tout se meut en dernière analyse, et où il esquisse toute une conception du monde. Certes, Montaigne a trop du « causeur » pour développer sa conception du monde sous une forme purement philosophique. Mais son dernier mot n’est pas la diversité déconcertante des phénomènes, n’est pas le scepticisme, non plus que l’individualisme. Derrière toutes choses s’élève chez lui un arrière-plan immense : l’idée de la nature dans son infinie grandeur, dont est issue la profusion des phénomènes, et dont la force se ramifie dans tout être individuel d’une façon originale2.

Non content de réfuter le savoir ampoulé, Montaigne préconise franchement l’ignorance, parce qu’elle donne libre jeu à la nature et que la réflexion et l’art ne viennent pas empêcher « notre grande et puissante mère Nature » de nous guider. Par ignorance, il n’entend pas le vide grossier, sans pensée ; mais l’ignorance qui naît de l’intelligence des bornes de notre être. Ce n’est qu’en poussant une porte que nous pouvons nous vaincre qu’elle est fermée, et non en restant passivement devant elle. Pour « une teste bien faicte » seule l’ignorance est un bon et salutaire oreiller. La notion de nature a pour Montaigne son importance en grand comme en petit. S’agit-il de maladies par exemple, il ne veut rien savoir des médecins, qui ne font que gaspiller la nature, dont ils empêchent le développement régulier. Comme toute chose, chaque maladie a sa période de développement et de conclusion déterminée, et toute intervention est vaine. On doit laisser faire la nature ; elle s’y entend mieux que nous. Il faut s’accommoder de l’ordre de la nature. « Nostre vie est composée, comme l’harmonie du monde, de choses contraires, aussi divers tons », qui tous font partie du grand ensemble — maladie et mort aussi bien que santé et vie. — En matière d’éducation il importe également de laisser libre cours à la nature. On ne doit inculquer de connaissances que pour développer le sentiment et le caractère, et l’expérience de la vie est la meilleure école de mattrise de soi. — À vrai dire, il réfute absolument son scepticisme en arrivant à la notion de nature. L’unique façon, dit-il, de se garder de mesurer les choses avec une fausse mesure consiste à avoir toujours sous les yeux « nostre mère nature en son entière majesté » : elle nous montre une diversité générale et continue, où nous découvrons que nous, et tout ce que nous appelons grand, nous ne sommes qu’un point imperceptible3. Cela nous empêchera de tracer des limites arbitraires et étroites. Par là naît la tolérance. Comme nous l’avons vu, Montaigne aboutit à ce résultat en matière religieuse, que la divinité inconnue doit être adorée par les différentes nations sous autant de formes différentes. — Et par cette observation Montaigne fonde ses opinions conservatrices. Je suis dégoûté de la nouveauté, dit-il, sous quelque forme qu’elle se présente. Non pas que les lois en vigueur soient toujours raisonnables. Ce qui fait la valeur des lois, ce n’est pas qu’elles sont justes, mais qu’elles sont lois : c’est le fondement mystique de leur auctorité ! L’habitude est la reine du monde. Quand la conscience est habituée à respecter une chose, elle s’y sent attachée et ne peut s’en séparer sans douleur. À la vérité, le sage doit affranchir son âme, afin de juger les choses sans parti pris ; mais à l’extérieur, il doit observer les lois et les mœurs en vigueur. Se faire fort de les remplacer en mieux, c’est de l’orgueil insensé. Sans l’exprimer absolument, la suite des idées de Montaigne semble impliquer que la nature se manifeste par les mœurs et les coutumes établies, et ainsi ses opinions conservatrices rentrent dans sa foi en la nature, bien que — d’après sa propre conception la nouveauté doive nécessairement être tout aussi « naturelle » que le passé.

La notion de nature fonde également le premier trait relevé chez Montaigne, son individualisme. En observant attentivement les événements intérieurs (s’il s’escoute), dit-il, chacun découvrira en lui un tour particulier, un caractère dominant (forme sienne, forme maîtresse, forme universelle), qui s’oppose à l’influence extérieure et écarte les émotions incompatibles avec lui. Ce caractère est invariable au fond de l’âme. Je puis me souhaiter une autre « forme », détester et condamner celle que je possède. Mais ce qui a sa racine au plus profond de ma nature, je ne puis m’en repentir réellement, car le repentir ne peut porter que sur ce que nous pouvons modifier. C’est au moyen de cette forme maîtresse que la nature se fait sentir en nous, et en chacun de nous d’une façon particulière ; aussi chacun doit-il être jugé à sa mesure. Montaigne sauvegarde ainsi à chaque individu le droit de sa nature, de même qu’au grand Tout. Alors que l’Église demande une régénération absolue, il prétend qu’une transformation complète est impossible. Il conteste la réalité du repentir en tant qu’il serait cette transformation. Le repentir ne se peut que s’il y a un principe intérieur susceptible d’être entamé par la pleine et claire image de la mauvaise action passée. La raison, qui remédie aux autres chagrins et aux autres souffrances, engendre au contraire la douleur du repentir, la plus dure, parce qu’elle naît dans l’âme, de même que la température ou brûlante ou froide de la fièvre est plus pénétrante que celle du dehors. De même, on éprouve une satisfaction intérieure, une noble fierté à faire le bien et à avoir une bonne conscience. « De fonder la récompense des actions vertueuses sur l’approbation d’aultruy, c’est prendre un trop incertain et trouble fondement », surtout par des temps, dit Montaigne, comme ceux où il a vécu, où c’est un mauvais signe que de jouir de l’estime des gens. Chacun doit avoir une pierre de touche (un patron au dedans) pour diriges ses actions. Il n’y a que vous seul qui puissiez régler votre conduite. « Les aultres ne voient tant vostre nature, que vostre art. » Déjà nos proches considèrent nos actions autrement que les étrangers. Le coup d’œil plus profond que nous leur permettons en notre nature leur fait peut-être découvrir que nos actes extérieurs éclatants ne sont que « filets et poinctes d’eau fine rejaillies d’un fond limonneux et poisant. » On ne peut conclure de l’extérieur à l’intérieur. (Essais, III, 2,).

Comment naît ce « patron au dedans » et quels rapports il a avec la « forme maîtresse », c’est ce que Montaigne n’explique pas davantage. Il laisse ainsi à la pensée ultérieure un problème important. Mais de même qu’il ne préconisait l’ignorance et l’abandon calme à la nature qu’à la condition d’avoir une tête bien faite, de même dans le domaine pratique, ainsi qu’il ressort clairement de ses paroles, il ne pouvait être dans son idée de laisser simplement faire la nature. La nature individuelle ne se développe que si la réflexion et la volonté participent à sa forme particulière, et l’attention et le travail seuls peuvent préserver la « forme maîtresse » des altérations. Montaigne a conscience de n’être pas un héros de la volonté. S’il a quelque vertu, dit-il, c’est plutôt la faveur de la fortune que l’œuvre de sa volonté. Il est reconnaissant du fait qu’il appartient à une bonne race (une race fameuse en proud’hommie) et qu’il a reçu une bonne éducation. Il a une aversion naturelle pour la plupart des vices (particulièrement la cruauté), mais il ne veut pas garantir ce qui serait advenu de lui, s’il n’avait possédé une aussi heureuse nature ; il ne peut supporter les luttes et les dissensions intestines. À la vérité, la raison vise à la préséance dans son âme ; mais souvent elle a assez à faire pour ne pas se laisser mutiler par les appétits qu’elle ne peut pas toujours réformer. Et pourtant, c’était sa conviction que le plaisir suprême est lié à la vertu ; le combat ne peut être qu’une transition. Les basses jouissances sont momentanées et fugitives et entraînent facilement le repentir. La satisfaction complète, également éloignée de la jouissance sensuelle et de la lutte accablante pour observer les injonctions de la raison, ne peut se trouver que là où précisément la nature la plus intime de l’âme s’exprime dans les bonnes actions. Développer en soi une nature susceptible de faire disparaître toute occasion de conflits intérieurs, voilà pour Montaigne l’idéal. Il sait qu’il ne se tient qu’au troisième rang, qu’il n’est ni de ceux qui luttent vaillamment, ni de ceux qui sont dispensés du combat. Mais il admire « la hauteur des âmes héroïques ». Sa propre faiblesse ne le rend pas aveugle pour la force d’autrui. Tout en rampant par terre, il peut voir leur haute envolée. Et il ne s’estime pas peu d’avoir conservé son jugement moral dans un siècle où la vertu ne semble être autre chose qu’un « jargon du collège. » (I, 19, 36 — II, 11 — III, 13).

Le langage que tient Montaigne en faveur de la notion de nature a un caractère antique. Mais chez lui cette notion dépasse la forme bornée qu’elle a chez les penseurs grecs. Par sa liaison si étroite avec la notion d’individualité elle est étendue jusqu’à l’infini. Si Montaigne oppose la nature aux artifices des hommes, c’est d’une part que ceux-ci établissent certaines formes comme seules justifiées, méconnaissant ainsi la profusion de la nature, que d’autre part ils violent l’individualité singulière, qui possède le même droit de se développer que toute autre. L’avenir était ouvert aux deux idées d’infini et d’individualité. Et le doute de Montaigne, sa grande faculté d’observation et son érudition d’humaniste lui donnèrent la liberté d’esprit et l’étoffe voulues pour inculquer le sens de ces notions. Son doute, qui est proprement une affirmation du droit de penser, le porta à franchir les barrières artificielles, et sa vaste expérience et son érudition lui enseignèrent ce que l’on peut trouver au delà de ces barrières : de nouvelles formes individuelles, par lesquelles s’exprime une même nature, unique et infinie.

Montaigne mourut en 1592. Un penseur de sa trempe ne pouvait vraiment pas trouver de disciples. Sa pensée était trop personnelle pour cela. En lui étaient réunis des éléments qui ne pouvaient réapparaitre chez aucun autre dans la même combinaison. Celui qu’on doit considérer comme son premier disciple et comme l’ordonnateur systématique de ses idées ne représente qu’un côté particulier, sans doute très important, du monde de ses pensées. Par la connaissance qu’il fit de Montaigne, Pierre Charron fut porté vers les idées philosophiques. Il naquit en 1541 à Paris, fut d’abord avocat, passa ensuite à l’état ecclésiastique et devint un célèbre orateur sacré. Il publia des écrits contre les protestants et les libres penseurs pour défendre la foi catholique. Sa production la plus remarquable consiste cependant dans un ouvrage paru à Bordeaux en 1600 (trois années avant sa mort) sous le titre : De la sagesse, et qui est une défense soutenue de la grande idée que nous avons trouvée chez Pomponazzi, ainsi que chez Machiavel et chez Montaigne : l’idée de la nature humaine comme base de l’éthique et de la politique. Il attache une grande importance à l’ignorance issue de la vraie connaissance de soi-même. À l’analyse exacte, la nature humaine nous apparaît dans sa misère comme dans sa grandeur. La raison naturelle ne peut être la mesure de toutes choses ; voilà pourquoi il faut s’en tenir à la vieille doctrine de l’Église, sans s’embarrasser dans des théories nouvelles. Tout comme Montaigne, et même dans une plus large mesure, Charron tire ainsi du doute des conséquences conservatrices. Mais il est étrange qu’il aborde les rapports de la religion avec la morale, que Montaigne n’avait pas effleurés directement. Religion et morale vont ensemble, mais elles ne doivent cependant pas être confondues, car chacune a son ressort. On ne doit surtout pas faire dépendre la bonté de la religion, car elle devient ainsi chose fortuite, et ne tire plus son origine du « bon ressort de la nature ». Je veux, dit Charron, qu’on soit un homme de bien, même s’il n’y a pas de paradis, ni d’enfer. C’est pour moi un propos effroyable que d’entendre quelqu’un dire que s’il n’était pas chrétien, s’il ne craignait d’être damné, il ferait ceci ou cela. Je veux que tu sois un homme de bien, parce que telle est la volonté de la nature et de la raison — et que telle est l’exigence de l’ordre général des choses, dont la raison n’est qu’une partie. — parce que tu ne peux agir enfin contre toi-même, contre ta nature réelle et contre ta fin. S’ensuive ce qui s’ensuivra. Cela établi, que la religion vienne ensuite, soit. Mais le rapport inverse est pernicieux.

Une reconnaissance aussi résolue de l’indépendance de l’éthique est chose remarquable dans la bouche d’un ecclésiastique catholique. C’est une énigme psychologique, que de savoir comment Charron, qui, peu de temps avant, s’était présenté en ardent prédicateur catholique fut amené à cette concession. En tous cas, elle témoigne de la forte tendance en ce sens qui se faisait sentir à cette époque.



NOTES

2. P. 33. J’ai déjà développé cette conception de Montaigne dans mon traité intitulé : Montaignes Betydning i Etikens Historie (Det nittende Aarhundrede, 1876). (Signification de Montaigne dans l’histoire de l’éthique. Le XIXe siècle, 1876). — Dans son ouvrage : Skepticismen som Led i de aandelige Bevägelser siden Reformationen (Köbenhavn 1890) (Le scepticisme comme terme des mouvements intellectuels depuis la Réforme. Copenhague 1890), Starcke a dépeint Montaigne principalement sous le côté négatif et sceptique. J’ai cherché à montrer dans mon ouvrage : Tvivlens Historie i nyere Tid (Tilskueren 1891) (Histoire du doute dans les temps modernes), que Starcke dans son livre d’ailleurs plein de mérite insiste trop sur les idées sceptiques pour plusieurs auteurs du XVIe et du XVIIe siècles. — Dilthey (Auffassung und Analyse des Menschen im 15. und 16. Jahrhundert). — Archiv für die Geschichte der Philosophie, 1891, p. 647 et suiv.) souligne comme moi que le scepticisme de Montaigne n’était qu’un moyen de préparer la croyance en la nature.

3. P. 34. Qui se présente comme dans un tableau cette grande image de nostre mère nature en son entière majesté ; qui lit en son visage une si générale et constante variété ; qui se remarque là-dedans, et non soy, mais tout un royaume, comme un traict d’une poincte très délicate, celuy-là seul estime les choses selon leur juste valeur. Essais, I, 25.