Histoire de la philosophie moderne/Livre 2/Chapitre 5

La bibliothèque libre.
Traduction par P. Bordier.
Félix Alcan, Paris (Tome premierp. 191-216).

5. — François Bacon de Verulam

a) Devanciers.

La science nouvelle fondée sous le coup des expériences et des inventions de la vie pratique, devait amener un agrandissement de la logique traditionnelle. Chez ceux-là mêmes qui ne subissaient pas directement l’influence provoquée par la science nouvelle, dans le cercle même des humanistes, le besoin d’une logique nouvelle se fit sentir avec une violence de plus en plus grande au cours des xve et xvie siècles. De là une série de tentatives de réformes, de programmes et de déclarations recélant en foule les soupçons de ce qui devait remplacer la logique scolastique, laquelle n’était vraiment propre qu’à tirer des conclusions formelles des hypothèses données au préalable par autorité. Au Moyen Âge, c’étaient principalement la théologie et la jurisprudence qui se servaient de la logique, et toutes deux partaient d’hypothèses que l’autorité avait établies. La longue série de tentatives de réformes atteint son point culminant avec François Bacon de Verulam. Cet homme, que l’on a souvent dépeint comme le fondateur de la science expérimentale, ne mérite même pas le nom d’un Moïse en vue de la terre promise. Sans doute, il possède quelque chose de prophétique, et souvent il exprime d’une façon géniale des pensées qui éclairent la marche et les conditions de l’investigation humaine ; de même, il a bien conscience de son opposition à la scolastique ; mais la terre promise avait été conquise — sans qu’il s’en aperçût — par Vinci, Kepler et Galilée. Il déclare modestement qu’il n’est pas lui-même un guerrier, mais un héraut (buccinator), qui stimule au combat. Mais les savants qui fondèrent la science expérimentale moderne n’avaient pas besoin des accents de sa trompe, pour s’enflammer au combat. Toutefois Bacon n’en a pas moins son importance dans l’histoire de la philosophie. Il recueillit en lui à un rare degré les pensées et les espoirs qui s’agitaient dans le siècle qui vit naître la science nouvelle. S’il n’a pas contribué à sa fondation, il n’en fut pas moins touché par le milieu où elle se développa, et il prédit qu’une science nouvelle influerait nécessairement sur la vie humaine. Plus qu’aucun autre penseur de cette période de transition, il a nettement conscience qu’une transformation fondamentale va s’accomplir dans la marche de la pensée et dans les intérêts. Voilà pourquoi il gardera un grand nom, bien qu’il faille l’abaisser un peu du piédestal où ses compatriotes l’ont élevé, place qu’il ne mérite ni par ses œuvres, ni par sa personne. — Avant d’examiner de plus près cet homme et ses œuvres, il nous faut nous arrêter un instant à ses devanciers du xvie siècle.

Pierre de la Ramée (Petrus Ramus) sortit du sein des humanistes. Vers le milieu du xvie siècle il soutint une lutte violente contre la logique d’Aristote. Il ne faisait, il est vrai, que continuer par là les efforts38 faits par le siècle précédent pour rapprocher davantage la logique de son application pratique, notamment de l’application à la rhétorique. Il déclare lui-même qu’il a eu pour maîtres Agricola et Sturm, les humanistes et pédagogues allemands. Mais le courant tout entier a en lui son représentant le mieux doué et le plus parfait au point de vue de la forme ; il mena la lutte avec une énergie qui contribua grandement à ébranler la toute-puissance de la scolastique dans les Universités de l’Europe occidentale.

Ramus naquit en 1545 dans le nord-est de la France ; il était fils de charbonnier. Il dut souvent s’entendre dire par ses adversaires — selon les procédés polémiques alors en usage — qu’il était fils de charbonnier. Mais il n’en rougissait pas. Non parce que sa famille, bien que déchue, appartenait à la noblesse ; mais parce que, grâce à son désir ardent de s’instruire, il s’était élevé de ses propres forces à une haute situation scientifique. Il commença par être domestique chez un riche étudiant de Paris. La besogne journalière accomplie, il étudiait la nuit. La logique scolastique l’attira d’abord ; mais elle ne le satisfit pas et il se mit à étudier avec enthousiasme les Dialogues de Platon qui lui semblaient recéler à un degré bien supérieur la vivante et réelle activité de la pensée. Dans sa thèse de maître-ès-arts (1536) il soutint l’assertion radicale que tout ce qu’Aristote a dit est faux. L’exaspération des Aristotéliciens était grande ; mais elle s’accrut encore après la critique détaillée qu’il fit de l’ancienne logique. L’Université demanda la suppression des livres de Ramus, alléguant que c’était un ennemi de la religion et de la sécurité publique, qu’il inspirait à la jeunesse un amour dangereux de la nouveauté. François Ier interdit alors par un édit les livres de Ramus et lui défendit en même temps d’attaquer Aristote et autres auteurs anciens ! Mais Ramus recouvra la liberté d’enseignement sous Henri II ; il professa alors au Collège de France, où sa parole réunit jusqu’à deux mille auditeurs. C’était un mouvement comme on n’en connaissait pas depuis Abélard. En 1555, Ramus publia en français sa Dialectique. L’idée fondamentale de sa doctrine, c’est qu’il faut d’abord examiner comment la nature use de la pensée, avant d’établir des lois pour elle. Il renvoie pour cette raison aux premiers philosophes qui n’ont pas encore eu de logique artificielle. Ces philosophes, ainsi que les grands hommes d’État, les orateurs, les poètes et les mathématiciens de l’antiquité nous montrent dans leurs œuvres l’usage involontaire de la pensée. Nous y trouvons les règles inconsciemment appliquées. Les goûts humanistes de Ramus trouvent leur satisfaction à faire de l’étude des auteurs anciens l’auxiliaire de la logique. Comme ses prédécesseurs humanistes, il pose deux fonctions logiques principales : l’invention (inventio) des arguments et l’emploi que le jugement (judicium) fait de ces arguments pour fonder et éclairer davantage le sujet. Le jugement s’appelle souvent pour cette raison dans la langue de l’École des temps suivants : secunda pars Petri. Ramus s’occupa surtout de cette dernière partie et développa la théorie du raisonnement, et ici se montre cette chose bizarre, qu’il ne s’écarte guère à vrai dire de la logique d’Aristote. Le caractère purement formel de sa réforme se révèle par la grande importance qu’il attache aux dichotomies. Se conformant au précepte de la logique, qu’un certain attribut en question est valable ou non, il divise partout l’exposition en deux termes, sans se soucier de la nature de la matière. Par là il établissait à vrai dire une nouvelle scolastique. — Cependant Ramus ressentait vivement le besoin de retourner à la nature ; il a eu le mérite de simplifier le style et d’insister pour que l’art s’appuie toujours sur la nature. Mais la nature, il la trouvait dans les écrits de l’antiquité, au lieu de la chercher dans l’activité incessante de la pensée. Il n’approfondit pas l’étude de la psychologie de la pensée et ne put encore utiliser comme modèle le procédé de la science nouvelle pour décrire la méthode de la pensée.

Ramus, qui s’était converti au protestantisme, fut assassiné dans la nuit de la Saint-Barthélémy (1572). Il n’est pas impossible que la haine d’un scolastique fanatique ait montré le chemin aux assassins. Son cadavre fut mutilé par les étudiants catholiques.

Sa réforme de l’enseignement dans les arts libéraux se fit cependant jour à l’étranger. Son système fleurit en Allemagne, en Écosse et en Suisse. À l’Université de Cambridge il fut combattu par le scolastique et mystique ardent Everard Digby, qui fut probablement le professeur de Bacon ; mais il trouva en même temps en Angleterre même un zélé défenseur en William Temple (l’aîné), qui le conduisit à la victoire et qui par ses écrits polémiques dirigés contre la scolastique jeta les fondements d’une tendance plus libre en philosophie. Depuis cette époque ce courant a caractérisé Cambridge par opposition à Oxford, l’université conservatrice.

Le violent conflit qui s’éleva entre Digby et Temple à propos de la méthode devait naturellement exciter un grand intérêt et il n’a certainement pas peu contribué au développement de Bacon39.

Pendant que la doctrine de Ramus poursuivait sa marche triomphale dans le nord et dans l’ouest de l’Europe, beaucoup ressentaient un besoin profond de savoir positif, une soif de connaissance solide de la nature réelle. C’est ce qu’attestent les écrits de Telesio et de Campanella, en partie aussi ceux de Bruno. François Sanchez, auteur du Traité de la noble et haute science de l’ignorance (Quod nihil scitur), qui parut en 1581, offre un exemple remarquable de critique pénétrante de la science traditionnelle ; il a nettement conscience de tout ce qu’il faut pour bien savoir quelque chose, mais il est impuissant à trouver la réalisation positive de cet idéal. Sanchez était fils d’un médecin espagnol qui était venu s’établir à Bordeaux. Il fut professeur de médecine d’abord à Montpellier, puis à Toulouse. Le titre de son ouvrage semble devoir le marquer au coin du scepticisme ; mais il serait très injuste de le regarder de ce seul biais. Il a le vif sentiment de l’imperfection de la nature humaine, surtout du savoir humain. Toutefois le doute n’est pas pour lui but, mais moyen.

Son œuvre sceptique ne constitue qu’une introduction à une série de travaux d’un genre spécial et empirique. Il avait aussi l’intention d’écrire un traité spécial de la méthode. L’observation et l’expérience unies au jugement, voilà pour lui les meilleurs moyens d’aboutir à la connaissance. Sa devise est : Va aux choses mêmes ! Mais il ne conçoit pas les grandes espérances de progrès en ce sens qui animent son contemporain Bacon. Il voit combien la chose même la plus infime recèle d’énigmes — que toutes choses au monde sont étroitement enchaînées, et que le monde s’étend à l’infini : aussi la connaissance parfaite des choses est-elle pour lui un idéal inaccessible. Les essais qu’il fit dans le sens d’une philosophie de la nature et qui font penser à ceux de Telesio et de Bacon, ne lui apportèrent pas la satisfaction que ces deux chercheurs éprouvèrent en faisant les mêmes tentatives.

En un point Sanchez va plus loin que Bacon et que Ramus. Il remonte en effet à la source de tout savoir dans l’esprit humain. Aucune connaissance extérieure, dit-il, ne peut être plus sûre que celle que je possède de mes propres états et de mes propres actions ; celle-ci possède un caractère immédiat que celle-là ne saurait jamais avoir. Je suis plus certain qu’une pensée, un appétit, une volition s’agite en moi, que je ne puis être sûr d’apercevoir un certain objet ou une certaine personne en dehors de moi. Par contre, l’expérience interne est inférieure en clarté et en précision à l’expérience externe. — Cet ordre d’idées fait de Sanchez le devancier de Campanella et de Descartes. Mais il était tout aussi impuissant que Campanella à le rendre fructueux. Ceci était réservé à Descartes.

La démonstration des défauts de la connaissance et l’indication de la bonne méthode revêtent une perfection bien plus grande chez Bacon que chez aucun des humanistes et des empiriques qui tentèrent avant lui de réformer la logique. On a cherché, et avec raison, à l’expliquer, non seulement par la personnalité de Bacon, mais encore par sa situation au cœur de la vie anglaise, qui a un tel afflux d’activité. Il a pour devancier — comme on a dit justement — non seulement des philosophes et des hommes de science, mais des naturalistes praticiens, des ingénieurs, des marins et des aventuriers.

b) Vie et personnalité de Bacon.

On a longtemps disputé sur le caractère de Bacon. Son honneur de penseur et aussi son honneur d’homme ont été tour à tour flétris et réhabilités. Cette dispute n’a plus de raison pour qui lit avec attention ses Essays et ses journaux, publiés il y a quelques années. Il y a été si sincère que nous savons maintenant à quoi nous en tenir sur son compte, surtout en rapprochant de ces confessions directes ou indirectes les traits caractéristiques qui ressortent de ses écrits philosophiques.

François Bacon naquit en 1561. Il était fils de Nicolas Bacon, garde du grand sceau de la reine Élisabeth, et neveu du premier ministre Burleigh. Après avoir étudié à Cambridge, où il eut probablement Digby pour professeur de scolastique, il accompagna une ambassade à Paris. La perspective brillante qui s’ouvrait à lui s’évanouit à la mort prématurée de son père. En sa qualité de fils cadet, il dut se frayer lui-même son chemin ; son puissant oncle ne voulut rien faire pour lui. Un violent désir de puissance, de richesse et d’honneur l’animait, sans être toutefois son unique mobile d’impulsion. Il dit dans un de ses premiers traités : « Le plaisir des sentiments n’est-il pas plus grand que le plaisir des sens, et le plaisir de la pensée n’est-il pas plus grand que celui des sentiments ? Le plaisir de la pensée n’est-il pas le seul dont la jouissance n’engendre pas le dégoût, et n’est-ce pas la connaissance qui délivre l’âme de toute inquiétude ? » Le désir impétueux de connaissance et la recherche de la puissance, de la richesse, et des honneurs ne marchaient pas seulement de pair chez lui — il justifiait ce dernier ressort en le subordonnant au premier : il ne recherchait la puissance et la richesse que pour acquérir les moyens d’exécuter les grands projets scientifiques qu’il méditait — et qui ne consistaient rien moins qu’en un renouvellement complet de la science (instauratio magna). — Ici apparaît une troisième face, considérable, de son caractère, attestée surtout par ses écrits : son humeur extrêmement vive et mobile et le sentiment non moins grand de sa valeur. Il voyait devant lui une œuvre considérable qui demandait de grandes ressources. Il s’excuse ainsi des subterfuges moraux dont il usa ; l’infamie même se dissipait pour lui dans l’éclatante lumière où il apercevait le terme de ses efforts. Pour pouvoir exécuter son projet, il lui fallait du loisir et les moyens de recueillir des observations et de faire des expériences. Il se jeta donc dans la carrière politique. Mais, chez lui, comme chez Machiavel, le moyen prit le dessus sur la fin qui devait le sanctifier. Au lieu de donner à son projet des proportions si grandioses pour ce qui était du but et des moyens, s’il avait étudié avec attention les œuvres de ses contemporains éminents, de Tycho-Brahé, de Gilbert, de Kepler et de Galilée, il eût trouvé matière à réflexion et une base suffisante pour l’élaboration d’un programme futur. Son goût pour le grandiose le mena sur de fausses routes et l’impliqua, de concert avec l’ambition, dans des situations qui corrompirent son caractère et le plongèrent dans le malheur. Il manquait d’un sens moral assez vif pour contrebalancer les autres mobiles. Il dit dans les « Essays » : « Le meilleur caractère consiste à posséder une réputation de franchise, mais à être habile à agir en secret et, le cas échéant, à savoir dissimuler. » Et dans un autre passage : « Il n’est pas de plus heureuses qualités que celles-ci : avoir un peu d’un insensé et pas trop d’un honnête homme. » L’ambition de Bacon le fit entrer dans le monde et dans la politique ; il y trouva matière à observation, et il apprit à connaître les hommes, expériences qu’il mit à profit dans ses écrits (principalement dans les Essays et dans le septième et le huitième libres de l’ouvrage De dignitate et augmentis scientiarum). Il loue Machiavel de peindre si franchement et si loyalement ce que les hommes ont pour coutume de faire et non ce qu’ils devraient faire. Cette connaissance est nécessaire, afin que l’innocence de la colombe ne manque pas de la prudence du serpent. Ici encore le moyen est devenu fin. Pour arriver dans le monde, il faut en effet régler sa conduite sur la conduite réelle des hommes, et il prévient pour cette raison de ne pas rester toujours le même au milieu des événements changeants ; il faut accommoderson esprit à l’occasion et à l’opportunité, (ut animus reddatur occasionibus et opportunitatibus obsequens, neque ullo modo erga res duras aut obnixus). Et il engage à poursuivre constamment plusieurs buts afin de pouvoir atteindre le but secondaire au cas où l’on viendrait à manquer le but principal. Conseil bien dangereux, notamment pour son propre caractère !

Bacon essaya d’abord de se frayer un chemin par des sollicitations. Il échoua. Au Parlement il s’éleva contre un projet du gouvernement et encourut par là la disgrâce définitive de la reine. Ses liens d’amitiés avec Essex (s’il peut être ici question d’amitié) l’aidèrent pendant un certain temps à sortir d’embarras d’argent fort gênants. Mais lorsqu’Essex fut sur le point d’être renversé, Bacon l’abandonna. Bien plus, pendant le procès intenté à son ancien ami, Bacon offrit même à la reine ses services, qui furent acceptés. Et lorsqu’Essex en désespoir de cause essaya de provoquer un soulèvement, Bacon se porta témoin contre lui et écrivit après son exécution une brochure pour justifier la façon d’agir du gouvernement, zèle qui ne s’explique pas par le souci de laisser la justice suivre son cours, mais que l’on comprend en lisant la remarque suivante dans un Essay (of followers and friends), qui fut imprimé en 1597, peu d’années par conséquent avant la mort d’Essex : « L’amitié est chose rare en ce monde, surtout entre égaux. L’amitié que l’on peut trouver existe de supérieurs à inférieurs, là où le sort de l’un comprend celui de l’autre. » L’ « amitié » de Bacon pour Essex était de cette sorte et il prit à temps ses dispositions pour que le sort de son « ami » n’englobât pas non plus le sien, à son grand désagrément. Ne nous demandons pas si telle est vraiment la conduite ordinaire des hommes, et passons outre. William Temple, mentionné plus haut, qui avait été le secrétaire d’Essex, ne se conduisit pas en tout cas de cette façon, aussi dut-il prendre le chemin de l’exil.

Malgré tous les efforts qu’il fit pour s’accommoder aux circonstances, Bacon n’eut aucun succès sous la reine Élisabeth. Il fut plus heureux sous Jacques Ier ; il sut surtout s’insinuer par ses flatteries auprès des différents favoris du roi. Les mauvais côtés de son caractère eurent alors des conséquences historiques funestes et considérables. Il avait la conviction que le roi devait condescendre aux justes désirs de la Chambre basse, mais qu’il devait employer sa souveraine puissance à faire aboutir la codification des lois et la colonisation de l’Irlande, et à prendre une attitude énergique vis-à-vis de l’étranger, en se mettant à la tête d’une ligue protestante. L’attention populaire serait ainsi détournée des questions de constitution. Mais avec le roi versatile et faible, et gonflé du sentiment de son pouvoir, il était impossible d’obtenir une semblable attitude. Un peu plus tard, Herbert de Cherbury, qui avait de la politique extérieure une conception analogue, perdit pour cette raison son poste d’ambassadeur d’Angleterre en France. Bacon se pliait aux caprices du roi : la grande question est de savoir s’il n’en avait nullement conscience, ainsi que le croit Edwin Abbott, son biographe. Et pourtant une attitude énergique aurait eu de sa part des suites importantes. Cette docilité eut pour lui-même des conséquences favorables. Il fut nommé d’abord Lord-chancelier, baron de Verulam et vicomte de Saint-Albans. Pour parvenir à ce but élevé, il dut non seulement changer d’idées politiques, mais servir les intérêts des favoris du roi. Ce fut la cause de sa chute soudaine (1621). Bacon avait déclaré légitimes et utiles quelques monopoles avantageux aux parents de Buckingham. Le Parlement s’en étant indigné, le roi rejeta la faute sur ses conseillers. On se retourna contre Bacon et on dressa contre lui l’accusation de corruption. Il se déclara coupable séance tenante, fut dépouillé par la Chambre haute de ses dignités et condamné à une amende considérable et à l’incarcération, aussi longtemps qu’il plairait au roi. Étant tombé — abstraction faite de sa propre faute — victime de la conduite du roi et des favoris, il en fut quitte à bon compte. Il ne fut que quelques jours en prison et quant à l’amende, il ne l’a jamais payée. Il passa ses dernières années dans le silence, occupé à ses travaux scientifiques. Il aurait pu se procurer ce calme plus tôt et à meilleur marché. Il lui fut alors donné d’atteindre ce que dans les Essays il avait indiqué comme la chose la plus enviable : mourir au milieu d’un sérieux travail : on ne sent pas sa blessure quand on tombe dans une chaude mêlée. Il mourut en 1626. — Ses amis et ses serviteurs l’aimaient et l’admiraient. Outre son grand amour de l’étude et sa foi profonde que la culture intellectuelle des hommes prendrait un développement d’une richesse et d’une splendeur jusqu’alors inconnues, ce trait est un de ceux qui jettent une lumière d’apaisement sur son caractère, après tous les détails sinistres que l’on en rapporte par ailleurs.

Juge, homme d’État et courtisan, il n’avait pas oublié les études. Les esquisses de ses chefs-d’œuvre se formèrent en lui de bonne heure. Un ouvrage écrit en 1607 (Cogitata et Visa) est la première esquisse de l’œuvre la plus célèbre de Bacon, Novum organum (« la nouvelle logique »), qui parut en 1620, après avoir été remaniée douze fois par Bacon. Il examine les raisons de l’imperfection des sciences, dépeint les obstacles à la connaissance vraie, obstacles que l’on doit chercher dans la nature de l’esprit humain et dans les conditions où celui-ci se développe, et passe ensuite à la description de la méthode inductive. L’œuvre est inachevée et établie sur une échelle telle que les moyens dont on disposait au temps de Bacon ne permettaient pas de l’exécuter. Ce n’est que deux siècles plus tard que Stuart Mill termina par sa logique le travail que Bacon avait eu l’audace d’entreprendre avec son matériel imparfait. — Un de ses écrits de 1605 (Advancement of learning) est la première esquisse détaillée de l’ouvrage De dignitate et augmentis scientiarum (De la valeur et du progrès des sciences), qui parut en 1623. C’est une revue encyclopédique des sciences qui renferme une foule de remarques justes, surtout sur les lacunes qui restent encore à combler. — Les autres œuvres de Bacon sont principalement des recueils de matériaux qui n’offrent presque plus d’intérét maintenant.

Comme auteur, Bacon possède une expression pleine de force et de propriété, et souvent il est extrêmement heureux dans le choix de ses images. Mais il est incompréhensible qu’on ait pu le rapprocher de Shakspeare40. Son imagination contemple et symbolise abstractivement ; l’on y chercherait en vain la fougueuse énergie, la délicatesse de nuances, la richesse d’accords et la profondeur de sentiment de Shakspeare.

c) Les obstacles, les conditions et la méthode de la connaissance.

La science, dit Bacon, a été cultivée depuis très peu de temps seulement, et cela est surtout vrai de la science de la nature, mère de toute science. Les Grecs s’occupaient principalement de philosophie morale, les Romains de jurisprudence, et après l’apparition du christianisme les mieux doués se jetèrent sur la théologie. La science de la nature, regardée comme une simple auxiliaire, n’était cultivée qu’aux heures de loisir, et non comme l’objet principal, avec ce but devant les yeux, qui seul peut la rendre vraiment fructueuse : rendre la vie humaine plus riche et meilleure. En outre on usait de fausses méthodes. On était d’avis que l’esprit humain est bien trop sublime pour s’occuper d’expériences, d’autant plus qu’on lui attribuait la faculté de sécréter la vérité de son propre fond. On se contentait de la tradition. On avait un respect exagéré du passé et de ses grands penseurs, que l’on appelait les anciens, bien que ce soit nous les anciens, qui avons derrière nous une expérience bien plus grande qu’eux. Puis vint s’ajouter un faux zèle religieux qui ne vit pas que la science de la nature nous enseigne la puissance de Dieu, de même que la religion nous enseigne la volonté de Dieu. La foi doit nous rendre l’innocence perdue par la chute, ainsi la science doit nous rendre la puissance alors perdue sur la nature. Mais ce sont la pusillanimité et le peu de confiance dans sa force propre qui ont le plus nui. On manquait d’espérance et du courage de s’imposer de grandes tâches.

Maintenant nous avons le droit d’avoir bon courage, puisque nos propres défauts sont causes de l’imperfection dont nous souffrons. La bonne méthode doit pouvoir se trouver. Elle ne va pas comme l’araignée tirer tout d’elle-même, non plus comme la fourmi amasser seulement des matériaux, mais à la façon de l’abeille elle recueillera et élaborera les matériaux. La matière une fois recueillie, si l’on est à même d’écarter les préjugés et les opinions préconçues, la bonne explication de la nature ne sera pas longue à trouver. L’opération la plus importante de toutes, c’est donc une accumulation de faits, la plus riche et la plus universelle possible. L’esprit humain les élaborera et les expliquera ensuite spontanément, involontairement. — En affirmant ainsi l’activité spontanée de l’esprit, qui entre en vigueur dès qu’il a une matière en présence, Bacon est peut-être influencé par Ramus, qu’il mentionne avec gratitude, tout en lui reprochant d’avoir une méthode par trop simple. La différence entre eux, c’est que Bacon a bien vu qu’il faut des données expérimentales considérables pour que la faculté imaginative et le jugement puissent fructueusement s’exercer. La plus lourde faute que l’on puisse commettre d’après Bacon, c’est d’avancer trop vite, de courir sus aux principes généraux, au lieu de s’élever lentement jusqu’à eux en suivant les nombreux moyens termes. À l’esprit humain il faut du plomb, et non des ailes.

Le but, c’est d’enrichir la vie humaine au moyen d’expériences que l’on peut faire quand on connaît la nature. Savoir est pouvoir : car nous avons la faculté de produire les choses quand nous en connaissons les causes. À l’aide des inventions et des arts mécaniques, les hommes se sont peu à peu tirés du sein de la barbarie et sont enfin parvenus à une vie civilisée. Ce moyen peut seul remédier à la misère et au malheur dont souffrent encore les hommes. Prendre une puissance plus grande sur la nature, toute la question est là ; mais cela ne se peut que si on lui obéit. — On aurait cependant tort d’attribuer à Bacon la croyance que la science doit être cultivée uniquement pour son utilité pratique. Au-dessus de l’avantage que peuvent procurer les connaissances, il place en effet la contemplation des choses (la contemplatio rerum au-dessus de l’inventio fructus). Nous nous réjouissons de la lumière, qui nous permet de travailler, de lire, de nous voir ; mais le spectacle même de la lumière est plus magnifique que son utilisation multiple.

Mais on ne peut espérer atteindre le but grandiose que si l’on est sans préjugés. De même qu’au ciel, nous ne pouvons être admis dans l’empire humain fondé sur la science que si nous redevenons comme des enfants. Il faut se défaire des préjugés et des opinions préconçues. Il s’agit d’expliquer la nature et non d’empiéter sur la nature, il faut une interpretatio, et non une antecipatio. Aussi Bacon cherche-t-il à donner une théorie générale des anticipations injustifiées. C’est sa célèbre théorie des idoles de l’esprit (idola mentis) ; il faut détruire ces fantômes pour que l’esprit devienne une table rase (tabula abrasa), où les choses écriront leur vraie nature. Bacon distingue quatre classes dans ces illusions.

Quelques illusions sont fondées sur la nature humaine et, pour cette raison, communes à toute l’espèce (idola tribus). De ces idoles de la tribu sont celles qui tiennent à la tendance que nous avons à concevoir les choses d’après leurs rapports avec nous et par analogie avec nous (ex analogia hominis), et non dans leurs rapports et par leur analogie avec l’univers (ex analogia universi). Notre conception, notre perception et notre pensée ne peuvent pourtant pas être la mesure des choses ! Nous sommes notamment portés à supposer un ordre et une régularité plus grands dans les choses que ceux qu’on peut réellement trouver. Nous supposons l’uniformité (aequalitas) de notre propre esprit dans les choses mêmes. Et ce qui contredit nos opinions une fois conçues, nous sommes portés à le négliger. On passe facilement sur les cas négatifs quand on tire les conséquences des expériences. Nous attachons plus d’importance à ce qui agit soudainement et immédiatement sur nous, et nous sommes enclins à attribuer aux objets plus éloignés la même qualité. D’un autre côté nous transportons aussi l’inquiétude et l’aspiration constante de notre esprit dans la nature, de sorte que nous ne voulons pas mettre de terme à son extension ou à la série de ses causes. Ou bien on se tranquillise en trouvant l’explication dans une fin et l’on établit des causes finales (causæ finales), explication manifestement tirée de notre propre nature et non de celle de l’univers. Enfin nos résultats sont très facilement déterminés par nos sentiments et nos appétits, par notre espérance ou notre crainte, et souvent cette influence du sentiment sur la connaissance passe absolument inaperçue.

Une autre classe d’illusions provient de la nature individuelle de chacun de nous en particulier. Bacon les nomme (d’une image empruntée à Platon (« idoles de la caverne ») idola specus). L’individualité de chaque homme est en effet comme une caverne d’où il contemple l’univers et où la lumière de la nature se brise d’une manière particulière. Ces illusions de l’individualité sont déterminées par les dispositions originales, par l’éducation, les relations et la lecture. Quelques-uns sont plus enclins à s’arrêter aux diversités des choses, alors que d’autres sont plus portés à en rechercher les analogies — quelques-uns aiment surtout le passé, d’autres se tournent de préférence vers la nouveauté — ceux-ci cherchent les éléments des choses, ceux-là s’en tiennent aux phénomènes complexes, tels qu’ils sont immédiatement donnés.

Bacon regarde comme les pires illusions celles qui sont dues à l’influence des mots sur la pensée. Il les appelle « idoles du marché » (idola fori). Les mots sont formés selon les besoins de la vie pratique et conformément à l’intelligence populaire (ex captu vulgi), et souvent les lignes de démarcation qu’ils établissent entre les choses ne peuvent pas être suivies par la pensée exacte. On forme des mots pour des choses qui n’existent pas le moins du monde, et par contre les termes manquent pour désigner des choses réellement offertes par l’expérience. De là beaucoup de discussions de mots.

Les trois premières classes d’idoles tenaient à la nature de l’homme ; la dernière classe, « les idoles du théâtre » (idola theatri) vient de l’influence des théories transmises. Ces théories peuvent être imaginées avec beaucoup de génie et de rigueur et n’en pas moins manquer leur but. Quiconque suit le droit chemin, avec ses aptitudes moindres arrivera plus vite et plus sûrement au but que le meilleur coureur dès que celui-ci a quitté la bonne voie. L’habileté du coureur fera même qu’il s’éloignera de plus en plus du but. La méthode empirique que Bacon oppose avec chaleur aux brillantes spéculations de l’époque précédente, ne laisse pas — d’après sa conception — beaucoup de place à la sagacité et à la force de l’esprit. La bonne méthode aplanit les différences entre les esprits. Quand il faut tracer un cercle à la main, les différences d’aptitude peuvent avoir leur importance, mais quand on se sert d’un compas ces différences disparaissent. — Cette quatrième classe d’idoles est difficile à distinguer de la seconde, car Bacon fait coopérer la lecture, la tradition et l’autorité à la formation de la nature individuelle.

La théorie des idoles de Bacon est un brin de philosophie critique, une tentative faite pour discerner ce qui appartient uniquement à la propriété subjective de la connaissance, de ce qui fait partie de l’univers. Nous avons trouvé cette idée en germe chez Montaigne, de Cusa, Bruno et Galilée. Malheureusement Bacon n’a pas les vues grandioses qui se font jour notamment chez Galilée au moyen de la théorie, empruntée à Copernic, par laquelle il insiste sur la relativité du point où se tient l’observateur. Bacon est porté à regarder les conceptions que nous formons involontairement comme absolument mensongères. Ainsi, c’est pour lui une illusion des sens (fallacia sensuum) si ceux-ci nous montrent les choses autrement que la science ne les explique. De plus, il n’a pas examiné plus en détail la possibilité de nettoyer l’esprit, pour en faire une table rase. Nous ne pouvons cependant pas, alors même que nous les découvririons, supprimer les conditions et les formes qui sont au fond de notre individualité originale et de la nature humaine commune à tous. Ici apparaît une contradiction chez Bacon. Ainsi que nous l’avons vu, il est en effet convaincu que la matière, une fois préparée, est élaborée par l’esprit involontairement et conformément à notre propre faculté interne (vi propria atque genuina). Mais n’est-t-il rien ajouté ici à la matière — et de quel droit cette addition ? Quelle garantie avons-nous que la faculté interne de notre esprit nous permette de voir les choses, non plus dans leurs rapports avec nous-mêmes, mais dans leurs rapports avec l’univers ? Comment nous convaincre que nous sommes réellement parvenus à l’analogia universi ? — C’est ici que la théorie de la connaissance devait plus tard prendre racine. Bacon en est le précurseur par sa théorie des idoles. Intéressante est surtout la pensée, que l’hypothèse, dont partaient si tranquillement Copernic, Bruno et Galilée, et d’après laquelle la nature suit toujours les voies les plus simples, pouvait être d’origine purement humaine et subjective, en sorte qu’il fallait en examiner la légitimité. —

La méthode à suivre dans l’élaboration de la matière est l’induction. On avait, il est vrai, appliqué cette méthode depuis longtemps. Mais Bacon trouve dans l’emploi qu’on en fait d’ordinaire un défaut essentiel qu’il range parmi les idoles de la tribu. Il consiste à se contenter des cas où un phénomène s’est montré et à les croire suffisants pour fonder une connaissance de la nature du phénomène. Bacon appelle cette sorte d’induction induction par simple énumération (inductio per enumerationem simplicem). Il demande de la compléter par l’examen des « instances négatives », c’est-à-dire des cas où le phénomène ne se produit pas, bien que les conditions soient très proches de celles où il se produit. Il demande en outre une échelle graduée qui indique dans quelles conditions le phénomène croît ou décroît. Par ce procédé, nous pouvons arriver à nous faire une conception provisoire de la nature, ou comme dit Bacon, de la « forme » du phénomène. Par « forme » Bacon entend la qualité qui existe toujours quand le phénomène existe, qui manque toujours où il manque, qui croît ou décroît dans la même mesure. Après avoir éliminé les qualités qui ne satisfont pas à ces exigences, nous retenons la forme. En examinant la nature de la mort, nous devons faire abstraction de la question de savoir si elle a été causée par l’immersion, l’incendie, le poignard, l’apoplexie, l’inanition, etc. Pour la chaleur, nous devons faire abstraction des modes spéciaux de génération de la chaleur, de la composition des matières chauffées, etc.

Quand souvent on accuse Bacon de ne voir dans l’induction qu’une accumulation de matériaux, il faut bien considérer qu’il attache une grande importance à la formation d’hypothèses provisoires pour faciliter la vue d’ensemble et l’orientation. La première explication n’est qu’un ballon d’essai, la « première vendange », une simple épreuve (Nov. Org. II, 20). On la fait parce qu’il est plus facile de découvrir la vérité au moyen d’une erreur, pourvu qu’elle soit examinée avec clarté, que par une accumulation chaotique de matériaux. C’est un des aphorismes les plus fameux de Bacon : citius emergit veritas ex errore quam ex confusione. À titre d’hypothèse provisoire Bacon pose par exemple pour la « forme » de la chaleur cette proposition : chaleur est mouvement. — Mais cette hypothèse provisoire une fois posée, sa méthode inductive continue en s’en servant comme d’un guide. Il s’agit de trouver ou de provoquer par la voie de l’expérience des cas de nature à éclairer et à fonder avec plus de précision l’opinion qu’on a avancée. Bacon énumère une foule de ces « instances prérogatives ». Il mentionne entre autre des cas (qu’il désigne du nom de instantiæ solitariæ), présentant la qualité cherchée dans un état de choses qui n’a absolument rien de commun avec tous les autres cas où elle apparaît, ou encore qui ne la présente pas, bien qu’il ait par ailleurs tous points communs avec les cas où elle apparaît. Ce sont là les méthodes nommées plus tard par Stuart Mill méthode de concordance et de différence. Par instantiæ viæ, il désigne les cas et les expériences qui nous montrent le phénomène « en chemin », dans sa formation, pendant laquelle sa nature (« forme ») se révélera avec le plus de facilité. Par instantiæ irregulares et deviantes, il désigne les cas où le phénomène fait en quelque sorte « fausse route », varie, prend des formes irrégulières. Grâce à ces variations, les choses dévoilent plus facilement leur nature proprement dite. Proches parentes de ces formes sont les formes de transition (instantiæ limitaneæ) qui offrent certaines qualités que l’on peut rapporter, les unes à une forme, les autres à une autre.

Bacon laisse entendre qu’il faut encore toute une suite d’opérations étendues pour développer dans son ensemble la méthode inductive. Mais le Novum Organum se termine par l’énumération des différentes sortes d’instances prérogatives.

La description détaillée que donne Bacon de la méthode inductive était pour l’époque un réel progrès. Elle trahit une intelligence claire de points essentiels. Ce qu’il ne vit pas et ce qui, comparé aux fondateurs de la science moderne, le relègue dans l’ombre, c’est le rôle sulbaterne qu’il assigne à la détermination quantitative et à la déduction. La science expérimentale exacte n’est en effet possible que si l’on acquiert une base de déduction mathématique par la mesure exacte des phénomènes. Il accorde, il est vrai, une place à la détermination quantitative dans le processus d’induction ; il appelle une espèce particulière d’instances prérogatives instantiæ quanti, ou encore doses naturæ. Mais il n’en vit pas l’importance capitale. À cela tient son dédain pour la déduction. Les plus brillantes déductions sont les déductions mathématiques. Tout en n’ayant pas absolument méconnu l’importance de la déduction, ce dont on l’a souvent accusé, et ce qui est contredit par « la première vendange, » il accorde toutefois dans sa méthode empirique une place tout à fait secondaire au procédé de déduction. Il ne soupçonnait pas le moins du monde que la déduction fournit la preuve proprement dite de l’exactitude du raisonnement inductif.

Au moyen de l’induction, Bacon veut déterminer la nature ou « forme » des choses, l’essence propre à chacune d’elles. Mais une définition de ce genre n’est pas, à vrai dire, une induction au sens moderne du mot. Elle donne non la dépendance d’un phénomène à l’égard d’un autre phénomène, non une loi, mais un concept. Ainsi que Fries le fait déjà observer dans son histoire de la philosophie, elle mérite bien plutôt le nom d’abstraction que d’induction. Et Bacon lui-même renvoie ici à Platon qu’il cite pour modèle. Il y a, dit-il, une différence entre les idoles de l’esprit humain et les idées de l’esprit divin. Ce sont ces dernières qu’il veut rechercher : elles sont les formes éternelles des choses. La forme est la définition de la chose, est la chose même (ipsissima res). Il loue Platon d’avoir vu que la « forme » est le véritable objet de la science. Platon a commis la faute d’avoir séparé les formes ou idées des choses elles-mêmes, alors qu’il faut précisément les chercher dans les phénomènes particuliers, ou de n’avoir pas ramené les formes ou natures complexes aux formes les plus simples, absolument élémentaires. Ce sont les qualités les plus simples, irréductibles des choses41 (naturæ simplices) qui pour Bacon doivent être précisément fixées. De ces qualités sont la couleur, la pesanteur, la solubilité, la dilatabilité, etc.

Vu sous cet aspect, le concept de forme rappelle chez Bacon la philosophie de l’antiquité et de la scolastique. Mais la façon dont il conçoit cette notion n’est pas sans varier considérablement. En de certains passages, « forme » signifie non pas définition ou détermination de la qualité de la chose, mais la loi selon laquelle procède l’activité, dans laquelle le phénomène consiste. « Les formes, dit-il quelque part, sont des fictions (commenta) de l’esprit humain, à moins de les appeler lois de l’activité ou du mouvement. » La forme de la chaleur serait donc la même chose que la loi des phénomènes de la chaleur. Il voulait ainsi distinguer ses « formes » de celles admises jusqu’alors. Il faut connaître cette loi pour pouvoir produire le phénomène. Dans la théorie comme dans la pratique, il s’agit maintenant de trouver la loi. Et ce côté pratique trouve son expression lorsque Bacon voit dans la forme la manifestation de l’essence de la chose, en la nommant la nature naturante (natura naturans) de la chose, la source d’où jaillissent ses qualités particulières (fons emanationis). Mais Platon a lui aussi considéré les idées comme les vraies causes. La nuance qui se glisse à l’insu de Bacon dans le concept de forme, celle-ci étant tantôt l’essence des choses, tantôt la loi qui préside à leur naissance, permet de caractériser sa théorie de la méthode. Il en résulte qu’il est à la transition de l’ancienne et de la nouvelle philosophie. Comme Platon et les scolasliques, il part de cette idée, qu’il y a une certaine quantité de « natures simples » dont les combinaisons forment les divers phénomènes. Mais il n’établit pas et n’examine pas non plus l’hypothèse que les choses sont soumises à des lois déterminées.

Bacon obtint une combinaison des deux sens de la notion de « forme » en prétendant catégoriquement qu’on ne pouvait connaître l’essence des choses qu’en examinant le processus de leur formation ainsi que la connexion interne des parties dont elles se composent. Mais ces deux opérations nous mènent au delà de la sensibilité. Les modifications de la nature se produisent en effet graduellement, au moyen de petites transitions (per minima), si petites que nous ne les remarquons pas, de même que nous ne pouvons percevoir les petites parties dont sont vraisemblablement composées les choses, et dont le mode de combinaison (schematismus) engendre les qualités (formes !) qu’elles nous présentent. L’objet de l’investigation sera donc de trouver le processus caché (latens processus) qui réunit et enchaîne les divers degrés d’évolution saisis par notre perception bondissante et périodique, et l’ordre caché (latens schematismus) qui est au fond des qualités sensibles. La nature est trop subtile pour nos sens. Nous ne sentons pas en soi le mouvement dans lequel consiste l’essence de la chaleur. Le processus caché se soustrait ici à nous. Il en est de même du développement de l’organisme, du processus de la nutrition (en en comprenant toutes les phases, depuis la réception de la nourriture jusqu’à la complète transformation en chair et en sang), du mouvement volontaire (en en comprenant toutes les phases, depuis le premier mouvement dans l’imagination, puis les processus internes, jusqu’à la flexion et au mouvement des membres). Et la solution du problème devient notamment difficile quand il faut trouver en chaque point ce qui se perd, ce qui reste et ce qui s’ajoute ; car Bacon tient pour certain que la quantité totale de la matière n’augmente et ne diminue pas. — Cette théorie (Nov. Org., I, 10, 50 ; II, 5-7 ; 40-41) du processus continu et de ses termes particuliers considérés comme passages de ce qui était donné sous une forme à de nouvelles formes, sans que le quantum perde ou gagne, appartient aux anticipations les plus géniales de Bacon — bien que par sa méthode il ait voulu précisément exclure l’anticipation et la remplacer par l’interprétation. Il a posé le principe de continuité, qui s’est révélé si fécond par la suite. Bacon avoue ici malgré lui que toute explication doit partir de certains principes.

Il n’établit d’ailleurs que dogmatiquement toute la théorie du processus caché continu, en se bornant à la commenter à l’aide d’exemples isolés.

En tirant la conséquence de la théorie du processus caché, on verra que les deux sens du concept de « forme » chez Bacon se contredisent. D’après le premier sens (forme = simple nature = qualité qui constitue l’essence de la chose), nous partons de cette idée que les qualités montrées par la perception reviennent de droit aux choses elles-mêmes. Dans le dernier sens (forme = loi du processus de formation des choses), nous voyons que les choses résultent en fait de petites parties et qu’elles sont produites par de petits changements qui ne peuvent s’observer tous en particulier. Avec cette dernière signification concorde la subjectivité des qualités sensibles (la chaleur étant mouvement en soi ou in ordine ad universum), tandis qu’elle répugne au premier sens (où la chaleur ainsi que la couleur etc., est natura simplex). Dans le premier sens Bacon rappelle Platon et les scolastiques ; dans le dernier il rappelle Démocrite, sans être à vrai dire atomiste. Il est caractéristique que la remarque citée plus haut, que les « formes » sont des fictions et des illusions de l’espèce, si par forme l’on n’entend pas loi, se trouve précisément dans un passage où il loue Démocrite de demander qu’on décompose la nature en ses éléments, plutôt que de s’engager dans des abstractions. — C’est encore ici devant le rapport de qualité à quantité que Bacon s’arrête. Imbu d’hypothèses platoniciennes et scolastiques, il ne put développer en toute conséquence ce que renfermait son idée du processus continu par lequel les différences qualitatives se réduisent en différences quantitatives ; voilà pourquoi il ne reconnaît pas la subjectivité des qualités sensibles d’une façon aussi catégorique que Galilée.

d) Théorie de la science, Théologie et Éthique.

La méthode inductive doit être valable pour toutes les sciences, pour les sciences de l’esprit (éthique, politique, logique), aussi bien que pour les sciences de la nature. D’une manière générale, Bacon met fortement en relief l’unité de la science malgré sa division en branches spéciales. L’isolement absolu d’une branche particulière la condamnerait à la stérilité. À la question de savoir où trouver la base commune aux différentes sciences, il donne dans ses deux chefs-d’œuvre des réponses un peu différentes. Dans le Novum Organum la science de la nature est appelée la mère sublime de toutes les sciences. Mais dans l’ouvrage sur les progrès des sciences (De augmentis scientiarum) il décore du nom honorifique de mère des sciences la science qui contient les principes communs aux diverses sciences. Cette science des principes communs. Bacon l’appelle la prima philosophia. Mais elle ne s’est pas encore formée, malgré la grande importance qu’elle aurait, car un système de principes communs attesterait l’unité de la nature. Bacon cite comme principes communs (Nov. Org. I, 80, 127. De augm. III. 1) : des quantités égales ajoutées à des quantités inégales donnent des quantités inégales ; deux choses qui s’accordent avec un seul et même troisième terme, s’accordent ensemble ; la nature se révèle surtout dans ce qui est infime ; tout change, mais rien ne meurt. Tels sont en partie les principes avec lesquels Bacon procède tranquillement dans sa théorie de la méthode. Il ne traite pas davantage la question de leur origine et de leur fondement : il croit naturellement qu’ils sont eux-mêmes des produits de l’induction. De là résulte, il est vrai, un cercle dans la marche de sa pensée. D’une part, en effet, il utilise ces principes comme postulats de la méthode inductive, et d’autre part il les considère comme les résultats de l’induction, cercle inévitable à toutes les formes d’empirisme absolu. Et comme nous l’avons vu, Bacon voulut faire de l’esprit une table rase, avant que l’œuvre de connaissance pût commencer.

De l’établissement des premiers principes par l’induction il ne dit rien dans sa doctrine de la prima philosophia, mais il traite la question dans un tout autre développement, là où il veut tracer la limite entre la philosophie et la théologie. Bacon recommande expressément de ne pas mêler la philosophie à la théologie ; car on obtient ainsi une philosophie fantastique et une théologie hérétique. Leurs sources sont toutes différentes. La philosophie part de la perception sensible, la théologie s’appuie sur l’inspiration divine. Dans la science, l’esprit humain est sous l’influence de la sensibilité ; dans la foi, il est sous l’influence d’un autre esprit ; voilà pourquoi la foi est plus noble que la science. Et plus un mystère divin est invraisemblable et incroyable, plus on témoigne de respect à Dieu en y croyant, et plus est magnifique le triomphe de la foi. Les principes de la religion une fois admis, on peut en tirer des conséquences logiques, tout comme des premiers principes de la philosophie. Mais la différence, considérable, consiste en ce que, en philosophie, les principes mêmes, comme toutes autres propositions, sont soumis au moyen de l’induction à une analyse exacte ; alors qu’en religion les premiers principes demeurent inébranlables à cause de leur autorité divine. Il en est de même du jeu d’échecs, dont les premières règles ne peuvent se discuter. Bacon pense toutefois que ce qui laisse encore à désirer c’est qu’on ne recherche pas plus précisément dans quelle mesure la raison doit être employée en matière de religion, comme aussi qu’on ne discute pas la question de savoir à quel point l’unité est nécessaire dans les opinions religieuses.

Outre la théologie d’Église qu’il envisage en premier lieu dans ces définitions, Bacon tient également une théologie naturelle pour possible, bien que de peu d’étendue. Elle ne peut que réfuter l’athéisme et montrer la nécessité d’admettre une cause première. Lorsqu’on commence à trouver des causes naturelles (causas secundæ), il arrive souvent qu’on se sent si dominé par elles, qu’on croit n’avoir point besoin d’une cause première. Mais dans la suite le solide enchaînement interne des causes prouve précisément l’existence d’une divinité. Si même la science de la nature n’avait que faire de causes finales, qui perdraient au contraire la science par l’application à la nature d’un motif purement humain, on n’en a pas moins le droit d’admettre des causes finales. Celles-ci peuvent en effet très bien se concilier avec le processus de continuité, dont la découverte est l’objet de la science naturelle. La cause finale est comme une nonne, elle est inféconde dans la science, mais elle a son importance en religion.

Dans ses Essays, Bacon examine les rapports de l’athéisme avec la superstition. Ici encore il dit que l’investigation à ses débuts mène à l’athéisme, mais que l’investigation profonde fait admettre l’existence d’un Dieu. Il voit cependant les causes principales de l’athéisme dans les querelles religieuses, dans la conduite scandaleuse de quelques ecclésiastiques, dans le penchant à la raillerie et dans les lumières, dans la paix et la prospérité de l’époque (car le malheur et l’infortune ouvrent l’esprit à la religion). L’athéisme dégrade l’homme : son être spirituel a besoin d’un soutien pour que la matière ne le rabaisse pas trop au niveau de l’animal, et l’homme s’ennoblit dans le commerce d’une nature supérieure, comme le chien dans le commerce de l’homme. Mais la superstition est encore pire que l’athéisme. Plutôt pas d’idée de Dieu qu’une idée indigne de Dieu ; dans le premier cas, c’est seulement de l’incrédulité, dans le second, c’est une offense. La superstition, bien plutôt que l’incrédulité, engendre les dispositions immorales. Elle est dangereuse pour l’État, car elle fonde dans le peuple une force qui peut excéder la force du gouvernement. Alors les sages sont contraints de suivre les insensés. C’est surtout aux époques de barbarie que naît la superstition.

Le dualisme qui apparaît dans la théorie de la foi et de la science de Bacon, et qui a tout l’air d’un compromis, se réfléchit naturellement dans sa psychologie et dans son éthique. — L’âme sensible de l’homme est matérielle comme celle de l’animal. Elle consiste en un souffle ténu et enflammé (aura ex natura flammea et aërea conflata), qui se porte du cerveau dans les nerfs et est nourri par le sang. Bacon se range en cela à l’avis de Telesio ; mais il manque de précision pour prouver comment il se fait que cet air ténu puisse actionner le corps, compact et dur. Il s’accorde également avec Telesio pour attribuer à toutes choses la faculté de recevoir des impressions, faculté qu’il préfère nommer perception (perceptio) plutôt que sensation (sensus). Il voudrait voir examiner de plus près comment la première peut se transformer dans la seconde, c’est-à-dire comment la faculté générale d’éprouver les impressions devient sensation, ou comment la vie psychique inconsciente peut passer à la vie consciente. — Outre l’âme sensible et matérielle, Bacon admet comme Telesio une âme spirituelle, créée par Dieu ; mais la religion seule, et non la philosophie, peut nous la faire connaître. — L’observation psychologique spéciale des phénomènes de la vie psychique, qui poursuit sa marche en dehors du matérialisme et du spiritualisme, est inconnue à Bacon. En cela il est inférieur à Sanchez et à Campanella, pour ne pas parler de Descartes. Ce n’est qu’incidemment qu’il l’indique dans cette proposition : nous connaissons la nature au moyen d’une lumière directe, Dieu au moyen d’une lumière brisée à travers le monde comme milieu, et l’homme, qui est son propre objet, au moyen d’une lumière réfléchie (radio reflexo).

Pour ce qui est de l’éthique, Bacon distingue entre l’enseignement des modèles et l’enseignement des moyens et des voies propres à rapprocher de ces modèles. Ce dernier enseignement (de cultura animi) a été négligé à un haut degré pour la même raison qui explique d’une manière générale l’imperfection des sciences ; on a préféré s’enivrer des images d’idéal plutôt que de rechercher péniblement comment cet idéal pouvait se réaliser. Quant au modèle, il a sa forme la plus élevée dans la religion et non dans la philosophie, vu qu’il est révélé d’une façon surnaturelle. La théorie philosophique de l’idéal a déjà été exposée clairement par les philosophes anciens. Cependant Bacon regrette qu’on n’ait pas recherché les sources premières des choses morales (fontes ipsi rerum moralium). Aussi demande-t-il la science du développement psychologique de l’élément moral. Et il en jette lui-même les grands traits. Chaque chose renferme une double tendance : l’une la pousse à se conserver intégralement ; l’autre la pousse à agir comme partie d’un tout plus grand. La première a pour objet le bien individuel, la seconde le bien général. Les philosophes anciens avaient tort d’attacher plus d’importance au bien individuel ; ils faisaient consister le souverain bien dans la connaissance et dans la contemplation, alors que la vie active doit être placée au-dessus. Notre tâche dans cette vie n’est pas simplement de nous poser en spectateurs. — Bacon ne veut pas s’arrêter davantage à la politique. L’ouvrage De augmentis sc., dont elle devait former une partie, était dédié au roi Jacques Ier, et en face d’un tel maître dans l’art de gouverner, le silence est le parti le plus convenable ! —

Nous retrouvons pour finir Bacon dans son rôle de courtisan : Ce fut le malheur de sa vie de s’être engagé dans cette voie, comme ce fut l’infortune de Bruno de s’être fait moine. Malgré tout, il a pu développer des pensées qui exprimaient bien les voies nouvelles que l’investigation se préparait à prendre ; elles étaient notamment un excellent spécimen de la recherche philosophique qui devait grandement contribuer à assurer à sa patrie une place éminente dans l’histoire du développement de l’esprit moderne.