Histoire de la vie de Hiouen-Thsang et de ses voyages dans l’Inde/Livre 5

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慧立 Hui Li, 彦悰 Yan Cong
Traduction par Stanislas Julien.
(p. 228-291).
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LIVRE CINQUIÈME.


Ce livre commence au moment où un hérétique Ni-kien (Nirgrantha) prédit au voyageur son retour en Chine ; il finit à son arrivée sur le canal qui coulait à l’ouest de la ville impériale.

Avant l’arrivée du messager du roi Kieou-mo-lo (Koumâra), il y eut un hérétique nu (Ni-kien — Nirgrantha), nommé Fa-che-lo (Vadjra), qui entra tout à coup dans sa chambre. Le Maître de la loi, qui avait entendu dire, depuis longtemps, que les Ni-kien (Nirgranthas) excellaient à tirer l’horoscope, le pria aussitôt de s’asseoir et l’interrogea ainsi, afin d’éclaircir ses doutes : « Moi, Hiouen-thsang, religieux du royaume de Tchi-na (Chine), je suis venu dans ce pays, il y a bien des années, pour me livrer à l’étude et à de pieuses recherches. Maintenant, je désire m’en retourner dans ma patrie ; j’ignore si j’y parviendrai ou non. J’hésite, toutefois, entre partir et rester : lequel des deux sera le plus utile pour mon bonheur ? Je souhaite aussi de savoir quelle sera la durée de ma vie. Veuillez, homme plein de bonté, examiner ma figure et me révéler l’avenir. »

Le Ni’kien (Nirgrantha) prit un morceau de craie, traça des lignes sur la terre, tira les sorts et lui répondit en ces termes :

« Maître, si vous restez, votre séjour sera extrêmement heureux ; car, dans les cinq Indes, les religieux et les laïques sont tous remplis pour vous d'affection et d’estime ; si vous partez, vous arriverez heureusement, et vous n'en obtiendrez pas moins les louanges et les respects du monde ; seulement, il vaut mieux que vous restiez. Quant à la durée de votre vie, à partir d'aujourd'hui elle se prolongera encore de dix ans. Pour ce qui regarde votre bonheur, qui a été fort grand jusqu'ici, j'ignore s'il continuera à s'accroître. »

— « Je désire vivement m'en retourner, lui dit le Maître de la loi ; mais, comme j'emporte une grande quantité de livres et de statues, j'ignore si j'arriverai heureusement. »

« Ne vous inquiétez point, lui répondit le Nirgranha, le roi Kiaî-ji (Çilâditya) et le roi Kicou-mo-lo (Koanâra) vous enverront une escorte ; soyez sûr, vénérable naître, que vous arriverez sans accident. »

— « Comment cela ? demanda encore le Maître de la ci ; jusqu'à présent, je n'ai pas encore vu ces deux rois ; comment pourraient-ils daigner m'accorder un tel bienfait ? »

« Le roi Kieou-mo-lo (Koumâra) a déjà envoyé des messagers pour vous appeler auprès de lui ; ils doivent arriver dans deux ou trois jours. Quand vous aurez vu le roi Kieou-mo-lo (Koumâra), vous verrez aussi le roi Kiaî-ji (Çîldditya).

En disant ces mots, il se retira sur-le-champ. Le Maître de la loi fit ses préparatifs de départ, et enveloppa avec un soin respectueux les livres et les statues.

À cette nouvelle, tous les religieux accoururent et s’efforcèrent de le retenir. « L’Inde, dirent-ils, a vu naître le Bouddha, et quoique ce grand Saint ait quitté la terre, ses traces sacrées subsistent encore. Les visiter tour à tour, les adorer et chanter ses louanges, voilà de quoi faire le bonheur de votre vie. Pourquoi être venu ici et nous délaisser tout à coup ? Ajoutez à cela que la Chine est un pays de Mie-li-tch’e (Mlêtchtchas) « barbares » ; on y méprise les religieux et la Loi ; c’est pour cela que le Bouddha n’a pas voulu y naître. Les vues des habitants sont étroites et leurs souillures profondes. Voilà pourquoi les sages et les saints (de Tlnde) ny sont pas allés. Quant à la froidure de notre climat et i la difficulté des chemins, cela ne vaut pas la peine de vous occuper. »

— « Le roi de la loi (Dharmarâdjâ — le Bouddha), répondit Hiouen-thsang, a fondé sa doctrine pour qu’elle se répandît en tous lieux ; quel est l’homme qui voudrait s’en abreuver tout seul et délaisser ceux qui ne l’ont pas encore reçue ? Or, dans ce royaume (en Chine), les magistrats sont graves et les lois sont observées avec respect. Le prince se distingue par sa haute vertu et ses sujets par leur loyauté ; les pères par leur affection, les fils par leur pieuse obéissance. On y estime l’humanité et la justice, et l’on place au premier rang les vieillards et les sages. Ce n’est pas tout : la science n’a pas de mystères pour eux ; leur pénétration égale celle des esprits ; le ciel leur sert de modèle et ils savent calculer les mouvements des sept clartés (du soleil, de la lune et des cinq planètes). Ils ont inventé (toutes sortes) d’instruments, divisé les saisons de l’année et découvert les propriétés cachées des six tons de la musique. C’est pour cela qu’ils ont pu expulser ou soumettre les animaux sauvages, toucher et faire descendre les démons et les esprits, calmer (les influences contraires du) In et du Yang^^1 et procurer la paix et le bonheur à tous les êtres. Depuis que la loi léguée par le Bouddha a pénétré dans l’Orient (en Chine), tous estiment le grand Véhicule, et leurs lumières sont pures comme l’eau limpide ; leur vertu se répand comme un nuage de parfums ; ils se livrent avec amour à la pratique du bien et ne forment d’autre vœu que d’arriver, par des actes méritoires, aux dix degrés de la perfection. Croisant les mains et absorbés dans une profonde méditation, ils aspirent à arriver aux trois états sublimes^^2. Si jadis le grand Saint (le Bouddha) est descendu sur la terre, c’était uniquement pour répandre lui-même les heureuses influences de la Loi. J’ai eu le bonheur d’entendre son langage merveilleux et de voir de mes yeux son visage d’or. J’ignore

1 Du principe mâle et du principe femelle dont l’harmonie (suivant les Chinois) favorise la naissance et le développement de tous les êtres, et dont le dérangement ou l’opposition contrarient toutes les opérations de la nature.

2 En sanscrit, 1° Dharmakâya (littér. le corps de la loi), l’état de celui qui est arrivé au comble de l’intelligence ; 2° Sambhôgakâya (litt. le corps de la jouissance), l’état de celui qui a pu unir son intelligence avec la nature subtile de la loi ; 3° Nirmaṇakâya (littér. le corps doué de la faculté de se transformer), l’état de celui qui, étant déjà doué des deux mérites précités, peut, suivant les circonstances, apparaître où il veut, développer la loi et sauver les créatures (San-thsang-fa-sou, [illisible] si nous pourrons parvenir ensemble au terme de notre long voyage. Comment pouvez-vous dire qu’il faut dédaigner ce pays parce que le Bouddha n’y est point allé ?

D’après les livres sacrés, répartirent les religieux, les Dévas communiquent avec les mortels suivant le degré de leur pureté et de leur vertu ; aussi ont-ils résidé avec le docteur de la loi dans le Tchen-poa (Djamboudvipa). Si le Bouddha a voulu naître dans ce pays plutôt que dans le vôtre, c’est parce qu’il regardait la Chine comme un pays barbare et dépravé. Ce pays est donc déshérité du bonheur ; voilà pourquoi nous vous exhortons à n’y point retourner. »

— « WoU’hùoU’tching (Vimalakifiti)^ reprit le docteur de la loi, disait (à un de ses disciples) : « Pourquoi le « soleil parcourt-il l’ile de Tchen-pou (le Djamboudvîpa) ?

— « Pour dissiper les ténèbres, » répondit celui-ci. Or c’est précisément dans le même but que je veux retourner dans mon pays. »

Les religieux, voyant que leurs représentations restaient sans effet, l’engagèrent à aller trouver le maître Kiaï’hien (Çîlabhadra) et lui faire part de son projet.

« Comment avez-vous pu prendre une telle résolution, lui demanda Kiai-hien (Çilabhadra) ?

— « Ce royaume, répondit le voyageur, a été le berceau du Bouddha ; ce n’est point que je ne l’aime et ne m’y trouve heureux ; mais l’unique but de mon voyage était de chercher la Loi sublime et de la faire servir au bonheur des hommes. Depuis mon arrivée, vous avez daigné, vénérable maître, m’expliquer le traité Yu-kia sse-t’i-lun (Yôgdtchdryya bhoûmi çâstra) et déchirer le voile de mes doutes. J’ai eu le bonheur de visiter les monuments sacrés et d’entendre expliquer la doctrine profonde des différentes écoles. J’en ai été ravi de joie et je vous jure que mon voyage n’a pas été sans fruit. Je désire rapporter dans mon pays les connaissances que j’ai acquises et traduire les livres que j’ai recueillis, afin que toutes les personnes que favorise la destinée, puissent s’instruire ensemble dans la Loi et partager la reconnaissance que m’inspirent vos bienfaits. Ces considérations ne me permettent point de rester.

Ces intentions, reprit Kiaî-hien [Çilabhadra) d’un ton joyeux, sont celles d’un vrai Pou-sa [Bôdhisattva). Mes vœux sont aussi les vôtres ; je me charge de préparer vos bagages. Vous ne devez plus, mes frères, faire aucune instance pour le retenir. »

Il dit et se retira dans sa chambre.

Deux jours après, un messager de Kieoa-mo-lo (Koumâra), roi de l’Inde orientale, apporta au maître Kiaî-ji (Çilabhadra) une lettre ainsi conçue :

« Votre disciple désire voir le religieux éminent du royaume de-Tchi-na (de Chine). Je vous prie, maître vénéré, de me l’envoyer pour contenter ce souhait respectueux. »

KiaUhien (Çilabhadra), tenant la lettre, parla ainsi aux religieux : « Le roi Kieou-mo-lo (Koumdra) adresse une invitation à Hiouen-thsang ; seulement il a promis à une multitude de messagers de se rendre auprès du roi Kiaï-ji (Çîlâditya) pour discuter avec les maîtres du petit Véhicule. S’il va trouver le roi Koumâra, comment le roi Çilâditya pourra-t-il le posséder ? Je ne puis donc le lui envoyer. Le religieux de la Chine, dit-il alors au messager royal, a un désir extrême de s’en retourner dans sa patrie et ne peut se rendre à l’invitation de votre souverain. »

Quand le messager fut arrivé, le roi en envoya un autre avec une nouvelle lettre d’invitation où il disait.

« Quoique vous désiriez, vénérable maître, vous en retourner dans votre pays, venez un instant voir votre disciple ; vous partirez ensuite quand vous voudrez. Je désire absolument que vous daigniez abaisser sur moi vos regards ; de grâce, ne repoussez pas ma prière. »

Kiaî-hien [Çilabhadra) n’ayant pas envoyé Hiouen-thsang, le roi fut transporté de colère et expédia de nouveau un autre messager avec cette lettre pour Çîlabhadra : « Votre disciple est un homme vulgaire qui s’est laissé corrompre par les plaisirs du monde et ne sait plus quelle direction suivre dans la loi du Bouddha. Aujourd’hui, après avoir appris la renommée du religieux de la Chine, j’ai été tout ravi de corps et d’Ame, et il m’a semblé que déjà je sentais poindre en moi les germes de l’Intelligence (Bôdhi). Deux fois vous avez refusé de l’envoyer ici. Voulez-vous donc que tout mon peuple reste éternellement plongé dans les ténèbres de l’ignorance ? Est-ce là le rôle d’un religieux éminent qui doit perpétuer et agrandir l’héritage de la Loi et sauver tous les êtres du naufrage ? Je brûle de le voir et de l’entendre : c’est pourquoi j’envoie avec respect un nouveau messager ; s’il ne vient point, votre disciple reconnaîtra enfin qu’il est voué pour jamais au vice et au malheur. Dans ces derniers temps, le roi Che-sang-kia (Çaçângka) put encore abolir la Loi et détruire ï Arbre de VintelUgence {Bôdhidroama). Croyez-vous, maître, que votre disciple n’ait pas la force d’en faire autant ? Je suis résolu à équiper une armée d’éléphants, et à entrer dans votre pays avec des troupes immenses qui réduiront en poudre votre couvent de Nâlanda. J’en prends à témoin le soleil qui m’éclaire ; c’est à vous. Maître, de voir ce que vous avez à faire. »

Kiaî-ji [Çilabhadra], ayant lu cette lettre, parla ainsi au Maître de la loi : « Ce roi est animé de l’amour du bien. Comme la loi du Bouddha n’est pas très-répandue dans son royaume, dès qu’il a été informé de votre réputation, il a montré pour vous une affection sans bornes ; peut-être que dans votre existence passée vous avez été un de ses intimes amis. Hâtez-vous de partir. Vous avez quitté la famille (embrassé la vie religieuse) pour travailler au bonheur des créatures ; en voici justement l’occasion. Quand vous serez arrivé dans ce royaume, faites que le cœur du roi s’ouvre à la foi et le peuple suivra son exemple ; mais, si vous repoussez sa demande, si vous ne vous rendez pas auprès de lui, peut-être que le démon (le Mâra) nous suscitera d’affreux malheurs. Ne craignez pas la légère fatigue du voyage. »

Le Maître de la loi prit congé du docteur (Çîlabhadra) et partit avec le messager royal.

À son arrivée, le roi fut ravi de le voir et vint audevant de lui, à la tête de ses grands officiers. Après l’avoir salué et comblé d’éloges, il l’invita à entrer dans son palais. Chaque jour, il lui offrait un banquet aux sons des instruments de musique ; il faisait répandre devant lui des fleurs et des parfums, le comblait de toutes sortes de dons et lui demandait la permission de pratiquer la loi du jeûne et les règles de la discipline.

Ce brillant accueil dura pendant un mois.

Le roi Kiaï-ji (Çilâditya), revenant de châtier le prince de Kong-yu-tho (Kongyôdha ?), apprit que le Maître de la loi se trouvait auprès du roi Kieou-mo-lo (Koumâra). Il en fut surpris et s’écria : « Anciennement, je l’ai plusieurs fois appelé sans qu’il soit venu ; comment se fait-il qu’il se trouve là ? »

Sur-le-champ, il envoya un messager au roi Kieou-mo-lo (Koumâra) avec l’invitation pressante de lui envoyer de suite le religieux de la Chine.

« J’aime mieux, dit celui-ci, sacrifier ma tête que d’envoyer de suite le Maître de la loi. »

Quand le messager fut de retour et qu’il eut rapporté cette réponse, le roi Kiai-ji (Çîlâditya) fut transporté de colère. « Le roi Kieou-mo-lo (Koumâra), dit-il aux officiers qui l’entouraient, vient de me manquer de respect. Comment a-t-il osé, à cause d’un religieux, proférer des paroles aussi insolentes ? »

Il renvoya alors le messager et lui fit dire d’un ton menaçant : « Puisque je puis prendre votre tête, qu’on la remette immédiatement à mon messager pour qu’il me l’apporte. »

Le roi Koumâra fut saisi d’effroi. Désolé de l’expression imprudente qui lui était échappée, il ordonna d’équiper vingt mille éléphants et trente mille bateaux ; puis il partit avec le messager et remonta le Gange pour se rendre en grande pompe au palais du roi [Çilâdiiyà). Quand il fut arrivé au royaume de Kie-tchou-ou-ki-lo Kadjoûgira), il alla d’abord rendre visite au roi.

Lorsque le roi Koumâra fut sur le point de partir, il fit construire, au nord du Gange, un palais de voyage, le jour-là, il traversa le fleuve, se rendit au palais et installa le Maître de la loi. Ensuite, avec ses grands officiers, il alla voir le roi Kiaï-ji [Çilâditya) sur la rive septentrionale du fleuve.

Le roi Kiaî-ji [Çilâditya) y le voyant venir, fut au comble de la joie et reconnut qu’il était rempli de respect et d’affection pour le Maître de la loi. Il ne songea plus à lui reprocher ses paroles précédentes ; il se contenta de lui demander où était le religieux de la Chine.

« Il est dans mon palais de voyage, » répondit le roi Koumâra.

— « Pourquoi n’est-il pas venu ?

Votre Majesté, lui dit-il, respecte les sages et chérit les hommes vertueux. Eût-il été convenable d’envoyer ici le Maître de la loi, pour rendre visite au roi ?

— Vous avez bien fait, répondit Çilâditya. Vous pouvez vous retirer. Demain j’irai moi-même le voir. »

Le roi Koumâra s’en retourna donc et alla trouver Hiouen-thsang, « Maître, lui dit-il, quoique le roi ait promis de venir demain, je crains qu’il n’arrive cette nuit même. Il faut que vous l’attendiez. S’il vient, il n’est pas convenable que vous bougiez. »

— « Sire, lui répondit Hiouen-thsang, pour l’honneur de la loi du Bouddha, je suivrai votre avis. »

À la première veille de la nuit, le roi (Çîlâditya) arriva en effet.

Des messagers vinrent annoncer qu’au milieu du fleuve on apercevait des milliers de torches et qu^on entendait retentir les tambours. « C’est le roi Kiaî-ji (Çîlâditya) qui arrive, » s’écria le roi (Koumâra). Sur-le-champ, il ordonna de prendre des flambeaux et alla au loin à sa rencontre avec ses grands officiers.

Toutes les fois que le roi Kiaî-ji [Çilâditya) était en marche, il se faisait précéder de cent tambours de métal sur lesquels on frappait un coup à chaque pas. On les appelait Tsie-pou-kou ou tambours pour régler la marche. Le roi Kiaî-ji {Çilâditya) jouissait seul de ce privilége et ne permettait pas aux autres rois de l’imiter.

Dès qu’il fut arrivé, il salua jusqu’à terre le Maître de la loi et baisa ses pieds avec respect. Puis il répandit des fleurs devant lui, et le contemplant dans une sorte d’extase, il le combla de louanges infinies. « Maître, lui dit-il, précédemment votre disciple vous avait adressé une invitation ; pourquoi n’êtes-vous pas venu ? »

— « Moi, Hiouen-thsang, répondit-il, je voyage dans les contrées lointaines pour chercher la loi du Bouddha ; j’étudiais alors le traité Yu-kia-sse-t’i-lun (le Yôgàtchâryya bhoûmi çastra). Au moment où votre ordre est arrivé, je n’avais pas fini d’entendre l’explication de ce traité. Voilà pourquoi je n’ai pu venir immédiatement rendre ma visite à Votre Majesté. »

« Maître, demanda encore le roi, vous venez de la Chine. Votre disciple a entendu dire que, dans ce royaume, on possédait des morceaux de musique et des airs qu’on chante avec accompagnement de danses, pour célébrer les victoires du prince de Thsin. J’ignore quel est l’homme qu’on appelle le prince de Thsin, et quels sont ses exploits et ses vertus pour qu’on chante ainsi ses louanges. »

— « Sire, répondit le Maître de la loi, dans mon pays natal, lorsqu’on voit un homme qui aime les sages et peut délivrer le peuple des attaques des méchants, réprimer la violence et la cruauté, protéger les cent familles et leur procurer le bonheur, on le célèbre par des chants qui servent à embellir la musique du temple des ancêtres, et pénètrent jusque dans les villages les plus reculés. Le nom de prince de Thsin désigne l’empereur actuel de la Chine, qui avait reçu ce titre avant de monter sur le trône. À cette époque, le ciel et la terre étaient dans une grande agitation ; le peuple n’avait plus de maître, les champs étaient encombrés de cadavres, les rivières et les canaux roulaient des flots de sang ; pendant la nuit, des étoiles étranges répandaient de sinistres lueurs ; pendant le jour, on voyait se condenser des vapeurs meurtrières ; les rives des trois fleuves étaient désolées par la voracité des sangliers, et les quatre mers[1] étaient infestées par des serpents venimeux.

« Le prince, en qualité de fils de l’empereur, obéit aux ordres du ciel. Rempli d’une noble ardeur, il déploya ses troupes formidables, et, maniant tour à tour la hache et la lance, il délivra les districts agités et rendit la paix au monde. Il fit briller de nouveau les trois clartés[2] et Tunivers fut inondé de ses bienfaits. Voilà pourquoi on le célèbre par des chants. »

« Un tel homme, dit le roi, a été évidemment envoyé par le ciel pour être le maître des hommes. » Puis il dit au Maître de la loi : « Votre disciple s’en retourne ; demain il viendra au-devant de son vénérable maître. Je souhaite vivement qu’il ne craigne point la fatigue. »

Là-dessus il prit congé et partit.

Le lendemain matin, un messager royal étant venu de sa part, le Maître de la loi partit avec Kieou-mo-lo (Koumâra), et quand ils furent arrivés à côté du palais de Kiaï-ji [Çilâdifya), le roi sortit avec une vingtaine de ses satellites et vint au-devant d’eux. Dès qu’ils furent entrés et assis, on leur offrit les mets les plus recherchés aux sons d’une musique harmonieuse, et l’on répandit devant eux les fleurs les plus odorantes.

Ces hommages terminés, le roi dit à Hiouen-thang : « J’ai entendu dire que le Maître a composé un Traité pour combattre les opinions dangereuses ; où est-il ? »

— « Le voici », répondit le Maître de la loi.

Le roi le prit et le parcourut ; puis, ravi de joie, il dit aux officiers qui l’entouraient : « J’ai entendu dire que lorsque le soleil se lève dans toute sa splendeur, les vers luisants et les lampes restent sans éclat, et que, lorsque le tonnerre du ciel gronde avec fracas, le bruit du marteau s’efface et disparaît. Les principes de tous ces maîtres ont été renversés par lui en un clin d’œil, et vous avez vu que nul religieux n’a osé ouvrir la bouche pour venir à leur secours. » Le roi ajouta : « Leur président, Ti-po-si-na (Dêvaséna), disait de lui-même que, dans l’explication des livres, il effaçait les plus illustres docteurs, et que, par ses études profondes, il embrassait toutes les branches de la science. Mettant en avant les opinions les plus étranges, il combattait sans cesse le grand Véhicule ; mais quand il eut appris l’arrivée d’un célèbre religieux d’un pays étranger, il alla immédiatement se cacher à Feï-che-li (Vâiçâlî), sous prétexte de visiter et d’honorer les monuments sacrés. J’ai reconnu par là que tous ces maîtres sont dépourvus de savoir et de capacité. »

Le roi avait une sœur douée d’une rare intelligence, qui excellait dans la doctrine de l’école Tching-liang-pou (des Sammitîyas). Dans ce moment, elle était assise derrière le roi. Dès qu’elle eut entendu dire que le Maître de la loi avait su exposer les principes sublimes du grand Véhicule, et mettre à nu les idées étroites et mesquines du petit Véhicule, elle se sentit ravie de joie et lui adressa des louanges infinies.

« Maître, lui dit encore le roi, votre Traité est d’une beauté admirable ; moi, votre disciple, ainsi que tous ces maîtres qui vous entourent, nous l’approuvons avec foi et soumission ; mais je crains que les hérétiques du petit Véhicule, qui appartiennent aux autres royaumes, ne persistent encore dans leur stupide aveuglement. Je veux, dans la ville K’io-niu-tch’ing (la ville de Kanyâ- koubdja), convoquer, en votre honneur, une Grande assemblée. J’y appellerai les Cha-men [Çramanas)^ les Po-lo-men [Brahmanes], les sectaires hérétiques (Pachândas), etc. des cinq Indes, afin que vous puissiez leur montrer la profondeur et la beauté du grand Véhicule, confondre à jamais leurs calomnies, faire briller au grand jour la splendeur de votre vertu, et briser avec éclat leur orgueil effréné. »

Ce jour même , le roi envoya des messagers dans les différents royaumes pour ordonner à tous les religieux, versés dans l’explication des livres, de se réunir à Kanyâkoubdja, et d’assister aux conférences du Maître de la loi du royaume de Tchi-na (Chine).

Au commencement de l’hiver, le Maître de la loi, en compagnie du roi, remonta le fleuve (le Gange), et arriva, dans le dernier mois de l’année, au lieu de l’assemblée. On y vit arriver dix-huit rois de l’Inde centrale, trois mille religieux versés dans le grand et le petit Véhicule, deux mille brâhmanes et hérétiques nus (Ni-kien — Nirgranthas), et environ mille religieux du couvent de Na-lan-t’o (Nâlanda). Tous ces sages, aussi renommés par leur vaste savoir que par la richesse et la facilité de l’élocution, s’étaient rendus avec empressement au lieu de l’assemblée pour entendre les vrais accents de la Loi. Ils étaient tous accompagnés d’une suite nombreuse. Les uns étaient montés sur des éléphants, les autres étaient portés en palanquin, et chaque groupe était entouré de bannières et d’étendards. La foule grossissait par degrés, comme les nuages qui s’amoncellent et se déroulent dans les airs, et remplissait un espace de plusieurs dizaines de li (de plusieurs lieues). Nulle comparaison, si exagérée qu’elle fût, ne saurait donner une idée de leur multitude immense.

Le roi avait ordonné d’avance de construire, sur la place de l’assemblée, deux vastes bâtiments couverts de chaume, pour y placer la statue du Bouddha et y recevoir la multitude des religieux.

Lorsqu’on fut arrivé, ces deux palais se trouvèrent achevés en même temps. Ils étaient à la fois vastes et élevés, et pouvaient contenir chacun mille personnes. Le roi avait fait établir sa tente de voyage à cinq li à l’ouest du lieu de l’assemblée. Ce jour-là, il y fit fondre en or une statue du Bouddha, et, par ses ordres, on équipa un grand éléphant surmonté d’un dais précieux où Ton plaça la statue. Le roi Kiaï-ji (Çilâditya), tenant un chasse-mouche blanc, marchait à droite, sous le costume d’Indra ; le roi Koumâra, portant un parasol d’étoffe précieuse, marchait à gauche, sous le costume de Brahmâ, Tous deux portaient des tiares divines, d’où descendaient des guirlandes de fleurs et des rubans chargés de pierres précieuses. On avait équipé, en outre, deux grands éléphants, qui suivaient le Bouddha, chargés de corbeilles de fleurs rares, qu’on répandait à chaque pas.

Le Maître de la loi et les officiers du palais reçurent l’invitation de monter chacun sur un grand éléphant et de se tenir en rang derrière le roi ; puis trois cents grands éléphants furent donnés aux rois, aux ministres et aux religieux célèbres des autres royaumes qui, rangés sur les deux côtés de la route, devaient marcher en chantant des louanges. Ces préparatifs commencèrent dès l’aube du jour. Le roi, en personne, conduisit le cortége depuis sa tente de voyage jusqu’au lieu de l’assemblée.

Lorsqu’on fut arrivé à la porte de l’enceinte, il ordonna à tout le monde de mettre pied à terre, de porter la statue du Bouddha dans le palais qui lui était destiné, et de la placer sur un trône précieux.

Le roi lui offrit ses hommages en compagnie de Hiouen-thsang, puis il ordonna aux dix-huit rois de faire entrer les religieux les plus illustres et les plus savants, au nombre de mille ; les brahmanes et les docteurs hérétiques, renommés par leurs actes, au nombre de cinq cents ; les ministres et grands officiers des différents royaumes, au nombre de deux cents.

Quant au religieux et aux séculiers, qui n’avaient pu être admis dans l’intérieur, il leur ordonna de se ranger, en troupes séparées, hors de la porte de l’enceinte. Le roi ordonna ensuite de servir à manger à tout le monde, au dedans comme au dehors, et donna de riches présents à Hiouen-thsang et aux religieux, savoir : un bassin d’or, pour le service du Bouddha, une tasse d’or, sept pots à eau en or, un bâton de religieux en or, trois mille monnaies d’or et trois mille vêtements de coton de qualité supérieure. Tous ces dons étaient proportionnés au mérite de chacun.

Après cette distribution, le roi fit dresser à part un siége orné des choses les plus précieuses, et pria le Maître de la loi de s’y asseoir pour présider la conférence solennelle, faire l’éloge du grand Véhicule, et exposer le sujet de la discussion.

Hiouen-thsang ordonna alors au Maître de la loi, Ming-hien (Vidyâbhadra ?), religieux du couvent de Nâlanda, d’aller faire connaître ses prolégomènes à la multitude ; de plus, il en fit écrire à part une copie qu’on suspendit en dehors de la porte de l’enceinte, afin de les offrir à l’examen de tous les assistants. Il ajouta au bas : « Si quelqu’un trouve ici un seul mot erroné et se montre capable de le réfuter, je lui donnerai ma tête à couper pour lui prouver ma reconnaissance. »

Cet écrit demeura suspendu jusqu’au soir sans que personne osât prendre la parole.

Le roi Kiaï-ji (Çîlâdityâ) en fut transporté de joie ; il leva la séance et s’en retourna dans son palais. Les dix-huit rois et les religieux se retirèrent chacun dans leur demeure.

Le Maître de la loi et le roi Kieou-mo-lo (Koumâra) s’en retournèrent aussi dans leur palais particulier.

Ils revinrent le lendemain matin, allèrent au-devant de la statue, la conduisirent en pompe, et réunirent l’assemblée comme la première fois. Au bout de cinq jours, les hérétiques du petit Véhicule, voyant qu’il avait renversé les principes de leur doctrine, en conçurent une haine profonde, et formèrent un complot contre sa vie.

Le roi, en ayant été informé, fit publier le décret suivant : « Les partisans de l’erreur obscurcissent la vérité ; cela s’est vu depuis longtemps. Ils calomnient la sainte doctrine et séduisent indignement le peuple. S’il n y avait pas de sages d’un mérite supérieur, comment pourrait-on découvrir leur mensonge ? Le Maître de la loi de Tchi-na (de la Chine), qui est doué d’une rare intelligence, et dont la conduite commande l’estime et le respect, voyage dans ce royaume pour déraciner les erreurs, mettre en lumière la sublime Loi, et sauver les aveugles mortels des ténèbres qui les enveloppent Cependant, les partisans des erreurs les plus extravagantes, au lieu de rougir de honte, osent former des complots odieux et menacer sa vie. Tolérer une telle conduite, ce serait promettre l’impunité aux plus horribles attentats.

« Si, dans la multitude, il se rencontre un seul homme qui attaque ou blesse le Maître de la loi, je lui trancherai la tête, et je ferai couper la langue à quiconque se rendra coupable, envers lui, de calomnie ou d’injure. Tous ceux qui, se confiant en ma justice, voudront s’expliquer convenablement, jouiront d’une entière liberté. »

Dès ce moment, les partisans de l’erreur s’esquivèrent et disparurent, de sorte qu’il s’écoula dix-huit jours sans que personne osât ouvrir la bouche et discuter.

Le soir qui précéda la dispersion de rassemblée, le Maître de la loi exalta encore le grand Véhicule et loua avec enthousiasme les mérites et les vertus du Bouddha.

Par suite de ses prédications, une multitude innombrable d’hommes quittèrent les sentiers de Terreur poiu entrer dans la droite voie, et abandonnèrent les vues étroites du petit Véhicule pour embrasser les sublimes principes du grand.

Le roi Kiaï-ji (Çîlâditya) sentit s’accroître encore dans son cœur l’estime qu’il lui avait vouée. Il donna au Maître de la loi dix mille pièces d’or, trente mille pièces d’argent et cent habits de coton de qualité supérieure. Les dix-huit rois lui firent aussi de riches présents ; mais Hiouen-thsang ne voulut rien recevoir.

Le roi chargea les officiers de sa suite de faire équiper richement un grand éléphant et de le couvrir d’étoffes précieuses ; puis il pria le Maître de la loi de le monter. Ensuite il ordonna aux dignitaires les plus éminents de former son cortége, de faire ainsi le tour de la multitude et d’annoncer à haute voix qu’il avait exposé les principes de la vérité, et les avait fermement établis, sans être vaincu par personne.

Dans les royaumes de l’occident, il est d’usage qu’on rende un tel honneur à quiconque a obtenu la victoire.

Le Maître de la loi déclina cette distinction glorieuse, mais le roi lui dit : « Depuis l’antiquité, c’est une loi constante à laquelle il n’est pas permis de désobéir. « Alors tenant le Maître de la loi par son vêtement religieux et parlant à la multitude, il cria à haute voix : « Le Maitre de la loi de Tchi-na (de la Chine) a établi avec éclat la doctrine du grand Véhicule et a renversé toutes les erreurs des sectaires. Depuis dix-huit jours, il ne s’est trouvé personne qui osât discuter avec lui. Il faut qu’un tel triomphe soit connu de vous tous. »

Toute la multitude fut remplie de joie et voulut à l’envi lui décerner un titre honorable. Les nombreux disciples du grand Véhicule l’appelèrent Mo-ho-ye-na-ti-po (Mahâyânadêva), nom qui signifie le dieu du grand Véhicule ; la multitude du petit Véhicule lui donna le titre de Mo-tcha-ti-po (Mokchadêva), c’est-à-dire le dieu de la Délivrance. Ensuite ils brûlèrent des parfums, répandirent des fleurs et s’éloignèrent après l’avoir comblé de témoignages de respect.

Par suite de cet événement, la renommée de ses talents et de ses vertus ne fit que se répandre davantage. À l’ouest de la tente de voyage du roi (Çilâditya), il y avait un couvent qui était entretenu aux frais de ce prince. On y voyait une dent du Bouddha, longue d’un pouce et demi et d’un blanc tirant sur le jaune. Elle répandait en tout temps une vive lumière. Jadis, dans le royaume de Kachmire, quand la race des Ki-li-to (Krîtyas) eut éteint la loi du Bouddha, les religieux et les novices se dispersèrent. Il y eut alors un Pi-tsou (Bhikchou) qui voyagea au loin dans l’Inde. Quelque temps après, le roi du pays de Himatala, du royaume de Tou-ho-lo (Toukhara), fut transporté de colère en voyant que cette race méprisable avait détruit la loi du Bouddha. Alors il se déguisa en marchand, et se mettant à la tête de trois mille soldats intrépides, il apporta une grande quantité de choses précieuses, sous prétexte de les offrir au roi qui était d’une insatiable cupidité.

Dès que celui-ci eut appris cette nouvelle, il fut ravi de joie et chargea plusieurs de ses officiers d’aller audevant de lui et de le recevoir ; mais le roi de Himatala était doué d’un caractère énergique et terrible, et il avait la majesté imposante d’un dieu. Arrivé au pied du trône, il ôta son bonnet et lui adressa de sanglants reproches.

À sa vue, le roi des Krityas fut glacé de terreur et tomba par terre. Le roi de Himatala lui saisit la tête et la trancha d’un coup de sabre ; puis se tournant vers ses nombreux officiers : « Moi, roi de Himatala, s’écria-t-il, dès que j’eus appris que de vils esclaves avaient détruit la loi du Bouddha, je suis accouru pour les châtier ; mais votre roi seul était responsable d’un tel attentat, vous y étiez étrangers. Que chacun de vous se tranquillise ; je me contenterai de chasser dans un royaume lointain tous ceux qui ont égaré l’esprit du roi et ont été ainsi les principaux auteurs de ses attentats ; je n’inquiéterai nullement tous les autres. »

Quand le roi eut exterminé cette race impie, il construisit un couvent, y appela des religieux, leur en fit don et s’en retourna. Le Bhikchou, qui précédemment s’était enfui dans (une autre partie de) l’Inde, n’eut pas plutôt appris que la paix était rétablie dans le royaume de Kachmire, qu’il prit son bâton et se mit en route pour revenir. Au milieu de son chemin, il rencontra une troupe d’éléphants qui arrivaient à lui en poussant des mugissements plaintifs. À cette vue, le Bhikckou monta sur un arbre pour y chercher un refuge. Les éléphants puisèrent de l’eau dans leurs trompes et en inondèrent le pied de l’arbre qu’ils déracinèrent avec leurs défenses, et en un instant l’arbre tomba.

Un des éléphants, recourbant sa trompe, enleva le Bhikchou, le plaça sur son dos et l’emporta au loin. Arrivé dans une grande forêt, il le conduisit près d’un éléphant qui souffrait d’une cruelle blessure et était étendu par terre. Le religieux palpa doucement l’endroit malade et y aperçut un fragment de bambou. Il l’arracha immédiatement, exprima le sang corrompu et, déchirant ses vêtements, il s’en servit pour bander la plaie. L’éléphant recouvra ainsi un peu de calme et de soulagement. Le lendemain, tous les éléphants cherchèrent à l’envi les fruits les plus exquis et vinrent les offrir au Bhikchou. Quand celui-ci eut fini de manger, il y eut un éléphant qui apporta au malade une cassette d’or. À peine l’éléphant malade l’eut-il reçue qu’il l’offrit au Bhikchou.

Alors les éléphants, le portant l’un après l’autre sur leur dos, le conduisirent hors de la forêt et le déposèrent dans son ancienne demeure. Après quoi, ils le saluèrent en se mettant à genoux et se retirèrent.

Le Bhikchou ayant ouvert la cassette, y trouva la dent du Bouddha et la rapporta avec lui pour qu’on lui rendit des hommages.

Dans ces derniers temps, le roi Kiaï-ji (Çilâditya), ayant appris qu’il y avait une dent du Bouddha dans le Kachmire, vint lui-même jusqu’à la frontière, et demanda la permission de la voir et de l’adorer ; mais les habitants, poussés par un sentiment d’avarice, restèrent sourds à sa prière ; ils tirèrent la dent de la cassette et la cachèrent dans un autre endroit. Cependant le roi, redoutant la puissance de Kiaï-ji (Çilâditya), fit pratiquer partout des fouilles et étant parvenu à retrouver cette relique, s’empressa d’aller la lui présenter. Celui-ci, en la voyant, donna les marques de la plus haute estime et du plus profond respect. Fier de la force de ses armes, il s’en empara sur-le-champ et l’emporta pour lui rendre ses hommages. C’était précisément la dent dont nous venons de parler.

Après que l’assemblée se fut séparée, le roi fit déposer, dans le couvent de Nâlanda, la statue d’or du Bouddha qu’il avait fait fondre, et une grande quantité de vêtements et de monnaies précieuses, et en confia la garde aux religieux.

Le Maître de la loi fit d’abord ses adieux aux religieux de Nâlanda, emporta les livres et les statues qu’il avait recueillis et ferma ses conférences. Le dix-neuvième jour après, il prit congé du roi et voulut s’en retourner.

« Votre disciple, lui dit le roi, a succédé au trône et a régné sur l’univers (l’Inde) pendant plus de trente ans. Constamment je m’inquiétais en voyant que je ne faisais point de progrès dans le bonheur et la vertu. Autrefois, désolé de l’impuissance de mes efforts pour le bien, j’amassai dans le royaume de Po-lo-ye-kia (Prayâga) une immense quantité de richesses et de choses précieuses, et, entre les deux fleuves, j’établis un lieu de Grande assemblée. Tous les cinq ans, j’appelais des cinq Indes les Cha-men (les Çramanas), les Po-lo-men (les Brahmanes), les indigents, les orphelins et les hommes sans famille, et pendant soixante-quinze jours, je faisais une grande distribution, dite la distribution pour la Délivrance (Mokcha).

« Jusqu’à ce jour, j’ai déjà convoqué cinq assemblées de ce genre ; maintenant, j’en veux convoquer une sixième. Pourquoi, vénérable maître, ne pas rester quelque temps pour y assister et être témoin de la joie qu’elle fera naître ? »

— « Sire, lui dit le Maître de la loi, par tous ses actes, un Pou-sa (un Bodhisattva) recherche à la fois le bonheur et l’intelligence. Lorsqu’un sage a obtenu un fruit, il n’oublie jamais la racine d’où il est né. Puisque Votre Majesté n’épargne point ses richesses pour secourir les hommes, comment Hiouen-thsang pourrait-il refuser de rester quelque temps avec vous ? Je vous demande la permission de partir avec Votre Majesté.

Le roi fut ravi de cette réponse. Le vingt et unième jour, il se mit en route et le conduisit dans le royaume de Po-lo-ye-kia (Prayâga) et ils se rendirent ensemble au lieu de la grande distribution. Le fleuve King-kia (Gange) coulait au nord et le Yen-meou-na (Yamounâ) au sud. Ces deux rivières, descendant ensemble du nordouest, coulaient à l’est et, arrivées à ce royaume, confondaient ensemble leurs eaux.

À l’ouest du confluent des deux fleuves, il y avait une vaste plaine, égale et unie comme un miroir, qui avait quatorze à quinze li de tour. Depuis les temps anciens, tous les rois s’y rendaient (annuellement) pour distribuer des aumônes ; cette circonstance l’avait fait nommer la Place des aumônes (Dânamandala ?). La tradition rapporte qu’il est plus méritoire de donner en ce lieu une pièce de monnaie que cent mille ailleurs. De tout temps, on l’a généralement tenu en grande estime.

Le roi ordonna d’établir, pour la distribution des aumônes, un espace carré garni de haies de roseaux, ayant mille pieds de chaque côté, et de construire au milieu plusieurs dizaines de salles recouvertes en chaume, pour y déposer une immense quantité de choses précieuses, savoir : de l’or, de l’argent, des perles fines, du verre rouge et des pierres précieuses appelées Ti-thsing (Indranila) et Ta-thsing (Mahânila), etc.

Il fit construire, en outre, plusieurs centaines de longues maisons pour y déposer des vêtements de kiaoche-ye (kduçéya) « soie » et de coton, des monnaies d’or et d’argent, etc.

En dehors de la haie, il fit construire à part un immense réfectoire. Devant les bâtiments qui renfermaient des richesses de tout genre, il fit élever une centaine de longues maisons, disposées en lignes droites comme les boutiques du marché de notre capitale. Chacune d’elles était assez longue pour que mille personnes passent s’y tenir assises.

Quelque temps auparavant, le roi avait, par un décret, invité les Cha-men (Çramanas), les hérétiques [Packândas)y les Ni-kien [Nirgranthas) ^ les pauvres, les orphelins et les hommes seuls (sans famille), à se réunir sur la Place des aumônes (Dânamandala ?), pour prendre part aux distributions.

Comme le Maître de la loi n’était pas encore revenu de l’assemblée de la ville Khio-niu (Kanyâkoubdja), il partit immédiatement pour se rendre à la Place des aumônes.

Les rois des dix-huit royaumes partirent aussi à la suite du roi Kiaï-ji (Çilâditya).

Quand ils furent parvenus au lieu de l’assemblée, ils trouvèrent cinq cent mille religieux et séculiers qui y étaient déjà arrivés.

Le roi Kiaî-ji (Çilâditya) établit sa tente sur le rivage nord du Gange ; le roi de Tlnde méridionale ToitloU’po-pa-tcV a (Dhrouvapaloa) établit la sienne à l’ouest du confluent des deux fleuves. Le roi Kieou-mo-lo (Koumâra) fit placer sa tente au sud de la rivière Yen-meou-na (de la Yamounâ), à côté d’un bocage fleuri. Les hommes qui étaient venus pour recevoir des aumônes, établirent leurs tentes à l’ouest de celle du roi Pa-tch’a (Dhrouvapatou).

Le lendemain matin, les corps d’armée du roi Kiaï-ji (Çîlâditya) et du roi Kieou-mo-lo (Koumâra), montés sur des vaisseaux, et celui du roi Pa-tch’a (Dhrouvapaṭou), monté sur des éléphants, se disposèrent chacun dans un ordre imposant, et se réunirent près de la Place (le rassemblée. Les rois des dix-huit royaumes se joignirent à eux, et se rangèrent chacun (avec leurs troupes) aux endroits qui leur avaient été assignés.

Le premier jour, dans un des temples couverts en chaume, de la Place des aumônes, on installa la statue du Bouddha, et l’on distribua des choses précieuses et des vêtements de la plus grande valeur ; on servit des mets exquis et l’on répandit des fleurs aux sons d’une musique harmonieuse, et le soir chacun se retira dans sa tente.

Le second jour, on y plaça la statue du Dieu-soleil [Aditya), et l’on distribua des choses précieuses et des vêtements ; mais moitié moins que le premier jour.

Le troisième jour, on y plaça la statue du Dieu suprême (Içvara), et l’on fit les mêmes aumônes qu’à l’installation du Dieu-soleil [Aditya).

Le quatrième jour, on lit des aumônes à environ dix mille religieux qui étaient assis en rangs, et formaient ensemble cent lignes distinctes. Chacun d’eux reçut cent pièces d’or, un vêtement de coton, divers breuvages et aliments, ainsi que des parfums et des fleurs.

Ces distributions terminées, ils se retirèrent.

La cinquième fois, on fit des distributions aux Po-lo-men (Brâhmanes) ; elles durèrent vingt jours.

La sixième fois, on fit des aumônes aux hérétiques ; elles durèrent dix jours.

La septième fois, on fit des aumônes aux mendiants nus [Nirgranthas) des pays lointains ; elles durèrent dix jours.

La huitième fois, on fit des aumônes aux pauvres, aux orphelins, aux hommes seuls (sans famille) ; elles durèrent un mois. Quand ce terme fut arrivé, tontes les richesses accumulées pendant cinq ans dans le trésor royal se trouvèrent complètement épuisées. Il ne resta plus au roi que les éléphants, les chevaux et les armes de guerre, qui étaient nécessaires pour châtier les hommes qui suscitent des troubles et protéger son royaume. Pour ce qui regarde les autres objets précieux, les vêtements qu’il portait, ses colliers, ses pendants d’oreilles, ses bracelets, la guirlande de son diadème, les perles qui ornaient son cou et l’escarboucle qui brillait au milieu de sa crête de cheveux, il les donna tous en aumônes, sans en conserver la moindre chose.

Après avoir épuisé ainsi toutes ses richesses, il demanda à sa sœur un vêtement commun et usé, et, après s’en être couvert, il adora les Bouddhas des dix contrées, se livra avec exaltation aux transports de la joie, et, joignant les mains, il s’écria : « En amassant toutes ces richesses et ces choses précieuses, je craignais constamment de ne pouvoir les cacher dans un magasin solide et impénétrable. Maintenant que j^ai pu (par l’aumône) les déposer dans le champ da bonheur/je les regarde comme conservées à jamais. Je désire, dans toutes mes existences futures, amasser ainsi d^immenses richesses pour faire l’aumône aux hommes, et obtenir les dix facultés divines dans toute leur plénitude. »

Après la clôture définitive des deux magnifiques assemblées[3], les dix-huit rois recueillirent de nouveau des choses précieuses et de grandes sommes d’argent parmi les peuples de leurs états, rachetèrent le riche collier, l’escarboucle de la coiffure, les vêtements royaux, etc. que le roi (Çilâditya) avait donnés en aumônes, les rapportèrent et les lui offrirent. Mais, au bout de quelques ours, les vêtements du roi et les joyaux de la plus haute valeur ftu’ent encore employés en aumônes comme la première fois.

Le Maître de la loi prit congé du roi et lui témoigna le désir de s’en retourner.

« Moi, votre humble disciple, lui dit le roi, je voulais, avec vous, développer et répandre au loin la Loi que nous a léguée le Bouddha. Pourquoi mon vénérahle Maître s’en retourne-t-il subitement ? »

Hiouen-thsang s’arrêta donc encore pendant une dizaine de jours.

De son côté, le roi Koumâra lui donna pareillement les témoignages de dévoûment et d’affection. « Maître, lui dit-il, si vous pouvez rester auprès de votre disciple pour recevoir ses hommages, je regarderai comme un devoir de vous construire cent couvents. »

Le Maître de la loi, voyant que les deux rois persistaient à le retenir, finit par leur adresser des paroles où perçait l’amertume de son cœur : « La Chine, leur dit-il, est séparée d’ici par un intervalle immense, et ce n’est que bien tard qu elle a entendu parler de la loi du Bouddha, Quoiqu’elle en ait une connaissance sommaire, elle n’en peut embrasser l’ensemble. C’est pour cela que je suis venu m’en instruire dans les contrées étrangères. Si je désire aujourd’hui m’en retourner, c’est que les sages de ma patrie soupirent après moi et m’appellent de tous leurs vœux. Aussi ne puisse m’arrêter un instant de plus et mettre en oubli ces paroles des livres sacrés : « Quiconque aura caché la Loi « aux hommes sera frappé de cécité dans toutes ses existences. » Si donc vous retenez davantage Hiouen-thsang, vous serez cause que des peuples innombrables seront privés du bonheur de connaître la Loi ; ne craignes-vons pas d’être frappé aussi de cécité ?

— Maître, s’écria le roi, votre disciple estime et chérit votre haute vertu, et son vœu le plus ardent est de la contempler et de vous servir pour toujours. Si j’empêchais ainsi le bonheur d’une multitude d’hommes, j’avoue que mon cœur serait en proie à la crainte. Je vous laisse libre de partir ou de rester ; mais, si vous me quittez, j’ignore par quelle route vous vous proposez d’effectuer votre retour. Si vous prenez la voie de la mer du Sud, je veux vous faire accompagner par des envoyés officiels.

Sire, répondit le Maître de la loi, lorsque je venais de quitter la Chine, j’arrivai, sur les frontières de l’ouest, dans un royaume nommé Kao-tch’ang, dont le roi, rempli de lumières, était passionné pour la Loi. Quand il eut vu que Hiouen-thsang venait ici pour s’instruire dans la vraie doctrine, il en éprouva une profonde joie, lui fournit en abondance tout ce qui lui était nécessaire, et exprima le vœu qu’à son retour le maître de la loi passât par son royaume et vînt lui rendre visite : c’est un devoir auquel mon cœur ne peut se refuser. Aujourd’hui donc je pars par la route du nord.

— Maître, lui demanda le roi, faites-moi connaître la quantité de provisions qui vous est nécessaire. »

« Je n’ai besoin de rien, » lui dit le Maître de la loi.

— « Je ne puis souffrir, reprit le roi, que vous partiez ainsi. »

En disant ces mots, il ordonna de lui remettre des pièces de monnaie d’or, des vêtements, etc. Le roi Koumâra lui donna aussi une multitude de choses précieuses ; mais le Maître de la loi ne voulut rien recevoir d’eux, à l’exception d’un vêtement de duvet fin nommé Ho-la-li (Hârali ?), provenant du roi Koumâra, et qui était destiné à le protéger, en voyage, contre l’humidité et la pluie. Là-dessus il prit congé et partit. Les deux rois, avec une suite nombreuse, l’accompagnèrent à une distance de plusieurs dizaines de li ; au moment de se dire un dernier adieu, chacun d’eux versa des larmes et poussa de longs soupirs. Le Maître de la loi confia les livres et les statues à un roi de l’Inde du nord nommé Ou-t’i-to (Oudhita ?), qui devait les faire transporter à petites journées sur le dos des chevaux et sur les chars de l’armée. Ensuite, le roi Kiaï-ji (Çilâditya) confia au roi Ou-t’i-to (Oudhita ?) un grand éléphant, ainsi que trois mille pièces d’or et dix mille pièces d’argent pour subvenir aux frais de voyage du Maître de la loi.

Trois jours après le départ de Hiouen-thsang, les rois (Jilâditya), Kieou-mo-lo (Koumâra), Pa-tch’a (Dhrottvapatou), etc. prirent plusieurs centaines de cavaliers et partirent une seconde fois pour le reconduire et lui faire leurs adieux. Telles furent les marques de dévoûinent et d’affection dont le combla Çilddiiya. Ce n’est pas tout : il envoya, en outre, quatre Ta^kouan (conducteurs officiels) quon appelait Mthho-ta-lo (Mahâ" Idras ?). Il écrivit des lettres sur des pièces de coton blanc, et, les ayant cachetées avec de la cire rouge, il ordonna aux Ta-kouan de conduire le Maître de la loi et de présenter ces lettres dans tous les royaumes où il passerait, afin que chaque prince lui fournit successivement des chars pour le conduire jusqu’aux frontières de la Chine.

Après être parti du sud-ouest du royaume de Po-lo-ye-kia {Praydga), Hiouen-thsang marcha pendant sept jours, au milieu d’une grande forêt et de plaines incultes, et arriva au sud de la capitale du royaume de Kiao-chamj-mi (Kâaçâmbi), à l’endroit où le maître de maison Kiu-sse-le (Gôchira ?) donna un jardin au Bouddha.

Après avoir adoré ses vestiges sacrés, il marcha de nouveau au nord-ouest avec le roi Ou-t’i-to (Oudhita ?) pendant l’espace d’environ un mois, et traversa chaque jour plusieurs royaumes. Il adora une seconde fois le monument sacré appelé l’Échelle du ciel ou des Dêvas, fit encore, au nord-ouest, trois Yu-chen-na [Yôdjanas) et arriva à la capitale du royaume de Pi-lo-na-na (lisez : Pi-lo-chan-na, Vîraçana ?)[4] et y resta deux mois. Là il rencontra deux de ses compagnons d’étude, Sse-tseuiouang [Sinharaçmi ?) et Sse-tseu-youeî [Sinhatchandra), qui expliquaient les Traités Kia-ché-chë-lan [Abhidharmakôcha sampârigraha çâstrd)^ Weî-tchi-lun {yidyâ mâtra iddhi çâstra), etc. Ils vinrent ensemble au-devant de lui et l’accueillirent avec des démonstrations de joie.

Quand le Maître de la loi fut arrivé, ils exposèrent, en outre, les explications du Ya-kia (Yôgaçâstra kârikâ ?) et le Touî-fa-lun [Abhidharma çâstra), etc.

À la fin de ces conférences, qui durèrent deux mois, il prit congé d’eux, marcha de nouveau au nord-ouest pendant environ un mois, traversant chaque jour plusieurs états, et arriva au royaume de Che-lan-t’a-lo (Djâlandhara), dont la capitale était la résidence du roi de l’Inde du nord. Il y resta encore un mois.

Le roi Ou-fi-to (Oudhita ?) envoya des hommes pour le guider et l’escorter.

Après avoir marché à l’ouest, pendant vingt-deux jours, il arriva au royaume de Seng-ho-pou-lo [Sinhajoura).

À cette époque, il y avait une centaine de religieux de l’Inde du nord qui portaient des livres sacrés, des statuettes, etc. et profitaient de l’escorte du Maître de la loi pour s’en retourner.

Hiouen-thsang voyagea ainsi pendant une vingtaine de jours au milieu de ravins ordinairement infestés de brigands. Le Maître de la loi, craignant d’être pillé par eux, avait l’habitude d’envoyer en avant un religieux pour éclairer la route. « Si vous rencontrez des brigands, ajoutait-il, vous leur direz : Nous sommes venus de loin pour nous instruire dans la Loi ; ce que nous emportons n’est autre chose que des livres sacrés, des statuettes, des che-li (çarîras) « reliques ; » nous désirons, hommes généreux, que vous nous accordiez secours et protection, et que vous ne formiez point contre nous de desseins hostiles. »

Le Maître de la loi le suivait de loin, à la tête de ses disciples et de ses compagnons de voyage. Ils rencontrèrent souvent des brigands qui ne leur firent aucun mal.

Après avoir marché ainsi pendant une vingtaine de jours, il arriva au royaume de Ta-tcha-chi-lo (Takcha çila), et, une seconde fois, il salua avec respect le lieu où Fo (le Bouddha), sous le nom de Youei-kouangwang (Tchandraprabha râdja ?) fit l’aumône de mille têtes.

À cinquante Yôdjanas au nord-est de Takchaçila, on rencontre le royaume de Kia-chi-mi-lo (Kachmire), dont le roi envoya des messagers au-devant du Maître de la loi pour lui adresser une invitation ; mais la grande quantité de bagages que portaient les éléphants l’empêcha d’y répondre.

Après être resté sept jours (à Takchaçila), il marcha pendant trois jours au nord-ouest et arriva à un grand fleuve appelé Sin-tou (le Sindh). Ce fleuve était large de quatre à cinq li. Les livres, les statuettes et les voyageurs forent embarqués sur un grand bateau, et le Maître de la loi traversa le fleuve monté sur un éléphant^^1. Il avait chargé l’un des messagers de surveiller, sur le bateau, les livres et les graines de fleurs rares de l’Inde ; mais, au moment d’arriver au milieu du courant, il s’éleva une grande tempête, et le bateau, violemment secoué, fut sur le point d’être englouti. Le gardien des livres fot rempli d’effroi et tomba au milieu des flots ; il en fut heureusement retiré par ses compagnons, mais il perdit cinquante manuscrits, les graines de fleurs, et l’on eut même beaucoup de peine à sauver tout le reste.

À cette époque, le roi de Kia-pi-che [Kapiça) qui,

1 Il paraîtra peut-être singulier qu’un fleuve d’une telle largeur puisse être ainsi traversé. Le fait n’est cependant pas impossible ; car nous avons lu quelque part que, dans une de ses guerres contre les Afghans, le célèbre Rundjit-singh lança à travers le fleuve, au-dessous d’Attok, un nombreux corps de cavalerie dont une partie était sous les ordres du général Venture. Il est vrai que beaucoup d’hommes périrent dans ce périlleux trajet. Au surplus, la largeur de l’Indus est loin d’être aussi considérable sur ce point que le ferait penser l’approximation de notre voyageur. Alexandre Bûmes dit que, sous les murs d’Attok, le fleuve est large de 780 pieds et profond de 35. (Voyage à Boukhara, trad. fr. II, 74.) La mesure du lieutenant Wood prise au même endroit, lui a donné 803 pieds de France (286 yards), et il ajoute qu’un peu plus bas, là où le pont de bateau se jette ordinairement, cette largeur est encore moindre. (Journey to the source of the river Oxus, p. 121 et 124.) précédemment, se trouvait dans la ville de Ou-to-kiahan-tch’a (Outakhânda ?), dès la première nouvelle de l’arrivée du Maître de la loi, alla lui-même au-devant de lui sur le bord du fleuve et lui dit : « J’ai appris, vénérable maître, qu’au milieu du fleuve vous avez perdu beaucoup de livres sacrés. N’apportiez-vous pas aussi (les graines de fleurs et de fruits de l’Inde ?

— J’en apportais en effet, répondit-il.

Ç’a été, ajouta le roi, la cause unique du malheur qui vous est arrivé. Depuis l’antiquité jusqu’à nos jours, tel a été le sort des personnes qui ont voulu traverser le fleuve avec une collection de graines de fleurs et de fruits. »

Le roi revint à la ville avec le Maître de la loi et le logea dans un couvent où il resta une cinquantaine de jours. Pour remplacer les livres sacrés qu’il avait perdus, il envoya dans le royaume d’Ou-tchang-na (Oodyàna) plusieurs personnes qui y copièrent les trois recueils de l’Ecole des Kia-^he-pi-ye [Kdçyapiyas).

Le roi de Kia-chi-mi-lo (Kachmire) ayant appris que le Maître de la loi approchait à petites journées, oublia les fatigues d’un long voyage et vint en personne pour lui rendre visite et lui offrir ses hommages ; il ne s’en retourna qu’au bout de plusieurs jours.

Le Maître de la loi, accompagné du roi de Kia-pi-che [Kapiça), marcha au nord-ouest pendant un mois et arriva aux frontières du royaume de Lan-po [Lampd — Lamghan).

Le roi envoya son fils aîné (le prince royal — Kounârarâdjâ), qui ordonna d’abord aux habitants de la capitale et aux religieux de préparer des bannières et des étendards, puis de sortir de la ville et d’aller en grande pompe au-devant du Maître de la loi.

Le roi (de Kapiça) partit à petites journées avec Hiouen-thsang, Quand ils furent arrivés, ils trouvèrent plusieurs milliers de religieux et de laïques formant un magnifique cortège, où brillaient les bannières et les étendards.

À la vue du Maître de la loi, la multitude fit éclater des transports de joie et le salua avec respect. Il s’avança précédé et suivi d’une foule immense qui l’entourait en chantant ses louanges. Arrivé à la capitale, il s’arrêta dans un couvent du grand Véhicule. À cette époque, le roi fit aussi, pendant soixante-quinze jours, une grande distribution d’aumônes, dite la grande distribution pour la Délivrance (Mokcha mahddâna ?).

De là il marcha droit au sud pendant quinze jours et alla dans le royaume de Fa-la-na (Varana) pour y adorer les monuments sacrés.

De là, tournant au nord-ouest, il alla dans le royaume d’O-pO’kien (Avakan ?) ; puis, continuant sa marche dans la même direction, il alla dans le royaume de Tsao-kiu-tch’a (Tsâukouta ?).

De là il fît environ cinq cents li au nord et arriva au royaume de Fo-li-chi-sa-tang-na (Vridjîsthâna ?).

En sortant de ce royaume, du côté de l’est, il arriva (bientôt) aux frontières de Kia-pi-che (Kapiça),

Là, le roi fit encore, pendant sept jours, une grande distribution d’aumônes. Après quoi, le Maître de la loi lui adressa ses adieux et partit.

Lorsqu’il eut fait un yôdjana au nord-est, il arriva à la ville de Km-lou-sa-pang (Krosapam ?) et, prenant congé du roi, il se dirigea vers le nord.

Le roi (de Kapiça) envoya un de ses grands officiers avec une centaine d’hommes, pour accompagner le Maître de la loi, pendant qu’il passerait les montagnes neigeuses [HindoU’koh), et transporter pour lui des fourrages, des vivres et des provisions de voyage.

Après sept jours de marche, ils arrivèrent au haut d’une grande montagne qui offrait un amas de sommets dangereux et de pics effrayants, s’élevant pële-mèle sous les formes les plus étranges et les plus variées. Tantôt on apercevait un plateau, tantôt une flèche élancée ; li scène changeait à chaque pas. Il serait difficile de raconter les périls et les fatigues auxquels ils furent en butte en gravissant ces hauteurs.

Dès ce moment, ne pouvant plus aller à cheval, il ouvrit la marche appuyé sur un bâton.

Au bout de sept jours encore, ils arrivèrent à un passage de montagne, au bas duquel se trouvait un village composé d’une centaine de familles qui élevaient des moutons grands comme des ânes. Le premier jour, il coucha dans ce village et partit au milieu de la nuit, après avoir chargé un des habitants de prendre un chameau de montagne et de lui servir de guide.

Dans ce pays, on rencontre une multitude de ruisseaux couverts de neige et des rivières glacées, où l’on pourrait tomber et périr si l’on n’était conduit, pas à pas, par des indigènes. On marcha, depuis le matin jusqu’au soir, pour traverser tous ces précipices couverts de glace. Dans ce moment, il ne restait plus que sept religieux, vingt domestiques, un éléphant, dix ânes et quatre chevaux. Le lendemain matin, ils arrivèrent au bas du passage de montagne. Ensuite, après avoir suivi des sentiers tortueux, ils purent gravir un sommet qui de loin avait l’aspect de la neige ; une fois arrivés près de la cîme, ils reconnurent qu’il ne se composait que de pierres blanches.

Ce sommet était tellement élevé que les nuages congelés et la neige qu’emporte le vent n’arrivaient point jusqu’à l’extrémité de sa crête. Le jour commençait à s’obscurcir lorsque les voyageurs parvinrent au sommet ; mais ils étaient pénétrés par un vent glacial qui ne leur laissait pas la force de se tenir debout.

Cette montagne n’offrait aucune trace de végétation ; on ne voyait partout que des pierres entassées en désordre et des groupes de pics arides se dressant, à perte de vue, comme une forêt d’arbres dépouillés de feuillage. Elle était si élevée et le vent si impétueux, que les oiseaux mêmes ne pouvaient la traverser en volant ; ce n’était qu’à plusieurs centaines de pas au sud et au nord, en dehors de ce sommet, qu’ils pouvaient prendre leur essor.

Si l’on cherche, dans tout le Djamboudvipa, les sommets les plus élevés, on n’en trouvera pas un seul qui dépasse celui que nous venons de décrire.

Le Maître de la loi ayant fait plusieurs li, en descendant au nord-ouest, trouva un petit terrain où il planta sa tente et passa la nuit ; le lendemain matin il se remit en route.

Apres avoir employé cinq ou six jours à descendre la pente des montagnes, il arriva au royaume de’i4iita-lo-po [Antarava — ylnrferafc), qui jadis faisait partie da ToU’ho’lo [Toukhara). Il y avait trois couvents dont les religieux, au nombre de quelques dizaines, étudiaient la doctrine de Técole Ta-tchong-pou (l’école de la Grande assemblée ou des Mahâsamghikas). On y voyait un Stoipa construit par le roi Wea-ycoa [Açôka).

Le Maître de la loi y resta cinq jours ; puis il descendit au nord-ouest, et ayant fait environ quatre cents li à travers les montagnes, il arriva au royaume de Kowh si’to {Khousta), qui jadis faisait également partie du TW ho’lo [Toukhara).

De là, continuant sa marche au nord-ouest, il fit encore trois cents li à travers les montagnes et arriva au royaume de Kouo qui est situé à côté du fleuve Po-tsou (Vakchou — Oxus). Il forme la frontière orientale du Tou-ho-lo (Toukhara). La capitale s’élève sur le rivage oriental du fleuve (de TOxus).

Hiouen-thsang voyant que le neveu de CAe-Aoa-iUan régnait siu* le Tou-ho-lo [Toukhara) et se donnait le titre de Che-hou, il se rendit à son campement et y resta pendant un mois.

Le Che-hou ayant envoyé une troupe de soldats pour le protéger et l’accompagner, il marcha vers l’est pendant deux jours avec des marchands et arriva au royaume de Moang-kien [Mounkan).

A côté de Moung-kien [Mounkan ) , il trouva encore les royaumes appelés ’O-li-ni [Ami ?), Ho-lo-hou [Rohou — Roh ?)^, Ki-lisse-mo [Kharisma) et Po-li-ho^ qui autre- fois faisaient partie du Tou-ho-lo [Toukhara).

En sortant de Moung-kien [Mounkan), il reprit la route de Test, entra dans un pays de montagnes et, après y avoir fait trois cents li , il arriva au royaume de Hi-mo- ta-lo [Himatala) qui appartenait aussi jadis au royaume de ToU’ho’lo [Toukhara). En général, les mœurs et les coutumes des habitants ressemblent beaucoup à celles des ToU’kioue (Turcs orientaux) ; mais elles en diffèrent par une particularité étrange. Les femmes mariées por- tent siu* leur bonnet im cône (littér. une corne) haut d^environ trois pieds, garni en avant de deux pointes qui désignent le père et la mère du mari ; celle d’en haut se rapporte au père et celle d’en bas à la mère. Si l’un des deux meurt avant fautre , on retranche la pointe qui le désignait ; mais lorsque le beau-père et la belle-mère sont morts, on supprime complètement ce genre de bonnet. De là il reprit sa marche à l’est et, après avoir fait deux cents li, il arriva au royaume de Po-to-tlisang-na

1 Dans l’alphabet phonétique des bouddhistes chinois , le signe initial Ho est un a qui ne se prononce pas devant les mots conunençant par ra. Ainsi ils écrivent Ho-lo-heou-lo pour Râhoula (nomd^hoinme), Ho-lou’pa pour Roûpya (argent).

2 La biographie Sou’kaoseng-tch’oaen (liv. V, fol. 3) donne Pi-li (Pri — Priha ?). (Pâtasthâna ?) qui, pareillement, avait appartenu jadis au Toa-ho-lo [Toukhara).

De là il tourna au sud-est, fit deux cents Il à travers les montagnes et arriva au royaume Kie-po-^ien [Khavakan)^^1.

De là, continuant au sud-est, il suivit une route hérissée de précipices et, après avoir fait ainsi trois cents li, il arriva au royaume de Kia-lang^na {Koarana).

De là il se dirigea vers le nord-est, fit cinq cents li à travers les montagnes et arriva au royaume de Ta-mosi-iie-ti ( Dhamasthiii ? ) qui est situé entre deux montagnes, dans le voisinage du fleuve Po-tsou ( Vakchoa — Oxus). Il produit d'excellents chevaux, petits de taille, mais très-vigoureux. Les habitants ne connaissent ni Furbanité, ni la justice ; ils sont d'un caractère violent et d'une laideur repoussante. La plupart d'entre eux ont des yeux d'un vert bleuâtre, ce qui les fait distinguer entre tous les autres peuples. On compte dans ce pays une dizaine de couvents.

Après avoir quitté ce royaume, en marchant au nord des grandes montagnes, on arrive au royaiune de Chik'i-ni [Si(]hnak) dont la capitale s'appelle Hoen-fo-to. On y voit un couvent qui a été construit par l'un des anciens rois de ce royaume.

Dans ce couvent, il y a une statue du Bouddha, sculptée en pierre, au-dessus de laquelle existe un dôme circulaire, en cuivre doré, resplendissant d'une grande variété de pierres précieuses. Il se tient tout seul

1 Dans le Si-yu ki, ce mémo royaume est appelé In-po-kien (Invakan ?). dans l’air au-dessus de la tête du Bouddha, Si quelqu’un fait le tour de la statue pour l’honorer, le dôme tourne avec lui et s’arrête en même temps. Personne ne peut s’expliquer la cause de ce prodige.

Lorsqu’on a traversé le royaume de Ta-mo-si-fie-ti [Dhamasthiti ?), (et qu’on a marché au sud des grandes montagnes^^1), on arrive au royaume de Chang-mi[Çâmhî ?).

De là, reprenant la direction de l’est, après avoir fait sept cents li à travers les montagnes, il arriva à la vallée de Po-mi-lo [Pamir). Cette vallée a mille li de Test à l’ouest et cent li du sud au nord. Elle est située entre deux montagnes neigeuses et forme le centre des monts Tsang-ling. On y est tourmenté par des rafales de vent, et les tourbillons de neige ne cessent pas même au printemps ni en été. Comme le sol y est presque constamment gelé, on n’y voit que des plantes maigres et rares ; aussi les grains n’y peuvent-ils réussir. Tout ce pays n’offre qu’une triste solitude où l’on ne trouve nuls vestiges humains.

Au centre (de cette vallée), il y a un grand lac^^2 qui a trois cents li de l’est à l’ouest et cinq cents li du sud

1 J’extrais cette addition du Si-yu-ki, liv. XII, fol. 8.

2 C’est le Sir-i-kol, visité par le lieutenant Wood en 1830, et où le bras principal de l’Oxus a sa source. Il est très-curieux de lire en re- gard du récit de Hiouen-thsang, la relation du voyageur aurais dans cette région glacée. (J. Wood’s Joumey to the source of the river Oxas, Lond. 1841, in-8°, chap. xxi.) Mais celle du voyageur chinois est très- exagérée, quant aux dimensions du lac ; Wood ne lui donne que 14 milles environ de l’est à l’ouest, sur un mille seulement de largeur moyenne. Peut-être les neiges produisent-elles de loin cette illusion. au nord. Il est situé au milieu du Djamboudvipa, sur un plateau d’une hauteur prodigieuse. Si on le regarde de loin , il s’étend comme une mer immense dont Tœil ne peut découvrir les bornes. Les animaux qui peuplent ses eaux offrent une variété infinie ^ A entendre le bruit des vagues qui se heurtent en mugissant, on dirait les clameurs d’un vaste marché où s’agite une multitude sans nombre.

On voit dans ce pays des oiseaux hauts d’un tchang (dix pieds). Ces oiseaux sont probablement de la même espèce que ceux dont les œufs, gros comme une petite cruche, s’appelaient autrefois les grosses coques des Tiao-tchi (Tadjiks)^^2. Ce lac se partage à l’ouest et il en sort un fleuve qui, coulant à l’ouest, arrive jusqu’aux frontières orientales du royaume de Ta-mchsi-fie-ti [Dhor masihiii ?), et se joint au fleuve Po-tsou {Oxus) ; leurs eaux coulent à l’ouest et vont se jeter dans la mer.

Toutes les rivières de droite viennent aussi se réunir ensemble.

Le même lac se partage à l’est, et il en sort un grand fleuve qui, se dirigeant à l’est, arrive jusqu’à la fron- tière occidentale du royaume de Kie-cha [Khachgar)^ se réunit au fleuve Si-lo [Sita)^ coule avec lui à l’est et va se jeter dans la mer.

Toutes les rivières de gauche se réunissent également ensemble. En dehors des montagnes qui sont situées au sud de

1 Littéralement : mille sortes, dix mille espèces.

2 La description de cet oiseau des Tiao-tchi se rapporte à l’autruche cette vallée, on rencontre le royaume de Po-lo-lo (Bolor) qui abonde en métaux précieux, et où Tor est de couleur rouge. Le lac de Pamir, dans la partie qui va du sud au nord, correspond au lac ’A-neou (Anavatapta).

Après être sorti de cette vallée, du côté de l’est, il franchit des cimes pleines de précipices, traversa des chemins couverts de neige et, après avoir fait cinq cents li, il arriva au royaume de Ko-pan-t’o (Khavandha ?). La capitale s’appuie sur le flanc d’une haute montagne. Au nord, elle a derrière elle[5] le fleuve Si-to (Sita) qui va se jeter dans la mer du coté de Test. Le lac Yen-tse (lac salé — le lac Lop) coule sous terre, sort des monts Tsichi-chan et donne naissance à notre fleuve Ho (Hoang-ho) « fleuve Jaune. »

Le premier roi de ce pays, doué de jugement et d’intelligence, fonda le royaume et eut des successeurs qui occupèrent le trône pendant une longue suite d’années. Il disait que ses ancêtres descendaient du dieu de la Chine, et, pour cette raison, il se donnait le titre de Tchi-na-ti-po-kiw-ta-lo (Tchîna déva gôtra).

Dans l’antique palais du roi, on voit le couvent d’un ancien maître des Castras, le respectable Tong-cheou (Koumâradjîva), qui était originaire du royaume de Ta-tcha-chi-lo (Takchaçilâ). Doué d’une pénétration divine et de l’esprit le plus brillant, il lisait et écrivait chaque jour trente-deux mille mots. Il avait étudié, en se jouant, toutes les branches de la doctrine, et s’était exercé avec succès, dans l’art de la composition. Il avait écrit plusieurs dizaines de traités (Çâstras) qui tous étaient fort répandus et jouissaient d’une haute estime. Dans l’origine, Tong-cheou (Koumâradjiva) avait été un maître célèbre de l’école appelée King-pou (c’est-à-dire de l’école des Sâutrântikas).

À cette époque (c’est-à-dire sous le premier roi), il y avait dans l’est, Ma-ming (Açvaghôcha) ; dans le sud, Ti’po (Dêva) ; dans l’ouest, Long-meng (Nâgârdjouna) ; dans le nord, Tong-cheou (Koumâradjîva), qu’on appelait les quatre soleils (Tchatvârasoûryas), parce qu’ils pouvaient répandre la lumière sur les doutes des hommes.

Tong-cheou (Koumâradjîva) jouissait d’une si haute réputation, que le premier roi, lorsqu’il attaqua en personne le royaume (de Takchaçilâ), vint au-devant de ce docteur et lui offrit ses hommages.

À trois cents li au sud-est de la ville, on arrive à un grand rocher qui s’élève en forme de mur. On y voit, dit-on, deux chambres creusées dans le roc, dont chacune renferme un Lo-han (Arhân) qui, ayant éteint (le principe de la pensée), est arrivé à l’extase complète. Ils sont assis dans une posture droite, sans faire aucun mouvement. On les prendrait pour des hommes exténués par le jeûne ; mais, quoiqu’ils soient là depuis plus de sept cents ans, leur corps ne donne aucun signe de décomposition.

Le Maître de la loi demeura une vingtaine de jours dans ce royaume ; puis il se remit en route dans la direction du nord-ouest. Au bout de cinq jours, il rencontra une troupe de brigands. Les marchands qui l’accompagnaient furent saisis de crainte et gravirent les montagnes. Plusieurs éléphants, poursuivis avec acharnement, tombèrent dans l’eau et périrent. Quand les brigands furent passés, Hiouen-thsang s’avança lentement avec les marchands, descendit des hauteurs, du côté de l’est, et, bravant un froid rigoureux, continua sa marche à travers mille dangers. Après avoir parcouru ainsi huit cents li, il sortit des monts Tsong-ling et arriva au royaume de Ou-cha (Och — Takht Soleyman).

À deux cents li, à l’ouest de la capitale, il y a une grande montagne hérissée de pics hardis et escarpés, au haut de laquelle s’élève un Stoupa. Voici ce que rapporte à ce sujet la tradition.

Il y a plusieurs centaines d’années, le tonnerre gronda et fit écrouler (une partie de) la montagne, dont les grottes servaient d’asile à un Bhikchou d’une taille extraordinaire, qui était assis les yeux fermés, et dont les cheveux et la barbe descendaient en touffes épaisses et couvraient ses épaules et son visage.

Des bûcherons, l’ayant vu, allèrent en informer le roi qui s’empressa d’aller le Contempler et lui rendre ses devoirs. Cette nouvelle s’étant répandue parmi les magistrats et les hommes du peuple, une foule immense accourut de tous côtés pour offrir ses hommages au Bhikchou qui bientôt se trouva entouré de monceaux de fleurs.

« Quel est cet homme ? » demanda le roi.

— « C’est, répondit un religieux, un Lo-han (Arhân) qui a quitté la famille (embrassé la vie religieuse) et qui, ayant éteint le principe de la pensée, est entré dans l’extase complète. Depuis ce temps-là, il s’est écoulé bien des années. Voilà pourquoi ses cheveux ont poussé d’une manière si extraordinaire. »

« Comment l’éveiller et le faire lever ? » demanda le roi.

— « Quand un homme, dit le religieux, sort de l’extase, après avoir été privé de nourriture pendant de longues années, son corps tombe bientôt en décomposition. Il faut d’abord l’humecter avec de la crème et du lait pour lubrifier et assouplir ses muscles. Ensuite on frappera le ghantâ (la plaque de métal sonore), pour l’émouvoir et l’éveiller ; peut-être qu’alors il pourra se lever. »

« C’est bien, » dit le roi.

Aussitôt, suivant le conseil du religieux, on l’arrosa avec du lait et l’on frappa le ghantâ. L’Arhân ouvrit les yeux et regardant autour de lui : « Qui êtes-vous, dit-il, vous tous qui portez l’habit religieux ? »

— « Nous sommes des Bhikchous, » lui fut-il répondu. « Où est maintenant, reprit l’Arhân, mon maître Kia-che-po-jou-lai (Kâçyapa tathâgata) ? »

— « Il y a bien longtemps, répondit le Bhikchou, qu’il est entré dans le Nie-pan (Nirvana). » En entendant ces mots, il laissa échapper un cri de douleur ; puis reprenant : « Chi-kia-wen-fo (Çâkyamouni bouddha), demanda-t-il, est-il parvenu ou non à l’ Intelligence complète, sans supérieure (Anouttara samyaksambôdhi) ? »

— « Oui y sans doute, et après avoir procuré le bonheur à toutes les créatures, il est entré dans le silence et l’extinction [le Nirvana).

À ces mots, il baissa les yeux ; puis, après une longue pause, il souleva de la main sa longue chevelure et s’éleva majestueusement dans les airs. Alors, par un prodige divin, il se changea en un globe de feu qui consuma son corps, et ses ossements tombèrent sur la terre.

Le roi et les religieux de la Grande assemblée recueillirent ses reliques et élevèrent un Stoûpa qui était précisément la tour dont nous venons de parler.

De là il se dirigea au nord et, après avoir fait cinq cents li, il arriva au royaume de Kie-cha (Khachgar).

De là il tourna au sud-est et fit environ cinq cents li ; puis il passa le fleuve Si-to [Sita], franchit un grand passage de montagne et arriva au royaume de Tcho-kiukia (Tchakouka — Yerkiang).

Au sud de ce royaume, il y a une grande montagne où l’on voit une multitude de chambres en forme de niches. Beaucoup de saints personnages de l’Inde, parvenus au fruit (de Bôdhi — de l’Intelligence), se transportent en cet endroit au moyen de leur puissance divine et s’y reposent en paix ; aussi en compte-t-on un grand nombre qui y sont entrés dans le silence et l’extinction (le Nirvana). En ce moment, il y a encore trois Arhân qui se sont fixés dans ces grottes escarpées, et qui, après avoir éteint le principe de la pensée, sont entrés dans l’extase complète. Comme leurs cheveux et leur barbe croissent peu à peu, les religieux vont de temps en temps les couper.

Dans ce royaume, on possède une multitude de traités (lu grand Véhicule, qui forment plusieurs dizaines d’ouvrages contenant ensemble cent mille çlôkas.

De là il prit la direction de l’est et, après avoir fait huit cents li, il arriva au royaume de Kiu-sa-tan-na (Koustana — Khotan), dont la plus grande partie n’offre que des plaines couvertes de pierres et de sables. Le reste est favorable à la culture des grains et abonde en productions de tout genre. On tire de ce pays des tapis de laine, du feutre fin, du taffetas habilement tissé, du jade blanc et du jade noir. Le climat est tempéré, les habitants observent la justice et les rites ; ils estiment l’étude et aiment la musique. Leurs mœurs respirent la droiture et l’honnêteté, et, sous ce rapport, ils diffèrent beaucoup des autres barbares. À l’exception de quelques légers changements, les caractères de leur écriture sont les mêmes que ceux de l’Inde^^1 ; mais la langue est fort différente. Us professent un grand respect pour la loi du Bouddha.

On y compte cent couvents qui renferment environ cinq mille religieux, adonnés, en général, à l’étude du grand Véhicule. Le roi est brave, prudent, belliqueux, et plein de déférence et d’affection pour les hommes vertueux. Il se flatte de descendre du dieu Pi-cha-men (Vâiçravana) « le dieu des richesses. »

1 Ce passage est tiré du Si-yu-ki, liv. XII, fol. 14.

Le premier aïeul du roi était le fils aîné du roi Açôka et résidait dans le royaume de Ta-tcha-chi-lo (Takchaçilâ). En ayant été exilé, il alla au nord des montagnes neigeuses, où il menait une vie nomade, cherchant pour ses troupeaux de l'eau et des pâturages. Etant arrivé dans ce pays, il y établit sa résidence. Comme il n'avait point d'héritier mâle, il alla un jour prier dans le temple du dieu Pi-ha-men (Vâiçravana). Tout à coup le haut du front (de la statue) du dieu s'ouvrit et il en sortit un garçon ; de plus, sur le terrain qui faisait face au temple, il vit naître subitement un parfum d'une douceur extraordinaire, ayant la forme d'une mamelle. Il le recueillit et en nourrit l'enfant qui devint bientôt grand et fort.

À la mort du roi, il monta sur le trône, étendit au loin la renommée de sa puissance et de sa vertu, et subjugua un grand nombre de royaumes par la force de ses armes. C'est de lui que descend le roi actuel. Comme son ancien aïeul avait été nourri par une mamelle miraculeusement sortie de terre, on donna à son royaume le nom de Mamelle de la terre (Koustana).

Dès que le Maître de la loi fut entré dans les frontières de ce royaume, il arriva à la ville de Po-kia-i (Pôgaï ?). Dans cette ville, il y a une statue du Bouddha qu'on a représenté debout. Elle a environ sept pieds de hauteur ; sa tête est surmontée d'un bonnet précieux et sa figure arrondie respire la majesté. Il interrogea les anciennes traditions et voici ce qu'il apprit à ce sujet.

Jadis, cette statue se trouvait dans le royaume de Kia-chi-mi-lo (Kachmire) ; elle vint dans celui-ci à la prière du roi.

Il y avait autrefois un Lo-han (Arhân) qui avait pour disciple un Cha-mi (Çramanêra) dont le corps était couvert d’une sorte de lèpre. Comme il sentait approcher sa fin, il demanda un gâteau de riz imprégné de vinaigre. Le maître, à l’aide de sa pénétration divine, vit qu’il y en avait à Kou-sa-tan-na (Koustana — Khotan). Il s’y transporta sur-le-champ par sa puissance surnaturelle, en demanda un et revint le donner à son disciple. Quand le Cha-mi (Çramanéra) eut mangé ce gâteau, il fut rempli de joie et exprima le désir de renaître dans ce royaume.

L’énergie de son vœu n’ayant point rencontré d’obstacle, après sa mort il naquit dans la famille du roi (de Khotan). Lorsqu’il lui eut succédé et lut monté sur le trône, il se distingua par sa prudence et ses talents, et forma le projet de s’agrandir par des conquêtes. Alors il franchit les montagnes neigeuses et alla attaquer le royaume qu’il avait habité jadis.

Le roi de Kachmire choisit des généraux et exerça ses troupes pour repousser l’ennemi.

« Sire, lui dit l’Arhân, ne prenez pas la peine de tirer l’épée ; je me charge de l’éloigner. »

Il se rendit alors au palais du roi de Kia-sa-ian-wi (Kousfana), lui fit connaître la cupidité et les violences du roi Ting-sing (Moùrddhadja) « né de la tête d’un dieu » et lui montra les vêtements de religieux que lui-même (le roi actuel) avait portés dans sa vie antérieure.

À cette vue, le roi, acquérant la connaissance de son existence passée, fut pénétré de honte ; il se lia d’amitié avec le roi de Kachmire et renonça à ses projets. Alors il alla au-devant de la statue qui avait été anciennement l’objet de ses hommages et revint dans ses états à la suite de son armée. Quand la statue fut arrivée dans cette ville, elle s’arrêta et cessa d’avancer. Le roi joignit ses efforts à ceux de son armée pour la transporter ; mais nulle puissance humaine ne put la faire bouger de place. En conséquence, il fit construire, au-dessus de la statue, une petite chapelle et invita les religieux à venir l’adorer. Il donna son bonnet précieux, qui avait pour lui une valeur d’affection, et en orna la tête du Bouddha. Ce bonnet existe encore aujourd’hui. Il est enrichi de pierres précieuses et les visiteurs ne peuvent le voir sans témoigner leur admiration.

Le Maître de la loi resta sept jours. Quand le roi de Yu-thien (Khotan) eut appris que le Maître de la loi approchait de ses frontières, il alla en personne au-devant de lui pour lui rendre visite et repartit le lendemain.

Le roi, retournant d’avance dans sa capitale, laissa près de lui ses fils pour le servir.

Le second jour, le roi envoya au-devant de lui plusieurs Ta-kouan (conducteurs officiels). Il coucha à quarante li de la ville. Le lendemain, le roi, accompagné d’une foule de religieux et de laïques, alla l’attendre à gauche de la route, avec de la musique et des corbeilles de fleurs.

À son arrivée, le roi l’invita à entrer dans la ville et l’installa dans un couvent de l’école des Sa-p’o-to (Sarvâstivâdas) qui suivaient la doctrine du petit Véhicule.

À dix li au sud de la ville royale, il y a un grand couvent qui fut construit par le premier roi de ce royaume, en l’honneur de l’Arhân Pi-lou-tche-na (Vâirôtchana).

Jadis, lorsque la doctrine bouddhique n’était pas encore parvenue dans ce royaume, cet Arhân y était arrivé du royaume de Kachmire et s’était fixé en silence au milieu d’une forêt. À cette époque, il y eut des personnes qui, l’ayant vu, furent frappées de son extérieur et de son costume étranges. Elles en informèrent aussitôt le roi, qui voulut aller en personne pour examiner ses manières et sa conduite.

« Qui êtes-vous, lui demanda-t-il, pour demeurer ainsi au milieu d’une forêt sauvage ? »

— « Je suis, répondit-il, un disciple de Jou-laï (du Tathâgata) : c’est la Loi qui m’impose ce séjour solitaire. »

« Qu’entendez-vous, lui demanda le roi, par ce nom de Jou-laï (Tathâgata) ? »

— « Jou-laï (Tathâgata), répondit-il, est un titre honorifique de Fo-to (du Bouddha). Jadis I-tsie-i-tch’ing (Sarvârthasiddha), fils ainé du roi Tsing-fan (Çoaddhôdana), fut ému de compassion en voyant tous les hommes plongés dans un océan de doideurs, sans qu^il y eut personne pour les délivrer et leur offrir un asile. Alors, renonçant à une immense fortune, propre à doter mille fils, et au trône de roi Tchakravarttî, des quatre Tcheou (Tchatvâradvîpas), il alla vivre dans la retraite, au milieu d’une forêt, pour arriver à l’Intelligence. Au bout de six ans, le fruit (de Bôdhi) se trouvant parfait, il obtint un corps de couleur d’or et arriva au rang d’Arhân. Il répandit la douce rosée (amrĭta) dans le Parc des cerfs (Mrĭgadava) et fit briller la perle maṇi sur le Pic du Vautour (Grĭdhrakoûta parvata) ; pendant quatre-vingts ans, il répandit sa doctrine, il procura la joie et le bonheur aux hommes et vécut d’aumônes.

« Lorsqu’il se fut livré au calme absolu (c’est-à-dire au Nirvana) pour rentrer dans l’état de pureté, il légua sa statue, il légua des textes sacrés, qui se sont transmis d’âge en âge et subsistent encore aujourd’hui. Pour vous, ô roi, grâce à vos vertus passées, vous avez obtenu le titre de maître des hommes et vous êtes appelé à tourner la roue de la Loi (c’est-à-dire à enseigner la Loi) pour devenir le refuge et l’appui des êtres intelligents. Que penserait-on de votre sagesse, si vous fermiez les yeux et restiez sourd à mes paroles ? »

« Hélas ! dit le roi, mes fautes s’accumulent depuis bien longtemps. Je n’avais jamais entendu prononcer le nom du Bouddha ; aujourd’hui, qu’un saint homme a daigné faire descendre ses bienfaits sur moi, j’en éprouve un surcroît de bonheur. Puisqu’il a légué sa statue et des textes sacrés, mon vœu le plus ardent est d’adorer son image et de suivre sa doctrine. »

— « Si tel est votre désir, reprit l’Arhân, il faut d’abord que vous construisiez un couvent ; alors la divine statue y viendra d’elle-même. »

Là-dessus, le roi s’en retourna, puis, avec ses officiers, il alla choisir un terrain heureusement situé, chercha des ouvriers habiles, et, après avoir demandé à l’Arhân le modèle et le plan qu’il devait suivre, il s’occupa de la construction.

Quand le couvent fut achevé, le roi l’interrogea encore : « Le Kia-lan (Samghârâma) est fini, lui dit-il, mais où est la statue du Bouddha ? »

— « Que Votre Majesté, répondit l’Arhân, montre seulement une foi entière, et la statue ne tardera pas à arriver. »

Le roi, avec ses grands officiers, les magistrats et le peuple, brûlèrent des parfums, répandirent des fleurs et restèrent debout, animés tous du même sentiment ; et, après quelques instants, on vit la statue du Bouddha qui descendit du haut des airs et vint se placer sur le trône qui lui était destiné. Elle répandait une lueur éclatante, et la figure du dieu était empreinte de calme et de majesté.

À cette vue, le roi éprouva une vive allégresse, et se félicita hautement de son bonheur. Puis il pria l’Arhân d’expliquer la Loi à la multitude.

Alors, avec les habitants du royaume, il institua, en l’honneur de la statue, des fêtes et des offrandes d’Aune grande magnificence. On voit, par ce qui précède, que ce Samghârâma fut le premier qu’on éleva dans ce royaume.

Le Maître de la loi, ayant perdu une partie de ses livres sacrés en passant un fleuve (le Sindh), ne fut pas plus tôt arrivé à Khotan qu’il envoya des hommes à Kiutchi [Koutché) et à Sou-le [Khachgar) pour en chercher d’aulres^ ; mais, bien que le roi l’eût retenu quelque temps auprès de lui, il partit avant de les avoir reçus.

Alors il écrivit une lettre et chargea un jeune homme du pays de Kao-tch’ang de suivre des marchands et ses compagnons de voyage, de la présenter au roi et de lui dire qu’autrefois il était allé chercher la Loi dans le royaume des Brahmanes, et que, maintenant, ayant eu le bonheur de revenir, il était arrivé au royaume de Yu-thien (Khotan).

Sa lettre était ainsi conçue : « Paroles du Çramana Hiouen-thsang : Moi, Hiouen, j’ai entendu dire que Mahiang, Kaî-tchen et Tching-hiouen allèrent trouver des maîtres qui étaient les soutiens des mœurs publiques ; Fo-seng^^1 brilla par ses lumières et sa sagacité ; Tchao-tsou^^2 fonda des écoles au midi du fleuve Tsi. On voit par là quel fut jadis le zèle des lettrés. Si donc les anciens allèrent au loin pour chercher la science, qui oserait aujourd’hui redouter les fatigues d’un long voyage, et ne pas aller chercher, avec passion, les traces mystérieuses des Bouddhas qui se sont voués au bonheur du monde, et l’explication merveilleuse des Trois recueils qui servent à briser les liens du siècle ? Moi, Hiouen-thsang, j’ai su de bonne heure que, jadis, le Bouddha, né dans l’occident, a légué sa doctrine qui s’est

1 Fo-seng, nom d’un célèbre vieillard du temps des Han, qui avait conservé dans sa mémoire une grande partie du Chou-king.

2 Tchao-tsou, lettré des Han, qui reçut le Chou-king des mains de Fo’Seng. Cf. Tseng-pou-chi-tso-tsien-chi, liv. III, fol. Sy. propagée dans l’est (en Chine) ; mais comme les textes précieux qui en renferment les principes étaient arrivés jusqu à nous mutilés et incomplets, je me suis préoccupé longtemps de l’idée d’aller les chercher au loin, sans prendre aucun souci de ma vie. C’est pourquoi, dans le quatrième mois de la période Tching-kouan (en 629), bravant des périls et des obstacles sans nombre, je suis parti secrètement pour le Thien-tchou (TLide) ; j’ai traversé des plaines immenses de sables mouvants, j’ai franchi les hauteurs gigantesques des montagnes neigeuses, j’ai traversé les passes escarpées des portes de fer et les flots impétueux de la mer chaude (du lac 7emourtou). Parti de la cité divine de Tchang-^’an (5i’an-fou), j’ai terminé mon voyage à la ville neuve de la résidence du roi. Dans cette longue pérégrination, j’ai parcouru près de cinquante mille li (cinq mille lieues). Malgré la diflercnce des mœurs, la diversité des climats et les dangers innombrables que j’ai rencontrés, fort de la protection du ciel, je suis arrivé partout sans accident. J’ai été comblé d’hommages, mon corps n’a point connu la souffrance, et les vœux de mon âme ont été pleinement accomplis.

« En effet, j’ai eu le bonheur de contempler le mont Ki-che-kou (Grïdhrakoûta — le Pic du Vautour), et l’arbre de Bodhi ( de Y Intelligence) ; j’ai vu des monuments divins, j’ai entendu expliquer des livres sacrés inconnus avant moi^^1 ; j’ai été témoin des plus grands

1 L’auteur veut dire évidemment qu’aucun de ses compatriotes ne les avait connus avant lui. prodiges du monde^^1, j’ai annoncé aux peuples étrangers les vertus et les bienfaits de notre auguste souverain^^2, et, par là, j’ai fait éclater en son honneur leurs louanges et leurs respects. J’ai voyagé pendant dix-sept ans. Maintenant, après avoir quitté le royaume de Polo-ye-kia (Prayâga], j’ai passé les frontières de Kia-piche (Kapiça), j’ai franchi les monts Tsong-ling et j’ai traversé la vallée de Po-mi-lo’ (Pamir). En revenant dans ma patrie, j’ai pénétré dans le royaume de Yu-thien (Khotan).

« Le grand éléphant dont je me servais s’étant noyé, faute de chars pour transporter la grande quantité de livres sacrés que j’avais recueillis, j’y suis resté quelque temps ; mais, n’ayant pas encore trouvé de voiture, je vais partir, avec toute la célérité possible, pour aller rendre visite à Votre Majesté. Ne pouvant contenir plus longtemps l’élan de mon admiration et de mon respect, j’ai osé vous envoyer un laïque de Kao-tch’ang, nommé Ma-hiouen-tchi, qui est parti à la suite d’une compagnie de marchands pour vous porter cette lettre et vous informer d’avance de mon retour. »

Après le départ du messager, comme les religieux de Yu-thien expliquaient le Yu-kia (le Yôgaçâstra), le Touï-fa-lun (l’Abhidharma çâstra), le Kiu-che-lun (le Kochaçâstra), le Che-ta-^hing-lan (le Mahâyâna sampârigraha çâstra), en un jour et une nuit, ils achevaient

1 Par exemple de l’apparition de l’ombre du Bouddha, liv. II, p. 8 1.

2 Allusion au passage où Hiouen-thsang répond aux questions de Çîlâditya sur le prince de Thsin, liv. V, p. 289. d’ordinaire l’exposition de ces quatre Traités célèbres. Le roi, avec une multitude de religieux et de laïques, embrassa les principes de ces docteurs dont les disciples se multipliaient de jour en jour.

Ces conférences durèrent de sept à huit mois, au bout desquels le messager revint. Le roi de Kao-tch’ang avait daigné lui répondre et avait envoyé, au-devant de lui, un de ses officiers chargé d’une lettre pleine de bienveillance, qui était ainsi conçue : « Quand j’ai appris que le Maître de la loi, qui était allé chercher la doctrine dans les contrées étrangères, avait heureusement effectué son retour, j’en ai éprouvé une joie inexprimable. Je le prie de venir promptement me voir. Je permettrai aux religieux de ce royaume qui entendent la langue sacrée de l’Inde, et qui sont versés dans Texplication des livres, de venir lui offrir leurs hommages. J’ai déjà adressé plusieurs décrets à Yu-thien [Khotan) et autres lieux, pour que les princes des divers royaumes lui fournissent une escorte et ne le laissent manquer ni de domestiques ni de chars. J’ai ordonné aux magistrats de Tun-hoang [Cha-tcheou) d’aller au-devant de lui dans le désert de sables mouvants, et j’ai recommandé au prince do Chen-clien d’aller, à Tsiu-mo, à sa rencontre.

À peine le Maître de la loi eut-il reçu ce décret, qu’il fit ses préparatifs de départ. Le roi de Yu-thien (Kholan) lui donna une grande quantité de vivres et de provisions.

Après avoir quitté la capitale et avoir fait trois cents li, il rencontra, à l’est, la ville do Pi-mo (Bhima ?). Dans cette ville, on voit une statue du Bouddha représenté debout ; elle est haute de trente pieds et se distingue à la fois par la beauté des formes et par une attitude grave et sévère. Elle opère, en faveur de ceux qui invoquent le Bouddha y une multitude de miracles. Si un homme est malade, et que, suivant l’endroit où il souffre, on colle une feuille d’or sur la statue, il obtient une guérison immédiate. Les vœux et les demandes qu’on lui adresse sont presque toujours couronnés de succès.

La tradition rapporte que cette statue fut exécutée jadis par le roi de Oudjdjayana (Oudjein), lorsque le Bouddha se trouvait dans le royaume de Kiao-chang-mi (Kâuçâmbî). Après le Nirvana dix Bouddha, elle s’éloigna rapidement (à Oudjdjayana) y et se transporta au nord de ce royaume (Khotan), dans la ville de ’O-lao-lo-kia ; ensuite elle s’enfuit de nouveau et arriva en cet endroit (dans la ville de Pi-mo — Bhîma ?).

La tradition dit encore que, après l’extinction de la loi de Çâkya ( du Bouddha), la statue entrera dans le palais des dragons.

En quittant la ville de Pi-mo (Bhima ?), du côté de l’est, le Maître de la loi entra dans un désert de sables et de pierres. Après avoir fait deux cents li, il arriva à la ville de Ni-jang.

Au sortir de cette ville, il entra, à l’est, dans une immense plaine de sables mouvants que le vent faisait voler en tourbillons. On n’y voyait ni eaux ni pâturages et l’on était exposé à mille périls de la part des démons. Lorsqu’on regardait dans le lointain, on n’apercevait nulle part ni routes, ni sentiers, et les voyageurs, allant ou venant, n’avaient pour se guider d^autres indices que des amas d’ossements d’hommes et d’animaux. Nous avons dit, au commencement de cet ouvrage, combien ce pays était sauvage et impraticable.

Après avoir fait encore quatre cents li, il arriva à l’ancien royaume de Tou-ho-lo (Toukhara) ; il fit encore six cents li, et arriva à l’ancien royaume de Tchê-mo-t’o-na (Tchamadhana ?) qui était un pays du royaume de Tsie-mo.

De là, tournant au nord-est, il fit environ mille li, et arriva à l’ancien royaume de Na-fo-po (Navapa ?) appartenant au pays de Leou-lan.

De là, après divers détours, il arriva aux frontières de la Chine. Alors, ayant obtenu des chars, il renvoya les messagers de Yu-thien (Khotan) avec leurs chameaux et leurs chevaux. L’empereur ayant rendu un décret pour qu’on les récompensât de leurs services, ils partirent sans vouloir rien accepter.

En arrivant à Cha-tcheou, il adressa une lettre à l’empereur, qui résidait alors à Lo-yang. Quand cette lettre fut arrivée, ce prince apprit alors que le Maître de la loi approchait à petites journées. Il adressa un décret à Fang-hiouen-ling, du titre de Tso-po-che (ministre de la gauche) et comte du royaume de Liang, qu’il avait laissé pour gouverner la capitale de l’ouest (Si-’an-fou), et le chargea d’ordonner aux magistrats d’aller au-devant du voyageur.

Le Maître de la loi, ayant appris que l’empereur désirait l’interroger sur son voyage, qu’il avait été assez coupable pour exécuter (sans ordre spécial), dans des contrées lointaines, craignit de montrer de la lenteur et de ne pas arriver à temps. Alors il s’avança à marches forcées, et arriva promptement sur le canal impérial.

Les magistrats, qui ignoraient le cérémonial des réceptions, n’eurent pas le temps de faire les préparatifs convenables. Mais le bruit de son arrivée se propagea avec la vitesse de l’éclair et les rues se remplirent bientôt d’une multitude immense, avide de le contempler et de lui offrir ses hommages. Quand il fut débarqué, il essaya en vain de percer la foule et se décida à passer la nuit sur le grand canal.

  1. C’est-à-dire toutes les parties de l’empire.
  2. C’est-à-dire le soleil, la lune et les étoiles, un instant voilés et obscurcis.
  3. La première où l’on convoqua les plus célèbres docteurs de l’Inde pour discuter avec Hiouen-thsang ; la seconde, décrite ci-dessus, où l’on fit une immense distribution d’aumônes.
  4. Al. Cunningham lit Pilousana.
  5. Littéralement : elle tourne le dos à.