Histoire de la ville de Saint-Brieuc/1

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HISTOIRE
DE
LA VILLE DE SAINT-BRIEUC







PREMIÈRE PARTIE


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CHAPITRE PREMIER
DU Ier AU Xle SIÈCLE.


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I. Souvenirs celtiques et romains. — II. ve siècle. — Arrivée des Bretons insulaires : Brieuc, Rigwal, Fracan. — III. vie siècle. — Rigwal II ou Rivallon. — La Domnonée. — IV. ixe et xe siècle. — Nominoë. — L’Evêché de Saint-Brieuc. — Invasions des Normands. — Les reliques de saint Brieuc dans l’Anjou. — Victoire d’Alain Barbe-Torte près de Saint-Brieuc. — Une colonie normande.

I. — SOUVENIRS CELTIQUES ET ROMAINS.


La ville de Saint-Brieuc n’a figuré dans l’histoire ni pendant la période primitive que nous appellerons, au choix des archéologues, celtique ou gauloise, ni pendant la période gallo-romaine, qui commence avec la conquête de la Gaule par César et finit avec la chute de l’empire d’Occident.

Tout ce que nous pouvons dire de certain sur la période primitive, c’est qu’avant l’ère chrétienne, nos pères étaient connus sous le nom générique d’Armoricains, et qu’ils ont laissé, comme souvenirs de leur passage sur notre territoire et dans le voisinage, des monuments en pierre : les dolmens, les allées couvertes, les menhirs de Ploufragan, de Saint-Julien, de Pordic etc., et aussi des haches en pierre polie ou en bronze, qu’on trouve un peu partout[1].

Lorsque les légions romaines pénétrèrent en Armorique, l’an 56 avant Jésus-Christ, la région qui s’étend du Léguer à la Rance et qui correspond à peu prés aux Côtes-du-Nord, était occupée par le peuple des Curiosolites. Quant aux Biducesii, que quelques géographes ont placés près de Saint-Brieuc, on ne sait rien de leur passé et on est même porté à croire qu’ils n’ont jamais habité l’Armorique.

Pendant la période gallo-romaine, les Curiosolites formèrent, dans leurs anciennes limites, une cité, civitas, comprenant quelques villes et des stations reliées par des voies magnifiques et protégées par des camps et des forteresses. Tout semble indiquer que les Romains ont fondé un établissement assez considérable à l’embouchure du Gouët. À Cesson, en effet, on a reconnu l’emplacement d’un castrum romain, dont les substructions ont dû servir de base à la tour construite pendant le moyen-âge. Au nord de cette forteresse, des fouilles ont mis à jour, sur le versant oriental de la baie de Saint-Laurent, une villa avec bains et hypocauste, et à Roselier, ou Port-Aurel (Portus-Aurelii), des vestiges prouvant qu’il y avait là un port et un groupe d’habitations. D’un autre côté, au fond de la baie, Yffiniac et Hillion ont eu une certaine importance, si l’on en juge par l’étendue des substructions qu’on y a découvertes[2].

La station de Cesson était desservie par deux voies principales[3]. L’une venait du pays de Lannion par Lanvollon et passait près de la mine déjà exploitée des Boissières. On assure qu’elle se relevait par les Villages et la Corderie, serpentait à travers ce qu’on nomme aujourd’hui les rues Fardel, Grand’Rue, Madeleine, la côte de Rohanet et aboutissait au castrum de Cesson. Cette dernière partie, si la direction en est exacte, n’a laissé que peu de traces et n’aurait formé, suivant toute apparence, qu’une ligne secondaire. Elle se rattachait, par Yffiniac ou Hillion, à la grande voie de Carhaix à Alet, le chemin Noé, comme on l'appelle encore, que les Romains avaient placé sous la protection de ce fameux camp de Péran, dont les pierres vitrifiées ne veulent pas révéler leur secret aux archéologues[4].

À Port-Aurel et à Cesson, on a recueilli un nombre considérable de tuiles, de briques, de poteries et de monnaies romaines de toutes les époques ; mais sur l’emplacement de la ville de Saint-Brieuc, on n’a trouvé que quelques monnaies du iiie siècle de l’ère chrétienne, au Bourg-Vazé, dont le nom d’origine latine éveille l’idée d’un Burgum, sans qu’on puisse déduire de cet indice une conséquence sérieuse. Il paraît certain au contraire, d’après ce que nous venons d’exposer, qu’au ve siècle il n’y avait pas de ville dans le lieu où s’élève aujourd’hui Saint-Brieuc, et que les Gallo-Romains s’étaient bornés à fonder un emporium, ou marché, à l’abri du castrum de Cesson.

Cet établissement fut ruiné comme tant d’autres, puisqu’il n’en est pas fait mention dans nos plus anciennes chroniques. À partir de Dioclétien, la dépopulation et la misère furent telles dans l’empire romain qu’au dire de Lactance, « les champs étaient abandonnés et les terres cultivées se changeaient en forêts. »[5]. Cette transformation, qui était due à l’oppression du fisc et aux ravages des barbares, l’Armorique la subit au moins autant que les autres parties de la Gaule. Sans parler du témoignage des historiens romains, les récits qu’on lira plus loin le prouveront suffisamment.


II. — LES BRETONS INSULAIRES : BRIEUC, RIGWAL, FRACAN.


C’est sur ce littoral encore habité, mais ravagé, que se sont établis, dans la seconde moitié du ve siècle, des groupes nombreux de Bretons insulaires, fuyant devant l’invasion saxonne[6]. Les émigrés bretons et les indigènes armoricains : voilà les deux principaux éléments de notre race. À partir de ce moment, l’histoire commence véritablement pour nous.

La ville de Saint-Brieuc doit son origine et son nom à un missionnaire venu de Grande-Bretagne en Armorique, à la fin du ve siècle. L’ancien légendaire de la cathédrale et les vieux bréviaires l’appellent Brioccius ou Briocus, Brieuc, Corriticianœ regionis indigena, originaire de la Corriticie. Cette région, indiquée comme le lieu de sa naissance, est-elle l’Irlande, le pays de Galles ou la Cornouaille ? Les historiens ne sont pas d’accord sur ce point, non plus que sur la date de l’arrivée de Brieuc dans notre pays, date que certains d’entre eux font varier d’un siècle. En suivant ceux dont la critique paraît plus judicieuse, nous accepterons la date de 465 environ. L’empire d’Occident était alors sur le point de disparaître et les Francs qui envahissaient la Gaule avaient pour chef Childéric, père de Clovis.

Pour écrire la première page de l’histoire de notre cité, nous n’avons pas hésité à recourir à nos livres de liturgie. « Quoique les anciens Bretons aient apporté avec eux de leur île l’esprit de fable, et qu’il se soit répandu particulièrement dans les légendes de leurs saints », nous admettrons volontiers avec dom Lobineau, « qu’ils n’ont dû supposer ni leurs noms, ni les principales circonstances de leur vie. »[7]. Dans ces limites si sagement posées par le savant bénédictin, nous avons consulté, comme nous l’avons dit au chapitre préliminaire, l’Office de saint Brieuc, de 1621, et la Vie de saint Brieuc, par La Devison, ces deux ouvrages contenant la substance et quelquefois des extraits d’une ancienne chronique, conservée à cette époque dans le trésor de la cathédrale.

De ces documents, rectifiés quant aux dates d’après les travaux les plus autorisés, il résulte pour nous que Brieuc était né de parents païens, que son père s’appelait Cerpus et sa mère Eldruda. Amené en Gaule, dès sa jeunesse, par saint Germain d’Auxerre[8], il avait fait sous cet excellent maître de rapides progrès dans la science et la vertu. De retour en Grande-Bretagne, il avait converti ses parents, ses amis et fondé un monastère dans lequel étaient accourus de nombreux disciples. Poussé par le zèle de l’apostolat, il quitta son pays vers l’époque que nous avons indiquée, aborda sur la côte où s’éleva plus tard Tréguier, repassa dans son pays que dépeuplait la peste, puis se rembarquant avec 84 de ses compagnons, il arriva, dit la chronique, à la rivière du Sang, qui n’est autre que le Gouët, et, remontant la rive gauche, il s’arrêta sur le bord d’une fontaine, dans un vallon qu’entourent le Gouët et le Gouédic, en formant ce que les vieux titres appellent la Vallée double[9]. Voici comment nous le présente à son arrivée le chanoine La Devison, qui a su faire revivre dans son récit le charme et la foi des vieux âges : « Ce lieu n’estoit pour lors qu’vne affreuse solitude et vn profond désert, qui n’auoit pour tous bastiments que des bois, des rochers, des montagnes et des vallées : bref vne vaste forest : et pour hostes, vne infinité de bestes sauuages de diuerses espèces. Il regarde et considère attentiuement ce sejour et ce climat, il trouve l’aër fort tempéré, doux et salubre, la situation agréable : il void ce terroir arrousé de plusieurs belles fontaines, entouré de deux gentilles riuieres, anciennement dictes le Trieu et Arguenon, et maintenant Gouët et Goidy, vn beau port appelé iadis le port de Cesson, auiourd’huy le haure du Légué : les vallées d’alentour enrichies de belles prairies : il iuge ce lieu deuoir estre fertile, et regrette que l’industrie et le bon-heur de quelques habitans n’a eu soin de le cultiuer. »[10].

À part la fantaisie géographique qui a fait du Trieux et de l’Arguenon les anciens noms du Gouët et du Gouédic, cette description ne convient-elle pas, en beaucoup de points, à la délicieuse vallée que couronnent les collines ombragées du Bois-Boissel ?

Dans ce lieu habitait un Breton insulaire, Rigwal, qui, fuyant devant les Saxons, s’était établi depuis peu avec son clan sur la côte armoricaine. Ainsi se faisait la double invasion de l’Armorique par les Bretons : moines et guerriers s’y donnaient rendez-vous et y étaient accueillis non comme des conquérants mais comme des frères, car les deux peuples étaient également les descendants des vieux Celtes.

Ce fait de l’émigration pacifique des Bretons en Armorique était accepté, dés le xvie siècle, par d’Argentré : « Du mesme temps, dit-il, estoit l’isle d’Angleterre, dite Grande-Bretaigne, trauaillee d’Anglois et de Saxons qui y faisoient incessamment la guerre et finalement l’occuperent et saisirent : occasion qui contraignit tous les habitans presque de fuir le pais et se sauuerent, qui çà, qui là, comme ils peurent aux prouinces estrangeres, bonne part se retira en Gales, audict pais entre les montagnes, les autres se saunèrent en Bretaigne, où ils estoient lors humainement receus ; tellement qu’il sembloit que ce fust un pais de refuge de tous les exilez et bannis, et à la deuotion de ceux qui s’y retiroient. »[11].

Rigwal était l’un de ces exilés. Il résidait sur notre littoral, au champ du Rouvre, c’est-à-dire au champ de l’arbre[12], quand on lui annonça l’arrivée d’une troupe d’étrangers. Tout d’abord, il ordonna de les saisir, mais frappé d’une douleur subite et croyant voir dans ce mal un avertissement du ciel, il prit de meilleurs sentiments et fit amener Brieuc en sa présence. Il le reconnut comme son parent et, pour le remercier de l’avoir guéri, il lui donna sa maison et sa terre, où Brieuc et ses compagnons bâtirent d’abord un oratoire, puis un monastère.

Les monuments, aussi bien que la tradition, ont conservé le souvenir de l’arrivée de Brieuc dans notre pays ; aussi est-ce avec une respectueuse curiosité qu’étrangers et habitants vont visiter, à l’extrémité du quartier Notre-Dame, dans un repli de terrain qui le cache tout entier, le lieu vénéré de Notre-Dame de la Fontaine. On y retrouve bien la vallée dont parle la chronique et, au chevet d’une chapelle de construction récente, la fontaine et le petit oratoire que mentionnent les vieux auteurs. Écoutez celui-ci dans son naïf langage :

« Incontinent qu’il se vid en possession de ce grand Domaine, il ne perdit pas le temps, ains mist la main à l’œuure à bon escient : son premier bastiment fut vue Chappelle proche de ceste fontaine, dont nous auons desia parlé, sur le bord de laquelle il auoit laissé ses Religieux auant que partir pour aller trouuer le comte Rigual, comme nous auons dict : elle retient encore auiourd’huy son nom et s’appelle la Fontaine de saint Brieuc, située entre deux petits vallons, la source en est fort viue et grosse, l’eau fort transparente et agréable au goust. »[13].

« La chapelle de N.-D. de la Fontaine, nous dit encore le rentier du chapitre de la cathédrale, est le plus ancien monument que nous ayons dans l’église de S. Brieu, à cause de cette petite chapelle ou oratoire où S. Brieu foisoit ses prières et oraisons avec ses religieux en l’an 500. »[14]. Cet oratoire a-t-il été vraiment honoré de la présence de saint Brieuc ? Cela ne serait pas douteux d’après la tradition, et, même en faisant des réserves sur la date de la construction, nous devons reconnaître qu’il offre tous les caractères d’une époque très reculée.

Au devant de l’oratoire et au dessus de la fontaine, un dais de granit d’une rare élégance est supporté par trois arcades. En admirant cette légère architecture aux merveilleux détails, ces renards finement posés et ces vignes aux grappes délicates qui s’enroulent gracieusement autour des arcades, on ne peut méconnaître l’un des meilleurs souvenirs du style du xve siècle qu’ait conservés la Bretagne. Suivant la tradition et le témoignage du rentier cité plus haut, Marguerite de Clisson, la terrible fille du fameux connétable, aurait en effet élevé ce monument en l’honneur de saint Brieuc ; elle aurait aussi fait rebâtir la chapelle et donné au chapitre, dans le voisinage, les terres du tertre Beatœ Mariœ, devenu, par corruption de nom, le tertre Buette. Voilà comment, dès les premiers temps de notre histoire, le souvenir de Notre-Dame de La Fontaine s’est trouvé associé à celui de l’apôtre Brieuc et de son petit oratoire. C’est aussi à l’ombre de ces deux sanctuaires que les œuvres les plus anciennes de notre ville ont placé tour à tour leur berceau.

Brieuc descendit bientôt la colline où il s’était d’abord établi et, suivant l’expression de son historien, « de l’accomplissement de ce petit Oratoire il passa sans delay a l’entreprise d’vn Conuent, qu’il bastit dans le palais mesme que Rigual luy auoit donne. »[15]. On devine ce que devait être ce palais bâti, au ve siècle, par un émigré, au milieu des bois. Si l’on en croit la tradition, il s’élevait au sud de la cathédrale, dans remplacement qu’occupa jusqu’à la Révolution l’ancien manoir épiscopal.

Les moines choisissaient ordinairement à merveille la situation de leurs couvents. Celui-ci fut placé (on ne sait par quel dessein) sur le bord d’un terrain marécageux, ce qui n’empêcha pas d’autres habitations de se grouper alentour. Les mérites du saint et de ses pieux compagnons, le dévouement dont ils firent preuve, ne leur permirent pas, en effet, de rester isolés. Avec le temps, une ligne de maisons s’étendit de l’oratoire au monastère. C’est dans ce quartier que se trouvent les rues et les places dont les noms ont la forme la plus ancienne et évoquent les plus vieux souvenirs[16].

Voilà tout ce que nous savons de l’origine de la ville de Saint-Brieuc.

Rigwal, qui s’était retiré à Hillion, fut assisté par Brieuc à son lit de mort et ajouta un domaine considérable à celui qu’il lui avait déjà donné.

Un autre breton insulaire, Fracan, s’était établi, vers la même époque, dans la région qui a pris son nom, Plou-Fracan ou Ploufragan. On voit donc, dès le ve siècle, un chef de bande émigré former, sur les bords du Gouët, l’un de ces plous devenus bientôt si nombreux et dans lesquels plusieurs historiens se plaisent à retrouver l’origine de la paroisse bretonne[17]. Fracan eut pour femme sainte Guen et pour fils saint Guénolé. Il avait entretenu de bons rapports avec Rigwal, son voisin, et sans doute avec saint Brieuc, et il semble même probable que les propriétés de Fracan, réunies à celles de Rigwal, ont formé ce qu’on a plus tard appelé le fief épiscopal.

Brieuc mourut dans un âge très avancé, vers 502, au moment où Clovis, qui venait de se tailler avec l’épée un royaume dans le nord de la Gaule, imposait son alliance aux Armoricains.

Bien que Brieuc soit toujours cité comme évêque, notamment par l’historien d’Argentré, qui prétend « qu’auparavant luy, il y eust evesché et église dédiée de saint Estienne »[18], il n’a pas été cependant à la tête d’un diocèse. Le chanoine La Devison, quoiqu’il fût trop souvent étranger à la critique historique, ne s’est pas trompé sur ce point, parce qu’il était nourri du récit des vieilles chroniques. Toutes ces chroniques, en effet, s’accordent à dire qu’à l’arrivée de Brieuc, notre pays était inculte et presque désert. Les tapisseries qu’on voyait encore, en 1626, dans le chœur de la cathédrale, représentaient le saint en habit de religieux et accompagné de moines occupés à bâtir et à labourer. Cette broderie n’était que la reproduction imagée de ce passage de la Chronique : « Tous se préparent au travail ; ils abattent des arbres, ils coupent des taillis, ils arrachent des buissons et des monceaux d’épines et bientôt ils transforment une forêt très épaisse en une campagne découverte. » Et ailleurs : « Ils retournaient ordinairement la terre avec le hoyau, la travaillaient ensuite et, après l’avoir broyée, la relevaient en sillons. »[19].

De ce genre de vie et de l’isolement du nouveau couvent, il résulte bien qu’on ne peut considérer Brieuc que comme l’un de ces évêques-abbés, episcopi monasterii, comme il y en avait un certain nombre à cette époque, qui exerçaient les fonctions épiscopales dans la circonscription du monastère. Tel a été, suivant toute apparence, le rôle de saint Brieuc dans notre histoire.


III. — RIVALLON. — LA DOMNONÉE.


Quelques années après la mort de saint Brieuc, survint, en 513 ou 514, une nouvelle émigration de Bretons, plus considérable que les précédentes. Elle était conduite par un chef que d’Argentré nomme Rivallon, « lequel de consanguinité appartenoit au Roy de l’isle de Bretaigne et pour ce plus enuyé des ennemis. Cestuy pour cette cause estant contrainct quiter sa patrie, se leva avec ce qu’il peut assembler de ses parents, amys et subjects asservis soubs mesme fortune et s’en vint aborder en Bretaigne, la route commune des autres. »[20]. Il reçut des Armoricains un accueil d’autant plus bienveillant qu’il les délivra, d’après le même historien, des pirates danois qui infestaient les côtes. La Devison, qui fait saint Brieuc arriver dans notre pays au vie siècle, a naturellement accepté la version de d’Argentré et confondu ce Rivallon avec le Rigwal dont nous avons parlé, sans remarquer que le récit de l’ancienne Chronique donne à celui-ci des alluresplus modestes et un domaine moins étendu. Ce n’est pas en effet à la côte voisine du Gouët que se borna Rivallon : il s’empara de tout le littoral, du pays de Léon à celui de Dol. Il y fonda le plus considérable des États bretons au vie siècle, celui de Domnonée, que les émigrés appelèrent ainsi en souvenir de la région de la Grande-Bretagne d’où ils étaient sortis[21]. Rivallon aurait fait alliance, paraît-il, avec le roi des Francs, Clotaire, ce qui ne serait pas étonnant, car Clovis avait déjà commencé à s’occuper des affaires de l’Armorique.

S’il est établi que notre territoire ait fait partie de la Domnonée, au vie siècle, nous ignorons néanmoins ce qu’est devenue la ville de Saint-Brieuc pendant ce siècle et les deux suivants. L’auteur anonyme du Chronicon Briocense et d’Argentré, après lui, citent, il est vrai, un Allain, évêque de Saint-Brieuc au viie siècle ; mais Ruffelet, d’accord avec les Bénédictins, réfute cette prétention en ces termes : « Nous ne parlons point ici d’un certain Allain qu’on dit avoir été évêque de Saint-Brieuc dans le viie siècle. Ce prélat ne nous est connu que par la charte attribuée à Alain le Long, roi de Bretagne, et cette charte est trop décriée aujourd’hui pour que nous veillons (sic) y rien puiser. »[22]. Ruffelet aurait pu ajouter que, quand même l’anarchie qui bouleversa la Domnonée n’aurait pas jeté un voile épais sur cette époque, il serait inutile d’y chercher la suite de nos évêques. Le diocèse de Saint-Brieuc ne date en effet que du ixe siècle et du règne de Nominoë.


IV. — NOMINOE. — INVASIONS DES NORMANDS.


Nominoë descendait-il des anciens Armoricains ou des Bretons insulaires ? On croit qu’il était de race bretonne, d’une famille pauvre, suivant les uns ; de la lignée des rois de Bretagne, suivant les autres. Quoi qu’il en soit de son origine, il apparut à l’époque où les Francs, après avoir fondé un vaste empire, avaient vaincu l’Armorique, s’ils ne l’avaient tout à fait soumise. Charlemagne avait déjà préposé des lieutenants à la garde de la marche ou frontière. Nominoë fut accepté en cette qualité par Louis le Débonnaire ; mais bientôt, profitant de la faiblesse des successeurs de Charlemagne, il essaya de fonder l’indépendance de l’Armorique, et réunit sous sa main les petits États bretons et armoricains qui s’étaient organisés séparément. Il est permis de croire que l’élément breton était actif et puissant, puisque la péninsule tout entière a porté, depuis cette époque, le nom de Bretagne, que nous emploierons désormais.

À la suite de sa victoire de Ballon sur Charles le Chauve, en 845, Nominoë étendit ses conquêtes dans l’Anjou et, pour se dégager tout à fait de l’influence des Francs, il crut nécessaire de modifier la constitution ecclésiastique de la Bretagne. Il rejeta la suprématie de l’archevêque de Tours, donna le titre de métropolitain à l’évêque de Dol et créa, en 848, les évêchés d’Alet (Saint-Malo), de Tréguier et de Saint-Brieuc. L’érection de Dol en métropole fut toujours contestée à Rome, mais on ne voit pas que les souverains pontifes se soient opposés à l’établissement des nouveaux évêchés.

Ainsi s’opéra une première transformation dans la ville de Saint-Brieuc. Au monastère succéda l’évêché ; à la place des moines, on vit les chanoines de la cathédrale. Ce changement était d’autant plus important que l’évêché a été, jusqu’au xviii siècle, la base de l’organisation administrative en Bretagne.

L’œuvre politique de Nominoë, si hardiment commencée, fut arrêtée par les invasions des Normands, qui firent de la Bretagne un bûcher, suivant l’expression de saint Gildas. L’effroi fut tel que les habitants fuyaient de toutes parts, emportant avec eux les reliques de leurs saints patrons. Celles de saint Brieuc trouvèrent un asile dans l’Anjou. Elles y furent portées, suivant le rentier du chapitre, par un Breton qualifié du titre de roi, rex Britannorum, et nommé Hillispodius, dans lequel on a reconnu Erispoë, le brave et malheureux fils de Nominoë. Erispoë, en effet, ayant fait la paix avec Charles le Chauve, avait gardé les conquêtes de son père jusqu’à la rivière de Maine et, même au-delà, l’abbaye de Saint-Serge, où il aimait à résider. Dom Fournereau, religieux de Saint-Serge, dans une chronique latine récemment publiée, raconte aussi comment ce couvent, après avoir été ruiné de fond en comble par les Normands, fut relevé en partie par Erispoë, qui l’enrichit du corps du bienheureux pontife Brieuc et en fit sa chapelle.[23].

Jamais, au dire des chroniqueurs, il n’y eut une dévastation pareille à celle du ixe siècle, et du commencement du xe, aussi bien sur les côtes de France que sur celles de Bretagne. L’établissement de Rollon et de ses Normands en Neustrie rassura la France au xe siècle ; mais il n’en fut pas de même en Bretagne, car cette province eut encore à lutter contre ces mêmes Normands neustriens. C’est sur eux qu’Alain Barbe-Torte, de retour d’Angleterre, gagna, vers 937, près de Saint-Brieuc des Vaulx[24], une victoire qui fut le prélude d’autres glorieux combats.

Le passage des Normands a laissé des traces dans notre pays et quelques débris de leurs bandes ont même dû s’établir au fond de la baie de Saint-Brieuc, sur les côtes de Langueux et d’Yffiniac. Les habitants de cette partie du littoral ont conservé en effet le type normand et des habitudes qui contrastent complètement avec celles de leurs voisins.

La Bretagne, délivrée des Normands, jouit de la paix intérieure jusqu’à la mort de son libérateur ; mais il lui fallut bien du temps pour relever de leurs ruines ses villes et ses sanctuaires. Rien n’était resté debout, partout où les Normands avaient passé.

Après Alain Barbe-Torte, de nombreux compétiteurs se disputèrent le pouvoir. Ses descendants furent renversés par Conan, comte de Rennes, qui devint duc des Bretons, et mourut en 992, quelques années après l’avènement d’Hugues Capet au trône de France.

Résumé. — Avec le xe siècle et les invasions des Normands finit pour notre histoire locale la période des Origines. Dans cette période, la population du territoire de Saint-Brieuc s’est formée d’un mélange d’Armoricains et de Bretons insulaires, auxquels se sont joints, dans une très faible proportion, des Romains et même des Normands. La ville de Saint-Brieuc a été fondée ; l’évêché de Saint-Brieuc, établi, mais non organisé. L’intérêt se concentre tout entier sur saint Brieuc, dont le nom a été donné d’abord à la ville, puis au diocèse.



  1. Voir spécialement les travaux du Congrès Celtique de 1867, dans les Mémoires de la Société d’Émulation des Côtes-du-Nord.
  2. Anciens Évêchés de Bretagne, t. iii 1re partie, vi.
  3. Recherches sur les Voies romaines, par M. Gaultier du Mottay, dans les Mémoires de la Société d’Émulation, de 1869.
  4. Congrès Celtique, excursion au camp de Péran.
  5. « Adeo major esse cœperat numerus accipientium quam dantium ut, desererentur agri et cultureæ verterentur in silvam. » (Lactance, de Mortibus persecutorum, vu).
  6. Histoire de Bretagne, par dom Lobineau, complétée par le remarquable Précis des origines de l’histoire de Bretagne, de M. A. de La Borderie.
  7. Histoire de Bretagne, par dom Lobineau, t. i, livre 1.
  8. Saint Brieuc a-t-il été disciple de saint Germain d’Auxerre, ou de saint Germain de Paris ? Appartient-il avec le premier au ve siècle, ou avec le second au vie ? Cette question, très controversée, a été bien résumée par l’abbé Ruffelet dans ses Annales. D’après l’ancien Bréviaire, Albert Le Grand et l’abbé Gallet, il faudrait donner saint Germain de Paris pour maître à saint Brieuc. Ce serait au contraire saint Germain d’Auxerre, d’après le Propre diocésain du xviiie siècle, les Vies des Saints traduites de l’anglais, dom Lobineau et les historiens de son école. Cette dernière opinion nous paraît mieux concorder avec le récit que font les chroniqueurs de l’émigration de saint Brieuc et de ses rapports avec Rigwal.
  9. Devenit ad flumen quod vocatur sanguis... super binæ vallis fontem residere nuntiat. (Ancienne chronique citée par La Devison).
  10. Vie de saint Brieuc, par La Devison, ch. xvi.
  11. Histoire de Bretaigne, par d’Argentré, livre ii, 117.
  12. « Erat quidem Rigualis domus in iliaco roboris, id est in campo arboris sita ». (Ancienne chronique citée par La Devison dans ses notes, à la fin du volume).
  13. Vie de saint Brieuc, par La Devison, ch. xxi.
    « His itaque gestis, beatissimus Briocus cum suo illo presbyterorum religioso comitatu, vallem quandam nemorum amœnitateconfertam perambiilans, foutem lucidissimum aquis prospicuum, divina dispooente gratia, reperit, ubi cum fratribus fusa prius ad Deum oratione subsistens, mox œdificandi oratorium manibus exertis prior ipse imponit initium. » (Extrait de rancienae chronique).
  14. Rentier du chapitre de la Cathédrale. — Archives du département.
  15. Vie de saint Brieuc, ch. xxi.
  16. Les noms des rues Cardenoual et Pohel ou Poher, comprises dans ce quartier, ont une origine évidemment celtique.
  17. « Fundum quemdam reperiens non parvum, sed quasi unius piebis modulum, silvis dumisque undique circumseptum, modo jam ab inventore nuncupatum, inundatione cujusdam fluvii, qui proprie sanguis dicitur, locupletem, cum suis inhabitare cœpit.— Ayant trouvé un territoire assez grand et pour ainsi dire de la mesure d’une paroisse, entouré de tous côtés de bois et de buissons, mais fécondé parle débordement d’une rivière qu’on appelle sanguis (le sang), il commença à y faire sa demeure avec les siens, et ce territoire a reçu le nom de celui qui l’a découvert. » Ce passage, tiré de la vie de saint Guénolé, a été cité par M. de La Borderie, pour prouver à la fois la dépopulation de l’Armorique au ve siècle et la formation du plou, origine de la paroisse bretonne.
  18. À l’appui de cette opinion de d’Argentré, il n’est pas inutile de citer en entier le passage qu’il consacre à Saint-Brieuc : « S’ensuit en ceste mesme coste l’evesché et ville de Saint-Brieuc, dite des Vaux parcequ’il y a force vaux (c’est-à-dire : vallées) à l’entour, qu’on pense estre le biduce des anciens, entre deux petites rivières que Ptolomée appelle Titiun et Argennen qui sont à présent le Trieu et Arguenon. Ceste ville s’appelle du nom de son apostre Saint-Brieuc, combien qu’auparavant luy il y eust evesché et église dédiée de saint Estienne, depuis érigée en cathédrale, survenant ledit saint Brieuc qui estoit natif d’Hibernie, ayant este institué aux lettres à l’escole de saint Germain , evesque de Paris en l’an 540 et depuis fut esleu evesque de Saint-Brieuc par sa doctrine et bonnes mœurs, et à la fin mourant à Angers, fut enterré en l’église de Saint-Serge, en l’an 510 (sic), les reliques duquel du temps d’Alain duc de Bretaigne furent apportées en ce pays, à la requeste de l’evesque et clergé de Saint-Brieuc. » {Histoire de Bretaigne, livre 1, f. 64). — Voilà comment un historien, renommé dans son temps, écrivait, en 1388, l’histoire de Saint-Brieuc !
  19. « Accinguntur orna es operi, diruunt arbores, succidunt fruteta, avellunt vepres, spinarumque congeriem, sylvamque densissimam in apertam brevi reducuut planiciem. » « Vertebant plerumque glebas ligonibus, excolebatur deinceps humus sarculis, sulcisque minutissime exarata. » (Ancienne Chronique citée par La Devisou à la suite de la Vie de saint Brieuc).
  20. Histoire de Bretaigne, livre ii, f. 117.
  21. La Domnonée insulaire comprenait les comtés actuels de Devon et de Cornouaille.
    La Domnonée armoricaine s’étendait, au nord, de la rivière de Couesnon à celle de Morlaix et, au sud, jusqu’aux montagnes d’Arrez et aux vastes forêts qui séparaient la péninsule en deux parties.
  22. Annales briochines. Note de la 1re page du catalogue des évêques de Saint-Brieuc.
  23. « Monasterium, circa annum 8S0, à Normannis funditus deletum est et monachis sacrisque reliquiis spoliatum ; sed paulo post ab Hæruspeo seu Hillispodio, Britonum rege, non nihil restitutum et sacro pignore corporis B. Brioci pontificis ditatum, in suam capellam fuit adoptatum. » (Sociétés savantes des départements. Revue, 5e série, t. ii. — 1871).
  24. « Audiens quod, apud sanctum Briocum, alia habebatur turma, navigavit illuc et quoscunque invenit Normanos gladio interfecit. » (Chronicon Briocense, dans l’histoire de dom Morice).
    « Et arrivèrent près de la cité de Doul où ils trouvèrent iceulx Normans, esqueulx y feurent desconfiz et occiz. De là marchèrent avecq leur armée vers Sainct-Brieuc-de-Vaulx, auquel lieu en occidrent et tuèrent une grande partye. » (Extrait de la Chronique de Bretagne, par Jehan de Saint-Paul, chambellan du duc François II, publiée, avec notes, par M. de La Bordefie, 1881).