Histoire des églises du désert/tome 1/Livre 2/6
CHAPITRE VI.
Il faut maintenant que nous revenions pour un
instant à la situation politique de l’Europe et de la
France. Pendant que les églises étaient ainsi accablées
et que leurs plaintes restaient sans réponse, la guerre
continuait avec fureur. L’ennemi avait été contraint
d’évacuer la Provence ; Gênes, qu’assiégeaient les
Autrichiens et les vaisseaux anglais, était débloquée,
à la suite des manœuvres savantes de Belle-Isle ;
sa gloire vint expirer dans les défilés d’Exiles, en Piémont,
d’où l’armée française fut repoussée après un
horrible carnage, où le fils du général perdit la vie.
Mais les maréchaux de Saxe et de Lowendal rétablissaient
les affaires au nord : les armées combinées d’Angleterre,
de Hollande et d’Autriche, étaient mises en
22 juillet.
1747.déroute à Lawfeld ; Berg-op-Zoom était enlevée d’assaut par la valeur française ; mais notre marine essuya
de grandes pertes en deux combats meurtriers sur les
côtes de Bretagne. Au commencement de 1748, toute
l’Europe menaçait de reprendre une guerre qui durait
depuis huit ans, qui avait ravagé une province
de France, les Pays-Bas, une partie de la Hollande, et
la moitié de l’Italie et de l’Allemagne. Tous les peuples
qui s’étaient jetés dans cette lutte acharnée, et surtout
l’Angleterre et la France, étaient abîmés par les impôts et épuisés d’hommes. Louis XV et la coalition
avaient rassemblé sur le Rhin près de trois cent mille
combattants ; ces masses allaient entrer en campagne
lorsque le maréchal de Saxe, par un coup de main1748.
digne de ce général, investit subitement Maëstricht ;
cette agression heureuse, et la misère générale, œuvre
d’une si longue guerre, décidèrent les négociations
de la paix, qui fut enfin signée par les plénipotentiaires,
à Aix-la-Chapelle, le 28 octobre. L’affermissement
du sceptre de Marie-Thérèse, la constitution
de la Prusse agrandie, furent les seuls résultats durables
d’une lutte où l’Angleterre et la France avaient
si vainement épuisé leurs flottes, leurs trésors et1748.
leurs soldats. On doit y remarquer la constitution
définitive dans la balance européenne d’une puissance
protestante de premier rang, la Prusse, dont
l’organisation durable et forte est enfin comme miraculeusement
sortie de la réforme de Luther et des
longs ravages de la guerre de trente ans. L’ouvrage
du grand Gustave fut consolidé à toujours. L’épée du héros suédois avait sauvé la liberté germanique,
comme au temps de la ligue celle de Coligny et de
la noblesse française calviniste avait refoulé pour
jamais en Espagne l’inquisition, qui eût étouffé en
France tout développement et toute pensée.
Le calme renaissant après tant de combats, l’équilibre de l’Europe paraissant encore une fois garanti, les protestants français, dont la cause semblait imperceptible dans la conflagration générale, essayèrent toutefois de faire stipuler leurs intérêts dans ces grandes négociations. Ne trouvant aucune protection au dedans, ils tentèrent de s’en assurer au dehors. Pour exciter l’intérêt de leurs frères étrangers, et pour parer au relâchement que tant de poursuites rigoureuses avaient introduit dans une discipline, qui ne souffrait pour aucune considération le mélange du rit catholique et protestant, le synode du bas Languedoc invita le synode national « à écrire aux églises des pays étrangers, pour les informer de l’état des protestants, et les prier de leur accorder l’ancienne union et amitié dont elles honoraient autrefois les églises, et à prier notamment celles de Suisse, Genève et Hollande, de ne recevoir à la sainte cène aucun membre des églises françaises, sans qu’ils aient une attestation de leurs bonne vie et mœurs, afin de prévenir par là qu’un nombre considérable de négociants et autres, qui vivent sans culte public et en faisant des actes d’hypocrisie et d’idolâtrie, à l’occasion de leur mariage et du baptême de leurs enfants, ne profanent point le saint sacrement, et que désormais ils respectent la discipline ecclésiastique et les ministres qui l’exercent. (Instr. à MM. les dép. au syn. nat., sign. Rivière, sec ; 1748., or. Mss. P. R.) Bientôt les églises tentèrent une démarche plus décisive. Leur agent en Suisse, qui était alors Antoine Court, fit tous ses efforts pour intéresser en leur faveur les ambassadeurs des puissances protestantes qui s’étaient rendus au congrès d’Aix-la-Chapelle. Des mémoires détaillés furent remis à M. Van-Haren, ministre plénipotentiaire du stathouder. Ces mémoires exposent aux envoyés des hautes puissances que rien n’est plus déplorable que l’état des protestants français ; que non content de faire peser sur eux des lois très-rigoureuses, on en était venu, en Vivarais, dans le Poitou, et près de Montauban, à des espèces de massacres, sans que les auteurs aient été recherchés ni punis ; que plusieurs de leurs ministres avaient fini leurs jours sur un infâme gibet ; qu’il n’y avait aucunes vexations auxquelles les particuliers ne fussent soumis ; que les galères étaient remplies de gens de toute sorte, gentilshommes, médecins, marchands, artisans, pour avoir seulement prié selon les lumières de leur conscience ; que foule de parents sont séparés de leurs parents et proches, et réduits au désespoir ; qu’on imposait à quantité de villes et districts entiers des amendes exorbitantes, dans lesquelles Nîmes seule figurait pour plus de soixante mille livres ; que nombre de chefs de famille se voyaient contraints de payer des sommes considérables, parce que leurs enfants avaient fui en pays étrangers ; « que sous les rois les plus acharnés contre la réformation, sous Charles IX par exemple, les protestants français avaient la liberté de vendre leurs effets et de se retirer où ils jugeraient à propos, et qu’aujourd’hui ils ne pouvaient ni s’exiler, ni aller mendier leur pain dans les pays de leur communion ; qu’on les retenait de force ; qu’on les minait de fond en comble ; que l’unique ressource qu’il leur restait était de faire ce qu’ils détestent le plus, de devenir hypocrites, d’autant plus criminels que leur conscience condamnait plus fortement leur lâcheté ; » et qu’enfin, l’unique cause de tous ces malheurs était que les protestants refusaient de servir Dieu d’une manière qu’ils croyaient opposée à ses ordres les plus formels ; que c’est d’ailleurs abusivement que l’on objecte que leurs assemblées sont trop nombreuses, et qu’elles peuvent mettre l’État en danger ; que ces assemblées ne sont nombreuses que par accident, et à cause de leur rareté même ; qu’ils consentiraient très-volontiers qu’on réduisît le nombre des assistants, pourvu qu’ils pussent s’y rendre sans danger ; que quantité de curés et officiers catholiques qui ont assisté à ces assemblées avaient pu se convaincre et pouvaient attester qu’il ne s’y passe rien que de très-innocent ; que, loin d’être une source de troubles, elles avaient puissamment contribué à extirper l’esprit dangereux du fanatisme, né dans un temps où le culte était moins bien réglé ; que ce qui devait plus que toute chose les mettre à couvert de pareils soupçons, c’était leur soumission constante aux lois civiles du royaume ; que sous le poids de tant de souffrances, nul ne pouvait trouver étonnant que ceux qui les endurent mettaient tout en œuvre pour obtenir quelque soulagement. — Non que les églises de France fussent dans l’idée que leurs plaintes et leurs incontestables droits pussent former la matière des conférences du congrès d’Aix-la-Chapelle ; elles pensaient seulement que, dans le cas où les plénipotentiaires parviendraient à signer la paix, alors ceux des puissances protestantes pourraient agir de concert auprès de la cour de France et de Sa Majesté Très-Chrétienne en faveur de ses sujets, qui ne refusaient de se soumettre à aucun de ses édits qui ne regardent point la religion, et qui sont bien persuadés que si Sa Majesté était informée seulement d’une partie des rigueurs qu’ils souffrent sous son autorité, elle se hâterait de donner des ordres pour adoucir leur sort, et les mettre en état d’allier la fidélité qu’ils lui doivent avec celle qu’ils doivent à leur Dieu. « La paix générale à laquelle on travaille doit rendre le repos à l’Europe, seraient-ils les seuls qu’elle laissât dans l’agitation et dans de mortelles angoisses. Les horreurs de la guerre, qui vont cesser partout, s’acharneraient-elles sur eux seuls ? Tranquilles sur ce qui se passe hors du royaume, auraient-ils tout à craindre au dedans ? tandis que leurs compatriotes s’empressent de donner à leur monarque le titre de Bien-Aimé, seraient-ils les seuls qui ne reçussent aucune marque de bienveillance ? Seraient-ils forcés de donner des bornes à l’affection dont ils sont pénétrés pour sa personne sacrée, afin de leur frayer le chemin aux grâces dont ils ne sauraient demeurer privés sans mener la vie la plus amère, ou de tâcher d’intéresser les puissances protestantes en leur faveur. »
Voici la série des demandes que les églises du désert mettaient sous les yeux des plénipotentiaires d’Aix-la-Chapelle, avec prière de les soumettre aux ambassadeurs de France :
1o Amnistie générale de toutes les contraventions aux édits pour fait de religion, et remise de toutes les peines encourues ;
2o Abolition des édits contre la religion, et mise en état des protestants français sur le même pied que les catholiques d’Angleterre, de qui il dépend, quand ils le veulent, de vivre en toute sûreté ;
3o Liberté des galériens, prisonniers ou prisonnières, et autres condamnés pour fait de religion ;
4o Prescription par S. M. le roi de France à ses sujets protestants d’un mode de vivre qui leur permît d’avoir des ministres en nombre suffisant, et de tenir des assemblées sans être molestés ;
5o Confirmation de tous les mariages bénis et de tous les baptêmes administrés, laquelle, assurant l’état des familles, légitimât les enfants, leur garantît l’hoirie légale, et prévînt les procès fâcheux que les édits entraînent. On consentirait, pour prévenir toute objection, à payer à chaque mariage ou baptême les droits accordés par la coutume aux curés et vicaires, comme si lesdits eussent célébré eux-mêmes ;
6o Ordre donné par S. M. le roi de France, vu que là où il y a différents partis le plus fort cherche toujours à opprimer le plus faible, d’une répression sévère contre ceux qui troubleraient le repos public, quels qu’ils fussent (Cop. Mss. P. R.).
On ne peut qu’être frappé de la justice et de l’esprit de modération qui présidaient à ces propositions, lesquelles eussent épargné tant de maux aux églises et à la patrie, si elles eussent été accueillies. Les suppliants les appuyaient de plusieurs considérations tirées de la nécessité d’assurer l’ordre public et de suivre la voix d’une politique sage. Les motifs qu’ils donnaient n’étaient pas moins logiques que leurs prétentions n’étaient avouées par l’équité la plus simple. Ils faisaient remarquer aux plénipotentiaires qu’il était désormais impossible d’espérer de parvenir, jamais à détruire la religion protestante de France par la force ; « qu’en continuant d’employer la rigueur on fera des malheureux à pure perte, qu’on commettra mille cruautés qu’il faudra soutenir par d’autres, et les secondes seront tout aussi inutiles et plus criminelles que les premières »[1] ; que les protestants pourraient faire valoir leur fidélité inviolable, qui ne s’était point démentie dans le fort de la persécution, lorsque « des mouvements irréguliers » de leur part auraient été le plus à craindre ; que si leur souverain pouvait lire au fond de leur cœur il y verrait tous les sentiments dont ils sont animés pour sa personne et le bien de l’État ; que loin de là, on ne paraît avoir songé qu’à les pousser à bout ; que cependant la nature humaine ne saurait toujours souffrir, qu’elle se révolte enfin, et qu’un ennemi pourrait avoir ses raisons pour fomenter l’agitation dans un temps après ne l’avoir point fait dans un autre ; que si la tolérance éprouvée par les catholiques, en Hollande et en Angleterre, avait été souvent suspendue ou resserrée, ils en avaient été eux-mêmes la cause par des entreprises séditieuses contre les souverains ; que si S. M. le roi de France voulait bien adoucir le sort de ses sujets réformés, cela contribuerait puissamment à cimenter la bonne intelligence rétablie entre elles et les puissances protestantes ; qu’enfin les charitables intercesseurs pourraient représenter que l’humanité seule les anime en cette occasion, et que, s’ils agissaient dans des vues d’intérêt et de politique humaine, ils garderaient le silence, puisqu’il est évident que les autres États de l’Europe ont retiré, par les émigrations, de très-grands avantages des mesures violentes contre les protestants, tandis que la France fait par là, et chaque jour, des pertes qu’il ne lui est pas facile de réparer (Mémoire en faveur des protestants de France, destiné pour les ministres des puissances protestantes députés au congrès d’Aix-la-Chapelle. 5 p. in-4o. Mss. P. R.).
Telles furent les raisons sans réplique que les églises soumettaient aux plénipotentiaires d’Aix-la-Chapelle par ce document. Aussi habile en logique que forte de considérations sociales présentées avec finesse, cette pièce, d’une rédaction si remarquable, ne paraît pas avoir fait l’objet de délibérations parmi les diplomates réunis, si tant est qu’elle fut jamais communiquée officiellement à la partie catholique et française du congrès. Les motifs les plus solidement appuyés militaient en faveur d’une demande aussi juste ; mais il fallut encore de longues années pour que la cour de France les accueillît, forcée et contrainte par le progrès des idées et par l’influence d’une philosophie tolérante. Il fallut que les églises traversassent encore quatorze ans de vives persécutions et vingt-cinq ans de doutes et de bien-être précaires avant d’arriver à l’édit de Louis XVI.
Pendant que les églises cherchaient à améliorer leur sort, les vexations contre elles continuaient même dans les portions de la France les plus éloignées du Midi, où la cour s’obstinait toujours à voir un foyer de rébellion prête à s’allumer. Pendant que le pasteur Jean Godefroy, et le sieur Pertuson, de Rouen, traversaient la France pour assister, comme députés, au synode national du Languedoc, leur église, où des assemblées se tenaient dans l’ombre, voyait chaque jour s’enlever et garçons et filles par le zèle des convertisseurs (Lett. du ministre Préneuf à P. R., 22 avril 1748, Mss). Deux événements d’une nature bien différente vinrent affliger les églises à la même époque. Par arrêt du 17 mars 1745, le parlement de Grenoble avait condamné à mort, par contumace, le ministre Duperron, qualifié de prédicant. Arrêté peu de temps après, il fut jeté dans les prisons ; après une longue captivité, ce jeune homme, que le supplice attendait, et qui avait en quelque sorte sous les yeux le triple échafaud de ses collègues Roger, Rang et Désubas, se laissa intimider par les convertisseurs ; il abjura sa foi. On ne comprend guère le mérite d’une victoire obtenue sur un ministre qui eût monté au gibet s’il ne s’était pas converti ; cependant le clergé fit de cette faiblesse une occasion de triomphe remporté par l’évêque de Valence, qui s’était rendu exprès à Grenoble. Les églises ne parlèrent qu’avec indignation « de l’apostasie du sieur Duperron. » Citons ce beau passage d’une lettre du ministre A. Court, sur cet événement bien rare, même dans ce temps si dangereux : « La chute de l’ami que vous avez apprise nous a pénétrés ici de la plus amère douleur. Elle se fit avec grande pompe et en présence de plus de cent cinquante personnes de distinction, après plus de cinquante conférences sur les matières controversées. C’est la crainte de la mort et l’espérance d’une vie trop chère, qui a produit un événement de tant de triomphe pour les uns et de tant d’affliction pour les autres, qui fait maintenant le supplice de celui qui y est le plus essentiellement intéressé ; les gémissements et les soupirs qu’on lui entend pousser en sont des indices bien certains. Il s’était flatté qu’on le délivrerait après avoir fait ce qu’on exigeait de lui ; mais il s’est étrangement trompé, et chaque jour va lui apprendre combien son mécompte a été grand, et combien il aurait été plus heureux pour lui de se confier à celui qui ne trompe point et qui récompense magnifiquement ceux qui le servent, de lui être fidèle, et de souffrir mille morts plutôt que de manquer à la foi qu’il avait promise. Puisse son exemple, en rappelant à notre esprit de quoi notre faible humanité est capable, nous affermir de plus en plus dans nos devoirs et nous empêcher de les perdre jamais de vue. « (Lett. à P. R., 1er nov. 1748, Mss. P. R.) La prédiction de Court ne fut que trop vérifiée ; le malheureux Duperron mourut peu de temps après sa conversion, dans les angoisses d’une vive douleur morale. Cet événement rendit le parlement de Grenoble un peu plus doux ; les filles protestantes détenues dans les couvents de Valence furent remises à leurs parents, sans conditions ; plusieurs prisonniers furent aussi élargis : « Voilà du bon et du mauvais, disait le ministre Joseph Picard, de la Saintonge ; c’est beaucoup dans un aussi méchant siècle. » (Lett. du 21 oct. 1748.) À la même époque les églises firent une perte d’un autre genre et bien plus sensible, ce fut la mort du pasteur Barthélemy Claris. Cet homme courageux, l’un des plus actifs et des plus distingués de tous ceux qui prêchaient dans le désert, termina ses jours d’une manière tranquille, dans un âge peu avancé, après avoir échappé au martyre qu’il brava tant de fois (décembre 1748). Le style de sa correspondance atteste que chez lui l’esprit était aussi orné que la foi était intrépide et ferme.
1749.La première année de la paix générale signée à Aix-la-Chapelle ne vit point de changements notables dans le sort des protestants français. Le départ du duc de Richelieu, pour tenir les états du Languedoc, fit concevoir de nouvelles espérances aux réformés. Cet homme, d’un caractère si bizarre, intrépide général, habile négociateur, brave et débauché à l’excès. Mécène des gens de lettres, tant idolâtré par Voltaire, qui l’appelle sans cesse mon héros, ne parut pas ostensiblement fort touché du sort des infortunés protestants. Quelque sages que fussent ses dépêches privées pour la cour, sa conduite effective en Languedoc, Provence et Guyenne, touchant les religionnaires, n’est pas le plus beau côté d’une carrière si brillante. Au commencement de l’année, plusieurs prisonniers du comté de Foix furent condamnés aux galères perpétuelles ; dans le haut Languedoc, un gentilhomme, M. de Palleville, et son épouse, furent arrêtés à leur château, près de Revel, par lettre de cachet du 23 mars 1749 ; le mari fut conduit au fort de Brescou, et la femme dans un couvent de Montpellier. Leur crime était de s’être mariés au désert. Les communautés de Vabre, de Lacaune et de Castres furent frappées d’amendes considérables. Les protestants de Mérindol furent tourmentés. À Cadenet, nous avons vu que la populace outragea le cadavre d’un réformé par des traitements si révoltants que la justice informa (Lett. du min. Pourtal, 16 avril 1749). Près de Sommière, une autre arrestation vint jeter l’effroi dans les églises ; M. Louis Bouzanquet, avocat, notaire et juge, homme aisé et d’un esprit orné, avait épousé au désert la demoiselle Louison Deshours, de la maison de Calviac ; tous deux furent arrêtés au milieu de la nuit et menés au château d’Alais (Lett. du past. Marazel, 10 juin 1749, Mss. P. R.).
« Cet accident a tellement effrayé les gens, ajoute le courageux ministre, que je ne puis me dispenser de convoquer pour soutenir les esprits. » Le Dauphiné, qui jouissait depuis longtemps du privilège des plus vives persécutions, fut troublé par une scène qui aurait pu devenir très-tragique. Une assemblée se tenait le 9 juin à la pointe du jour, par les soins des ministres Vouland et Rozan, entre Montmiraud et la Beaume Cornilliane, lorsque deux détachements de dragons de la garnison de Chabeuil, envoyés par le subdélégué de Valence, vinrent fondre sur la réunion ; soixante coups de fusil furent tirés sur les fuyards ; une femme fut seule atteinte d’un coup, qui lui fracassa le bras. Les soldats dévalisèrent tous ceux qu’ils purent arrêter, et rentrèrent à Valence avec la robe du ministre pour trophée. Tels furent les excès commis par la soldatesque sur les religionnaires dauphinois. Dans les autres parties du midi, les rigueurs exercées contre MM. de Palleville et Bouzanguet avaient partout répandu l’alarme. La confiscation des biens dont ces deux familles distinguées étaient menacées avaient intimidé les autres, et pendant quelque temps les assemblées ne furent plus composées que de personnes de ces classes qui n’ont rien à perdre. Un tel abandon affligeait Paul Rabaut, qui lui-même risquait tous les jours sa fortune et sa vie au service des églises. Il confia ses chagrins sur ce sujet à Antoine Court à Lausanne ; voici en quels termes ce dernier cherchait à consoler son collègue ; le passage est remarquable en ce qu’il montre bien comment le zèle, toujours vivant au sein de la classe populaire, venait suppléer au manque d’énergie de l’autre classe que son aisance rendait plus craintive. « Il n’y a rien de nouveau sous le soleil. De tout temps le vent de la persécution a nettoyé l’aire du Seigneur, et rarement a-t-on vu dans les temps d’orage que ceux que la naissance, le rang et les richesses élèvent au-dessus des autres, aient maintenu la religion. La gloire de la Providence s’y trouve même intéressée. Plus les moyens dont elle se sert pour conserver cette religion paraissent vils et méprisables, et plus cette gloire est éclatante. Parcourez tous les siècles de l’église et vous verrez qu’elle n’a eu dans ses grandes épreuves de fidèles qui lui soient demeurés constamment et fermement attachés, que ceux, qui, comme dit un apôtre, n’étaient ni des sages, ni des nobles, ni des puissants selon le monde, et qu’il en arrivait dans tous les temps comme il en arrive aujourd’hui. Les ministres de la religion avaient beau, comme vous, presser, exhorter en temps et hors temps, la moindre bourrasque jetait l’alarme dans les cœurs et rendait leurs soins presque inutiles. Il en arrivait comme dans le sein de votre église ; il n’y avait que le petit peuple qui tînt ferme et qui ne se déconcertât point, quelque violente que fût la tempête. D’où il résulte, comme vous l’avez pensé aussi bien que moi, qu’on ne doit être ni surpris, ni découragé quand ces choses arrivent ; qu’on ne saurait trop faire honte et représenter leurs devoirs aux nobles et aux riches, dans le temps que le calme permet aux ministres de les voir et de leur adresser la parole, ni trop féliciter les petits et les encourager à une persévérance qui fait leur gloire, ainsi que celle de la Providence. » (31 octobre 1749. Mss. P. R.)
Cependant, malgré les poursuites et les condamnations que nous venons de rapporter, les assemblées continuaient toujours assez publiquement. Les protestants parurent espérer que leur conduite soumise, pendant la dernière guerre et en présence de l’ennemi, attirerait sur eux, sinon la justice entière, au moins la tolérance tacite du gouvernement de Louis XV. Mais des influences sinistres agissaient et vinrent encore une fois ajourner une légitime réparation. Des agitations internes se déclarèrent aussi.
Il s’éleva une discussion assez vive dans le haut Languedoc à propos de la consécration, dans la Province, ou à Lausanne, d’un étudiant du comté de Foix, André de Grenier de Barmont, dit Dubosc ; ce débat ne présente d’intérêt aujourd’hui qu’en ce qu’il fait voir avec quel soin les synodes craignaient de recevoir des pasteurs de l’étranger ; le pasteur Loire fit même des remontrances énergiques à ce sujet, tendant à ce que, dans tous les cas, l’imposition des mains fût donnée en France (Mss. Cast., Syn. prov. du 14 janvier 1750). Cependant Grenier de Barmont fut reçu pasteur dans la province, malgré la consécration de Lausanne, et il demanda la cassation de la protestation du pasteur Loire ; l’attestation de l’Académie de Lausanne en faveur du premier prouve que les églises protestantes, tant désolées dans l’intérieur, avaient cependant su prendre des mesures pour donner une très-solide éducation en Suisse aux jeunes collègues qui devaient partager leurs dangers. Grenier de Barmont fut soumis aux épreuves suivantes ; sermon sur un texte assigné, composé et récité au bout de huit jours ; interprétation du Nouveau-Testament grec et de quelques psaumes hébreux, « par où nous avons pu connaître qu’il est en état d’entendre les livres sacrés dans l’original ; » enfin, interrogatoire sur des matières importantes de théologie et de morale. Les églises de cette province prenaient en même temps de sages mesures politiques ; un colloque assemblé le 14 mars 1750, composé de trois pasteurs et de cinquante-quatre tant anciens que notables, arrêta d’écrire à l’intendant que les protestants paieraient sans difficulté l’imposition du vingtième.
Cependant le plus grand obstacle à la renaissance définitive d’une organisation régulière des églises, c’était toujours la rareté des ouvriers travaillant à cette œuvre périlleuse. L’absence des pasteurs faisait plus de mal que la persécution. Les provinces voisines se disputaient entre elles ces courageux apôtres, qui tâchaient de multiplier leurs soins auprès de communautés où les mêmes dangers suivaient partout le ministère. À la même époque, il survint une discussion toute fraternelle entre le haut Languedoc et les hautes Cévennes, sur le point de savoir si le pasteur Viala, prêté pour un an par cette dernière province, retournerait au premier théâtre de ses travaux périlleux. En août 1752, le corps ecclésiastique du haut Languedoc fit écrire par le pasteur Grenier de Barmont aux hautes Cévennes une lettre pressante pour engager la province à lui laisser un pasteur qu’elle chérissait. Cette lettre et la réponse des hautes Cévennes montrent d’une manière frappante le zèle toujours croissant des troupeaux, et leur attachement pour des ministres sur lesquels le martyre sans cesse planait. Les hautes Cévennes avaient cédé les deux pasteurs, Viala et Corteis, et les plus heureux fruits avaient signalé leurs travaux dans le haut Languedoc, menacé de perdre en outre les pasteurs Dunières et Olivier ; il ne devait rester que les pasteurs Sicard et de Barmont. Il paraît, en outre, qu’il n’y avait alors que six pasteurs pour tout le haut Languedoc, qui comprenait de plus le pays de Foix, l’Agenais et le Montalbanais. Les églises du haut Languedoc se disaient hautement « l’ouvrage » des hautes Cévennes, et les suppliaient de leur continuer leurs ministres ; ce qui leur fut accordé. Nous trouvons à la même époque un autre monument de la ferveur et de la foi de ces troupeaux, dans la lettre touchante des anciens des églises réformées sous la croix de Clairac, Longueville, Lafite, Diment, et Fernan, au pasteur de Barmont, en date du 20 juin 1752 (Mss. Cast. p. 108). Ces églises le redemandaient avec instances et même avec larmes. Elles proclamaient que c’était chose merveilleuse que l’amendement qu’il avait opéré dans leurs contrées pendant le peu de temps qu’il y était resté, d’autant plus que rien n’égalait le désordre et l’aveuglement dans lequel elles avaient vécu depuis l’abolition de l’édit de Nantes ; que les plus sages d’entre eux n’étaient jusque-là occupés que de leurs champs, de leurs vignes, ou de leur commerce, lisant à peine, ou du moins à la hâte ; quelque chapitre de l’Écriture Sainte le dimanche, se contentant de s’abstenir de l’église romaine, se croyant glorieusement distingués et par là suffisamment autorisés à prendre la qualité de chrétiens réformés, mais vivant néanmoins dans l’irréligion, et n’ayant, la plupart, que trop souvent fléchi le genou devant l’idole ; que cependant au moment où même le souvenir d’avoir entendu la pure parole, qui ne vivait plus que dans la mémoire de quelques personnes vénérables, allait se perdre, Dieu leur avait envoyé un de ses serviteurs pour faire reluire son flambeau au milieu d’elles ; que les prédications de ce pasteur, Grenier de Barmont, avaient produit un fruit considérable qui se manifestait aux yeux de tous ; que cependant cette nouvelle vigne, si heureusement plantée dans un fonds, qui ne donnait aucun fruit, demandait à être cultivée, sous peine de périr, d’autant plus que « ces églises ne faisaient que de naître, » et que, avant cet événement « il ne restait aucun vestige d’ordre ecclésiastique dans ces contrées depuis près de soixante-sept années ; »[2] qu’en conséquence, ce serait leur donner la mort que de les laisser sans pasteur.
Ajoutons seulement que ces sentiments de si fervente piété déposaient contre les inquiétudes d’indifférence et de mort de ceux qui les manifestaient ; l’église, dont Clairac était le centre, n’oublia jamais les leçons de Grenier de Barmont, ni son courage évangélique. Pour faire mieux apprécier quel était le genre d’existence de ces pasteurs si dévoués à l’œuvre sainte, et quels étaient les dangers que pouvaient alors rencontrer tous ces hommes dont les provinces voisines se disputaient les services, nous donnerons ici un passage de la confirmation de l’attestation du synode provincial du haut Languedoc, qui fut délivrée sur sa demande au pasteur Pierre Corteis, forcé de se réfugier ailleurs, et par motif de santé, et pour échapper aux poursuites : « L’assemblée édifiée de plus en plus de la pureté de sa doctrine, de son zèle infatigable et de la sainteté de ses mœurs, après lui avoir témoigné le vif regret qu’elle a de se voir à la veille d’être privée d’un si digne pasteur, lui accorde sa juste demande avec d’autant plus de raison, que ledit pasteur a été exposé et l’est encore à la plus violente persécution, et aux périls les plus éminents de la part des ennemis de la vérité ; car, outre les dangers ordinaires annexés au ministère sous la croix, il a été pendu deux fois en effigie, comme appert par les jugements rendus par les intendants de Montpellier et d’Auch, poursuivi plusieurs fois par des détachements de dragons, et recherché par des particuliers mal intentionnés, ce qui le met dans la nécessité indispensable de se réfugier dans un pays de liberté ; sur ces fondements, nous prions Dieu de le combler de ses grâces les plus précieuses, et de le couvrir de sa divine protection partout où sa Providence le conduira. De notre assemblée pastorale, de laquelle ledit pasteur est modérateur, le 18 août 1752. » (Mss. Cast., p. 115.)
- ↑ Il y a une bien frappante analogie entre cette énergique pensée du
mémoire en faveur des protestants, présenté au congrès d’Aix-la-Chapelle, et
les beaux vers de Racine, où Burrhus donne les mêmes leçons au jeune tyran,
son élève.
Mais si de vos flatteurs vous suivez la maxime,
Il vous faudra, seigneur, courir de crime en crime,
Soutenir vos rigueurs par d’autres cruautés,
Et laver dans le sang vos bras ensanglantés.
(Britannicus.) - ↑ Cependant la constance de ces communautés et le soin avec lequel elles avaient conservé leur foi en l’absence de tout sacerdoce, fait voir qu’il y eut dans l’histoire de la conscience des positions où le théorème de Bayle fut convaincu de fausseté : « Ôtez à l’Église ses assemblées publiques, son rituel, son formulaire, sa discipline, vous prenez le chemin de la perdre avant la troisième génération… Art. Bourignon. Bayle oubliait qu’il y a une chose qu’on ne peut ôter à l’Église, et qui remplace toutes ses pertes ; cette seule chose, c’est le cœur des fidèles.