Histoire des églises du désert/tome 1/Livre 2/7

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Texte établi par Librairie Ab. Cherbuliez et Cie (1p. 462-492).


CHAPITRE VII.


Mémoires présentés au Conseil sur les églises du désert. — Joly de Fleury. — Situation générale des églises du désert au milieu du xviiie siècle.


L’époque à laquelle nous arrivons maintenant fut décisive, quant à la constitution et au sort définitif des églises réformées de France. À peine le traité d’Aix-la-Chapelle eut-il été signé, que déjà les querelles de limites s’élevaient entre la Grande-Bretagne et la France sur leurs possessions respectives dans le Nouveau-Monde, germes d’une guerre qui devait bientôt se rallumer avec violence ; toutefois la France respirait après tant d’agitations ; son gouvernement put songer aux mesures intérieures d’administration, sans être distrait par la terreur d’une invasion ennemie. Les querelles du jansénisme, où la cour, penchant vers l’ultramontanisme, donnait tort constamment aux parlements, et cherchait à faire prévaloir les maximes de la constitution Unigenitus sur les antiques franchises de l’église gallicane, avaient profondément divisé le clergé, qui tantôt obéissait et tantôt résistait à la magistrature. De cette agitation théologique naquit le besoin de scruter plus profondément les limites des deux pouvoirs, et, pour le dire en passant, ce fut là le seul résultat durable de ces débats, dont la forme était bien plus importante que le fonds. Le clergé était non moins attaché que les parlements à la religion de l’État. C’était pour lui plus qu’un intérêt de corps ; c’était un intérêt de corporation et d’existence. Nous avons déjà remarqué que la magistrature, en général ennemie de l’autorité absolue de Rome et qui décréta si souvent ses légats et ses nonces, fut également sévère, sauf quelques exceptions individuelles, envers les protestants. On voit avec netteté dans l’histoire des parlements de cette époque, et même de presque tout le siècle, la tendance prononcée de sévir à la fois contre les ultramontains et contre les protestants. Nous avons déjà dit que les corps héréditaires de magistrature, inflexibles en même temps contre Rome et contre l’hérésie, voulaient racheter, en poursuivant cette dernière, la vivacité et la constance de leur opposition contre toute maxime du droit italien. Cependant, en ce qui touche leur position vis-à-vis des protestants français, ces parlements se voyaient pour ainsi dire comme obligés de surcharger leur jurisprudence des articles d’une foule d’édits, formant, il est vrai, un code persécuteur bien compacte et bien varié, mais où les dispositions concernant le temporel, et celles qui régissaient le spirituel, étaient mêlées et confondues en une foule de points. Nous allons voir que ce furent des scrupules ecclésiastiques qui décidèrent d’abord la cour, et même qui l’obligèrent ainsi que les magistrats, à s’occuper plus profondément de la situation des protestants et à tenter la révision des lois intolérantes, contre lesquelles les religionnaires luttaient depuis si longtemps avec tant de suite et tant de fermeté.

Si l’on consulte les nombreux actes des synodes tant nationaux que provinciaux, que l’on a conservés sur l’histoire des églises, depuis la fin de la guerre des Camisards jusqu’au milieu du dix-huitième siècle, ainsi que la vaste série des correspondances qui en motivent les mesures et en expliquent les résultats, on parvient à suivre les progrès si difficiles de la discipline, et à découvrir les faits les plus dignes d’être relatés aujourd’hui. Ce sont là, pour les églises de France, les affaires domestiques et de famille de ces temps orageux. Mais il faut y joindre la connaissance de leurs rapports avec la cour, de l’effet que les nouvelles de leur développement y produisaient, et des mesures qu’ils suggéraient à l’administration suivant l’urgence et la gravité des cas. Les arrêts des parlements, et les faits d’une intolérance le plus souvent capricieuse et locale, mis en regard des réflexions et de la conduite des pasteurs du désert, ne suffisent plus pour cette histoire des rapports du gouvernement du royaume avec les églises. Sous ce rapport, il faut consulter spécialement les Mémoires, qui furent composés à diverses époques à Paris ou à Versailles par les magistrats surtout, et qui, rédigés d’après les dépêches des gouverneurs et des intendants, ainsi que sur les lettres des évêques, nous laissent voir quelles idées le gouvernement entretenait sur l’état des églises et quelles nouvelles mesures il crut devoir prendre à l’égard des communautés qui renaissaient sans cesse, bien que le code de Louis XIV, confirmé par son successeur, eût prétendu nier leur existence d’une manière absolue. L’examen de ces documents administratifs peut servir à jeter de grandes lumières sur le fait le plus inconcevable de toute cette époque ; l’obstination extraordinaire avec laquelle un gouvernement fort peu empreint du fanatisme des temps passés, tentait sans cesse de ramener au giron catholique les églises, qui résistaient depuis près de cent ans aux vexations comme aux supplices, obstination d’autant plus inexplicable, que le dernier effort sérieux qu’il fit à ce sujet faillit rallumer la guerre des Camisards au milieu du siècle.

Un jurisconsulte qui a laissé un nom distingué dans la magistrature française, Joly de Fleury (Guillaume-François), avait été promu à l’office de procureur général près le parlement de Paris, en 1717, et en remplacement de d’Aguesseau, lorsque ce dernier fut nommé chancelier de France. Une grande clarté de vues administratives et judiciaires, l’absence de presque tout préjugé dévot, le talent de faire prévaloir les opinions générales de l’homme d’État sur les prétentions des partis qui voulaient toujours pousser les questions à l’extrême, telles étaient les qualités qui distinguaient ses consultations. Sa tendance vers le gallicanisme contribuait à lui faire apprécier plus sainement l’état des protestants français. Joly de Fleury, et les plus distingués de ses confrères dans la magistrature du temps, parmi lesquels il faut citer le procureur général au parlement d’Aix, Ripert de Monclar, dont il sera question plus bas, ne pouvaient se dissimuler l’épouvantable désordre que les édits de religion introduisaient dans l’état des familles, à cause de la multitude de mariages, soit hypocrites, célébrés devant l’Église, soit nuls et concubinaires aux yeux de la loi, célébrés au désert. Ils voyaient bien que les réformés, dont on niait l’existence, existaient cependant en grand nombre, et que les édits mettaient les conjoints protestants dans l’alternative ou d’afficher une hypocrisie dont les prêtres même n’étaient plus la dupe, ou de léguer la bâtardise à leurs enfants. Cet état de choses empira au point que les évêques et curés du Languedoc reconnurent que les nouveaux convertis n’étaient rien moins que convertis à la foi catholique ; que les sacrements de mariage et de baptême qu’ils venaient recevoir étaient par eux assimilés à des formalités sans valeur que les rigueurs des édits leur faisaient seules accepter ; que leur adhésion était uniquement un acte de par le roi où leur conscience n’entrait pour rien, et qu’après ces sacrements comme avant, les parties restaient toujours de la religion prétendue réformée. Il y avait hypocrisie chez beaucoup de religionnaires : ce point ne saurait être contesté ; mais ces actes, qu’ils regardaient à tort comme extérieurs et cérémoniels, leur étaient commandés sous peine des galères et de la ruine d’eux-mêmes et de leurs enfants ; est-ce donc à eux ou aux édits tyranniques qu’il faut renvoyer le poids de cette duplicité ? Mais le clergé du Languedoc surtout s’en était trop clairement aperçu : il jeta les hauts cris ; il déclara, non sans fondement, que dans une foule de cas les mariages des nouveaux convertis devant ses autels étaient un fait d’hypocrisie et de sacrilège. Pour ce dernier point, une foule d’hommes honnêtes chez le clergé déclarèrent qu’ils ne voulaient pas en être complices, et qu’ils ne marieraient plus les nouveaux convertis ; mais il était expressément ordonné aux protestants de se marier devant l’Église, et, sous des peines très-sévères, de ne se marier que là ; telle fut donc leur position, que vers cette époque ils ne pouvaient se marier devant les ministres, ni se marier devant leurs curés. Sans contredit, c’était une des plus singulières conséquences auxquelles un code intolérant ait jamais abouti.

Sans parler du point de vue d’humanité et de tolérance dont on s’occupait assez peu, si l’on jugeait la question sous le seul rapport administratif, il était clair que cet état de choses ne pouvait durer. C’est ce que Joly de Fleury sentit parfaitement. Ce fut l’occasion du Mémoire[1] qu’il composa pour le Conseil du roi, quoique ce magistrat se fût alors retiré de sa place, et qu’il travaillât dans la retraite que sa vieillesse avancée lui avait fait prendre. On voit clairement, dans cette pièce, les embarras de la cour vis-à-vis les protestants, et les causes qui amenèrent indirectement un surcroît de persécution, de 1750 à 1762, persécution qui n’était pas dans le but de l’auteur et qui faillit ranimer la guerre camisarde : ce sont ces mémoires qui seuls nous permettront de découvrir comment les vigoureuses mesures disciplinaires que nous avons vu prendre par les églises furent jugées par la cour.

Joly de Fleury convient d’abord que la situation du Languedoc, par rapport aux religionnaires, est telle, que le gouvernement s’est vu souvent contraint, surtout dans les temps de guerre, de ne pas suivre à la rigueur la disposition des ordonnances ; que, par rapport aux évêques, « ils se rendent de jour en jour plus difficiles ; » cette remarque portait sur leur refus de bénir les mariages des nouveaux convertis. Il faut maintenant remonter plus haut. Suivant ce magistrat, la guerre de 1688 n’avait pas produit autant de fermentation sur les religionnaires que celles qui vinrent après ; mais la guerre de la succession et les désastres des armées françaises avaient relevé leur courage. Ils se flattèrent qu’après la paix on leur permettrait l’exercice de leur religion. « Nos ennemis leur envoyèrent des prédicants, » disait Joly de Fleury, assertion que tous les travaux d’Antoine Court et de ses premiers collègues démentent assez. Suivant ce magistrat, les liaisons du régent avec l’Angleterre donnèrent quelque espoir aux églises, de telle sorte qu’elles publièrent de nouveau que l’exercice de leur religion serait rétabli. On songea alors à y remédier par une nouvelle loi renfermant la substance de plus de deux cents édits, déclarations ou arrêts qui étaient presque ignorés. « M. le chancelier d’Aguesseau y travailla. Pendant le ministère du cardinal Dubois, on reçut des nouvelles de la Guyenne, de la Saintonge, du Languedoc, où les religionnaires s’assemblaient et méprisaient les lois du royaume, surtout relativement aux baptêmes et aux mariages. On reprit le système d’une nouvelle loi après la mort de M. le duc d’Orléans. Le projet fut consommé par la déclaration du 14 mai 1724. » (Mémoire). Telle fut l’origine de l’édit cruel que nous avons apprécié plus haut. Il fut jugé nécessaire par la cour, pour réfuter les bruits de tolérance qui s’élevaient çà et là dans les églises, et qui coûtèrent plus tard la vie aux ministres Rang, Roger, et Désubas. Il paraît que les exhortations des synodes ne furent pas sans effet ; suivant ce mémoire, le commandant du Languedoc, le maréchal de La Fare, que nous avons déjà vu en correspondance avec l’évêque d’Alais, transmit en 1728 un mémoire à la cour, où il déclare que l’abus des baptêmes et des mariages recommençait, principalement par les difficultés que les évêques et curés y apportaient. Les protestants se voyant réduits par la force à se présenter devant les prêtres pour se marier, s’en vengeaient par la dissimulation ; ce qui révoltait les évêques. Cet abus fut porté au point que le cardinal de Fleury eut quelque idée, en 1729, de faire à ce sujet un règlement mitigé, qui eût autorisé deux sortes de mariage ; d’abord, l’ancien mariage catholique, le sacrement ; et ensuite un autre « dont le contrat ou si l’on veut l’engagement serait simplement béni par le prêtre, avec l’eau et le signe de la croix, et qui, sans être sacrement, aurait cependant tous les effets civils. » Ce projet singulier et inexécutable fut approuvé par le cardinal de Rohan et combattu par le cardinal de Bissy. Il fallut que la pratique des mariages au désert fût bien constante, pour que le cardinal de Fleury ait eu même une pensée de ce genre, qui répugnait alors non moins aux lois de l’Église qu’à celles de l’État.

« Les excès » sur les mariages et les baptêmes se renouvelèrent en 1732, et il fut de nouveau question de faire une nouvelle loi « sur toute la matière des mariages, en ne distinguant pas les catholiques des nouveaux convertis ; mais la guerre qui survint suspendit tout et donna lieu aux religionnaires de mépriser la disposition des lois précédentes avec une licence sans bornes ; » enfin, suivant Joly de Fleury, pendant la guerre qui se termina par le traité d’Aix-la-Chapelle, « les religionnaires s’étaient portés aux derniers excès ; » proposition vague et dangereuse, qui ne prouve que trop combien toutes les sages précautions des pasteurs du désert, le soin extrême qu’ils mettaient à prêcher la résignation et la patience, leur ferme et patriotique conduite devant l’invasion ennemie en Provence, furent peu connus ou mal appréciés à la cour. Il serait possible d’ailleurs que, par cette expression, le magistrat eût entendu la simple convocation des assemblées et la déclaration formelle faite maintes fois par les églises aux intendants et à la cour, qu’elles ne pouvaient, en aucun cas, s’engager à renoncer au culte public et en commun.

On voit donc que l’existence et l’application de tant d’édits persécuteurs, soutenues par des condamnations plus que sévères que nous allons même voir se multiplier, non seulement n’avaient pu extirper les protestants, mais qu’elles n’avaient abouti qu’à placer l’administration dans la position la plus embarrassante. Les protestants du désert, comme nous l’avons déjà remarqué, réduits à la dissimulation par la violence, allaient se marier et allaient faire baptiser leurs enfants, à l’église catholique ; puis ils sortaient de l’église, et restaient protestants. Il y eut même très-probablement bon nombre de ces cérémonies, qui furent célébrées à la fois à l’église et au désert : en premier lieu, par l’obligation des édits, en second lieu, par l’obligation de la conscience. Tout ceci, comme nous l’avons vu, était fortement interdit par les synodes ; la réprimande à la tête des assemblées, ainsi que la suspension de la sainte Cène, punissait de tels accommodements. Mais il est bien prouvé que ces transactions avaient lieu le plus souvent, et que la grande masse des réformés préféraient accorder à l’église dominante un signe extérieur d’adhésion de quelques minutes, au danger de voir l’état de leurs femmes et de leurs enfants compromis et annulés suivant la teneur expresse des édits. Le résultat de cette dissimulation arrachée par la force fut que le clergé catholique lui-même hésita sur la question de savoir s’il devait bénir des mariages, qui, à ses yeux, se réduisaient à une pure et simple profanation du sacrement, lesquels n’engageaient aucunement ceux qui les réclamaient à se ranger en l’église romaine.

Voyons maintenant quels étaient les remèdes que les magistrats suggéraient au conseil pour sortir de cette confusion ; l’examen de ce point nous fera découvrir les causes de la crise de persécution qui désola bientôt les églises, qui amena chez elles un commencement de prise d’armes, ou au moins un commencement d’hostilités.

Les difficultés les plus sérieuses venaient d’un certain nombre d’évêques, et des curés de plusieurs diocèses du Languedoc, dont les usages étaient fort différents de ceux du clergé du ressort du Parlement de Paris, peut-être à cause de leur position même dans ces contrées, où les partis religieux étaient perpétuellement en présence. Les curés du Vivarais et des Cévennes savaient très-bien qu’une foule de mariages, qu’ils bénissaient, n’appartenaient à la religion catholique que pour la forme, qu’ils étaient, en vérité pure, des mariages protestants ; ils savaient de plus que beaucoup de mariages avaient lieu au désert, et que par conséquent une foule des enfants qu’on leur présentait étaient issus de mariages protestants et seraient élevés protestants. Ainsi, dans les contrées où il y avait beaucoup de prétendus nouveaux convertis, le clergé catholique, victime lui-même de la rigueur de ces édits, dont la tyrannie et l’injustice appelaient et justifiaient en quelque sorte l’hypocrisie des réformés, était réduit à célébrer de véritables baptêmes et mariages protestants au fond, mais catholiques pour la forme. C’était un résultat de l’intolérance, que personne n’avait prévu. Dans cet état de choses, plusieurs ecclésiastiques eurent recours à l’expédient d’ajouter la qualification de bâtard ou illégitime à l’inscription de baptême d’un enfant des nouveaux convertis ; remède contraire au bon sens, puisque l’enfant était censé né de parents réunis à l’église, d’après les déclarations des édits. Joly de Fleury condamne cet usage sans restriction. Les principes fort sages en la matière, qu’il présenta au conseil, méritent d’être signalés ; ils servirent de point de départ aux mesures qui ne furent pleinement adoptées que trente-cinq ans plus tard, sous Louis XVI. L’ancien procureur-général au parlement de Paris proposait, quant au baptême, le maintien des principes constamment suivis en matière de constatation d’état. Puisque les religionnaires reconnaissaient la validité du baptême administré dans l’église catholique, la marche était facile à suivre. D’après Joly de Fleury, les pasteurs en aucun cas ne sont juges de l’état des hommes ; différents des notaires, qui, lorsqu’ils attestent que deux ou plusieurs personnes, qu’ils doivent connaître, se sont promises telles et telles choses l’une à l’autre, attestent en même temps la vérité du contenu de l’acte comme en ayant été le témoin, les ecclésiastiques n’attestent jamais le sexe, la paternité, la maternité, que sur le témoignage d’autrui ; le ministre ne peut rien attester comme témoin direct, si ce n’est que telle personne lui a apporté un enfant et qu’il lui a administré le baptême ; tous les autres faits, le curé n’atteste point qu’il en a la connaissance personnelle, mais seulement qu’ils lui ont été dits par les personnes présentes ; dès lors, le prêtre qui baptise doit écrire littéralement ce qu’on lui dicte, sans retranchement et sans addition, et même ce qui pourrait être de sa connaissance sur la légitimité ou sur la bâtardise n’est point de son ressort ; ce serait décider de l’état des sujets du roi, dont il ne peut être le juge ; dans les cas des protestants, où ils n’exigent d’inscrire que le nom du père et de la mère, sans ajouter les qualités de mariés ou de légitimés, rien ne serait plus contraire aux devoirs de celui qui baptise, que d’ajouter de son chef le terme de bâtard ; après une sommation qui serait faite au curé, s’il persistait, ce serait un abus, et il serait condamné par le juge ; en Languedoc, le parlement de Toulouse ne refuserait pas son ministère sur un objet aussi évident et aussi important. C’est ainsi que Joly de Fleury déniait absolument au clergé catholique, alors même qu’il remplissait le devoir de l’officier civil, le droit de s’immiscer dans les questions d’état, lorsque son dogme paraissait l’y déterminer. C’était lui conseiller de fermer constamment les yeux sur le fait patent de l’existence des réformés, conseil d’une théorie facile, mais d’une pratique impossible.

Le Mémoire traite, d’une manière non moins lumineuse, la question du mariage des protestants ; il tend également à modérer, sous ce rapport, les prétentions du clergé, spécialement en Languedoc. Dans les diocèses où les réformés continuaient, sous le nom menteur de nouveaux convertis, de former une fraction considérable et quelquefois la grande majorité de la population, les réformés désobéissaient aux synodes et se mariaient ostensiblement devant les curés, sans cesser d’être protestants, ni de reconnaître leurs ministres, ni de suivre le culte du désert. Comme pour le baptême, c’était une cérémonie et rien de plus. Le clergé voyait le mal et ne pouvait le guérir ni l’arrêter. Dans cette position, les évêques du Languedoc imaginèrent de leur chef d’entourer la cérémonie du mariage de nouvelles formalités, non facultatives et tendant à une bonne célébration, mais inhibitoires et dirimantes. De sorte que les protestants, quoiqu’ils fussent censés pleinement catholiques, se trouvaient dans une situation pire que celle des anciens catholiques. Cette prétention consistait à exiger des parties, comme clause indispensable et préalable, la confession, la communion et même une abjuration par écrit. On pouvait craindre que de telles conditions n’éloignassent entièrement les réformés de la pratique du mariage légal ; alors des populations entières eussent vécu sans état civil d’aucun genre. Ce plan, c’était un cas d’abus ; car de telles conditions n’étaient pas dans les édits ; ce n’était qu’arbitrairement que le clergé les déduisait même du droit canon. La discussion de ce point par Joly de Fleury offre encore beaucoup d’intérêt. Il commençait par établir devant le conseil du roi que ni le concile de Trente, ni les conciles français qui se tinrent ensuite, ni l’ordonnance de Blois qui régla quels étaient les décrets de discipline du concile qui seraient reçus par l’église gallicane, n’avaient considéré la confession comme un préalable de nécessité avant la bénédiction nuptiale ; que cette prétendue nécessité n’est que de conseil et une simple exhortation (Sancta Synodus hortatur, etc., Sess. 24, cap. 1) ; que même cette exhortation ne saurait être reconnue en France, ayant été rendue lors de la retraite des ambassadeurs français de Trente à Venise par ordre de Charles ix. D’ailleurs, suivant le procureur général, les nouveaux convertis ne refusaient pas de rapporter un billet de confession. Quant à des abjurations par écrit, ou même verbales, on ne voit point que, hors de la province du Languedoc, on ait jamais pensé à les exiger ; elles seraient bien plus abusives encore, si l’on observe que les édits ne connaissant en France que des sujets professant la religion catholique, les évêques doivent juger que tous leurs diocésains l’ont embrassée.

Malgré ces raisonnements, il restait bien démontré qu’une foule de réformés ne se pliaient que par une contrainte évidente à l’observation compulsoire du rit romain ; et c’était là le point délicat qui blessait le clergé. Le procureur général allait au-devant de la difficulté par cette observation : « On sait bien que les évêques diront qu’une espèce de notoriété publique, le refus d’aller à l’église, d’y présenter les enfants pour le baptême, et leur concours aux assemblées où l’on baptise et où l’on marie, sont des circonstances de fait qui détruisent cette présomption portée par la déclaration de 1715 et de 1724, que tous les sujets du roi ont embrassé la religion catholique, apostolique et romaine. » (Mém., p. 154.) Sous ce rapport, les évêques avaient indubitablement raison. Mais l’administration combattait leurs scrupules en disant que la notoriété publique n’existait pas en France, à moins qu’elle ne fût fondée sur un jugement, et que le catholicisme des nouveaux convertis était fondé sur une présomption de fait à laquelle les curés devaient se soumettre ; que les nouveaux convertis ayant été en tout assimilés aux anciens catholiques, les évêques n’avaient nullement le droit d’établir à leur égard une nouvelle discipline ; qu’enfin, exiger, soit la communion, soit une profession de foi, soit un acte d’abjuration par écrit, ne pouvait servir qu’à faire faire des mariages de mauvaise foi, et à entretenir de semblables pratiques dans des assemblées interdites. D’autres faits, cités par Joly de Fleury, font encore mieux apprécier la position des protestants dans le Languedoc. D’après un mémoire transmis par un ecclésiastique au cardinal de Fleury, le curé languedocien affirmait que, lorsque des nouveaux convertis venaient à lui pour se confesser, à l’effet de contracter mariage, alors même qu’il leur refusait l’absolution, le secret de la confession le forçait à donner un certificat de l’acte de pénitence, sur lequel ils étaient ensuite admis au mariage. L’abus si fréquent d’une dissimulation contre laquelle le clergé ne pouvait absolument rien faire, détermina les évêques en 1733, 1739 et 1743, à proposer que les protestants pour se marier devaient toujours rapporter les certificats de l’accomplissement du devoir pascal, et actes d’abjuration ; mais les magistrats du Parlement rejetèrent cette prétention, comme abusive et insolite. Jamais ces formalités n’avaient été jugées nécessaires ; « pourquoi donc les demander, disait Joly de Fleury, dans un temps où les religionnaires sont plus aigris et plus agités ? » D’ailleurs, il n’en est pas du mariage comme des autres sacrements, dont le prêtre seul est le ministre. L’essence du sacrement de mariage est dans le consentement des deux contractants. La bénédiction du prêtre, quoique fort ancienne dans la loi évangélique, n’a été établie que par un usage, et n’est pas de forme essentielle, originaire et primitive. Au surplus, suivant le sage conseil de Joly de Fleury, ce principe, qui est exact, ne devait pas toutefois être mis devant les yeux des évêques, qui, peu instruits des véritables principes et jaloux uniquement de leur autorité, contestent les principes les plus assurés ; il n’en est pas besoin pour autoriser les juges royaux d’en connaître, si le clergé s’obstine abusivement à soumettre le mariage à la nécessité de la communion et de l’abjuration par écrit. L’ancien procureur général concluait enfin que le prêtre devait compte de son refus au juge royal ; que les contractants avaient droit, s’il refusait, de lui faire des sommations, attendu que nul évêque ou curé n’a le droit d’introduire dans l’administration du mariage, « dont la notoriété est toute temporelle, » aucune forme ou condition non expressément autorisée par les lois de l’église ou de l’État ; qu’enfin, en ce qui concernait le Languedoc, le procureur général du roi au parlement de Toulouse avait le droit d’obtenir devant la cour arrêt enjoignant au curé de passer outre, sous peine de saisie du temporel.

Nous avons cru devoir faire connaître avec quelques détails cette consultation de Joly de Fleury, moins pour exposer des principes dont aujourd’hui tous les jurisconsultes ont reconnu la justesse, que pour démontrer combien les mesures de l’édit de tolérance de Louis XVI existaient alors en germe dans les meilleurs esprits, et pour faire mieux apprécier, par ce tableau non suspect, la position des protestants français. Quant à leurs intérêts et à la possibilité de constater leur état civil, même par des concessions déguisées que la sévérité des édits excuse peut-être suffisamment, il y avait lutte ouverte et formelle entre le clergé et le gouvernement. Il est également évident que la question ne présentait de tous les côtés qu’un expédient sans issue. Le gouvernement cherchait uniquement à sauver la paix publique, et se contentait d’exiger l’exécution de la lettre des édits, sans prétendre pénétrer plus avant ; le clergé visait à en faire exécuter l’esprit, et se voyait, avec un dégoût d’ailleurs fort naturel, exposé à être chaque jour l’impuissant témoin et même l’officieux complice de cérémonies commandées impérieusement par les lois, mais sans action et de nulle valeur au fond des consciences. Le clergé fit un effort pour sortir de cette fausse position ; tentative funeste, que nous aurons à raconter, et qui faillit amener de très-grands malheurs.

Sur ces entrefaites, les églises du midi, comme si elles eussent prévu le nouvel orage qui allait fondre sur elles, avaient recours à divers moyens pour conjurer le danger. Tous furent impuissants. Cependant, vers 1750, et en général depuis la paix d’Aix-la-Chapelle, les protestants du midi jouissaient d’une certaine tranquillité ; dans le nord également, le culte se réveillait et prenait plus de consistance ; le ministre Préneuf passa à Jersey, après avoir courageusement servi la province de Normandie, où il eut pour successeur le ministre Gautier, touchant lequel Court écrivait ainsi aux églises du midi ; « Gautier fait des merveilles en Normandie ; sans ce jeune homme, cette province serait à présent abandonnée, ce qui serait un grand mal ; il y est fort chéri, et un cri public a demandé sa consécration, qui lui a été accordée par un colloque génevois. » (Lett. à P. Rab., 26 avril 1750.) Le calme succédant à une persécution si constante, elles se flattaient de voir leur religion fleurir à l’ombre de la tolérance, quelque incomplète qu’elle fût. C’est à cette époque qu’il faut faire remonter l’origine d’une intrigue qui se présenta plusieurs fois. Les églises avaient songé à s’adresser aux puissances étrangères professant leur communion, pour obtenir la délivrance des galériens condamnés à perpétuité pour fait de s’être trouvés à des assemblées religieuses. Le prince stathouder de Hollande leur fît savoir « qu’il ne négligerait rien pour faire procurer aux pauvres frères la liberté, étant porté d’inclination et d’un vrai zèle à cette bonne œuvre. » Le synode wallon, assemblé à Amsterdam, joignit ses instances à celles des protestants de France. Mais il paraît que quelques serviteurs trop officieux des églises, qui résidaient probablement à Paris, avec mission intéressée sans doute en cette affaire, écrivirent à leurs frères, à Marseille et à Lausanne, qu’ils eussent à lever une contribution de douze mille à quinze mille livres, jugée nécessaire pour rompre les chaînes des confesseurs. La proposition fut fort sagement rejetée, surtout par les conseils du ministre A. Court, à Lausanne. Les églises pensèrent qu’il était très-dangereux d’offrir de l’argent pour la délivrance des galériens ; que c’était ouvrir la porte à la cupidité, et fournir aux gens en crédit, qui aimeraient à s’enrichir aux dépens de l’innocence, un appât pour faire augmenter le nombre et la rigueur des arrêts criminels. Nous verrons cependant qu’on eut quelquefois recours avec succès à ce moyen vénal.

D’autres projets plus utiles et plus vastes furent proposés. Les états de la province de Languedoc étaient assemblés. Les grandes questions qui divisèrent toujours l’État et l’église s’y présentèrent, de même que devant l’assemblée du clergé à Paris, la même année. Il s’agissait de l’immunité des biens ecclésiastiques. Les évêques regardaient l’intendant de la province, comme un ennemi chargé de faire contribuer aux dépenses du royaume un riche corps ecclésiastique, qui ne voulait y contribuer que par ses prières. Le débat fut porté au point, entre la cour et la représentation provinciale, que le roi cassa, avec censure, les délibérations de la chambre du clergé comme ayant sacrifié les intérêts de la province à ses vues particulières. La difficulté portait spécialement sur l’octroi de l’imposition foncière du vingtième. Les protestants résolurent de suivre une marche tout opposée. Ils adressèrent au comte de Saint-Florentin (17 mars) et à l’intendant du Languedoc Lenain (3 mars), une déclaration signée, dans le placet remis à ce dernier, des pasteurs Defferre, Pradel, Gal, Paul Rabaut, Simon Gibert, Molines, par laquelle ils protestaient, au nom des églises, qu’elles étaient prêtes à payer le nouvel impôt sans murmure. Cette pièce rappelait aussi la conduite loyale des réformés, lorsque les Autrichiens étaient sur la ligne du Var, et demandait quelque allégement à la persécution. (Lettr. Mss. P. R.) Il paraît que le clergé, qui avait refusé le vingtième, découvrit cette modeste requête des églises, et qu’il tenta d’en neutraliser l’effet. Il parut craindre que la soumission des réformés aux désirs de la cour n’ouvrît les voies à une tolérance prochaine. Aussi la même lettre que l’archevêque de Toulouse fit parvenir au gouvernement, au nom des vingt évêques du Languedoc, dans laquelle il proteste de sa soumission et de celle de ses collègues, déclarant qu’ils n’ont rien fait qui ne soit du privilège essentiel des états de la province, contient aussi le passage suivant qui mérite d’être rapporté : « La sainteté de leur caractère, et leur position au milieu de tant de brebis égarées du sein de l’Église, dit le prélat, rend la justification plus nécessaire. En effet, comment pourront-ils souffrir sans se plaindre un reproche si propre à les rendre plus odieux à ces frères séparés, dont on a tout lieu de craindre que l’apparence de soumission, qu’on fait tant valoir en cette circonstance, ne cache le pernicieux objet qu’ils n’ont jamais perdu de vue de faire au moins tolérer ou dissimuler le service de leur religion. » (29 mars 1750.) Singulière requête de ces prélats, qui, tandis qu’ils refusaient les subsides publics, s’effrayaient que les protestants les accordassent, et qui se montraient, dans cette circonstance, aussi prodigues en conseils d’intolérance qu’ils étaient économes en votes d’argent !

Cependant la conduite des églises ; qui déclarèrent, par la voie des cinq pasteurs que nous avons cités, qu’elles consentaient à l’imposition, n’eut point des suites heureuses. Cette démarche, qui formait contraste avec celle du clergé, redoubla son aigreur contre les réformés, qui n’avaient pas craint de sacrifier les privilèges de la province à l’espoir d’un adoucissement à leur sort. C’était aussi l’époque où toute la correspondance des intendants révélait leurs débats avec les évêques sur la question des nouveaux convertis, où le conseil était fort divisé sur la marche qu’il fallait suivre, où il ressortait évidemment de la situation des protestants que leur nombre restait à peu près le même, et que le code des édits les plus rigoureux était annulé chaque jour par une adhésion feinte qu’il était impossible de combattre. Il paraît que l’influence du clergé sur la haute administration s’exerça habilement dans cette situation nouvelle, où les démarches des réformés du Languedoc avaient paru faire le procès aux siennes sur la question de l’imposition provinciale. Le clergé ayant représenté au conseil que la guerre pouvait recommencer à chaque instant, que dès lors les troupes ne seraient plus disponibles, que les religionnaires constituaient toujours un noyau de révolte inquiétant pour la paix publique, et que d’ailleurs leur souplesse devant les édits de conversion prouvait plus de complaisance que de conviction, n’eut point de peine à porter le conseil à lui donner satisfaction en adoptant des mesures plus fortes, et à profiter d’un intervalle où la paix durait encore. Nous verrons toutefois qu’ici la lutte recommença entre l’administration et le sacerdoce, et que la première essaya maintes fois de tempérer la rigueur de l’exécution des ordonnances, sans cependant avoir pu empêcher les choses d’être poussées très-loin.

Deux gouverneurs, M. de Saint-Jal, qui commandait en Provence, et l’intendant Lenain en Languedoc, occupés uniquement d’assurer la tranquillité publique, fermaient les yeux sur le fait des assemblées, que toutes les rigueurs de la déclaration de 1724 ne parvenaient pas à prévenir. Ils faisaient plus ; ils correspondaient avec les ministres, quand ils jugeaient à propos de manifester leurs craintes ou leurs volontés aux populations protestantes[2]. C’est ainsi que le pasteur Paul Rabaut correspondait avec l’intendant Lenain, touchant son séjour en Languedoc, et pour garantir que l’esprit soumis des fidèles ne permettait de concevoir aucune inquiétude sur de prétendus projets de révolte. L’intendant Lenain mourut ; alors on envoya son successeur en Languedoc avec ces deux missions : l’une, de faire exécuter avec rigueur tous les anciens règlements, et l’autre, de tâcher de faire entrer les évêques du Languedoc dans les vues de l’administration concernant les baptêmes et les mariages, c’est-à-dire d’obtenir qu’ils n’exigeassent point de signatures et autres actes d’abjuration extra-disciplinaires. Comme l’observe très-bien le Mémoire que nous citons, de cette double mission, le premier article était cruel, le second inutile. Aucun ne réussit ; encore une fois ni la force ni les négociations ne purent ruiner les églises.

Toutes les questions, tant celles des cérémonies spirituelles protestantes qui perpétuaient les églises, et qui annulaient toutes les espérances des évêques, que celles des assemblées qui effrayaient sans cesse le gouvernement, tenaient à un seul point, l’existence des ministres. C’étaient eux qui principalement ralliaient les troupeaux, qui maintenaient la ferveur religieuse, et qui empêchaient les communautés de se fondre lentement dans la masse catholique.

Pour bien faire apprécier, à la moitié du siècle, après tant de persécutions, l’organisation ecclésiastique des églises, nous ajouterons plus bas le texte complet des minutes du Synode National de 1756, parce que c’est le seul de notre nombreuse collection mss. avec celui de 1763, qui donne, selon l’ancien usage, le rôle complet des pasteurs qui desservaient les églises du désert. On sera sans doute bien aise de lire textuellement un de ces documents, avec toutes ses dispositions disciplinaires, et d’avoir sous les yeux la liste officielle de ces hommes dignes de mémoire, qui étaient sans cesse proscrits par les édits de Louis XIV (Pièc. Just. n. viii).

D’ailleurs, l’habile et sévère organisation synodale depuis la guerre des Camisards, organisation en tout semblable à celle des anciens temps, qui avaient donné tant de puissance au parti calviniste ; les prédications fréquentes ; le séminaire de Lausanne où de nouveaux sujets se formaient chaque jour ; enfin la correspondance officielle de cinq ministres avec l’intendant : tels furent sans doute les motifs de ce redoublement de persécution, qui vint fondre sur les églises de France, et qui commença pour elles un nouvel intervalle d’environ douze ans de malheurs plus ou moins constants, entrecoupés de périodes de calme plus ou moins prolongées, dans l’espace desquelles elles comptèrent leurs derniers martyrs. Nous verrons comment la guerre des Camisards faillit se rallumer.

Le tableau de ces derniers événements jusqu’à l’édit de l’état civil, si lentement élaboré par le conseil des rois, remplira la seconde partie de cet ouvrage. Seulement, en jetant les yeux sur l’espace que nous venons de parcourir et sur les choses que nous venons de raconter, ne pourrait-on pas logiquement en induire quelques préjugés légitimes, selon le mot de Nicole, en faveur d’une foi qui sut inspirer tant de puissance, tant de résignation, tant d’articles de sage organisation et tant de piété, au milieu de ses malheurs et de ses continuels orages.

Cette dernière considération touche au fond de la doctrine des églises réformées françaises ; c’est une question de conviction et non une question de fait ; elle sort dès lors du strict domaine de l’histoire et nous ne devons pas nous y arrêter. Nous aurons, d’ailleurs, de nombreuses occasions de relever l’originalité des faits, que nous avons déjà indiqués, et qui résultent de cette histoire. On ne verra pas aujourd’hui sans étonnement le tableau de ces croyances, source de tant de malheurs pour leurs disciples et si chères à leur foi, de ces croyances qui, au milieu du siècle des Voltaire et des Montesquieu, s’estimèrent heureuses de pouvoir célébrer leurs rites en plein jour et de renoncer au mystère de la nuit. On se rappellera qu’après le synode national de 1744 elles furent obligées de retourner aux cavernes et aux ténèbres ; après cela, on découvre, avec un vif mouvement de surprise, que cette religion proscrite et réprimée, comme une secte sauvage et immonde, du temps de Louis XV, était simplement la foi chrétienne réformée, la foi d’une grande et puissante partie du monde chrétien. Le philosophe ne manquera pas de remarquer combien est contraire aux analogies, et à beaucoup de théories reçues de nos jours, le fait de ces églises du désert, appartenant à une race tout à fait méridionale, et cependant ayant conservé si obstinément et si longtemps leur culte et leur croyance, sans aucun temple ni signe extérieur qui pût faire appel aux imaginations. Le symbolisme n’est donc point nécessaire à un culte fervent et profond, même au milieu des populations du midi de l’Europe. Ce fait remarquable peut déjà être conclu des nombreux renseignements que nous avons insérés touchant la vie intérieure et dogmatique des églises du désert. Il sera pleinement confirmé par la suite de leurs annales, lorsque, étendant le cercle de nos recherches domestiques et ecclésiastiques, nous appellerons en témoignage les archives administratives et inédites du gouvernement de Louis XV. Nous verrons alors combien la foi du désert, si tenace et si simple, si dénuée de toute force externe et si riche de la puissance du dedans, fut un objet aussi embarrassant qu’il était incompréhensible pour les évêques, pour les commandants et pour les hommes d’état.

Seulement, en terminant cette première partie des annales du désert, il nous est difficile de ne pas dire un mot de la position philosophique de leur temps. Il nous est difficile de ne pas tâcher au moins d’y trouver l’explication de cette lutte, à la fois glorieuse et déplorable, dont nous avons fait connaître quelques uns des principaux traits, dont nous avons mentionné quelques unes des plus généreuses victimes. On ne comprend guère la position des églises du désert et les sévérités qui s’y passaient, au milieu d’une époque aussi éclairée que celle du milieu du xviiie siècle, en présence des lumières philosophiques qui affluaient et de la cour et de Paris. Il est vrai que, dans ce temps de l’histoire de France, le conseil de nos rois, servile conservateur des édits de Louis XIV, resta trop fidèle à ses funestes traditions. La plus notable amélioration sortit du cœur d’un soldat. Elle fut suggérée sans doute par les souvenirs d’une guerre qui se rattache à l’époque que nous avons parcourue. En 1746, le maréchal de Belle-Isle avait été chargé de repousser les Autrichiens des plaines de la Provence ; il avait vu de près les églises du désert ; il avait été témoin de leur fidélité. Il s’en souvint lorsque, plus tard, il signala son passage au ministère de la guerre 1759.
21 juillet.
par la création de l’ordre du Mérite militaire, pour les officiers protestants que l’obligation de prêter un serment tout catholique éloignait de la croix de Saint-Louis. Ce fut la seule mesure du gouvernement de Louis XV, où le monarque parut faire un pas vers la reconnaissance officielle de quelques droits chez des protestants au service de France. Encore cette tardive justice fut-elle restreinte à de braves étrangers qui combattaient sous les lys, tels que les Nassau-Saarbruck et les Wurmser, tandis que les militaires et la noblesse protestante française ne purent pas encore aspirer à ce prix du sang versé pour leur patrie. Nos anciennes familles nationales, restées fidèles à la réformation, telles que les Ségur-Pardaillan, et tant d’autres, durent se contenter de leur épée pour décoration d’honneur. Mais, au moins, l’on doit reconnaître, que, dans cette fondation de l’illustre général, qui acquit la Lorraine à la France, il y eut une pensée d’égalité pour ses camarades de l’autre foi.

Des idées de ce genre ne parurent point s’offrir aux plus illustres philosophes du temps. Au milieu des sauvages dévastations par lesquelles les commandants pour le roi réprimèrent les espérances des églises du désert, après la mort de Louis XIV, on jouait à Paris l’Œdipe de Voltaire (1716), avec ses déclamations contre un sacerdoce ambitieux. L’année qui suivit la cruelle déclaration de 1724, où les églises furent si impitoyablement proscrites par M. le duc de Bourbon, fut aussi celle d’un très-notable événement littéraire ; la publication du poème de la Henriade, où Voltaire entreprit une trop longue réfutation systématique du fanatisme de la Ligue, sans s’être douté que son épopée était de l’histoire pour les provinces du désert, où l’on évoquait les édits de Louis-le-Grand. Les tirades républicaines du Brutus se débitaient en 1730, entre les supplices des ministres Alexandre Roussel et Pierre Durand. Les gracieuses et transparentes allégories des Lettres persanes furent sans cesse polies et retouchées par leur auteur, magistrat dans cette province de Guyenne, où des familles entières furent ajournées et poursuivies ; cependant Montesquieu jugeait la foi dominante avec une complète sévérité (Lett. pers., no 118) ; il connaissait et il appréciait la foi du désert, comme le montre son admirable épître sur la Bible au pasteur Vernet ; il dominait de toute la hauteur de son génie le bigotisme mesquin, comme le prouvent les paroles presque protestantes de son dernier soupir : « Je veux tout sacrifier à la religion, mais rien aux jésuites. » Cependant on ne voit pas que les événements, qui alors désolaient les églises du désert, aient obtenu de ce philosophe instruit et humain un mot de sympathie ou même d’attention. Il ne mena point son censeur Usbeck jusqu’à la tour solitaire de Constance.

Un fait aussi singulier méritait d’être indiqué. Ce fut un résultat de l’esprit général du siècle. Les églises du désert étaient très-peu connues. Elles jetaient un éclat privé, qui se perdait dans les masses populaires qui les composaient. Le peu de noblesse languedocienne, qui y restait, attachée, se maintenait dans une obscurité prudente. Elles furent poursuivies par les intendants ; elles furent condamnées par les magistrats ; elles furent ignorées par les beaux esprits. Déjà Rousseau composait ses brillants paradoxes contre l’utilité des sciences (1751), et D’Alembert appliquait la méthode de Descartes aux projets encyclopédiques de Bacon (1752) ; mais ni l’un ni l’autre ne songeaient à descendre de leurs hauteurs intellectuelles, pour s’enquérir des droits des Français persécutés. Il fallut, bien plus tard, la terrible aventure du vieux Calas pour remuer les philosophes. C’est que, d’une part, les pasteurs du désert étaient invisibles et proscrits aux yeux de la loi, et, par conséquent, obscurs et introuvables ; et que, d’autre part, ils étaient profondément religieux, ce qui les éloignait d’autant de la philosophie du jour. Nous trouverons en effet dans la correspondance des pasteurs du désert, durant le reste du siècle, des plaintes nombreuses et des remarques très-fines sur les progrès de l’esprit incrédule, qui était alors une affaire de mode irrésistible. Nous verrons même qu’ils furent un peu gênés de l’appui de Voltaire, et qu’ils craignirent d’être exposés à payer sa haute protection un peu trop cher.

Des circonstances politiques et légales, plus simples encore, expliquent cette obscurité. Il n’y avait alors en France aucun journal politique, aucune liberté de presse quelconque, ni pour les protestants, ni pour personne. De ce vaste corps, dont la surface était si brillante, aucune partie ne pouvait ressentir vivement ce qui faisait souffrir les autres régions.

Il faut encore ajouter que l’intérêt des réfugiés français, à l’étranger, pour leurs frères du désert languedocien, ne pouvait être aussi vif après un demi-siècle d’exil, et Saurin n’était plus là pour entretenir l’image d’une patrie qui s’effaçait. De nouveaux liens, une nationalité toujours plus intime, se contractaient dans les pays d’asile. Toutes ces colonies ne tardèrent pas à oublier plus ou moins complètement une métropole lointaine et souffrante, d’autant plus que le précieux établissement de Lausanne, joint aux soins et à l’activité extrêmes du pasteur Antoine Court, jusqu’à sa mort, en 1760, concentrait et suppléait tout l’intérêt et toutes les sympathies, que les étrangers protestants eussent été disposés à accorder aux églises du désert. Aussi, nous verrons, dans la vaste correspondance de Paul Rabaut, que les affaires des églises se traitaient principalement entre le bas Languedoc, l’agence de Lausanne, et les chapelains de l’ambassade de Hollande à Paris. C’était là le cercle fervent où elles se renfermaient ; on conçoit assez bien, dès lors, comment elles eurent peu de relations, soit avec les pays protestants de l’Europe, soit surtout avec les cercles philosophiques de la capitale.

Leur isolement, pour ainsi dire, au milieu de l’Europe, au milieu des beaux esprits de la France, est un des traits singuliers de leur histoire[3]. Cet isolement nous prive de pouvoir montrer l’impression que faisaient leurs malheurs et leur sort sur le public. Nous ne le pouvons, puisque les écrivains n’en parlent aucunement pour ainsi dire. Nous ne pouvons apprécier ce qu’en pensaient les esprits du jour. Les brillants écrivains de la France philosophique du xviiie siècle, par une raison de silence qui remplaça l’égoïsme de Dangeau, ont été encore moins explicites que ce courtisan frivole sur les aventures des hérétiques français. Ils ne se sont pas informés du sort de tant de leurs compatriotes, qui se tenaient obstinément hors de la loi commune, acceptant, par respect pour leur foi, de vivre comme les parias d’une nation civilisée. Nous ferons voir, dans la suite de cet ouvrage, que la position de la race qui ressembla le plus dans toute l’Europe à celle des protestants français, celle des catholiques irlandais à l’égard du gouvernement britannique anglican, ne saurait aucunement se comparer, sous le point de vue civil et de culte, à celle des protestants du désert vis à vis des édits de nos rois. Il faut donc avoir recours aux pièces inédites et aux brèves indications jetées dans la correspondance secrète du désert, pour deviner, autant que cela est possible aujourd’hui, le jugement des contemporains et l’impression générale, quant aux lois compliquées et iniques qui pesaient sur les sujets protestants. On découvre alors assez clairement, et non sans quelque satisfaction, que ces lois ne furent jamais populaires. La cour, excitée par des conseils dévots et funestes, engagea et arrêta pendant bien longtemps nos lois religieuses dans une voie déplorable et féconde en malheurs de tous genres ; mais la nation française n’approuva point toutes ces choses ; il n’y eut jamais chez elle de haine ni de fureur d’oppression contre ses frères protestants. Les lois qui régissaient les églises du désert ne furent pas plus populaires en France, que ne l’avaient été celles de la révocation de l’édit de Nantes[4]. Nous prouverons cette assertion par une foule d’exemples. Nous nous bornerons cette fois à deux remarques consolantes, honorables pour l’esprit français, et qui font quelque bien au cœur après toute cette série d’injustices que nous avons été forcés de peindre. Il ne faut pas oublier que ce fut du milieu des parlements les plus acharnés à la ruine des églises du désert, ceux de Grenoble et d’Aix, que s’élevèrent bientôt, par les écrits et les sages harangues des Ripert de Monclar et des Servan, les protestations les plus éloquentes en faveur des Français protestants persécutés et de leur état civil foulé et méconnu. Il faut surtout se rappeler que, jusqu’à la veille de la révolution française, les édits intolérants ne furent point abolis ; qu’ils formaient toujours la législation du temps ; et que, toutefois lentement et par le seul effet des lumières, ils étaient devenus absolument inexécutables. Tombés en une désuétude complète, ils furent enfin totalement abandonnés par les magistrats comme par l’administration, et il y avait longtemps que la verge des oppresseurs s’était flétrie lorsque Louis XVI acheva de la briser. Il faut donc reconnaître que l’opinion publique de la France, dès qu’elle put agir au xviiie siècle, répudia sans hésiter le monstrueux héritage des édits de Louis XIV. Plus tard, la France, agissant enfin librement par ses représentants, rétablit l’édit de Nantes ; elle fit mieux encore ; elle fit une chose et plus sage et plus sainte ; elle décréta l’égalité de tous les cultes devant la loi civile. En écrivant ces dernières lignes, nous anticipons sur la conclusion de notre ouvrage ; mais nous avons encore bien des mauvais temps à raconter ; condamnés à rentrer dans cette nuit d’oppression sans fanatisme, nous nous plaisons à y prévoir l’instant religieux, tant souhaité par les protestants du désert, où le jour de la tolérance devra se lever.



  1. Mémoire de M. Joly de Fleury, imp. 59 p. p. vers 1752 ; l’auteur avait soixante-dix-sept ans.
  2. Mémoire sur le mariage des protestants, fait en 1785.
  3. Cet isolement s’est même prolongé longtemps après le triomphe de la tolérance. En voici un exemple assez frappant. Le professeur Lacretelle a écrit l’Histoire du xviiie siècle (6 vol. in-8) ; c’est l’histoire la plus estimée et la plus populaire que l’on possède, touchant cette époque. Lacretelle, pour ainsi dire, ne parle point des protestants français. Sauf quelques lignes sur l’édit de 1724, sur Calas et sur l’édit de Louis XVI, les églises du désert sont comme non avenues, pour cet historien estimable, moral, et à l’abri de tout esprit de parti. De toutes les mesures, délibérations, condamnations que nous avons racontées, aucune n’est mentionnée dans cette histoire, réputée complète, de la France au xviiie siècle. Cependant, même sous le point de vue purement politique, les négociations des intendants avec les églises du désert, lors des guerres de 1740-1748, forment un épisode à la fois grave et inattendu. Il y aura donc une lacune à remplir dans les histoires de France qui ont aspiré à raconter le xviiie siècle. On reconnaîtra que les causes qui ont un pied populaire peuvent tenir et peuvent même croître, sans faire parler d’elles, luttant contre la rigueur des lois et l’oubli des contemporains.
  4. On peut au moins affirmer, d’après les rapports des intendants eux-mêmes, et surtout d’après les mémoires défensifs des magistrats, que sous le règne de Louis XV, la cour fut bien avertie et fut nettement mise en demeure de changer les lois funestes, qui composaient la révocation de l’édit de Nantes. Des conseils plus sages remplacèrent les inépuisables flatteries des courtisans de Louis XIV, et on ne put appliquer à la France du xviiie siècle ce que Bayle disait avec tant de vivacité d’esprit de celle du grand siècle : « Jamais prince n’a été plus digne que Louis-le-Grand d’avoir de fidèles amis, parce qu’il a fait du bien à une infinité de personnes ; cependant il ne s’est trouvé aucun, parmi tant de créatures, qui lui ait osé représenter qu’on avait surpris sa religion, et qu’il donnait trop d’autorité à des gens qui ne devaient se mêler que de leur bréviaire. Ni ministre, ni conseiller d’État, ni maréchal de France, ni duc, ni pair, ne s’est soucié de donner un bon avis à un grand maître qui eût été fort capable d’en profiter, si on s’y fût pris de bonne heure, et comme il faut. Tous ces courtisans infidèles et flatteurs ont applaudi à l’esprit de bigoterie, et au lieu de lui disputer le terrain comme ils auraient dû faire, ils ont fait semblant d’en être eux-mêmes malades. » (Ce que c’est que la France toute catholique sous le règne de Louis-le-Grand. Œuvres, tom. ii, 336.) Nous verrons de plus en plus combien ce déplorable masque de l’esprit dévot s’effaça lentement au profit des églises du désert dans le cours du xviiie siècle.