Histoire des œuvres de Balzac/Quatrième partie/Articles
I. La Peau de chagrin, par M. de Balzac. Gazette de Franche-Comté, 13 août 1831.
II. Romans et Contes philosophiques, par M. de Balzac. Gazette de Franche-Comté, 21 décembre 1831. Cet article et le précédent, le premier anonyme et le second signé B (ernard) D (u Grail), sont de Charles de Bernard ; c’est à l’occasion du premier que Balzac lui écrivit la lettre qui se trouve dans sa Correspondance, page 90. Ces deux articles très-intéressants, n’étant pas encore réunis aux œuvres de leur auteur, nous allons les citer ici :
Mme de Staël disait : « J’ai besoin d’un premier mot ; » on trouve dans cet aveu l’histoire de la plupart des écrivains d’aujourd’hui. Beaucoup excellent à enluminer le dessin qu’ils ont calqué, modulent avec esprit et élégance sur le thème qu’ils ont emprunté ; bien peu cherchent en eux leurs inspirations. La masse d’esprit qui circule dans la société tue l’originalité individuelle. On vit sur le fond commun, au lieu de travailler sur le sien. Vient-il, à de longs intervalles, quelqu’un de ces hommes forts qui ouvrent eux-mêmes leur route, chacun se jette dans la voie qu’il a frayée, et glane sur sa trace, au lieu de chercher une moisson vierge. Pour combien d’auteurs Walter Scott n’a-t-il pas été le premier mot de madame de Staël ? Sans lui, nous n’aurions ni Cinq-Mars, ni Plik et Plok, ni peut-être Notre-Dame de Paris. Chaque jour le vieux Shakspeare déteint, pâle et décoloré, sur quelque drame de la nouvelle école. Dernièrement, un jeune homme, d’un talent frais et mordant, M. Jules Janin, a usé beaucoup d’esprit à nous donner une contre-épreuve de Sterne. Ce n’est plus, il est vrai, Yorik que nous connaissions, portant culotte noire et perruque poudrée, mais Yorik actuel et rajeuni, avec virgule à la Mazarin et gilet à la Robespierre ; incrédule, blasé, sardonique ; disséquant les misères de la vie avec le soin amoureux et subtil que son aîné mettait à en analyser les petites jouissances. Il y a, entre ces deux types, la distance qui sépare le siècle de Louis XV du nôtre, et les amours à joue rose de Watteau, des cadavres bleus et verts de Delacroix ; cependant c’est toujours Yorik, et le Voyage sentimental renferme l’idée mère de l’Âne mort et de la Confession.
Voici encore un homme de talent qui va demander, au foyer du voisin, une étincelle pour allumer le sien. Cette fois, le voisin, c’est Hoffmann, auteur de génie et d’inspiration, qui a creusé lui-même sa mine, et qui doit faire école. Tant qu’il n’inspirera que des ouvrages comme la Peau de chagrin, nous n’aurons pas à nous plaindre. Il y a originalité dans cette copie, création réelle dans cette imitation. Comme dans Hoffmann, une trame surnaturelle et fantastique s’y déroule au milieu des événements de la vie positive. C’est l’histoire courte, amère, exaltée d’un jeune homme riche de tête et de cœur, pauvre de fortune. Dans une étroite mansarde du pays latin, entre Bichat et la poésie, se consumaient solitairement les vertes années de Raphaël, lorsqu’il devint amoureux d’une femme comme on en a peu vu dans les romans où la sensibilité est une vertu indispensable de l’héroïne, mais comme il s’en rencontre parfois dans le monde. Séduisante, vaine, aristocratique, Fœdora tourne la tête du jeune étudiant. C’est un tableau saisissant que le contraste de ces deux caractères, que cette passion qui, dans l’âme de Raphaël, vient mêler ses fleurs empoisonnées aux cuisantes épines de la pauvreté ; car il aime et n’est pas aimé. Tout ce que le cœur d’un homme peut renfermer de sentiment ardent et profond échoue devant l’élégant et froid égoïsme de cette femme, qui vit dans une atmosphère passionnée, comme la salamandre dans le feu, sans brûler. Poussé par le double désespoir d’un amour malheureux et d’une insupportable misère, Raphaël va se jeter à la Seine, lorsqu’une idée, reste de bonne éducation, l’arrête. L’eau jaune et sale, le grand jour, les barques philanthropiques de M. Dacheux, les ignobles filets de Saint-Cloud lui font horreur. Il attendra la nuit pour se tuer, et, afin de tuer le temps jusque-là, il entre dans ce magasin d’antiquités du quai Voltaire, que tout le monde connaît. Là, il devient acquéreur, nous ne dirons pas comment, d’un talisman, chose extrêmement rare de tout temps, et surtout au xixe siècle ; ce n’est pourtant qu’une simple peau de chagrin ; mais que de vertus dans cette peau ! Tous les désirs de son possesseur sont sur-le-champ accomplis. Une petite condition est, il est vrai, attachée à l’exercice de cette puissance surnaturelle. À chaque souhait, la peau de chagrin doit se rétrécir, et la vie du maître s’user d’autant : l’une est invariablement liée à l’autre. Après tout, c’est peu de chose auprès du pacte de Faust et Méphistophélès ; et quel est le pauvre diable prêt à se noyer qui s’arrête à pareille bagatelle ? Raphaël, à moitié incrédule, conclut le marché, et, pour première épreuve de son pouvoir, demande une journée entière de jouissances fortes et raffinées, souhait naturel et pardonnable à qui n’a guère connu de la vie que les privations et la souffrance. Aussitôt, et par enchantement, une fête splendide, une royale orgie, digne de Trimalcion, s’offre à lui avec toutes ses magies, toutes ses voluptés. Il veut être riche ; un immense héritage lui tombe du ciel ou des grandes Indes, ce qui revient au même ; mais déjà la peau de chagrin est déjà sensiblement rétrécie, et ici l’auteur déroule à nos yeux un étrange spectacle.
Voyez-vous dans cette chambre solitaire, au fond de ces appartements dorés, que garde une armée de laquais à livrée éclatante, ce riche assis dans un fauteuil, pâle et courbé comme un vieillard ? C’est Raphaël. Devant lui, dans un cadre, et entourée d’une raie rouge qui dessine exactement ses contours, est suspendue la peau de chagrin. Les jours du jeune homme que nous avons vu supporter le malheur avec une ironique fierté s’usent à contempler ce tableau fatal qui renferme sa vie. C’est avec horreur qu’il observe chaque rétrécissement du talisman diabolique ; pour en arrêter les progrès, il interdit toute pensée à son esprit, tout plaisir à ses sens, tout désir à son cœur ; car, pour lui, désirer, c’est mourir. Mais les passions viennent le poursuivre jusque dans cette existence d’huître, où il s’est réfugié pour végéter quelques instants de plus. En vain il se cramponne à la vie, le talisman décroît chaque jour. Pour éviter les chances d’un duel, il souhaite la mort de son adversaire et le tue ; mais il est suicide en même temps qu’assassin, et la peau de chagrin, diminuant avec une effrayante rapidité, reste dans sa main, à peine grande comme une feuille de peuplier. Enfin, succombant sous cette implacable fatalité qui l’écrase de sa main de fer, et dans un transport de désespoir, il concentre toute la puissance de son désir pour se délivrer d’un seul coup de cet infernal supplice. Il vend son reste de vie pour un dernier jour de bonheur, pour un dernier baiser de celle qu’il aime, et meurt à ses pieds.
Une haute et grave pensée se trouve sous cette donnée bizarre. La peau de chagrin, en effet, n’est que la personnification de passions ardentes et désordonnées qui colorent la vie, mais la rongent. Une philosophie froide, sceptique, amère ; un style nerveux, franc, quelquefois prétentieux ; des caractères largement dessinés d’un seul trait ; des scènes de boudoir et de salon neuves et vraies, et par-dessus tout un admirable tableau d’orgie plein de verve et de chaleur, rendent intéressante la lecture de ce livre ; c’est une œuvre de haut goût, qui sera mieux comprise par les esprits blasés que par les âmes candides, et que nous recommandons à nos lecteurs plus qu’à nos lectrices.
Il est des âmes susceptibles, des esprits prudes et délicats, qu’effarouche singulièrement la tendance actuelle de la littérature. Leurs doléances élégiaques sur la corruption du goût, la prétention au bizarre, l’amour du laid et du triste ont sans doute un côté plausible ; mais, s’il est vrai que les ouvrages publiés aujourd’hui portent presque tous une empreinte d’amertume et de misanthropie pénible au cœur, à qui la faute ? En accusant l’art, la société ne ressemble-t-elle pas à ces vieilles coquettes qui s’en prennent à leur miroir de leur laideur et de leurs rides ? Depuis un demi-siècle qu’un tremblement de terre nous secoue à plaisir, mœurs et croyances, empires et dynasties croulent de toutes parts. Au souffle des révolutions, la civilisation entière s’effeuille comme en automne un arbre fouetté par l’orage. En vain, par un instinct de conservation naturel à l’humanité, qui se débat jusque dans l’agonie, les théories, les systèmes, les doctrines bourgeonnent à l’envi autour de cet arbre qui menace ruine, et aspirent à le remplacer après sa chute ; le sol sur lequel les opinions contraires se disputent l’empire est miné ; la mort est partout, même dans la victoire, et l’on se bat pour le corps de Patrocle.
Il est possible que notre imagination voie trop en noir, et qu’au lieu de pourrir le monde fasse peau neuve. Nul ne sait l’avenir ; c’est un champ livré à toutes les conjectures sombres ou riantes. Mais le présent est clair et palpable, et il n’est personne qui n’ait au fond de son cœur le sentiment intime de ses déceptions et de sa misère. Le désenchantement et le septicisme, ces deux maladies du siècle, ont pénétré toutes les classes et altéré la physionomie des nations, surtout de la nôtre. L’ancienne et proverbiale gaieté française ne nous est plus connue que par tradition. Le sourire silencieux et tordu de Méphistophélès a remplacé le rire franc et épanoui de nos pères, le rire qui d’une oreille à l’autre va, comme allait, si l’on en croit le médisant Rabutin, le bec amoureux de la Vallière. Quel goût pourrions-nous prendre à une littérature melliflue et frisée ? Quelle saveur trouverions-nous à la poésie de Delille ou de Ducis, aux bergères en corset de Fontenelle, aux madrigaux musqués de Dorat, à une époque dont le type poétique est Byron, et le type grotesque, mais malheureusement trop fidèle, Mayeux. Demander à l’art de rester rose et réjoui, quand la société qui pose devant lui est blafarde et rongée jusqu’au cœur, c’est imiter ces habiles critiques qui reprochaient à Géricault la carnation peu flatteuse à l’œil des cadavres des naufragés de la Méduse, et le manque de grâce des poses qu’ils avaient prises pour mourir.
M. de Balzac a vu la société moderne telle qu’elle est, égoïste, blasée, incrédule, et il la peint telle qu’il l’a vue. La fermeté de son pinceau égale la profondeur de son coup d’œil. On a reproché à ses ouvrages de laisser dans l’âme une impression de tristesse et de découragement, et de flétrir l’une après l’autre toutes les illusions qui enchantent la vie. Singulier reproche ! et depuis quand le médecin qui décrit les symptômes d’une maladie est-il responsable des souffrances du malade ? Si la vie entière n’est qu’une de ces longues et ironiques déceptions dont Sarrasine nous offre une image si frappante et si pittoresque, pourquoi ne pas le dire ? Quelle est cette pruderie qui demande grâce pour des illusions qu’elle n’a plus ? M. de Balzac ne fait qu’exprimer ce que tout le monde éprouve, mais il l’exprime avec une chaleur de coloris et une force de talent qui mettent en relief ce qui n’était parfois qu’un sentiment indistinct dans l’esprit de ses lecteurs ; d’une idée il fait un drame ; tant pis pour vous si un de vos vices, une de vos misères y surgissent tout à coup devant vous évoquée et incarnée par cette imagination puissante. Dans chacun de ces contes philosophiques se déroule sans pitié une page vivante du cœur de l’homme ; l’orgueil de famille poussé jusqu’au parricide dans el Verdugo, admirable tragédie dont la scène ne pouvait se passer qu’en Espagne ; la cupidité étouffant l’amour filial dans l’Élixir de longue vie, où nous trouvons un don Juan neuf et original, même après Molière, Mozart et Byron ; la lutte de l’amour et de l’ambition, du cœur et de la tête, où, comme presque toujours, la tête l’emporte, dans le Chef-d’œuvre inconnu, scènes gracieuses de la vie d’artiste ; le patriotisme dans l’exil, tableau de circonstance, si l’on songe à la Pologne, dans les Proscrits, drame où le pinceau de l’auteur s’est trempé d’une couleur dantesque, pour esquisser la grande figure de Dante ; la société tout entière dans la Comédie du diable, immense pandœmonium où chacun a sa part de critique mordante et spirituelle.
Parmi tous les éloges auxquels a droit M. de Balzac, nous en offrons un à cette vigoureuse impartialité qui, peu soucieuse des suffrages de coterie ou de parti, frappe indistinctement, partout où elle trouve un vice ou un ridicule. Il paraît avoir choisi pour devise littéraire cet ancien cri d’armes des empereurs d’Allemagne : À dextre et à senestre ! Nous le félicitons sincèrement sur cette position élevée et indépendante où il a eu le rare courage de se placer, dans un temps où la littérature presque entière s’agenouille devant les préjugés du parterre, et se fait flatteuse du peuple, de flatteuse des rois qu’elle était, sans penser que les carrefours ont plus de boue encore que les salons de cour. Des œuvres de cet ordre n’ont rien de commun avec cette littérature de comptoir et d’estaminet, délices des cœurs sensibles qui fréquentent en hiver les bals du Prado et en été les frais ombrages de Romainvilie. Le talent de M. de Balzac est aussi aristocratique que nerveux, et jamais la philosophie froide et railleuse, fille de Rabelais, et qui aime à dépouiller de leurs haillons les misères de la vie pour les guérir, ne s’est revêtue elle-même plus élégante et de meilleur goût. B. D.
III. Malheurs et Aventures de César Birotteau avant sa naissance, par Édouard Ourliac. Figaro, 15 décembre 1837. Voici cet article, qui fut réimprimé à la suite de la première édition de César Birotteau, et qui n’a pas encore été réuni aux œuvres de son auteur :
Chantons, buvons et embrassons-nous comme un chœur d’opéra-comique. Allongeons nos mollets, et tournons sur l’orteil comme un corps de ballet. Réjouissons-nous enfin : le Figaro, sans qu’il y paraisse, a dompté les éléments, tous les malfaiteurs et tous les cataclysmes sublunaires.
Hercule n’est plus qu’un drôle, les pommes hespérides, que des navets ; la toison d’or, qu’une peau de lapin ; le siége de Troie, qu’une faction de garde national. Le Figaro vient de conquérir César Birotteau.
Jamais les dieux irrités, jamais Junon, Neptune, M. de Rambuteau ou le préfet de police, n’opposèrent à Jason, Thésée, ou les passants de la capitale, plus d’obstacles, de monstres, de ruines, de dragons, de démolitions, qu’à ces deux malheureux in-octavos.
Nous les avons enfin, et nous savons ce qu’il en coûte. Le public n’aura que la peine de les lire. Cela compte pour un plaisir. Quant à M. de Balzac, — vingt jours de travail, deux mains de papier, un beau livre de plus : cela compte pour rien.
Quoi qu’il en soit, c’est un exploit typographique, un tour de force littéraire et industriel digne de mémoire. Écrivain, éditeur et imprimeur ont plus ou moins mérité de la patrie. La postérité s’entretiendra des metteurs en pages, et nos arrière-neveux regretteront d’ignorer les noms des apprentis. Je le regrette déjà comme eux, sans quoi je les dirais.
Le Figaro avait promis le livre au 15 décembre, et M. de Balzac le commence le 17 novembre. M. de Balzac et le Figaro ont la singulière habitude de tenir parole quand ils ont promis. L’imprimerie était prête et frappait du pied comme un coursier bouillant.
M. de Balzac envoie aussitôt deux cents feuillets crayonnés en cinq nuits de fièvre. On connaît sa manière. C’était une ébauche, un chaos, une apocalypse, un poëme hindou.
L’imprimerie pâlit. Le délai est bref, l’écriture inouïe. On transforme le monstre, on le traduit à peu près en signes connus. Les plus habiles n’y comprennent rien de plus. On le porte à l’auteur.
L’auteur renvoie les deux premières épreuves collées sur d’énormes feuilles, des affiches, des paravents. C’est ici qu’il faut frémir et avoir pitié. L’apparence de ces feuilles est monstrueuse. De chaque signe, de chaque mot imprimé, part un trait de plume qui rayonne et serpente comme une fusée à la Congrève, et s’épanouit à l’extrémité en pluie lumineuse de phrases, d’épithètes et de substantifs soulignés, croisés, mêlés, raturés, superposés ; c’est d’un aspect éblouissant.
Imaginez quatre ou cinq cents arabesques de ce genre, s’enlaçant, se nouant, grimpant et glissant d’une marge à l’autre, et du sud au septentrion. Imaginez douze cartes de géographie enchevêtrant à la fois villes, fleuves et montagnes. — Un écheveau brouillé par un chat, tous les hiéroglyphes de la dynastie des Pharaons, ou les feux d’artifice de vingt réjouissances.
À cette vue, l’imprimerie se réjouit peu. Les compositeurs se frappent la poitrine, les presses gémissent, les protes s’arrachent les cheveux, les apprentis perdent la tête. Les plus intelligents abordent les épreuves et reconnaissent du persan, d’autres l’écriture madécasse, quelques-uns les caractères symboliques de Wichnou. On travaille à tout hasard et à la grâce de Dieu.
Le lendemain, M. de Balzac renvoie deux feuilles de pur chinois. Le délai n’est plus que de quinze jours. Un prote généreux offre de se brûler la cervelle.
Deux nouvelles feuilles arrivent très-lisiblement écrites en siamois. Deux ouvriers y perdent la vue et le peu de langue qu’ils savaient.
Les épreuves sont ainsi renvoyées sept fois de suite. On commence à reconnaître quelques symptômes d’excellent français ; on signale même quelque liaison dans les phrases. Mais le terme arrive, l’ouvrage ne paraîtra pas. La désolation est au comble, et c’est ici que le travail se complique d’un admirable concours de calamités.
Au plus fort de la hâte, le malheureux qui portait jour et nuit des épreuves à M. de Balzac est arrêté le soir par des bandits qui les lui volent. M. de Balzac avait eu la présence d’esprit de s’aller loger à Chaillot, quelque temps auparavant. Ce malheureux crie et se débat, les malfaiteurs prennent la fuite. On rattrape une épreuve à Neuilly, la seconde dans un champ de betteraves, et une troisième qui descendait à Rouen, tout le long de la rivière. On assure qu’ils ne les ont jetées que faute de les pouvoir lire. À quelque chose malheur est bon.
Le travail est interrompu. Une nuit se perd. Les ouvriers se croisent les bras. Les pressiers s’en battent les flancs. Le prote monte à sa tour : « Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir ? — Je vois un porteur qui verdoie et une épreuve qui flamboie. »
Les épreuves arrivent ; mais la nuit est passée. Le temps est proche. Il y a des pleurs et des grincements de dents. Pourtant le prote prend courage et les ouvriers le mors aux dents. L’imprimerie s’emporte ; toutes les mains trottent comme des pattes de lièvre ; les compositeurs comme des navettes, les pressiers comme des rouages, les metteurs en pages comme des ressorts. Les apprentis piétinent ; les correcteurs tremblotent ; l’encadreur a des mouvements épileptiques, et le prote des tics fiévreux. C’est une seule mécanique, une machine électrique ou une cage de fous.
L’ouvrage avance ; mais tout d’un coup douze ouvriers disparaissent. Un tonnerre éclate. Le plancher s’effondre, et les poêles, les casiers, les charpentes enroulées dans un galop furieux, suivent les malheureux dans l’abîme, sous une pluie d’aérolithes inconnus. — Est-ce une mine, un incendie, une trappe, un volcan, le feu du ciel ou le jugement dernier ? On recueille les blessés descendus et non montés en diligence dans la cour des Messageries. On a quelque peine à prouver aux autres qu’ils se portent bien. On reconnaît la grêle de Gomorrhe et le feu du ciel pour des A, des B, des P, des Q, et autres innocentes lettres de l’alphabet. Le calme renaît. On repense à César Birotteau. Plus d’épreuves, plus de copie. César Birotteau est tombé dans une diligence qui vient de partir pour Louviers. César Birotteau court le monde. On le poursuit. Le coupé lisait le premier chapitre, l’impériale le troisième, la rotonde le second. Les épreuves suivantes tournoyaient aux roues comme de vrais soleils d’artifice qu’elles sont.
On arrête la diligence. « César Birotteau ou la vie ! » Les voyageurs hésitent ; mais ils rendent César Birotteau. On leur laisse la vie.
L’ouvrage a repris de plus belle, et M. de Balzac et le Figaro ont tenu parole. César Birotteau va voir le jour au renouvellement du 15 décembre.
Nous l’avons, nous le tenons. La maison est étayée, assurée et barricadée. On n’y laisse pas fumer. On a posé des paratonnerres sur les toits, et des factionnaires aux portes. Toutes les précautions sont prises tant contre les sinistres que contre la trop grande ardeur des abonnés.
L’œuvre finie, les ouvriers ont pleuré de joie, les compositeurs se sont jetés dans les bras les uns des autres, et les pressiers se sont empressés eux-mêmes dans les leurs.
C’était des transports comme à la délivrance de la Méduse, ou après la prise de Constantine. Nous nous sommes tous embrassés et nous prions le public, quelque envie qu’il en ait, de n’en pas faire autant. Tout le monde s’est distingué, mais nous citerons avec éloge les deux hommes qui ont ou arrêté la diligence, ou été arrêtés par des brigands.
Nous n’avons à déplorer que quelques blessures qui s’améliorent de jour en jour, un tuyau de poêle, une case de B et un bonnet grec ; mais il nous restera tant de gloire et si peu d’exemplaires, que nous n’avons ni le temps ni le courage de nous plaindre.
C’est tout simplement à cette heure un ouvrage de deux volumes, un tableau immense, un poëme entier composé, écrit et corrigé à quinze reprises par M. de Balzac en vingt jours, et déchiffré, débrouillé et réimprimé quinze fois dans le même délai. — Composé en vingt jours par M. de Balzac, malgré l’imprimerie ; composé en vingt jours par l’imprimerie, malgré M. de Balzac.
Il est vrai que M. de Balzac occupait en même temps à autre chose quarante ouvriers d’une autre imprimerie. Nous n’examinons pas ici la valeur du livre. Il s’est fait merveilleusement et merveilleusement vite. Il en sera ce qu’il pourra. — Cela pourrait bien n’être qu’un chef-d’œuvre. — Tant pis pour lui !
IV. Un Grand Homme de province à Paris, par M. de Balzac, article de Jules Janin, dédié à Th. Revue de Paris, juillet 1839. On sait que Jules Janin passe pour avoir servi de modèle au personnage de Lousteau dans le roman dont il s’agit.
V. Balzac, par Paul de Molènes ; Revue des Deux Mondes, 1er novembre 1842.
VI. Monographie de la Presse, par M. de Balzac ; article de Jules Janin publié dans le Journal des Débats, 20 février 1843.
VII. Comment on paye ses dettes quand on a du génie, par Charles Baudelaire. Écho des Théâtres, 25 août 1846.
VIII. M. H. de Balzac, par C. Hippolyte Castille. La Semaine, 4 octobre 1846. Nous reproduisons ce remarquable article, auquel Balzac a répondu. (Voir tome XXII, page 361).
À dater de ce jour, la Semaine commence une ère nouvelle : en même temps qu’elle met en usage les coquetteries d’une gravure plus correcte et d’une distribution plus lumineuse, elle imprime à sa rédaction un nouvel essor. Chaque ordre d’idées va prendre sa place, son étendue, sa portée. Dans cette réorganisation, fruit d’une année d’expériences, la critique ne pouvait pas être oubliée : nous lui rendons aujourd’hui le rang et l’importance qu’elle doit occuper dans le domaine de la littérature.
Notre article hebdomadaire explorera désormais un plus vaste champ que les productions éphémères que chaque matin voit éclore. Ainsi, nous nous efforcerons de faire, de temps à autre, connaître à nos lecteurs l’état actuel du roman, non seulement en France, mais encore en Allemagne, en Angleterre, en Espagne et en Italie. Et pour cela nous prendrons corps à corps tous les grands maîtres du genre ; nous analyserons leurs procédés artistiques, leurs tendances morales, leurs institutions politiques. Qu’on n’aille pourtant pas, d’après cet exposé, nous prendre pour un iconoclaste qui se rue dans le temple, le marteau à la main ; nous respecterons les idoles, mais nous tâcherons d’éclairer le culte, d’indiquer ce qu’il est bon d’honorer ou de réprouver, en n’oubliant jamais que, pour être bonne à quelque chose, la critique doit respirer une intime bienveillance, et ne jamais sécréter le fiel de la satire.
Parmi les sept ou huit romanciers français actuellement à la mode, les plus sérieux sont, de l’avis général, Balzac et George Sand. Nous ne nous occuperons aujourd’hui que du premier de ces écrivains et nous l’étudierons avec le recueillement dont son œuvre est vraiment digne.
En considérant les détails de la Comédie humaine, vaste palais auquel il manque encore tant de colonnes et d’arceaux, on conserve deux impressions bien distinctes : la première est une profonde admiration pour l’artiste qui fouille d’une main si ferme et si intelligente ces bas-reliefs du cœur humain, les passions. La seconde, hélas ! il faut bien le dire, n’est qu’une immense tristesse mêlée de mépris pour cette humanité dont un ciseau impitoyable vient de sculpter les difformités morales. De ce mépris naît je ne sais quel dégoût de la vie qui vous domine durant plusieurs jours. Après avoir lu la Peau de chagrin, le Grand homme de province à Paris ou le Père Goriot, il est arrivé à plus d’un lettré de fermer ses rideaux pour ne plus voir le soleil. — Un roman de M. de Balzac me fait l’effet d’un fruit magnifique et tentateur ; quiconque y mord en garde longtemps l’amertume à la lèvre. — Je défends sérieusement Balzac aux hypocondriaques.
Et pourtant, me direz-vous, il y a des consolations dans la Comédie humaine. la beauté s’élance çà et là de ces groupes de monstres, comme une fleur immaculée surgit d’une terre fangeuse. — Eugénie Grandet, Mme de Mortsauf, têtes penchées et mélancoliques, nous garderons longtemps le souvenir de votre doux et pâle sourire ! — Mais, de bonne foi, ces pauvres sacrifiées nous font-elles prendre en amour l’homme et la société dont elles meurent victimes ? M. de Balzac, où avez-vous laissé cette sympathie humaine que vous pouviez boire à larges traits dans un des deux grands maîtres qui nous ont tendu la coupe de leur génie ?
Comme l’atteste en général son œuvre entière et en particulier le Curé de village, M. de Balzac est catholique, apostolique et romain ; mais vous ne trouverez point en lui la foi robuste du Dante. Son culte est fortement entaché d’hérésie pantagruélique. Il croit en l’oracle de la dive bouteille. — Savez-vous ce qu’à notre sens contient cette
… Bouteille
Pleine toute
De mystères ?
Le grand Alcofribas l’a dit : Elle tient toute vérité enclose. Entendons-nous cependant : elle contient du vin parfumé, père des gais propos : nos aïeux l’ont bu, il nous est resté la lie, la vérité triste, le doute, le scepticisme. Voilà ce qu’au fond de l’amphore avait puisé Rabelais ; M. de Balzac a humé le même piot. — De là, cette étrange contradiction qui règne dans la Comédie humaine. — Nous allons mieux l’expliquer encore.
Deux génies, l’un ancien, l’autre moderne, deux génies aussi différents l’un de l’autre que le noir et le blanc, se livrent, dans l’œuvre de M. de Balzac, un combat auquel il est difficile de comprendre quelque chose. La cause en est simple nonobstant : dès le commencement de sa carrière, M. de Balzac s’éprit d’un vif amour pour Rabelais et Walter Scott. Au premier, il emprunte cette philosophie sceptique, cette verve effrontée et railleuse qui a engendré la Physiologie du mariage et les Contes philosophiques. Au second, il prit cette foi religieuse, cette majesté descriptive, cette chasteté des passions, cette étude détaillée des choses et des caractères, dont les reflets illuminent son œuvre entière, notamment le Lys dans la vallée et le Médecin de campagne. — Les deux types n’ont pourtant pas laissé leur empreinte à la même profondeur et sur les mêmes surfaces. Selon nous, Rabelais déteint particulièrement sur la nuance, et Walter Scott plus généralement sur le procédé.
Or, par l’influence directe de Rabelais, M. de Balzac est arrivé au scepticisme pur, non quant aux principes religieux, mais quant à l’homme et à la société ; voilà d’où vient le côté maladif, moqueur, désespéré, qui domine la plupart de ses caractères. On l’a dit depuis longtemps, M. de Balzac est le chantre du désespoir. À ceci nous n’ajouterons qu’un mot : le désespoir est immoral.
Tirons de cette explication une conséquence qui écartera, nous l’espérons toute imputation d’hostilité systématique de notre part. — Artiste et philosophe, M. de Balzac s’est courbé sur Rabelais, afin d’en exhumer les trésors de sophisme et de polyglottisme qui se nouent dans son œuvre. De cette longue étude une empreinte est restée. L’ébauchoir a laissé un pli à la main du modeleur. Le fanatisme de l’art a fourvoyé l’artiste. Je résumerai ma pensée par ce mot : chaque fois que M. de Balzac s’écarte du sens moral, on peut en accuser, neuf fois sur dix, son profond amour pour l’art.
Nous allons en donner des preuves tirées des principaux types de la Comédie humaine. Cette investigation nous fournira l’occasion de signaler les nouveaux abîmes qui se cachent dans l’œuvre touffue du grand romancier. Nous poursuivons toujours notre premier point de vue.
Quiconque a lu M. de Balzac, connaît une des plus étranges physionomies de sa vaste comédie : Vautrin. On n’a pas oublié cette figure vigoureuse comme les grandes silhouettes de l’Odyssée, et pourtant toute moderne. Le galérien Trompe-la-Mort vit dans toutes les mémoires. Nul n’a oublié le crâne roux et les épaules de cyclope de cet homme poilu. Les moindres actes de sa vie, plus chargée d’ombre, plus rougie de sang qu’une toile espagnole, ne sont pas sortis de notre souvenir. On a fini par prendre à ce monstre un intérêt mystérieux qui va croissant de jour en jour. Les cœurs battent aux moindres péripéties qui mettent en danger la vie de ce Trompe-la-Mort qui renaît sans cesse. On suit avec anxiété la trame de ses crimes révoltants, on s’intéresse à leur perpétration. L’œil s’attache à cet homme qui marche dans la société à travers les lois, les embûches de la police, les trahisons de ses complices, comme un sauvage du nouveau monde parmi les reptiles, les bêtes féroces et les peuplades ennemies. M. de Balzac a jeté sur Vautrin l’intérêt immense que M. Cooper répandit sur Bas-de-Cuir. Le jour où M. de Balzac laissera succomber son géant du monde civilisé, il aura perdu un de ses plus actifs agents de succès. Honneur soit donc rendu à l’artiste puissant qui coula ce beau bronze aux reflets rouges et aux muscles tordus ! Il a bien travaillé ! Mais, mon maître, je vous arrête là. Ce bronze, fait pour les dieux et les héros, vous l’avez changé en monstre. Tout plein de votre génie, vous vous êtes attaché à votre œuvre avec d’âpres voluptés. Enivré de votre propre talent, vous vous êtes contemplé vous-même, et, tant était puissante votre création, vous avez oublié l’immonde nature du monstre et l’avez adoré. Enchanteur, vous avez éparpillé sur elle tant d’alléchements, que notre cœur et notre esprit se sont arrêtés, surpris et suspendus. — C’est le comble de l’enchantement. Mais, un beau jour, nous nous sommes aperçus que nous adorions ce brave, cet honnête Vautrin, que nous chérissions ce charmant M. Ferragus, ancien galérien, chef des dévorants et l’un des fameux Treize. Bixiou, Lousteau, Bastignac, en un mot tous ces démons secondaires qui sautillent dans les colonnades de votre édifice, nous semblèrent de très-agréables compagnons. Après avoir fait ainsi connaissance avec cette séduisante canaille, on ferme le livre de M. de Balzac, on se tâte et l’on finit par se dire : « Ma foi, je crois que je tuerai bien le mandarin ! » Ceci mène, en projection perpendiculaire, à une morale très-large, la morale de la force. Toute supériorité devient bonne. Tel est un fripon, mais c’est un homme bien fort ! Monsieur triche au jeu, mais il fait si joliment filer la carte ! Ce loup-cervier est un homme sans mœurs, sans probité, sans esprit, mais il sait rouler l’actionnaire dans la perfection ; on peut l’avouer pour ami. Voyez-vous ce gentleman si galamment ganté, il tue un homme avec autant de sang-froid qu’il avale une huître au Rocher de Cancale ; ôtons-lui notre chapeau !
Je n’en ai pas encore fini avec la morale. Vous allez voir où l’art conduit parfois l’écrivain. — Un jour, M. de Balzac ayant relu Paul et Virginie, s’immergea si profondément dans les ondes transparentes du génie de Bernardin, qu’il en sortit dépouillé de sa crasse parisienne et pur comme une jeune vierge fraîchement baptisée. Il quitta la boue des trottoirs, but à pleins poumons de la rosée et du soleil, choisit en Touraine un paysage aux lignes placides, et écrivit un de ses plus délicieux romans, le Lys dans la vallée.
L’histoire est fort simple : une madame de Mortsauf, mariée à un de ces hommes qui ont mille fois tort d’être maris, aime éperdument son jeune voisin de campagne. Le Paul de madame de Mortsauf est parfois pressant, tout conspire contre le cœur de la pauvre femme : l’indifférence du mari, les sollicitations de l’amant, les effluves embaumées d’une riche campagne, le soleil, et cet autre astre plus radieux encore : le soleil de la jeunesse et de l’amour. — Elle résiste. Les surprises du cœur et des sens, les flèches perfides du hasard s’émoussent contre une vertu plus dure qu’un bouclier de diamant. Cette lutte, véritablement pleine de charme, de grâce et d’intérêt, dure environ deux volumes. À la fin la pauvre femme tombe malade, — une de ces maladies étranges qui donnent à M. de Balzac l’occasion de montrer l’universalité de ses connaissances. — Ce mal terrible siége au pylore, orifice inférieur qui, si l’on s’en rapporte à l’étymologie grecque, garde la porte de l’estomac. Il la garde si bien, que madame de Mortsauf ne peut prendre la plus légère quantité d’aliments. Elle succombe lentement aux tortures de la faim.
Ici, je m’arrête ému et plein d’admiration. Dans les détails de cette lente agonie, M. de Balzac a déployé une si profonde sensibilité, que chaque ligne fait jaillir sa larme. Je suis heureux de joindre mon témoignage d’admiration à l’admiration publique. Cent pages éloquentes se succèdent sans fatigue ! Je reconnais le génie et je le salue plein de respect et de sympathie !
J’ai applaudi avec la foule, je rentre maintenant dans les coulisses.
Autour de la victime expirante viennent se ranger les princes de la science. Leur art est impuissant. Alors arrive l’Église avec ses austères consolations. Rongée par les morsures de la faim, la pauvre femme trouve encore un regard doux et résigné pour chacun de ceux qui l’entourent, un sourire pour celui qu’elle aime. La mort approche, les parents, les serviteurs et les prêtres s’assemblent. Le chœur des Sanglots et des Regrets gémit comme une sourde musique. La sainte va monter au ciel enveloppée dans les langes de sa vertu. Elle touche au port éternel. Les cieux vont s’entr’ouvrir. Que fait en ce moment suprême cette sublime martyre ? Elle ment à toute une vie de sacrifices, de devoirs et de vertu. Elle serre violemment son amant dans ses bras et s’écrie : « Vous ne m’échapperez plus ! » Elle a soif de lui, et de sa vie passée, voilà ce qu’elle pense. — « Oui, vivre ! dit-elle…, vivre de réalités et non de mensonges ! tout a été mensonge dans ma vie ; je les ai comptés depuis quelques jours, ces impostures. Est-il possible que je meure, moi qui n’ai pas vécu, moi qui ne suis jamais allée chercher quelqu’un dans la lande ? » — À quoi bon continuer ? Vous voyez suffisamment où l’art a conduit l’artiste. Le pis, c’est que cette chute est presque un trait de génie. Elle est dans la nature. Décolletez la nature, soit. La belle dame ne saurait y perdre, si vous vous tenez dans une juste mesure, mais souvenez-vous que l’amant le plus épris doit respecter certains langes. — Ô Rabelais ! vieux railleur, toi dont la philosophie finit par le mot trincq ! ne serais-tu pas pour quelque chose dans le dénoûment où une femme vertueuse meurt comme une ménade en criant : « Amour ! »
Pour en finir avec ce point de vue, que me reprocheront sans doute les partisans de l’art pour l’art, je dirai quelques mots de ce vif enthousiasme dont la jeunesse littéraire s’est enflammée pour M. de Balzac. Après mûres réflexions, je me vois forcé de le déclarer, hélas ! c’est plutôt à ses défauts qu’à ses qualités que le romancier doit la majorité de ses fanatiques littéraires. Il les doit surtout à cet étrange talent qui le pousse à doter les mauvaises natures des dons les plus brillants, et à les entourer d’une auréole d’intérêt.
Leur audace, l’esprit de leurs vices, leur raillerie à la don Juan, le succès qui préside à leurs entreprises, les alternatives du luxe et de la misère, je ne sais quel cynisme répandu sur l’ensemble de ces êtres fantastiques, séduisent cette bonne jeunesse toujours plus forfantine de vices que de vertus. Plus on est naïf, plus on aime à paraître scélérat. On se plaît tant à se draper en grand homme inconnu ? Que de fois, d’inoffensifs jeunes gens, dans l’intimité du coin du feu, ne vous ont-ils pas dit, avec un épanouissement intérieur : — « Je crois, Dieu me pardonne, que Balzac m’a deviné en créant ce gueux de Lousteau ! » — Et l’on se fait gloire, en pleurant de saintes larmes sur soi-même, de ressembler à Lousteau, ce singe de Lousteau ! comme le désigne lui-même M. de Balzac. Un autre, honnête garçon, aussi probe citoyen que mauvais rimeur, se chatouillera l’épiderme en se comparant à Lucien de Rubempré, un poëte faussaire. Tel autre se croira un Rastignac au petit pied, Rastignac ! un homme d’État en herbe, vivant aux dépens de ses maîtresses. — Eh bien, je le dis avec sincérité, cela m’afflige ; c’est, de par maître Rabelais lui-même, pousser la raillerie trop loin !
Je profite de cette circonstance pour manifester, une sérieuse opinion sur l’art, — et je comprends, dans ce mot, la poésie et le roman, — toute œuvre d’art doit, dis-je, tendre vers un but : le Beau. Mais le Beau ainsi que l’entendaient les Grecs, c’est-à-dire le Beau contenant l’âme du Bien. De là au sens moral, il n’y a pas loin. On pourrait victorieusement prouver que, dans toute œuvre parfaite, le beau, le sens moral et la logique sont toujours d’accord avec les règles de l’art, et concourent à sa perfection. Plus d’un sculpteur, plus d’un peintre, plus d’un poëte ou d’un romancier catholiques romains, gagneraient à méditer la haute théorie du païen Platon[1].
Nous ne pousserons pas plus loin nos observations en ce sens. Arrivons maintenant à tout ce qui, dans l’art, n’est point l’âme, c’est-à-dire au procédé, à la couleur, au style, à l’agencement, aux caractères, et voyons comment M. de Balzac a fait usage de ces divers instruments, si difficiles à manier.
En commençant n’importe quel roman du fécond écrivain, il faut aussitôt reconnaître une habileté de mise en scène vraiment extraordinaire. Avec les plus petits moyens il s’empare de son lecteur, et ne le lâche qu’au bout de la course. On lit un roman de M. de Balzac, avec ce genre d’intérêt que l’on prend à regarder passer l’émeute dans la rue, à entendre le réquisitoire d’un procureur du roi dans une affaire capitale. Il saisit merveilleusement le côté dramatique de chaque chose ; à ses yeux, le drame est partout, au comptoir, dans l’échoppe, au palais, à la chambre, partout enfin. Pour lui, la forme et la formalité ne cachent point le fond. Elles lui servent, au contraire, à étaler une érudition de hasard en toutes matières, couleur locale dont s’étonne l’homme inhabile aux petites ruses du métier littéraire. Ce moyen, qu’il pousse souvent jusqu’à la puérilité, lui réussit, et flatte les spécialités. Aussi en use-t-il et en abuse-t-il.
Ce moyen, sans cesse employé, remplit un autre but dans les œuvres de M. de Balzac : il cache la pauvreté de l’intrigue. Nous ne lui ferons pas un crime d’ailleurs de cette sobriété d’événements, il faut peu de faits pour intéresser ; tout gît dans l’art de les grouper. En bonne littérature, l’étude sérieuse des caractères, des passions et des objets matériels, l’emporte sur le fracas des événements ; c’est pourquoi, contrairement à l’opinion générale (en dehors des lettrés), nous pensons que M. de Balzac est en progrès dans ses derniers romans : les Paysans, les Comédiens sans le savoir, une Instruction criminelle, la Femme de soixante ans. L’artiste s’est plus complètement affranchi des nécessités mélodramatiques qui font les succès populaires ; on doit donc lui savoir gré de cet effort sinon vers le Beau, du moins vers le Vrai ; — j’emploie ce mot à dessein, et je vais en donner l’explication.
La Vérité est une comme le Beau est un ; cependant le plus grand nombre des réalistes se font une vérité à eux. De même que certains peintres voient la nature rouge, tandis que d’autres la voient verte, le réel a aussi pour les regards illusionnés une grande variété de couleurs. Le Vrai décrit une ligne courbe qui pourrait commencer à Pascal et finir à Hoffmann. D’où je conclus que les vrais voyants sont rares. — Chez M. de Balzac, la réalité occupe une grande place au point de vue matériel ; il décrit un intérieur avec autant d’exactitude que le daguerréotype ; s’il passe au costume, la réalité devient si belle qu’elle en florit… et pourtant je vois déjà se glisser le fantastique dans ce nœud d’une cravate ou ces plis d’un frac. Qu’il arrive au caractère, et alors adieu le vrai pur, la fantaisie à tous crins chevauche à bride abattue. Nous avons signalé une contradiction chez M. de Balzac au point de vue moral, en voici une dans la pratique, au point de vue du vrai. Je vais le prouver.
À l’opposé des grands maîtres qui tous ont pris leurs types (j’excepte naturellement les poëtes épiques) à la généralité, M. de Balzac procède par l’exception. Voilà où il cesse d’appartenir à cette école réaliste, qu’illustre de nos jours un écrivain beaucoup moins fécond et moins haut placé sur l’échelle littéraire, M. Mérimée. Dans tous les romans de M. de Balzac, le héros et plusieurs comparses n’appartiennent jamais à l’humanité. Ce héros est le plus souvent quelque génie étrange dévoré de projets gigantesques et qui doit étonner la terre. S’il daigne en faire un artiste ou un homme politique, il sera plus fort que Michel-Ange ou Richelieu. Mais, me direz-vous, cela peut être vrai. D’accord, mais cela perd la physionomie réaliste. — Jetez dans un paysage de Paul Potter un troupeau de moutons bicéphales, — on a vu des moutons bicéphales, — vous aurez un paysage admirablement peint, mais point réel.
La seconde contradiction de M. de Balzac consiste donc dans une recherche excessive de la réalité sans cesse démentie par le démon de la fantaisie. — Nous allons voir cette contradiction se poursuivre jusque dans le procédé matériel de romancier.
Tout le monde a pu, comme nous, admirer avec quel charme M. de Balzac décrit un intérieur et un personnage. Les Mieris et les Metzu n’ont pas fait de plus belle peinture flamande. Le coup de brosse est d’une propreté merveilleuse, la touche, grasse et finie à la fois, la lumière savamment répandue. À ces soins extrêmes, à la finesse des coups de pinceau, vous reconnaissez une miniature accomplie… Malheureusement M. de Balzac fait de la miniature qui a cinq pieds six pouces. — Contradiction dans le procédé artistique.
On a souvent comparé M. de Balzac aux grands maîtres des siècles passés, on en a fait un moderne Lesage ; grave erreur : 1o Lesage, comme la plupart des conteurs anciens, n’a jamais procédé par l’exception dans le choix de ses personnages. Ses abbés, ses voleurs, ses filous, ses comédiens, ses poëtes, ses grands seigneurs, sont des types généraux ; 2o Lesage, Cervantes, Molière n’ont jamais fait de la miniature de grenadier, ils ont tracé comme Callot de la silhouette en deux coups de plume. Aussi M. de Balzac est-il le désespoir de l’illustration. Johannot, Gavarni, Meissonier, ont échoué contre cette contradiction qui le rend impossible à la gravure. Ils ont manqué, eux, les croquistes par excellence, le chevalier de Valois, le papa Gobseck e tutti quanti, tandis que le dernier rapin venu vous pourtrait, sans se tromper, un capitaine Rolando, un Cartadille ou un M. Tartuffe.
M. de Balzac est un génie moderne, plein de séve, d’étude et d’amour. Malgré les légères inobservances que nous avons signalées, il n’en restera pas moins dans son genre, le plus remarquable des romanciers actuels. Il honore les lettres, et nous l’en remercions ; car nous sommes pleins d’une passion filiale pour cette cohorte intelligente qui est appelée à jouer un si grand rôle dans l’avenir.
hippolyte castilleIX.La Comédie humaine, par M. de Balzac, par Eugène Pelletan. La Presse, 30 novembre 1846.
X.H. de Balzac, par Lerminier. Revue des Deux Mondes, 15 avril 1847.
XI.Pensées de H. de Balzac, par Paul de Molènes. Journal des Débats, 15 avril 1852.
XII.La Centième Représentation de Mercadet, par Albéric Second. Le Constitutionnel, 18 juin 1852. Quoique cette piquante fantaisie ait été réimprimée en 1858, dans le volume de l’auteur intitulé À quoi tient l’amour, nous croyons bien faire en la reproduisant ici.
On donnait, l’autre soir, au théâtre du Gymnase-Dramatique, la centième représentation de Mercadet le Faiseur, cette œuvre posthume de M. de Balzac dont l’apparition, on s’en souvient, excita à un si haut point la curiosité parisienne. Sans nous être rien dit, sans rendez-vous pris à l’avance, et très-certains d’ailleurs de nous y rencontrer, nous nous trouvâmes, ce soir-là, une douzaine d’amis, passionnés admirateurs de ce mort illustre, mêlés à la queue dont les tronçons serpentaient, dès six heures, sur le boulevard Bonne-Nouvelle. Nous avions tous assisté, il y a dix mois, à la première représentation de l’ouvrage, et nous accourions pieusement à ce jubilé de la gloire et du génie, comme nous sommes allés l’an passé et comme nous irons chaque année, le 18 août, déposer des couronnes d’immortelles sur la tombe provisoire de ce grand écrivain.
M. de Balzac n’était point de ces hommes qu’on aime à demi. Ceux qui ont eu l’honneur de l’approcher et de le connaître conservent avec une sorte de religion le culte de sa mémoire dans la meilleure place de leurs souvenirs et de leurs cœurs. Cette vie pleine de luttes sans cesse renouvelées, ce combat de toutes les heures, sans trêve, ni merci, résument d’une façon si complète l’existence des lettrés au xixe siècle, qu’il nous est impossible de ne pas voir dans cette grande et douloureuse figure la personnification d’une classe entière d’individus. C’est pourquoi Dieu, qui est souverainement juste, lui fera dans l’avenir une part de gloire d’autant plus large et d’autant plus incontestée, que sa vie a été plus tourmentée et plus amère. C’est pourquoi il nous appartient, à nous qui sommes les humbles sacristains d’un temple dont il fut, lui, le pontife radieux, de veiller à ce que ses autels soient toujours ornés de fleurs nouvelles, et à ce que l’encens brûle incessamment dans les cassolettes. — Que ces cassolettes soient d’or ou de cuivre, le métal ne fait rien à l’affaire. — Si l’encens est pur, la condition essentielle n’est-elle pas remplie ?
Lorsque nous entrâmes dans la salle, elle était comble, à l’exception des avant-scènes, de plusieurs loges de face et d’une certaine quantité de fauteuils d’orchestre loués d’avance et restés vides. Le hasard nous plaça à côté d’un homme de quarante-cinq ans, d’un très-grand air, habillé avec la plus exquise élégance et de qui la boutonnière était fleurie d’une rosette où se fondaient, dans un pêle-mêle harmonieux, tous les ordres de l’Europe et toutes les nuances de l’arc-en-ciel. On eût dit une de ces fleurs impossibles et charmantes que Diaz invente dans ses jours de soleil et de bonne humeur pour le plus grand désespoir des horticulteurs et pour la plus grande honte des jardiniers. Mon voisin parcourait l’Entr’acte d’un œil distrait, et je me complus à étudier cette tête fine et distinguée, me demandant si je n’avais pas eu déjà la bonne fortune de le rencontrer quelque part, et cherchant à mettre un nom sur sa figure. Quand il eut terminé sa lecture, il se leva, tourna le dos à la scène, tira de sa poche un binocle enveloppé dans un étui en cuir de Russie et se mit à lorgner la salle. Sur les flancs de l’étui qu’il déposa sur le velours de son fauteuil, une E et une R, surmontées d’une couronne de comte, étaient gravées en lettres d’or. À chaque instant mon voisin souriait et saluait de la main. Machinalement, mon regard suivit la direction de son regard, et je ne fus pas peu surpris en constatant que saluts et sourires s’adressaient exclusivement aux loges inoccupées. Lorsqu’il eut terminé la revue des loges, il lorgna l’orchestre ; et cet étrange phénomène se renouvela. Son binocle, qui courait de stalle en stalle, ne s’arrêtait que sur les stalles vides : alors il inclinait légèrement la tête ou faisait un signe imperceptible du bout de ses doigts finement gantés.
— C’est un fou ! pensai-je, dominé par cet orgueil détestable qui nous porte à considérer comme insensés tous ceux dont les actions ou les discours nous sont inintelligibles et à taxer de folies les choses dont le sens réel nous échappe.
Comme s’il eût voulu m’ôter jusqu’au moindre doute à cet égard, mon voisin se pencha vers le fauteuil placé à sa gauche et parut échanger quelques paroles avec un spectateur imaginaire. Ce fauteuil était de ceux qu’on avait retenus dans la journée ; un carton fixé au dossier indiquait que la place était louée, et sans doute le locataire, encore absent, ne se préoccupait que de la grande pièce. J’ai oublié de dire que le spectacle commençait par un vaudeville du répertoire.
En ce moment, un de mes amis entra à l’orchestre, passa devant moi, serra la main que je lui tendis et me salua par mon nom. Mon voisin se retourna aussitôt et me considéra quelques instants avec assez d’attention.
— Parbleu ! mon cher compatriote, — car vous êtes de la Charente, je crois, — je suis ravi de vous voir, me dit-il après un court silence.
— À qui ai-je l’honneur de parler ? demandai-je surpris au plus haut point.
L’inconnu fouilla dans sa poche et me tendit sa carte le plus galamment du monde. L’étonnement faillit m’arracher un cri ; Dieu merci, il expira dans mon gosier. Sur cette carte, je lus ces mots :
— M. de Rastignac ? répétai-je d’une voix incrédule.
— En personne.
— Celui qui est né à Ruffec ?
— Précisément.
— Le cousin de madame de Bauséant ?
— Lui-même.
— C’est vous qui avez vécu dans la pension bourgeoise de madame Vauquer, née de Conflans ?
— Juste.
— Qui avez connu le père Goriot et Vautrin ?
— Sans doute.
— Ainsi vous existez ? lui demandai-je assez bêtement.
M. de Rastignac se prit à sourire.
— Trouvez-vous donc que j’aie l’apparence d’un fantôme ? dit-il en frisant sa moustache.
— Monsieur, hasardai-je, que M. de Balzac vous ait emprunté votre personnalité, qu’il en ait tiré parti dans l’édification de son œuvre immense, je le comprends à merveille ; mais qu’il vous ait pris votre nom ! voilà ce que je ne saurais croire.
— Je l’avais autorisé, reprit M. de Rastignac.
— Vous ?
— Non-seulement moi, mais aussi mes amis. Nous l’avions tous autorisé.
— Tous, dites-vous ?
— Certes.
— De qui parlez-vous ?
— De ceux qui sont dans cette salle et que je viens de saluer.
— Où donc sont-ils ?
— C’est juste ; vous ne pouvez les voir.
M. de Rastignac toucha légèrement mon front avec l’index de sa main droite. Si légère qu’eût été l’imposition de son doigt sur mon épiderme, je ressentis une secousse électrique des plus vives ; et il me sembla que je venais de subir une opération comparable à celle de la cataracte.
— Regardez à présent, me dit M. de Rastignac.
D’un geste il m’indiqua les loges et les stalles que j’avais crues vides. Elles étaient occupées par des messieurs et par des dames causant et riant ensemble, comme des ombres, assurément, eussent été incapables de le faire.
— Ils y sont presque tous, me dit l’ancien pensionnaire de la maison Vauquer. Les principaux personnages de la Comédie humaine ont fait comme vous : ils sont venus saluer la centième représentation de Mercadet, et ils applaudiront si fort, si fort, que le bruit de leurs bravos réjouira Balzac dans sa tombe.
J’étais abasourdi.
— Est-ce que je rêve ? Deviens-je fou ? me demandai-je à moi-même.
— Vous êtes sceptique, mon cher compatriote, continua M. de Rastignac ; il vous faut des preuves ; en voici qui vous satisferont, j’imagine, quelque saint Thomas que vous puissiez être.
Et, se penchant un peu en arrière, il interpella un spectateur.
— Nathan ! dit-il.
— Cher comte ?
— Où et quand votre prochain drame ?
— Je finis la pièce d’ouverture pour l’Ambigu-Comique.
— M’enverrez-vous une loge ?
— Vous êtes déjà inscrit.
— Du Bruel ?
— Plaît-il ?
— Vous devenez bien paresseux depuis que vous êtes de l’Académie.
— Moi ? j’ai cinq actes en répétition au Vaudeville et deux actes aux Variétés.
— À la bonne heure ! Je n’aperçois pas votre femme ?
— Tullia ? Elle est dans la troisième baignoire.
— Seule ?
— Avec la Palférine.
— Horace, est-il vrai que ce pauvre vidame de Pamiers soit au plus bas ?
— Il est mort aujourd’hui, à cinq heures.
— Comment ! le docteur Bianchon tue ses malades, ni plus ni moins qu’un chirurgien de village ?
— Eh ! mon cher, je ne suis pour rien dans l’affaire. Il est mort de ses quatre-vingt-dix-sept ans sonnés !
— Bixiou, vos dernières caricatures ne valent pas le diable.
— Parbleu ! je voudrais bien vous y voir, vous, avec la censure !
— Bonjour, Léon de Lora ; bonjour, Stidmann, votre exposition est superbe, mes enfants ! vous êtes les princes du Musée. Dites donc Stidmann, Pradier vient de mourir… Voilà une belle place à prendre.
— Hélas ! cher comte, il y a des hommes qu’on ne remplace pas !
Toutes ces questions et toutes ces réponses bondirent comme les volants que deux joueurs habiles s’envoient et se renvoient dans une partie de raquettes bien menée.
M. de Rastignac se tourna de mon côté.
— Êtes-vous toujours aussi incrédule ? me demanda-t-il avec un fin sourire.
— Moi, monsieur ? Dieu me garde de douter de votre parole !
La vérité est que je ne savais ni que croire ni que penser.
À mesure que mon célèbre compatriote les interpellait ainsi, d’un œil avide je contemplais tous ces hommes dont les noms sont devenus, grâce à M. de Balzac, bien plus que par leurs travaux, populaires dans toute l’Europe civilisée. À l’exception de Bixiou, maigre, assez piètrement vêtu, et point décoré, les autres m’apparurent cossus, décorés et dans l’état de santé le plus florissant. Madame Tullia du Bruel, encore fort appétissante, portait, non sans grâce, cet embonpoint aimable qui envahit les danseuses lorsqu’elles font succéder, sans transition, les douceurs du farniente aux incessantes tortures de leur rude métier. La Palférine, accoudé familièrement sur le dossier de sa chaise, étalait une chemise idéale et un gilet impossible.
— Est-ce que M. de la Palférine ne voit plus madame de Rochegude ? demandai-je à M. de Rastignac.
— Il est revenu complètement à la belle Tullia. Il assure que, tout compte fait, le cuisinier de du Bruel est un des plus grands artistes qui soient à Paris.
— Madame de Rochegude vit-elle encore ?
— Vous pouvez la voir dans la première avant-scène du rez-de-chaussée.
— Qui donc l’accompagne ?
— Conti.
— Conti, le célèbre musicien ?
— Dame ! vous savez la chanson :
À ses premiers amours !
Je me sentis pris d’un vif désir d’examiner de près cette artificieuse blonde qui fut tant aimée par le jeune baron Calyste du Guénic (voir Béatrix) et j’eus recours au binocle de M. de Rastignac. Madame de Rochegude, devenue osseuse et filandreuse, maigrie, flétrie, les yeux fermés, avait fleuri ses ruines prématurées par les conceptions les plus ingénieuses de l’article-Paris. Comme le soir mémorable où Calyste, marié à mademoiselle de Grandlieu, la retrouva au théâtre des Variétés, sa chevelure blonde enveloppait sa figure allongée par des flots de boucles où ruisselaient les clartés de la rampe, attirées par le luisant d’une huile parfumée. Son front pâle étincelait ; elle avait mis du rouge dont l’éclat trompait l’œil sur la blancheur fade de son teint refait à l’eau de son. Une écharpe de soie était tortillée autour de son cou, de manière à en diminuer la longueur. Sa taille était un chef-d’œuvre de composition. Ses bras maigres, durcis, paraissaient à peine sous les bouffants à effets calculés de ses larges manches. Elle offrait ce mélange de lueurs et de soieries brillantes, de gaze et de cheveux crêpés, de vivacité, de calme et de mouvement qu’on a nommé le je ne sais quoi. — Conti fut aussi de ma part l’objet d’un minutieux examen. Conti avait l’air maussade, distrait, ennuyé, il semblait méditer l’éternelle vérité de cet aphorisme profond et sombre comme un gouffre : « Il en est des femmes abandonnées comme des cigares éteints ; il ne faut ni reprendre les unes ni rallumer les autres. »
— Tenez, me dit M. de Rastignac, voici un de vos confrères qui a fait un beau rêve et une belle fin.
— Qui donc ?
— Étienne Lousteau.
Il me l’indiqua.
— Le petit La Baudraye s’est enfin laissé mourir.
— Et Lousteau a épousé sa veuve ?
— Comme vous dites : cet heureux drôle est, à cette heure, possesseur de la plus belle fortune du Sancerrois et d’une des femmes les plus charmantes que je connaisse.
— Madame Piédefer ne s’est pas opposée à ce mariage ?
— Il a fallu recourir, pour forcer sa volonté, à l’artillerie des actes respectueux.
— Et M. de Clagny n’est pas mort de chagrin ?
— Le pauvre homme ! on vient de le mettre à la retraite par application du décret du 1er mars, relatif à la magistrature.
— M. le baron de Nucingen est-il dans la salle ? demandai-je.
— Nucingen est cloué dans son lit par la goutte ; il n’a pas deux bons mois dans l’année.
— Et sa femme ?
— La baronne ne va plus au spectacle ; les offices religieux, les assemblées de charité, les quêtes et les sermons absorbent tous ses soins et tout son temps. Le père Goriot possède actuellement une tombe en marbre blanc et un terrain perpétuel au cimetière du Père-Lachaise.
— Et sa sœur, madame de Restaud ?
— Morte, il y a plusieurs années, séparée de corps et de biens avec son mari.
— Veuillez excuser mon insatiable curiosité, dis-je à mon cicérone, mais, depuis que je sais lire et penser, je n’ai pas cessé de vivre avec les personnages de la Comédie humaine.
— Allez ! allez ! me répondit-il avec politesse, vous n’éprouvez certes pas autant de plaisir à m’interroger que j’en éprouve à vous répondre. Que désirez-vous savoir encore ?
— L’ancien ministre de l’agriculture et du commerce, M. le comte Popinot, celui que nous appelions le petit Anselme Popinot, du temps de la grandeur et de la décadence de César Birotteau, montrez-le-moi, je vous prie.
— Il est en Angleterre, à Claremont, où il a suivi les princes déchus.
— Et du Tillet ?
— Du Tillet n’est plus en France, il s’est expatrié.
— Pour des causes politiques ?
— Eh quoi ! vous n’avez pas ouï parler de sa faillite ? Il a disparu un beau matin, emportant la caisse. La compagnie des agents de change a désintéressé les créanciers. Jenny Cadine et Suzanne du Val-Noble ne sont point étrangères à sa ruine.
— A-t-on des nouvelles d’Eugénie Turquet, dite Malaga, cette fille dont M. de Balzac a tracé un crayon si éblouissant dans la Fausse Maîtresse ?
— Elle est en Californie, où elle croque des lingots d’or comme elle croquait des pralines à Paris. Elle a de si belles dents !
— Et madame Schontz ?
— Elle tient une table d’hôte et donne à jouer.
— Et Josépha, la célèbre chanteuse ?
— Délaissée par le duc d’Hérouville, cette Ariane de la rue Le Peletier est allée chercher fortune en Amérique.
— Que sont devenus les deux enfants de madame de Mortsauf, de cette créature céleste nommée si justement le Lys dans la Vallée ?
— Jacques est mort de la poitrine ; Madeleine, riche à millions du chef de son père et du chef de sa mère, qui était une Lenoncourt, n’a point voulu se marier. Quoi qu’en ait dit M. de Balzac, je suppose qu’elle a nourri longtemps une secrète passion pour Félix de Vandenesse. Elle occupe l’avant-scène des premières. C’est une vieille fille à présent ; mais c’est encore une femme adorable, la digne fille de sa mère.
— Connaissez-vous le nom du personnage qui vient d’entrer dans sa loge ?
— Ce personnage est Canalis.
— Canalis ! le poète illustre qui joua un si grand rôle dans la vie de Modeste Mignon ?
— Précisément.
— Je l’aurais cru plus jeune.
— Ces dernières années l’ont effectivement bien vieilli : Canalis a touché à la politique, et vous voyez comme la politique a creusé le front et blanchi les tempes de la poésie. Ce grand homme tarirait le Pactole ; aussi fait-il à mademoiselle Madeleine de Mortsauf une cour empressée et intéressée. — Regardez à gauche, dans la première loge, en partant de la porte du balcon, et reconnaissez une des physionomies les plus curieuses de la Comédie humaine.
— Cette grosse femme ?
— C’est madame Nourrisson.
— La tante de Vautrin ?
— En chair et en os, — en chair surtout. Voilà la formidable vieille qui est allée, un matin, trouver le fils du baron Hulot, et qui lui a proposé, moyennant cinquante mille francs, de le débarrasser de la petite madame Marneffe. — Vous avez dû lire cette scène terrible dans la première partie des Parents pauvres ?
— Elle n’est pas seule, je crois ?
— Elle est avec son mari.
— Comment ! il s’est rencontré quelqu’un qui a épousé madame Nourrisson ?
— Vous ignorez sans doute qu’elle est cinq ou six fois millionnaire ? Règle générale : là où il pleut des millions, il pousse des épouseurs. Elle s’appelle aujourd’hui madame Gaudissart, née Vautrin.
— Quoi ! l’illustre Gaudissart a épousé cette horrible vieille ?
— Régulièrement, je vous prie de le croire, par-devant M. le maire du deuxième arrondissement.
— À propos des Parents pauvres, Wenceslas Steinbock fait-il bon ménage avec sa jeune femme ?
— Un ménage excellent ; c’est le fils Hulot qui s’est dérangé à son tour. Madame Hulot, qui est une demoiselle Crevel, occupe cette loge de face avec le couple Steinbock. Hulot leur a dit qu’il les rejoindrait ; sans doute il a prétexté un travail urgent pour une cause importante, car il est une des lumières du Palais, ainsi qu’on est convenu d’appeler les avocats qui font payer leurs plaidoiries plus de cinq mille francs pièce. La vérité est qu’il entretient des accointances avec les coulisses de l’Opéra. Hulot n’est pas pour rien le fils de son père !
— Sa femme est-elle jalouse ?
— Comme une tigresse ! Sa belle-mère, la vertueuse Adeline, la veuve du baron, cherche à la consoler et à la calmer ; à quoi elle ne réussit guère. On cause d’une séparation prochaine. — Je voudrais vous montrer Palma, Werbrust, Gobseck et Gigonnet, ce brelan carré d’usuriers, d’égorgeurs et d’assassins ; par malheur, la chose n’est pas possible. Gobseck est seul dans la salle en ce moment, perdu dans un coin obscur du parterre.
— Et les trois autres ?
— Ces quatre gredins poussent l’avarice à ce point qu’ils se sont cotisés pour acheter un billet de quarante sous. Ils doivent se repasser leurs contremarques et jouir chacun d’un quart du spectacle. Ou je me trompe fort, ou ce vieux scélérat de Gobseck fera faillite à ses associés et ne quittera la place qu’avec le dernier spectateur.
M. de Rastignac s’interrompit et fit un petit signe affectueux à un musicien de l’orchestre, un vieillard à tête blanche, lequel accordait sa contrebasse.
— Serait-ce le cousin Pons ? demandai-je.
— Vous oubliez deux choses, à savoir : que le cousin Pons est mort, et que, de son vivant, il s’habillait avec un spencer de velours vert, deux faits essentiels relatés dans la seconde partie des Parents pauvres. Mais, si Oreste n’est plus, Pylade vit encore, Damon a survécu à Pithias. C’est le père Schmucke que vous avez devant les yeux. Le pauvre homme languit dans un état voisin de la détresse ; il n’a d’autres ressources que les cinquante francs par mois qu’il touche de son théâtre et quelques leçons de piano, à soixante-quinze centimes le cachet. On ne sait comment s’y prendre pour lui venir en aide ; et, pour ma part, je ne vis jamais de misère si orgueilleuse, ni de haillons plus fièrement portés.
— Ne pourriez-vous, dis-je à M. de Rastignac, m’exhiber M. Maxime de Trailles ?
— De Trailles n’habite plus Paris. Quand le diable prend du ventre, il se fait ermite. Ce condottiere retraité est marié, père de famille, réside en province, prononce des discours dans les comices agricoles, améliore les races ovine, bovine et chevaline, administre sa commune et représente un canton au conseil général de son département. — Feu Maxime de Trailles, comme il se plaît à signer les lettres qu’il nous écrit de loin en loin.
— Et des Lupeaulx ?
— Des Lupeaulx est préfet de première classe. En revanche, voici dans une loge le comte Félix de Vandenesse avec la comtesse Nathalie de Manerville ; un peu plus bas, les Grandville et les Grandlieu ; puis le duc de Rhétoré, Laginski, d’Esgrignon, Montriveau, Rochefide et d’Ajuda-Pinto, sans oublier les Chiffreville, de l’ancienne maison Protez et Chiffreville, qui a fait une colossale fortune dans la fabrication des produits chimiques. Hélas ! pourquoi faut-il que notre pauvre Camille Maupin n’assiste pas à cette solennité !
— Vous parlez de mademoiselle Des Touches ?
— Oui.
— Elle est toujours en religion ?
— Elle est morte il y a deux ans, en véritable odeur de sainteté, dans un couvent près de Nantes. C’est là qu’elle se retira, vous ne l’ignorez pas, après avoir marié Calyste du Guénic à Sabine de Grandlieu. Quelle femme ! Dieu n’en fait plus comme celle-là, et il a bien raison : c’est trop humiliant pour les hommes !
Les dernières paroles de M. de Rastignac furent couvertes par le bruit des trois coups traditionnels que le régisseur frappa sur la scène.
— Faisons silence, me dit-il ; on va commencer Mercadet ; je reprendrai mon bavardage après le premier acte, si je ne vous ennuie pas cependant.
— Ah ! monsieur ! m’écriai-je, ah ! mon…
Je n’eus pas le loisir de terminer ma phrase ; une main amie mais vigoureuse, pesa fortement sur mon épaule ; je me réveillai en sursaut.
— Comment ! tu viens au Gymnase lorsqu’on joue Mercadet, et c’est pour y dormir !… me dit une voix bien connue.
— Moi ? je dors ?
— Tu ne dors pas ; mais tu dormais.
Je me retournai brusquement.
Mon voisin était un monsieur à la figure béate, en lunettes bleues, qui dépeçait une orange avec la plus ridicule solennité.
Aux avant-scènes, aux loges, aux stalles d’orchestre, partout où j’avais cru voir les personnages de la Comédie humaine, je n’aperçus que des têtes insignifiantes, des galbes communs, des types ingrats, — une collection de médailles effacées.
En ce moment la toile se leva, les acteurs entrèrent en scène, et la grande comédie de M. de Balzac se déroula au milieu des rires et des applaudissements de la foule.
Donc, j’avais rêvé ; et, si j’avais rêvé, c’est que je m’étais endormi. Mais pourquoi ce sommeil ? quelle cause l’avait provoqué ? L’orage qui grondait dans le ciel ? l’étouffante chaleur qui régnait dans la salle ? ou le vaudeville de M. Trois-Étoiles, qui commença le spectacle ?
Peut-être bien ces trois causes réunies.
albéric second.XIII. Sur les œuvres de Balzac, par Armand Baschet. Le Mousquetaire, 17 mars 1854.
XIV. Sur les œuvres de Balzac, par Philibert Audebrand. Le Mousquetaire, 10 juillet 1854.
XV. M. de Balzac, par J. de P. La France centrale (de Blois), du 4 mars 1855. Cet article curieux, que nous allons reproduire, est de M. Jules de Pétigny, qui habitait le château de Clénor, près de Blois ; il était membre de l’Académie des inscriptions et belles-lettres et archéologue des plus distingués.
Balzac et moi, nous détestions cordialement les cartes. Ce fut la première sympathie qui nous rapprocha. Nous sentions vivement le besoin d’échanger des idées, de verser en dehors le trop plein de nos jeunes imaginations, et chacun de nous était heureux de trouver un auditeur qui pût l’écouter et le comprendre. Aussi, que de ruses, que de stratagèmes pour conserver la liberté de nos causeries ! Tantôt nous nous cachions dans une embrasure de fenêtre sous une double enceinte de rideaux, tantôt nous placions devant nous comme un rempart le dos d’un énorme canapé. Mais ces précautions ne suffisaient pas toujours pour nous dérober au regard inquisiteur de la maîtresse de la maison ; si nous avions le malheur d’être aperçus, nous ne tardions pas à voir s’allonger devant nous deux mains blanches et décharnées tendant à chacun une carte, et nous étions traînés vers une table de jeu avec les mines humbles et déconfites de deux collégiens surpris en flagrant délit d’école buissonnière.
Cependant il est juste de dire que ces catastrophes étaient rares ; habituellement nous réussissions à nous faire oublier, et les heures coulaient vite dans nos interminables conversations. Balzac y déployait tous les trésors de sa verve, tout cet océan d’idées qui bouillonnait déjà dans sa tête, et que sa féconde imagination a répandu depuis dans cent volumes. Plus tard, lorsque j’ai lu ses ouvrages, j’ai éprouvé un plaisir tout personnel à y reconnaître nos entretiens dramatisés, à y retrouver les sentiments et les impressions de sa jeunesse qu’il développait dans nos causeries intimes avec une chaleur et une richesse d’élocution dont ce que je lisais me semblait être l’écho lointain et affaibli.
J’en citerai un exemple entre mille. Balzac alors s’était épris du magnétisme avec ce fol enthousiasme qu’il apportait à toutes choses nouvelles. Son zèle était ardent, sa foi entière, son assurance imperturbable. Il suivait les exercices des magnétiseurs, étudiait leurs poses et dévorait leurs livres. « Oui, me disait-il, j’approche du but. Encore quelques efforts et je l’atteindrai. Le magnétisme n’est que l’ascendant irrésistible de l’esprit sur la matière, d’une volonté forte et immuable sur une âme ouverte à toutes les impressions. Avant peu, je posséderai les secrets de cette puissance mystérieuse. Je contraindrai tous les hommes à m’obéir, toutes les femmes à m’aimer. Voyez, continuait-il en s’échauffant de plus en plus, cette jolie personne qui bâille près d’une table d’écarté… Eh bien, par la seule fascination de mon regard, je la forcerai de traverser ce salon et de venir se jeter dans mes bras. »
Je ne pus retenir un éclat de rire ; car Balzac avait dès lors une spécialité de laideur très-remarquable, malgré ses petits yeux étincelants d’esprit. Une taille grosse et courte, d’épais cheveux noirs en désordre, une figure osseuse, une grande bouche, des dents déjà ébréchées, voilà son portrait à vingt ans, autant que ma mémoire me le rappelle, et sa mise ne s’éloignait pas moins que sa figure de l’homme à bonnes fortunes.
Il s’est peint assez fidèlement lui-même dans plusieurs de ses romans. Les premiers et les meilleurs, la Peau de chagrin, le Père Goriot, le Lys dans la Vallée, font paraître au premier plan un jeune homme débutant dans la vie, plutôt gauche que timide, le cœur plein de désirs ardents qui s’attaquent à la première femme venue, et viennent se heurter contre les mille obstacles matériels que les convenances sociales opposent aux amours novices. Ce personnage si naïvement tracé, c’est Balzac tel que je l’ai connu, et je ne doute pas que la plupart des maladresses, des petites humiliations de salon qu’il attribue à ses amours ne fussent pour lui des souvenirs.
Pour en revenir à ses idées sur le magnétisme, elles étaient sincères comme toutes les illusions qu’il s’était forgées à toutes les époques de sa vie ; sans doute il s’en est désabusé depuis ; mais il en a fait un roman dont j’ai oublié le titre et dont le sujet est une jeune femme dominée par l’ascendant d’un magnétiseur. Lorsqu’il avait adopté une idée, il était tellement convaincu, qu’il ne comprenait pas qu’on pût se refuser à partager sa persuasion. M. Baschet ne croit pas à l’anecdote des ananas, avec lesquels Balzac espérait devenir subitement millionnaire ; je ne sais si elle est vraie ; mais dans son caractère elle est au moins très-vraisemblable, et pas plus extraordinaire que celle des mines d’argent de la Sardaigne, qu’il voulait renouveler des Romains. Il y a beaucoup de lui dans sa dernière création, Mercadet le Faiseur. Comme Montaigne, comme Molière, comme tous les véritables révélateurs du cœur humain, Balzac a sans cesse reproduit sa personnalité dans ses œuvres.
Quoi qu’il en soit, dans nos entretiens, je ne ménageais aucune de ses illusions, et il me trouvait aussi imperturbable qu’il était lui-même enthousiaste. Une de nos sympathies, la principale peut-être, c’est que nous n’étions d’accord sur rien, et que nous soutenions avec un égal entêtement des opinions diamétralement opposées. Aussi nos disputes n’avaient point de terme et la soirée finissait toujours trop tôt ; car nous nous séparions emportant de part et d’autre d’excellents arguments que nous n’avions pas eu le temps d’utiliser. Du reste, nos relations se bornaient à peu près à ces réunions hebdomadaires : hors de là, il nous arrivait rarement de nous rencontrer. Mais le jour qui ramenait nos causeries périodiques était attendu avec impatience, du moins par moi.
Un dimanche Balzac ne parut point et je dus passer quatre mortelles heures à faire semblant de regarder une partie de whist. Le dimanche suivant, même désertion. Je n’y tenais plus, j’allai chez lui. On me dit qu’il était absent depuis quinze jours et que ses parents eux-mêmes ne savaient pas où il était allé. Il y avait là un mystère dont je ne possédais pas la clef. Après m’être fatigué vainement à combiner des hypothèses plus ou moins invraisemblables, je pris le parti de n’y plus penser. Six semaines après, par un beau soir d’été, je flânais sur le boulevard du Temple, lorsque je sentis une main qui se posait sur mon épaule. Je me retournai et je reconnus Balzac, ou plutôt je ne le reconnus pas d’abord, tant il était changé. Sa figure, ordinairement très-colorée, était pâle et défaite ; ses yeux creux, sa barbe longue, ses vêtements en désordre. Il avait l’air de sortir de l’hôpital ou d’un mélodrame de la Gaieté. Sans me laisser le temps de lui adresser une parole, il m’entraîna hors de la foule, puis il me dit d’un ton grave : « Mon existence actuelle est un mystère pour tout le monde, même pour ma famille. Mais pour vous je n’ai point de secrets ; vous connaîtrez le lieu de ma retraite. Venez me voir demain à midi, et tout vous sera révélé. » Là-dessus il me quitta en me laissant son adresse qui était dans une petite rue du quartier Saint-Antoine. M. Baschet m’a rappelé que c’était la rue Lesdiguières.
Arrivé au numéro indiqué dans cette rue solitaire et qui n’est guère habitée que par de pauvres ouvriers, je me crus d’abord dupe d’une mystification. Cependant je me hasardai résolument dans un escalier raide et noir, et je frappai en vain à plusieurs portes ; les habitants étaient à leur travail journalier. Une bonne femme à qui je demandai M. de Balzac, crut que je me moquais d’elle ; une autre me regarda de travers et me prit pour un agent de police. Enfin je montai jusqu’au dernier étage, sous les tuiles, et là, en désespoir de cause, je poussai du pied une dernière porte fermée de quelques planches mal jointes ; une voix d’homme se fit entendre. C’était celle de M. de Balzac.
J’entrai dans une étroite mansarde, meublée d’une chaise dépaillée, d’une table boiteuse et d’un mauvais grabat qu’entouraient à demi deux sales rideaux. Sur la table on voyait un encrier, un gros cahier de papier couvert de griffonnages, une cruche de limonade, un verre et un reste de pain. Il faisait dans ce bouge une chaleur étouffante, et on respirait un air méphitique à donner le choléra, si le choléra eût alors été inventé.
Balzac était couché dans le lit et coiffé d’un bonnet de coton d’une couleur problématique : « Vous voyez, me dit-il, la demeure que je n’ai quittée depuis deux mois qu’une seule fois, le soir où vous m’avez rencontré. Pendant tout ce temps, je ne suis pas sorti de ce lit où je travaille nuit et jour à la grande œuvre pour laquelle je me suis condamné à cette vie de cénobite, et que je viens heureusement de terminer ; car mes forces sont à bout. Depuis longtemps je rêvais à l’entreprise que j’ai enfin exécutée, mais j’avais éprouvé qu’un travail sérieux est impossible au milieu des distractions du monde et du tracas des affaires. J’ai donc brisé tous les liens qui m’attachaient à la vie commune, j’ai fui le genre humain et je me suis enterré vivant. Maintenant que mon œuvre est accomplie, je ressuscite et je renoue mes rapports avec les hommes. Je suis bien aise de commencer par vous. »
Cette œuvre si pompeusement annoncée et qui avait coûté si cher à son auteur, n’était rien de moins qu’une tragédie en cinq actes, en vers, dont il me fallut entendre la lecture d’un bout à l’autre. Le sujet était la mort de Charles Ier. Balzac y avait mis tous ses sentiments royalistes, car il était royaliste alors, ou à peu près, royaliste constitutionnel comme on l’était sous la Restauration. La pièce me parut irréprochable au point de vue des règles classiques. Les vers étaient corrects, les trois unités rigoureusement observées. Il y avait çà et là quelques éclairs de génie, quelques profondes intuitions du cœur humain, surtout dans Cromwell ; mais l’ensemble était froid et passablement ennuyeux. Il remarqua sans doute cette impression sur ma figure ; car il sembla peu content de l’effet produit. Cependant il m’annonça l’intention de lire sa pièce en comité du Théâtre-Français. Je ne sais s’il osa se risquer devant l’aréopage comique ; mais je n’en ai jamais entendu parler depuis, et je crains que ce premier ouvrage d’un écrivain, devenu si célèbre, ne soit entièrement perdu pour les amateurs de pièces rares et inédites. Du moins il n’en est pas question dans la liste très-complète que Balzac lui-même a donnée de ses ouvrages imprimés ou destinés à l’être. M. Baschet cite cette tragédie sous le titre d’Henriette d’Angleterre, et raconte qu’elle fut soumise au jugement de l’académicien Andrieux, qui déclara l’auteur incapable de mieux faire. Je crois qu’Andrieux avait raison, au moins en fait de tragédie. Les essais toujours malheureux que Balzac a tentés depuis, au théâtre, semblent prouver qu’il s’était trompé au premier abord sur sa vocation. Il est rare qu’il n’en soit pas ainsi, et qu’on ne fasse pas fausse route à l’entrée de la carrière. Je n’accepte pas même comme un démenti le succès de sa comédie posthume de Mercadet, qui est un excellent roman plutôt qu’une bonne pièce, et qui a réussi peut-être parce qu’elle était posthume.
Peu de jours après cette singulière entrevue, je partis pour la province et je fus longtemps sans revenir à Paris. À mon retour, je m’informai de Balzac auprès de nos amis communs. On me dit que son père était mort laissant des affaires embarrassées, que sa fortune était perdue, qu’il avait changé de demeure et qu’on ne savait ce qu’il était devenu. Le fait est que Balzac, réduit à vivre de son travail, évitait avec soin, par une noble fierté, ceux qui l’avaient connu dans une position meilleure. Il rompit courageusement avec le passé, et recommença une existence nouvelle. C’est sans doute à cette époque de sa vie que se sont arrêtés les biographes qui l’ont fait sortir de si bas. Il remonta en effet tous les degrés de l’échelle sociale ; mais il avait commencé par le désordre.
Au reste, c’est à ses malheurs qu’il dut probablement sa gloire. Si Balzac était resté riche, il n’aurait été qu’un homme d’esprit original et fantastique, jetant sur le papier quelques conceptions avortées dont il aurait amusé ou ennuyé ses amis. La pauvreté lui imposa l’obligation d’un travail opiniâtre sans lequel il ne pouvait rien faire de bien ; car il produisait péniblement. Son génie se forma à cette rude école et le feu créateur jaillit sous la pression de la nécessité.
Retiré en province, j’avais tout à fait perdu sa trace. Ce fut seulement après plusieurs années que je retrouvai son nom sur la couverture du Dernier Chouan, le premier de ses romans qui aient commencé à le faire remarquer. Ce nom grandit rapidement ; ses ouvrages devinrent populaires ; il s’éleva à la célébrité. Mais, par cette raison même, je ne cherchai point à me rapprocher de lui. Je craignais qu’il ne me prît pour un de ces courtisans de la Renommée qui s’attachent comme des lichens parasites à tous les hommes en réputation. Je désirais pourtant qu’un hasard me le fit rencontrer ; mais le monde dans lequel il s’était lancé n’était plus le mien, et Balzac est mort sans que je l’aie revu depuis ma visite au faubourg Saint-Antoine.
Cet épisode de sa vie, auquel il a fait allusion dans la première partie de la Peau de Chagrin, caractérise parfaitement la fermeté opiniâtre de ses résolutions et sa persévérance dans le labeur obstiné auquel il a dû sa gloire et ses succès, mais où il a puisé le germe de la maladie dont il est mort dans la maturité de l’âge et du talent. Cette maladie était la même que celle à laquelle a succombé l’illustre et savant Burnouf, qui, dans une carrière bien différente, fut aussi victime de ces nobles excès qu’un écrivain distingué appelle l’intempérance du travail.
Confident des premières impressions de Balzac et de ses premiers essais, j’acquitte la dette d’un des souvenirs les plus attachants de ma jeunesse, en montrant par son exemple comment s’acquièrent ces grandes renommées littéraires que le monde envie, mais que bien peu d’hommes ont le courage d’acheter au prix qu’elles coûtent.
XVI. Étude sur Balzac, par Louis Lurine. La Semaine, 4 mai 1856.
XVII. Honoré de Balzac, par un anonyme. Revue française des 10 et 20 juin 1856.
XVIII. Honoré de Balzac, par Charles Bataille. Le Diogène, no 3, 4 août 1856.
XIX. Balzac journaliste, par Philibert Audebrand. Gazette de Paris des 8 et 15 novembre 1857.
XX. À propos d’un article inédit de M. de Balzac (le Monde comme il est, par le marquis de Custine. Voir tome XXII, page 239), par Louis Ulbach. La Réforme littéraire, no 1, 19 janvier 1862.
XXI. Balzac aux lanternes, par Eusèbe de Salles. La Presse, 4 octobre 1862.
XXII. Lettre à madame de Balzac, par Charles Monselet. Le Figaro, 6 novembre 1862.
XXIII. Détails sur Balzac, par Benjamin Gastineau. La Loire illustrée (de Tours), no 1, août 1863.
XXIV. Une Préface à la Comédie humaine de Balzac, contenant un ordre de lecture, par M. Alphonse Boulé. L’Illustration, 10 et 17 juillet 1869. Cet article, que nous allons reproduire, a été recomposé et tiré à part, très-augmenté et daté d’Arpajon, 6 octobre 1872, Hennuyer, imprimeur, 1873. C’est cette dernière version que nous recueillons ici.
Au point culminant du Père-Lachaise, à cette place où Rastignac, après son adieu suprême au père Goriot, s’était écrié, les yeux fixés sur Paris : « À nous deux maintenant ! » s’élève le monument funèbre de Balzac. Son buste, un livre avec le titre : la Comédie humaine, en sont la seule décoration.
Quand, jeune et ignoré, Balzac dans ses promenades venait à cette même place contempler Paris et que, dans sa soif de gloire, il jetait le cri qu’il fit depuis celui de Rastignac, il ne se doutait pas qu’il y serait couché un jour et si vite enlevé par la mort.
Né à Tours, le 10 mars 1799, Balzac était mort à Paris le 18 août 1850 : il avait vécu un demi-siècle.
Les grands écrivains viennent toujours dans leur temps : Balzac était appelé à être et fut le peintre des mœurs françaises au xixe siècle ; il s’était donné lui-même le titre de docteur en médecine sociale.
Celui que l’on a appelé le plus fécond de nos romanciers se trouva à la fois physiologiste, — moraliste, — homme d’affaires, — publiciste, — philologue, — antiquaire, — historien — et philosophe ; il fut, à l’occasion, mystique comme Swedenborg et sut même, sans errer, aborder le dogme religieux ; — avant tout, il a été poëte dans l’acception la plus large du mot.
La Monarchie, la Révolution, l’Empire, la Restauration surtout, et enfin le gouvernement de Juillet, furent l’objet constant de ses recherches et de ses études. Dans ses appréciations sur l’ancien et le nouveau régime, il resta toujours fidèle à ses croyances comme catholique et à ses principes comme monarchiste. Croire, avait-il dit, c’est vivre ! et il eut au plus haut degré la foi politique et la foi religieuse. Ses idées absolutistes en ont fait un des champions les mieux inspirés du principe d’autorité.
Balzac est un des polygraphes du xixe siècle, et il ne travailla qu’une vingtaine d’années ; la mort seule brisa cette plume qu’il disait lui-même être de diamant, pour ne pas s’user à ses héroïques labeurs.
Le titre de la Comédie humaine, qu’il osa donner à ses œuvres, a aidé à en former comme un tout complet, divisé en :
Mais maintenant que les productions de Balzac sont toutes connues, que son œuvre est parfaite et ne peut s’augmenter, ces catégories doivent, pour le lecteur, s’effacer devant un classement plus rationnel.
Ces sous-titres de la Comédie humaine n’apparaissent en effet aujourd’hui que comme des coupures, des moyens de faciliter la publication ; par eux-mêmes ils n’ont pas de signification bien caractérisée : toutes les études de Balzac ne sont-elles pas philosophiques ? Presque toutes ne se rapportent-elles pas à la vie privée ? Aucune, directement ou indirectement, reste-t-elle étrangère à la vie politique ? La plupart d’entre elles ne procèdent-elles pas à la fois de la synthèse et de l’analyse, — à tel point qu’il est difficile de dire laquelle des deux méthodes était la plus familière à l’auteur.
À un autre point de vue, ils ne sauraient servir de fil conducteur au milieu des deux mille personnages que Théophile Gautier compte dans la Comédie humaine : l’intérêt que Balzac leur portait, nous voulons l’éprouver à notre tour, mais, pour les connaître, il faut les voir vivre ; or, Balzac en suit certains du berceau à la tombe et beaucoup d’entre eux figurent dans divers romans ; par exemple, tels apparaissaient dans les Chouans ou dans une Ténébreuse Affaire, qui se retrouvent dans Splendeurs et Misères des courtisanes et la Dernière Incarnation de Vautrin, ou dans la Cousine Bette, ou le Député d’Arcis ; tels autres font leur entrée dans un Grand Homme de province à Paris et ont une place nouvelle soit dans la Muse du département, soit dans Modeste Mignon, soit dans les Secrets de la princesse de Cadignan, soit dans les Comédiens sans le savoir.
Un ordre de lecture s’impose donc dès le début : tous ces personnages si divers demandent à défiler devant nous sans rompre l’harmonie de l’œuvre de Balzac telle qu’il la comprenait lui-même et la sentait vivre en lui. Peintre de mœurs, il était avant tout historien ; or, l’histoire n’a qu’un ordre, — l’ordre chronologique. Les études mêmes les plus métaphysiques en apparence, se rattachant toujours par un point quelconque au temps, peuvent aussi trouver une place dans cette classification.
Cette nomenclature nouvelle de la Comédie humaine ne saurait comprendre les Contes drolatiques, ouvrage de fantaisie par excellence et que Balzac lui-même a pu regretter d’avoir livré au public. Ce livre, qui suffirait à lui seul pour la réputation d’un écrivain, ne fut que le produit des passe-temps de Balzac, lequel devait trouver ailleurs son véritable titre à la célébrité. Pour ces récits détachés, qui commencent au temps où le duc Richard gouvernait la Normandie et finissent sous Henri III, il a su, avec un rare talent, emprunter le style et le sel rabelaisiens ; certaines leçons morales s’en dégagent forcément, mais en s’y complaisant, Balzac n’a fait que payer sa dette au sensualisme, dont les intelligences les mieux douées ne sont pas toujours exemptes. La même plume, en effet, n’a-t-elle pas écrit Jésus-Christ en Flandre, cette suave légende qui sert comme de frontispice à la Comédie humaine, et encore Séraphita, espèce de vision spiritualiste, rêve de l’âme délivrée du corps, la vie entre ciel et terre ?
Voici l’ordre de lecture que nous proposerions pour les études composant à proprement parler la Comédie humaine, car beaucoup d’autres écrits de Balzac existent en dehors de son œuvre capitale ; ils sont épars et peu connus ; hâtons-nous de dire qu’un travail de comparaison, plus attentif peut-être, modifierait quelque peu ce classement, que la fécondité de l’auteur rend d’ailleurs assez difficile :
Grâce à certains personnages, quelques groupes se font d’eux-mêmes une place distincte et se mettent en relief dans la Comédie humaine ; nous citerons surtout :
1oÀ cause de Catherine de Médicis, que Balzac a cherché à peindre sous un jour nouveau :
2oÀ cause de la police, dont il dévoile certains mystères :
3oÀ cause de Vautrin et de Lucien de Rubempré, dont l’idée première semble avoir été empruntée par Balzac au Gaudet et à l’Edmond de Rétif de la Bretonne dans le Paysan perverti :
Chez Balzac, la forme de la composition, son genre, l’agrément du drame sont autant de points indifférents pour qui aime à l’étudier : le plan, en effet, s’efface et s’annule devant le fond, et ce qui a toujours dominé, c’est l’idée : elle seule emplit et vivifie chacune de ses œuvres.
Des romanciers français, ses contemporains, nul ne fournirait matière à un livre tel que celui qui fut édité en 1856[2], sous le titre de : Les Femmes, et Maximes et Pensées de Balzac, deux volumes, dans la collection Hetzel et Lévy. Et cependant cet écrin déjà si riche, ayant pour étiquette l’Esprit de Balzac, est loin de renfermer l’extrait de tout ce que cet écrivain a su produire. Il faut le voir surtout sonder, en vue de l’avenir, notre état politique et social. Il a écrit, dans le Dictionnaire de la Conversation, six articles esquissant Louis XIII, Louis XIV, Louis XV, Louis XVI, Louis XVII, Louis XVIII ; ce sont deux cent quatorze années de notre histoire (de 1610 à 1824) appréciées à son point de vue comme partisan du principe autoritaire et monarchique. Les réformés, la noblesse, les philosophes libres penseurs, le clergé et le parlement, y sont tour à tour étudiés en regard du duel imminent entre la royauté et le peuple.
Ces articles présentent un vif intérêt : médités sous l’impression des événements les plus actuels, ils ont une portée politique que leur auteur, plus publiciste qu’il ne le paraissait d’abord, a réussi à leur donner en y ouvrant des aperçus pleins d’enseignements ; les développements s’y rencontrent çà et là dans la Comédie humaine, et spécialement dans :
« Balzac prétendait que les noms inventés ne donnent pas la vie aux êtres imaginaires, tandis que ceux qui ont été réellement portés les douent en réalité. Aussi prit-il tous ceux des personnages de la Comédie humaine partout où il se promenait[3]. »
Ce Buffon, ce Linnée du monde psychologique usait d’une méthode en rapport avec l’œuvre projetée. « Guidé par le génie de l’observation, il hantait vallées et hauteurs sociales, étudiait comme Lavater, sur tous les visages, les stigmates qu’y impriment les passions et les vices, collectionnait ses types dans le grand bazar humain, comme l’antiquaire choisit ses curiosités, les évoquait aux places où ils lui étaient utiles ; les posait au premier ou au second plan, selon leur valeur, leur distribuait la lumière et l’ombre avec la magie d’un grand artiste qui connaît la puissance des contrastes, imprimait enfin à chacune de ses créations des noms, des traits, des idées, un langage, un caractère qui leur sont propres, et qui leur donnent une telle individualité, que, dans cette foule immense, pas un ne se confond avec un autre[4].
Après Rabelais, Cervantès, Shakspeare, d’Urfé, Scarron, Molière, Lesage, Richardson et Beaumarchais, l’auteur de la Comédie humaine a trouvé des types nouveaux, et, parmi les êtres que son imagination sut animer, il en est auxquels, selon le mot si juste d’Amédée Achard, « la puissance de son évocation devait donner l’immortalité idéale de l’art, égale pour le moins à l’immortalité de l’histoire. »
Citons en passant, et entre beaucoup d’autres, Balthazar Claes, — le père Goriot, — Grandet, — Lousteau, — Esther et madame Marneffe, — le baron Nucingen, — Gobseck, — Gaudissart, — Pauline, — Fœdora, — Hulot, — Rastignac, — Schmucke, — et Valentin ou Raphaël, le héros de ce roman qui, sous le titre de la Peau de chagrin, devient un véritable drame et atteint, dans certains de ses épisodes, les proportions d’un poëme.
Sous ces noms maintenant célèbres se personnifient aujourd’hui le savant qui, voué à son idéal, ne saurait être ni époux ni père, et apparaît comme une série de monstres au point de vue de la famille : — l’homme déçu dans son amour paternel, — l’avare tel que l’a fait la société nouvelle, — le journaliste, — la fille et la femme entretenues, — le Turcaret d’après la Révolution, — le Shylock moderne, — le commis voyageur, — la femme suivant le cœur, — la femme sans cœur, — le libertin qui, à force de se plonger dans la fange, s’enlève toute place au foyer domestique et au sein de la cité, — l’ambitieux, — l’ami, — et enfin chacun de nous, dont les jours ici-bas sont comptés, et qui paye d’un instant plus ou moins long de son existence terrestre tout acte de volonté, suivant son degré d’énergie.
Fidèle à sa tâche d’historien d’une époque, Balzac n’a pas négligé le cadre dans lequel s’agitent ses personnages : le mobilier et le costume sont de sa part l’objet d’un inventaire minutieux et toujours savant. Chaque pays, chaque ville dont il a fait choix pour être le théâtre du drame qu’il raconte, revivent aussi sous sa plume, pittoresquement décrits. C’est ainsi, pour ne citer que quelques exemples de son exactitude à dépeindre les lieux, que le lecteur peut, du coin de son feu, voyager dans les divers quartiers de Paris avec Facino Cane, — la Femme de trente ans, — le Père Goriot, — un Grand Homme de province à Paris, — la Dernière Incarnation de Vautrin, — la Maison du chat qui pelote, — l’Envers de l’histoire contemporaine, — et les Parents pauvres ; — à Issoudun, avec un Ménage de garçon ; — à Douai, avec la Recherche de l’absolu ; — à Alençon, avec la Vieille Fille ; — à Saumur, avec Eugénie Grandet ; — à Angoulème, avec les Deux Poëtes ; — à Tours, avec le Curé de Tours ; — à Provins, avec Pierrette ; — à Presles, près Beaumont-sur-Oise, avec un Début dans la vie ; — à Limoges, avec le Curé de village ; — à Sancerre, avec la Muse du département ; — à Nemours, avec Ursule Mirouet ; — à Besançon, avec Albert Savarus, — et à Guérande, avec Béatrix.
On lui a reproché ses prétendues longueurs, on a critiqué aussi ses analyses patientes du caractère de ses personnages. Ce n’est pas en vain cependant que l’artiste copie la nature : sans les plaines souvent uniformes, il n’y aurait pas de vallées, et sans les grandes nappes d’eau, il n’y aurait pas de cascades. La mise en scène de Balzac peut parfois paraître embarrassée de détails ; mais vienne le moment où le cœur du romancier déborde, et il n’y a plus à regretter son récit si patiemment suivi. Quelles pages magistrales que les derniers instants de madame de Mortsauf ! les adieux de madame Claes ! les paroles de l’abbé Loraux à madame Bridau, qui vient de se confesser ! — les cris et les plaintes du père Goriot, se sentant mourir abandonné de ses filles, — la joie qui tue César Birotteau réhabilité et rendu à la vie commerciale, — et le tremblement nerveux dont est saisie, pour tout le temps qui lui reste à vivre, madame Hulot, frappée au cœur par les paroles séductrices de Crevel !
Balzac a eu ses détracteurs ; sans doute ses écarts d’imagination et ses débauches d’esprit feront toujours tache dans son œuvre. Il lui sera difficilement pardonné d’avoir volontiers abordé des sujets pour lesquels, en se rencontrant avec Dorat[5], ce maître en littérature galante, comme avec un collaborateur tout trouvé, il se rendait complice de la pire école du xviiie siècle et se condamnait à tous ses raffinements de pensée. En vain dirait-on que ses défauts ne sont peut-être que la conséquence des tableaux de mœurs par lui entrepris : dans ses peintures réalistes, où il ne recule devant aucune laideur, il a évidemment trop souvent poussé au delà de la limite posée par les convenances sociales ses recherches et ses observations. Mais, chez lui, le faux et le grimaçant le cèdent au beau et au vrai ; ce sont des scories mêlées à l’or pur. L’auteur de productions telles que :
appartient aujourd’hui à l’histoire : après une vie qui n’a été qu’un combat, le mot qu’il prête à madame Claes s’est réalisé pour lui : « La gloire est le soleil des morts : »
Du monde de la Comédie humaine, sorti vivant du cerveau de Balzac, se dégage une loi éminemment morale, chrétienne, consolante. Cette loi, le génie de Balzac ne pouvait l’omettre, car elle est la pierre angulaire de son grandiose édifice comme de la société humaine qu’il reflète ; c’est celle de l’expiation et de la réhabilitation par soi-même ou par autrui. Sans cette loi, que Balzac y a inscrite en lettres de feu, la Comédie humaine ne serait le plus souvent qu’un chaos moral, un véritable pandémonium ; avec elle tout s’explique : chaque physionomie, chaque caractère a sa raison d’être, chaque douleur a sa cause et son but, chaque fait a sa moralité. En s’inspirant du dogme catholique, le grand artiste l’a comme incarné à son œuvre !
XXV. L’Argent des gens de lettres, par Philibert Audebrand. Le Charivari, 21 décembre 1871. Les détails donnés dans cet article sur un prétendu travail publié par Balzac dans l’Ariel, sont tout à fait inexacts ; la collection complète de ce journal ne contient absolument rien sur le sujet indiqué.
XXVI. Balzac ; sa méthode de travail d’après ses manuscrits (ses œuvres diverses) ; par Champfleury. Musée universel des 3 mai 1873 et 24 janvier 1874. Le fragment fac-simile du manuscrit d’un Début dans la vie, inséré par M. Champfleury dans le second de ces articles, nous paraît sujet à caution ; il semble plutôt être de la main de la sœur de Balzac, madame Surville.
XXVII Souvenirs d’un directeur de théâtre : Pierre et Catherine, drame historique projeté par M. de Balzac. Comment il a fait la Marâtre ; par H. Hostein. Figaro, 20 octobre 1876. Voici cet article, dont nous avons parlé page 224. Il a été reproduit dans le volume de M. Hostein : Historiettes et Souvenirs d’un homme de théâtre, publié en 1878.
Une après-midi de l’été de 1847, un visiteur sonnait à la porte de l’un des deux pavillons que le célèbre docteur Ségalas avait fait construire à Bougival, sur la route, au bord de la Seine. Une bonne vint ouvrir.
— Le directeur du Théâtre-Historique ? demanda l’étranger.
— Je vais prévenir monsieur, dit la bonne. Veuillez attendre ici, sous le bosquet.
C’est ainsi que le propriétaire appelait pompeusement quelques brins de vigne vierge entrelacés auprès de la porte d’entrée.
Je me trouvais sur le chemin de halage, abrité par la maison contre un soleil ardent. On m’annonça une visite.
— Une visite ? Quelle idée de venir par une telle chaleur ! Ce monsieur a-t-il dit son nom ?
— Je ne le lui ai pas demandé.
— Comment est-il ?
— Dame ! je n’ai pas bien regardé. Il a un chapeau de paille et des souliers pleins de poussière. Et puis il tient à la main une baguette avec laquelle il fait tomber les feuilles de la vigne vierge.
— Elle n’en a pas déjà trop, dis-je avec la contrariété d’un homme que l’on dérange.
Je quitte mon ombre et je me dirige vers le visiteur. Il regardait à travers la porte et se présentait de dos. À le juger ainsi, ce devait être quelque fournisseur de campagne. Il se retourne ; je reconnais M. de Balzac, le grand Balzac !… Je l’avais vu souvent, sans lui avoir jamais parlé.
Je me confonds en excuses pour l’avoir fait attendre. Je lui offre avec mille empressements d’entrer dans le petit salon.
— Nous étoufferions là-dedans, dit-il avec bonne humeur. Est-ce indiscret de vous demander si vous n’étiez pas quelque part plus au frais, lorsque j’ai sonné à votre porte ?
— Ma foi, monsieur de Balzac, je vous confesserai que j’étais tout bonnement sur le chemin de halage, à l’ombre, au bord de la rivière, où il y a une belle herbe verte, qui fait paraître encore plus jaune le gazon de mon jardin.
— Eh bien, dit Balzac en riant, c’est là, si vous le voulez bien, que nous allons causer. Montrez-moi le chemin.
Quand il fut assis bien à son aise, il m’expliqua que depuis longtemps il projetait de composer pour notre théâtre un grand drame historique, dont il avait les éléments, ainsi que j’allais le voir, mais qu’il avait été retenu par la crainte de rencontrer une certaine opposition de la part d’Alexandre Dumas. Il avait appris, tout récemment, qu’à côté du grand écrivain se trouvait un directeur responsable ; que ce directeur, c’était moi ; or, étant mon voisin (Balzac avait alors une maison de campagne à Marly-le-Roi), il s’était décidé à s’arrêter à Bougival pour me demander franchement quelques renseignements.
— N’ayez aucune appréhension, dis-je à M. de Balzac ; notre patron littéraire accueillera avec enthousiasme l’idée de voir un auteur aussi considérable que M. de Balzac s’associer à lui pour la gloire et le succès de notre théâtre.
À l’appui de cette déclaration, je citai le nom d’Adolphe Dumas, que l’autre Dumas avait fraternellement accueilli avec son École des Familles ; le nom de Joseph Autran, le père de la Fille d’Eschyle ; celui de Paul Meurice, à qui nous devions un Hamlet en beaux vers, etc., etc.
— À la bonne heure dit Balzac, me voilà tout à fait rassuré. Je puis donc, sans inconvénient, vous parler de mon drame historique. Il s’appellera Pierre et Catherine. Pierre Ier et Catherine de Russie ! c’est, je crois, un excellent sujet de pièce.
— Traité par vous, monsieur de Balzac, le sujet ne peut être qu’excellent. Êtes-vous avancé ? avez-vous un plan détaillé ?
— Tout est là, dit Balzac en se frappant le front. Il ne s’agit plus que d’écrire. Tenez, on pourrait répéter après-demain le premier tableau.
— Je serais bien curieux de connaître ce premier tableau, dis-je de mon air le plus aimable.
— C’est très-facile. Nous sommes dans une auberge russe. Vous voyez d’ici le décor ? Bon. Dans cette auberge, beaucoup de mouvement, parce qu’il y a sur la route des passages de troupes. On entre, on sort, on boit, on cause, mais tout cela très-rapidement.
Parmi les gens de la maison, une servante jeune, vive, alerte. Faites attention à cette femme-là !… Elle est bien campée, pas de beauté, mais un piquant exceptionnel ! On la lutine en passant : elle sourit à tout le monde. Cependant, il ne faut pas aller trop loin, ni en paroles ni en gestes. Aux propos vifs, aux étreintes entreprenantes, elle répond par des gifles qui valent des coups de poing.
Entre un soldat plus crâne que les autres, chargé d’une mission particulière et pressée ; il se donne, pour l’accomplir, le temps qu’il voudra employer. Il peut donc boire à son aise, et causer longuement avec la servante, si elle lui plaît. Et, en effet, elle lui plaît à première vue ; quant à elle, le soldat lui semble un beau soldat.
— Fille, dit-il en la prenant par la taille, tu me conviens, mets-toi là, près de moi, à cette table, et buvons ensemble. Le soldat s’assied et fait asseoir la servante.
S’apercevant que le vieil hôtelier n’est pas de cet avis, le soldat se lève avec fureur, et, écrasant son poing sur la grosse table de sapin :
— Qu’on ne s’oppose point à ma volonté, sinon je mets le feu à la baraque !
Et il l’aurait mis, en vérité. C’était cependant un honnête militaire, mais terrible avec ses inférieurs.
Le vieil hôtelier fait signe à la jeune fille d’obéir. Que voulez-vous ! lorsque les troupes sont déchaînées dans les campagnes, le pauvre paysan est bien en peine !
Le soldat s’était remis à table. Il avait le bras tendrement passé autour du cou de la servante ; il ne détachait ce bras que dans les moments où il prenait son verre, l’autre main étant occupée à tenir le tuyau de la pipe qu’il fumait. Quand il avait largement bu, il regardait avec passion la fille d’auberge, et il lui disait :
— Sois tranquille, je te donnerai une bien plus belle cabane que celle-ci.
Tandis qu’ils causent immobiles, sans s’occuper d’autre chose, la porte du fond s’ouvre. Un officier paraît. En le voyant, chacun se lève avec respect. Les soldats font le salut réglementaire et se tiennent immobiles.
Seuls, le soldat et la servante demeurent assis. Ils n’ont ni entendu ni vu l’officier. Remarquant cela, le personnage gradé s’indigne, ses yeux s’arrêtent sur la servante ; il ne cesse point de la regarder, tandis qu’il s’avance vers la table. Arrivé près du soldat, il lève le bras et l’abaisse avec une force terrible sur l’épaule du pauvre diable qui se courbe sous le choc :
— Debout, drôle ! s’écrie l’officier. Va écrire sur le comptoir ton nom, celui de ton régiment, ton numéro d’ordre et attends-toi à avoir bientôt de mes nouvelles !
Au premier moment, c’est-à-dire en recevant le coup sans savoir qui le donnait, le soldat s’était senti disposé à se venger ; mais en reconnaissant un supérieur, cet instinct naturel avait été comprimé par l’habitude de la subordination.
Il se dresse automatiquement, il fait le salut et va inscrire au comptoir ce qui lui a été demandé.
Cependant l’officier considère la servante avec un redoublement d’attention. Cet examen paraît le calmer et l’adoucir. Le soldat ayant écrit, présente humblement le papier.
— C’est bon, dit l’officier en le lui rendant, va-t’en !
Le soldat fait un nouveau salut, tourne sur ses talons selon l’ordonnance, et sort sans regarder personne, pas même la jolie fille.
À celle-ci l’officier fait un sourire, elle répond en souriant aussi.
— Un bel homme ! pense-t-elle.
Le bel homme s’assied à la place que le soldat occupait. Il demande qu’on lui apporte ce qu’il y a de meilleur dans l’auberge, et il invite la servante à lui tenir compagnie. Elle accepte sans hésitation.
La conversation s’engage entre eux et devient promptement très-intime.
Un étranger se montre à la porte d’entrée. Il est enveloppé dans un grand manteau.
En voyant ce personnage, hommes et femmes tombent à genoux. Quelques-uns inclinent leur front jusqu’à terre.
Pas plus que n’avait fait le soldat, l’officier ne remarque ce qui se passe derrière lui. La séduisante fille d’auberge est en train de l’ensorceler. Dans un moment d’enthousiasme, l’officier s’écrie :
— Tu es divine, je t’emmène. Tu auras un bel appartement où il fait très-chaud.
De loin, le personnage au manteau examine le groupe resté indifférent à sa venue. Comme malgré lui, la fille espiègle attire son attention et sa sympathie. Il s’approche de la table, et, rejetant son manteau en arrière, il reste les bras croisés sur sa poitrine. L’officier jette les yeux sur lui. Aussitôt l’officier se lève en pâlissant, et, s’inclinant très-bas, il balbutie ces mots :
— Ah ! pardon, sire !
— Relève-toi.
De même encore que le soldat, l’officier se relève tout d’une pièce, attendant le bon plaisir du maître. Le maître était occupé à regarder de près la servante ; de son côté, elle considérait avec admiration et sans trembler le tzar tout-puissant.
— Tu peux te retirer, dit celui-ci à l’officier. Je garde cette femme, je lui donnerai un palais !
Ainsi se rencontrèrent pour la première fois Pierre Ier et celle qui devint Catherine de Russie !…
— Eh bien, que dites-vous de mon prologue ? demanda Balzac.
— Très-curieux, très-original ! mais le reste ?
— Sous peu, vous l’aurez. La donnée est intéressante ; vous verrez !… Comme cadre aux événements historiques, je rêve une mise en scène toute nouvelle. La Russie est pour nos théâtres, et principalement pour le vôtre, une mine féconde à exploiter. On y viendra. Au point de vue décoratif et plastique, nous en sommes encore, quand il s’agit de ce riche et grandiose pays, aux enluminures représentant le passage de la Bérésina, et la mort de Poniatowski avec son grand diable de cheval qui a l’air de vouloir avaler des glaçons.
S’animant à mesure qu’il parlait :
— Et les habitants ? Des cœurs d’or ! bien préférables à nous. Quant à leurs paysans, il n’y a plus que parmi eux qu’il existe des ténors. Nos campagnards, à nous, ont tous des voix de Prudhommes enrhumés… Et la haute société russe ! adorable ! au surplus, c’est là que j’ai choisi et obtenu ma femme !…
Balzac me laissa enthousiasmé de lui et bâtissant des montagnes d’espérances en raison du succès inévitable de Pierre et Catherine.
Lorsque je le revis, tout était changé.
Il avait renoncé momentanément à la pièce russe. Il s’engageait à nous la donner plus tard ; mais il avait réfléchi. C’était une entreprise colossale, pour laquelle il ne fallait rien négliger. Or, il lui manquait une foule de détails indispensables sur certaines cérémonies, sur certains usages, qu’il se proposait d’étudier sur les lieux mêmes, attendu que, durant l’hiver suivant, il devait faire un voyage à Saint-Pétersbourg et à Moscou… Bref, il me priait de ne pas insister, offrant de livrer au printemps une pièce en remplacement de celle qu’il ajournait.
Malgré mon désappointement, je dus souscrire aux désirs de M. de Balzac, et, en désespoir de cause, je le priai de me dire, si cela était possible, quelques mots du sujet nouveau qu’il nous destinait.
— Ce sera une chose atroce, reprit Balzac avec le contentement d’un homme à qui on a cédé.
— Comment, atroce ?
— Entendons-nous, il ne s’agit pas d’un gros mélodrame où le traître brûle les maisons et perfore à outrance les habitants. Non ; je rêve une comédie de salon où tout est calme, tranquille, aimable. Les hommes jouent placidement au whist, à la clarté de bougies surmontées de leurs petits abat-jour verts. Les femmes causent et rient en travaillant à des ouvrages de broderie. On prend un thé patriarcal. En un mot, tout annonce la règle et l’harmonie. Eh bien, là-dessous les passions s’agitent, le drame marche et couve jusqu’à ce qu’il éclate comme la flamme d’un incendie. Voilà ce que je veux.
— Vous êtes dans votre élément, maître. Alors votre donnée est trouvée ?
— Complètement. C’est le hasard, notre collaborateur habituel, qui me l’a fournie. Je connais une famille — je ne la nommerai pas — composée d’un mari, d’une fille que le mari a eue d’une première union, et d’une belle-mère, jeune encore et sans enfant. Les deux femmes s’adorent. Les soins empressés de l’une, la tendresse mignonne et caressante de l’autre, font l’admiration de l’entourage.
Moi aussi, j’ai trouvé cela charmant… d’abord. — Ensuite, je me suis étonné, non point qu’une belle-mère et sa bru fussent bien ensemble, — cela n’est pas précisément contre nature, — mais qu’elles fussent trop bien. L’excès gâte tout.
Malgré moi, je me pris à observer ; quelques incidents futiles me maintinrent dans mon idée. Enfin, une circonstance plus grave m’a prouvé, un de ces derniers soirs, que je n’avais point porté un jugement téméraire.
Comme je me présentais dans le salon, à une heure où il ne s’y trouvait presque plus personne, je vis la bru sortir sans m’avoir remarqué. Elle regardait sa belle-mère. Quel regard ! quelque chose comme un coup de stylet. La belle-mère était occupée à éteindre les bougies de la table de whist. Elle se retourna du côté de sa belle-fille ; leurs yeux se rencontrèrent, et le plus gracieux sourire se dessina en même temps sur leurs lèvres. La porte s’étant refermée sur la bru, l’expression du visage de l’autre femme se changea subitement en une amère contraction.
Tout cela prit, vous le pensez bien, le temps d’un éclair, mais ce temps m’avait suffi. Je me dis : Voilà deux créatures qui s’exècrent ! Que venait-il de se passer ? Je n’en sais rien, jamais je ne voudrai le savoir ; mais, partant de là, un drame tout entier se déroula dans mon esprit.
— Et, pour la première représentation, vous offrirez une belle loge à ces dames, afin qu’elles profitent de la leçon que la pièce contiendra sans doute à leur intention ?
— Assurément, j’offrirai la loge dont vous parlez, et, puisque vous en faites la remarque, cela vous oblige dès à présent, à m’en réserver une de plus ; mais je ne songe nullement à donner des leçons à qui que ce soit. Bien présomptueux serait le romancier ou l’auteur dramatique qui écrirait pour donner des leçons ! Il influence ses lecteurs ou spectateurs sans but défini à l’avance ; à son tour, il subit l’action de son temps, sans se rendre compte du comment ni du pourquoi ; instinct et hasard !…
Pour en revenir à ces dames, elles jouent la comédie de la tendresse, cela est, pour moi, hors de doute ; mais les choses peuvent en rester là, entre elles sans aboutir fatalement à un drame quelque peu foncé. Elles m’ont fourni, je le répète, un simple point de départ. Mes déductions féroces sont le fruit de mon imagination, et n’auront jamais — je me plais à le croire — rien de commun avec les réalités de leur existence. Dans tous les cas, si leur désunion contenait, ce qu’à Dieu ne plaise, les germes quelconques d’un dénoûment violent, il serait très-possible, en effet, que ma pièce les arrêtât net sur cette pente.
— Faites donc, maître, et tout sera pour le mieux.
Quelques mois s’écoulèrent. Le voyage en Russie eut lieu ; puis vint l’heure du retour. J’en fus instruit des premiers, et je courus chez M. de Balzac, à son hôtel de l’avenue Fortunée.
Je frappai à la dernière porte à droite en venant des Champs-Élysées. L’entrée n’avait rien de monumental : elle était munie d’une petite fenêtre grillée qui s’ouvrit au bout d’un moment ; un domestique en veste rouge me fit décliner mes noms et qualités ; il disparut, et, bientôt après, je fus introduit dans un jardinet dont les allées étroites étaient macadamisées jusqu’à la maison. Là, j’entrai dans un salon un peu bas. Ma vue fut immédiatement attirée par un magnifique buste en marbre, dû à David d’Angers, et représentant le maître du logis.
Balzac était à l’autre extrémité du salon : il me laissa contempler son buste ; puis il me cria de loin : « Le voilà, votre manuscrit ! »
Alors, je vis mon auteur, debout contre une table de travail, vêtu de sa grande robe monacale de laine blanche, la main appuyée sur un manuscrit de papier grisâtre. Le manuscrit rayonna à mes yeux comme doit rayonner à ceux du chercheur d’or la pépite qu’il vient de découvrir.
J’accourus. Sur le premier feuillet, Balzac avait écrit de sa main, en gros caractères : « Gertrude, tragédie bourgeoise, en cinq actes, en prose. » Au verso, se trouvait la distribution projetée de la pièce. Melingue était désigné pour le rôle de Ferdinand, l’amant de la belle-mère et de la bru. Madame Dorval devait jouer Gertrude. Les noms de Mathis, Barré (aujourd’hui sociétaire de la Comédie-Française), Saint-Léon, Gaspari, etc., figurent encore pour les autres rôles.
Au-dessous, l’auteur a minutieusement indiqué tout ce qui concernait l’époque, le truc de l’action, l’ameublement et le décor. Il va jusqu’à donner la mesure du double tapis qu’il juge indispensable pour la mise en scène. Ces curieux détails ont été ramenés, dans l’œuvre imprimée, aux mentions sommaires en usage.
Quant à l’unique salon dans lequel la pièce primitive devait se jouer, il fut ensuite additionné de la chambre où Pauline se suicide.
Nous décidâmes qu’une première lecture aurait lieu le surlendemain chez M. de Balzac, et que je me chargeais d’amener madame Dorval et Mélingue. Au jour indiqué, nous étions réunis, et l’auteur commença en disant d’une voix claire : Gertrude, tragédie bourgeoise !!!
— Oh ! oh ! Gertrude ! tragédie ! fit madame Dorval à mi-voix !
— N’interrompez pas, s’écria Balzac en riant.
Il reprit son manuscrit, et un silence religieux fut observé.
On s’arrêta à la fin du second acte. Impossible d’aller plus loin, tant l’œuvre était longue et touffue. En sortant, nul d’entre nous n’avait songé à faire des compliments à l’auteur sur ce que nous venions d’entendre, nous avions positivement la cervelle troublée comme si l’on nous eût fait prendre d’un vin capiteux.
Balzac nous accompagna jusqu’au seuil de sa maison, sans paraître s’être aperçu de notre irrévérence ; il nous donna un autre rendez-vous.
Balzac nous lut ses trois derniers actes. Le suicide de Pauline était l’objet d’un récit, ce qui fit encore bondir madame Dorval. Balzac s’arrêta, la regarda un moment, puis il dit :
— J’ai compris !
Et il continua.
Parvenu à la fin du cinquième acte, et sans attendre nos réflexions :
— Des longueurs ; un quart de la pièce à couper ; un récit à mettre en action…
— Et un titre à changer, ainsi qu’un comédien, s’écria vivement madame Dorval en indiquant d’une main, sur le manuscrit, le mot Gertrude, et, de l’autre, désignant Mélingue qui baissait la tête.
Le titre ne souleva point d’objections. On le remplaça par celui de la Marâtre, qu’il a glorieusement gardé. Quant à la question Mélingue, ce fut une autre affaire. Balzac ne voulut entendre à rien. La discussion s’engagea, longue, fatigante, tout en restant des plus courtoises. Mélingue, épuisé, dit :
— Allons ! vous y tenez absolument ?
— Absolument.
— Eh bien, alors, j’obéis !
À ce mot, Balzac éprouva comme une commotion. Cessant de parler, il fit quelques tours dans le salon, et, venant à Mélingue :
— Je n’accepte pas cela, dit-il. Je vous veux convaincu ; obéissant, non. Votre concession m’a été au cœur. C’est une grande preuve de déférence et d’amitié. Laissez ce rôle et donnez-moi la main !
Mélingue était fort ému ; nous avions beaucoup d’émotion aussi.
Quelques conférences entre Balzac et madame Dorval firent subir à la pièce les plus heureuses modifications.
La vaillante comédienne était souffrante ; elle n’en commença pas moins les répétitions avec une ardeur extrême. Elle y apportait un liant, un charme dont se souviennent encore ceux qui eurent le bonheur de la seconder. Ce fut dans un de ses moments d’entrain qu’elle esquissa, à mon intention, sur la table du souffleur, un paysage à la plume dont le dessin enfantin est intéressant par son inexpérience même, et surtout par la consécration touchante que la mort donne aux moindres souvenirs laissés par ceux que l’on a aimés et admirés.
Madame Dorval était minée par le mal implacable qui devait sitôt l’emporter. Elle ne put continuer les répétitions ; on confia son rôle à madame Lacressonnière. La remplaçante obtint le succès que l’on sait ; mais, un jour qu’on la complimentait, elle répondit :
— Ah ! si elle avait joué, elle !
La Marâtre fut représentée en juin 1848, ce qui veut dire au milieu des circonstances politiques les plus désastreuses !… Les théâtres étaient forcément abandonnés… Cependant telle est la puissance du génie, que ce qui restait à Paris de vaillant en littérature, se pressa dans la salle, et fit à l’œuvre de Balzac l’accueil sympathique et chaleureux qu’elle méritait.
Le lendemain de la représentation, j’allai rendre visite à l’auteur.
— Nous avons remporté la victoire, lui dis-je d’un ton joyeux.
— Oui, me dit Balzac, une victoire à la façon de celle de Charles XII.
En le quittant, je me risquai à lui demander où il était la veille et à lui reprocher de ne pas s’être montré à nous.
— Mais, me répondit-il en souriant, j’étais caché dans la loge des dames X…
— Ah ! eh bien ? ajoutai-je avec curiosité.
— Eh bien, la pièce les a beaucoup intéressées. Au moment où Pauline s’empoisonne pour laisser croire que sa belle-mère l’a assassinée, ma jeune fille a poussé un cri d’horreur ; elle m’a lancé un regard de reproche, regard mouillé d’une larme, et, saisissant vivement la main de sa belle-mère, elle a porté cette main à ses lèvres avec un élan…
— Sincère ?…
— Oh ! oui ! j’en suis sûr.
— Vous voyez bien, maître, que votre pièce peut servir de leçon !
XXVIII. Un Duel à la plume (Balzac et Sainte-Beuve), par A.-J. Pons. Le Nain Jaune, 10 décembre 1876.
XXIX. Les Œuvres et les Hommes, par Victor Fournel. Le Correspondant, 10 décembre 1876. Nous extrayons de cet article, où il est question de la Correspondance de Balzac, le très-curieux fragment suivant :
On sait que Balzac écrivait laborieusement, et l’histoire des épreuves successives qu’il grossissait à chaque fois d’innombrables adjonctions, jusqu’à ce qu’il eût tiré un long roman d’une courte nouvelle, est devenue légendaire. Il lui fallait un effort sans cesse renouvelé pour revêtir ses conceptions d’un style adéquat, comme s’exprimeraient les Allemands. Théophile Gautier, qui le connaissait bien et l’admirait beaucoup, a dit de Balzac « qu’il ne possédait pas le don littéraire et que chez lui s’ouvrait un abîme entre la pensée et la forme ; qu’il ne trouvait pas son moyen d’expression, ou ne le trouvait qu’après des peines infinies. » Pour reprendre une métaphore de Balzac lui-même, le fondeur n’arrivait qu’après un travail pénible à débarrasser son œuvre des bavures de la coulée. Il se rendait parfaitement compte de cette grande lacune de son talent ; le style était sa préoccupation constante, et, à force de vouloir atteindre le but, il lui arrivait de le dépasser, en tombant dans les afféteries du maniérisme le plus précieux et le plus entortillé. Parmi ses amis, Gautier était précisément celui qui excitait le plus l’envie de Balzac par la tranquille supériorité de son style et à qui il demandait le plus volontiers conseil et, au besoin, secours. On savait qu’il avait souhaité sa collaboration pour Mercadet et que l’auteur d’Albertus avait rimé, pour son Grand Homme de province à Paris, le sonnet de la Tulipe, qui a été recueilli dans ses œuvres. Mais il semble que tout n’ait pas été dit sur la collaboration plus ou moins volontaire de Théophile Gautier avec Balzac. Un aimable correspondant, un esprit curieux des choses littéraires, m’écrit pour m’en donner une preuve singulière et qui n’a jamais été relevée, que je sache. En 1837, Gautier publiait dans le Figaro les Portraits de Jenny Colon, de madame Damoreau (Figaro du 13 décembre 1837) et de mademoiselle Georges, qu’on a réunis depuis en volume, avec beaucoup d’autres, dans la collection de ses œuvres. En 1839, Balzac faisait paraître Béatrix. Et, dans Béatrix, on retrouve, presque à chaque page, des expressions, des tournures, des images, même des phrases entières empruntées aux Portraits de 1837. Il suffit, pour s’en convaincre, de rapprocher les fragments ci-dessous :
BÉATRIX | PORTRAITS CONTEMPORAINS |
(Édition Michel Lévy) à 1 fr. 25 le volume |
(Édition Charpentier, 1874) |
Cette chevelure, au lieu d’avoir une couleur indécise, scintillait au jour comme des filigranes d’or bruni. | Les cheveux… scintillent et se contournent aux faux jours en manière de filigranes d’or bruni. |
Son front large et bien taillé recevait avec amour la lumière, qui s’y jouait en des luisants satinés. Sa prunelle, d’un bleu de turquoise, brillait sous un sourcil pâle et velouté d’une extrême douceur… | Le front large, plein, bombé attire et retient la lumière, qui s’y joue en luisants satinés. Une prunelle brune scintille sous un sourcil pâle et velouté d’une extrême douceur. |
Ce nez d’un contour aquilin, mince, avec je ne sais quoi de royal… | Le nez fin et mince, d’un contour assez aquilin et presque royal… |
Ses bras noblement arrondis, sa peau tendue et lustrée avaient un grain plus fin : les contours avaient acquis leur plénitude. (Pages 24 et 25. Le Siècle du 14 avril 1839.) | Les bras prennent de la rondeur, la peau, mieux tendue par un embonpoint naissant, devient d’un grain plus fin, se lustre et se satine, les contours acquièrent de la plénitude. (Pages 384 et 393. Jenny Colon ; Figaro du 9 novembre 1837.) |
Ce visage, plus rond qu’ovale, ressemble à celui de quelque belle Isis des bas-reliefs éginétiques. | Elle ressemble à s’y méprendre à une… Isis des bas-reliefs éginétiques. |
Le front est plein, large, renflé aux tempes. | Mademoiselle Georges a le front plein, large, renflé aux tempes. |
L’arc des sourcils, tracé vigoureusement, s’étend sur deux yeux dont la flamme scintille par moments comme celle d’une étoile fixe… | L’arc de ses sourcils, tracé avec une pureté et une finesse, incomparables s’étend sur deux yeux noirs pleins de flammes et d’éclairs tragiques. |
Le nez, mince et droit, est coupé de narines obliques assez passionnément dilatées. | Le nez, mince et droit, coupé d’une narine oblique et passionnément dilatée… etc. |
Au lieu de se creuser à la nuque, le col de Camille forme un contour renflé qui lie les épaules à la tête sans sinuosité, le caractère le plus évident de la force. Ce col présente par moments des plis d’une magnificence athlétique. L’attache des bras, d’un superbe contour, semble appartenir à une femme colossale. Les bras sont vigoureusement modelés, terminés par un poignet d’une délicatesse anglaise, par des mains mignonnes et pleines de fossettes. (P. 68-71. Le Siècle du 18 avril 1839.) | Une singularité remarquable du col de mademoiselle Georges, c’est qu’au lieu de s’arrondir intérieurement du côté de la nuque, il forme un contour renflé et soutenu, qui lie les épaules au fond de sa tête sans aucune sinuosité, diagnostic de tempérament athlétique, développé au plus haut point chez l’hercule Farnèse. L’attache des bras a quelque chose de formidable pour la vigueur des muscles et la violence du contour… Mais ils sont très-blancs, très-purs, terminés par un poignet d’une délicatesse enfantine et des mains mignonnes frappées de fossettes. (P. 376-77. Mademoiselle Georges ; Figaro du 26 octobre 1837.) |
Les grandes robes de lampas ou de brocatelle aux plis soutenus et puissants, les hautes fraises godronnées… les manches à crevés et à jabots de dentelles à plis soutenus et puissants, où elles s’entouraient de fraises godronnées, cachaient leurs bras dans des manches à crevés à jabots de dentelles, d’où la main sortait comme le pistil d’un calice… (P. 93. Le Siècle, 20 avril 1839.) | Le costume du temps où les femmes avaient des corsets pointus à échelles de rubans, s’élançant minces et frêles de l’ampleur étoffée des jupes en brocart dont la main sort comme le pistil du calice d’une fleur. (P. 385. Jenny Colon déjà citée.) |
Rien de plus concluant, on le voit, et il serait facile de multiplier ces exemples. Faut-il croire à une collaboration secrète de Gautier ? Il paraît beaucoup plus sûr de s’en tenir à une imitation de Balzac, qui, en s’efforçant de s’assimiler un style qu’il admirait, a poussé son imitation un peu trop loin, çà et là jusqu’à la copie. Ces rapprochements piquants nous révèlent toutes les minuties de son procédé, l’effort laborieux de son enfantement littéraire ; nous le surprenons, pour ainsi dire, peignant au pointillé, empruntant quelques touches aux portraits de Jenny Colon et de madame Damoreau pour composer la figure de Fanny O’Brien, et rehaussant, renforçant celui de Camille Maupin de traits qu’il dérobe à la puissante effigie de mademoiselle Georges. On a dit souvent que George Sand était l’original de la Camille Maupin de Balzac ; on voit que mademoiselle Georges lui a servi aussi de type, au moins physiquement. Comme l’abeille, Balzac picore partout, mais, alourdi par son butin et gêné dans son vol, il ne ressemble pas plus à son modèle que l’inventaire d’un commissaire-priseur ne ressemble au tableau d’un peintre.
XXX. Balzac à l’Académie (conversations de Victor Hugo recueillies par Richard Lesclide). La Lune Rousse, 8 mars 1877. Voici cet intéressant récit.
Je passais en voiture dans la rue du Faubourg-Saint-Honoré, quand devant l’Élysée j’aperçus M. de Balzac qui me faisait signe d’arrêter. Je voulus descendre, mais il m’en empêcha et me dit en me prenant les mains :
— Je voulais aller vous voir. Vous savez que je me porte à l’Académie ?
— Non.
— Eh bien, je vous le dis. Qu’en pensez-vous ?
— Je pense que vous arriverez trop tard. Vous n’aurez que ma voix.
— C’est surtout votre voix que je veux.
— Êtes-vous tout à fait décidé ?
— Tout à fait.
Balzac me quitta. L’élection était déjà à peu près convenue ; des noms très-littéraires s’étaient ralliés, pour des motifs politiques, à la candidature de M. Vatout. J’essayai de faire de la propagande pour Balzac, mais je me heurtai à des idées arrêtées et n’obtins aucun succès. J’étais un peu contrarié de voir un homme comme Balzac réduit à une seule voix, et je songeais que, si j’en obtenais une seconde, je créerais dans son esprit un doute favorable pour chacun de mes collègues. Comment conquérir cette voix ?
Le jour de l’élection, j’étais assis auprès de l’excellent Pongerville, le meilleur des hommes, et je lui demandai à brûle-pourpoint :
— Pour qui votez-vous ?
— Pour Vatout, comme vous savez.
— Je le sais si peu, que je viens vous demander de voter pour Balzac.
— Impossible.
— Pourquoi cela ?
— Parce que voilà mon bulletin tout préparé. Voyez : Vatout.
— Oh ! cela ne fait rien.
Et, sur deux carrés de papier, de ma plus belle écriture, j’écrivis : Balzac.
— Eh bien ? me demanda Pongerville.
— Eh bien, vous allez voir.
L’huissier qui recueillait les votes s’approcha de nous. Je lui remis un des bulletins que j’avais préparés. Pongerville tendit à son tour la main pour jeter le nom de Vatout dans l’urne, mais une tape amicale que je lui donnai sur les doigts fit tomber son papier à terre. Il le regarda, parut indécis, et, comme je lui offrais le second bulletin sur lequel était écrit le nom de Balzac, il sourit, le prit, et l’expédia de bonne grâce.
Et voilà comment Honoré de Balzac eut deux voix au dépouillement du scrutin de l’Académie française.
XXXI. Balzac et sa queue, par Jules Levallois. Le Correspondant, 10 août 1877.
XXXII. Balzac en robe de chambre, par Paul Siraudin. Le Figaro, 2 mai 1878. La pièce la Vendetta, par Paul Siraudin, a été représentée pour la première fois le 23 octobre 1842.
XXXIIL La mort de Balzac, anonyme. Le Figaro, 24 août 1878.
Pour compléter les sources à consulter sur Balzac, il faut signaler encore l’article du Dictionnaire de la Conversation, signé d’abord V. Caralp, aujourd’hui rétabli au nom de son véritable auteur, Philarète Chasles ; celui de la Nouvelle Biographie générale, qui est anonyme ; la notice que M. Larousse lui a consacrée dans son Dictionnaire ; la France littéraire de Quérard, et sa suite ; le Catalogue bibliographique d’Otto Lorentz, et le Catalogue général de la librairie française au xixe siècle, par M. Paul Chéron, dont malheureusement il n’a paru que les deux premiers volumes.
Enfin nous allons terminer ce travail par la publication de quelques documents inédits des plus intéressants relatifs à Balzac.
C’est avec un bien vif regret que je me trouve obligé de répondre si tard à la lettre dont vous m’avez honoré le 20 du mois dernier. Mais diverses circonstances, et principalement l’absence de condisciples plus au fait que moi des détails que vous demandez, m’ont forcé au silence, bien malgré moi.
Je répondrai par ordre à vos huit questions.
1o En quelle année, etc.
— Le vieux registre d’entrée que j’ai conservé porte textuellement :
« Honoré Balzac, âgé de huit ans et cinq mois, a eu la petite vérole, sans infirmités ; caractère sanguin, s’échauffant facilement, est sujet à quelques fièvres de chaleur. Entré au pensionnat le 22 juin 1807.
» S’adresser à M. Balzac, son père, à Tours. »
» Sorti le 22 avril 1813. »
2o Quelle classe, etc.
— 8e, 7e, 6e, 5e, 4e, 3e et partie de la 2e.
3o Avait-il un goût réel pour l’étude ?
— Pendant les deux premières années, on ne pouvait rien tirer de lui, ni leçons, ni devoirs, répugnance invincible à s’occuper d’aucun travail commandé. Il a passé une partie de ce temps en pénitence, soit dans sa cellule, soit dans un bûcher où il fut emprisonné une semaine entière. On le regardait comme l’inventeur, du moins pour le collége de Vendôme, de la plume à trois becs avec laquelle il avait coutume de faire ses pensums.
— Il lui vint ensuite la pensée de devancer les occupations des classes de grammaire, par des compositions anticipées telles qu’il en voyait faire ou en entendait lire aux séances publiques par les seconds et les rhétoriciens. Aussi dès la 4e, son pupitre était comble de paperasses ; sa réputation d’auteur était faite par ceux de sa classe ou des classes inférieures, mais contestée par les classes plus élevées, qui se plaisaient à répéter un essai malheureux qu’il avait fait d’un poëme sur les Incas, dont le vers suivant est resté :
4o Se faisait-il remarquer sous un point de vue quelconque ?
— Ce qui précède était le plus remarquable.
5o Y avait-il de son temps au collége de Vendôme, etc.
— Je ne vois dans ses condisciples les plus proches, que deux personnages de quelque célébrité, bien distincte d’ailleurs, Dufaure le ministre, et Jouslin de la Salle, gendre de Brunet.
6o A-t-il écrit le Traité de la volonté ?
— Je l’ignore. Mais je ne le crois pas plus que je crois à Lambert, condisciple imaginaire, à coup sûr.
7o En quelle année est-il sorti ?
— Répondu plus haut, en 1813.
8o Sa tournure et son caractère ?
— Gros enfant joufflu et rouge de visage. L’hiver couvert d’engelures aux doigts et aux pieds. La férule, alors quelque peu encore en usage, fut obligée de l’épargner assez souvent en raison de cette incommodité, et la peine était commuée en détention. Grande insouciance, taciturnité, pas de méchanceté, originalité complète.
J’ai revu souvent, et je connais encore deux hommes qui l’ont constamment suivi dans ses classes, tous deux hommes d’esprit et d’une mémoire telle, que rien ne leur a échappé. Ils sont fort obligeants et vous en diront beaucoup plus que je ne puis le faire. Je vous engage à leur écrire de ma part. Alphée Duthil, négociant à Bordeaux ; — Fontémoing, avocat à Dunkerque.
Je n’ai revu Balzac qu’une seule fois depuis sa sortie. Il passait à Vendôme en compagnie d’une Anglaise avec laquelle, ou plutôt avec l’argent de laquelle il allait, me dit-il, fouiller le Tibre. Il n’avait encore fait paraître que ses deux premiers petits volumes de romans qu’il me laissa. L’un d’eux portait en épigraphe : Una fides, etc.
Je n’ai plus entendu parler de son entreprise, pour laquelle il allait effectivement à Rome.
Vous engageant à compter beaucoup sur les deux sources que je vous indique, je vous prie d’agréer, monsieur, l’expression de mes sentiments distingués.
mareschal-duplessis.
Mes relations avec Balzac remontent à la fin de l’année 1829. Je publiais alors la Silhouette, dont Lautour-Mézeray, Émile de Girardin et quelques autres étaient les principaux actionnaires. Ayant eu occasion de lire la Physiologie du mariage, qui venait de paraître, j’allai demander à Balzac de me faire des articles. Il fut très-flatté de cette démarche, nouvelle pour lui, quoiqu’il eût déjà beaucoup écrit, notamment sous le pseudonyme d’Horace de Saint-Aubin, et il m’en a toujours conservé une sorte de reconnaissance. Il fit plusieurs articles pour la Silhouette, entre autres un en trois parties sur les artistes[8]. M. Desnoyers, alors rédacteur du Journal rose, qui s’imprimait chez Selligue, dans la même maison que la Silhouette, a peut-être lui-même conservé le souvenir de ces articles qui eurent un certain succès.
Vers le milieu de 1830, j’allai demeurer rue Notre-Dame-des-Champs ; Balzac habitait rue Cassini, près de l’Observatoire. Ce voisinage, joint à nos rapports de collaboration, augmenta nos relations, et nous nous liâmes intimement. C’est moi qui le déterminai, malgré une vive répugnance, à aller frapper à la Revue de Paris, où il débuta par l’Élixir de longue vie, dont, par parenthèse, nous cherchâmes longtemps le dénoûment ; car la première partie était déjà imprimée, que l’auteur ne savait pas au juste comment le conte finirait. C’est moi qui lui ai suggéré l’idée première d’une Passion dans le désert, nouvelle qui fit dans la Revue de Paris beaucoup de sensation. Enfin j’ai passé avec lui un jour et une nuit à revoir un conte dont je ne me rappelle plus bien le titre : les Deux Exilés[9], je crois.
Balzac voulait bien faire cas de mon jugement et surtout de ma franchise. Il me consultait alors sur tout ce qu’il faisait, m’écrivait, m’envoyait chercher, venant me prendre à tout propos pour me lire ses manuscrits. J’ai passé, à cette époque, des journées et des nuits entières à son ermitage de la rue Cassini, dînant invariablement d’un consommé, d’un bifteck, d’une salade et d’un verre d’eau ; le tout accompagné d’une foule de tasses de café servies avec une patience admirable par Flore, la plus laide, comme la plus dévouée des caméristes. Que de fois la pauvre créature a dû interrompre son sommeil pour préparer la vivifiante boisson dont son maître faisait une si terrible consommation ! J’ai connu successivement chez Balzac : sa mère, madame Surville sa sœur, Lautour-Mézeray, Girardin, Berthieu de Sauvigny, Eugène Sue, Jules Sandeau, etc.
Si je provoque ces souvenirs, ce n’est pas par une vanité puérile, mais pour bien établir le degré de nos rapports. Il y a quelques années, quand tout le monde voulait avoir connu Balzac, j’ai gardé le silence. Je ne parle aujourd’hui que parce que cela peut être utile. Balzac était ce que les Anglais appellent sanguine, plein de cœur, de confiance et d’assurance. Chez lui, ce n’était pas présomption : avec tous les dehors de l’outrecuidance, je n’ai jamais connu un homme qui au fond fût plus modeste, qui reconnût plus promptement et plus sincèrement en quoi il péchait, qui fût pour lui-même un juge plus sévère. Souvent je l’ai vu déchirer avec des larmes de désespoir des pages que, la veille, il avait proclamées admirables. Il y avait donc des moments où chez lui l’amitié, l’espérance s’exaltaient extraordinairement. Il rêvait des fortunes colossales pour lui, pour ses amis. Je dois avoir encore dans mes papiers le plan d’une librairie — quelque chose comme les bibliothèques à un franc le volume — qui devait nous rendre millionnaires, lui et moi. Nous nous en sommes occupés bien long-temps ; M. Surville, son beau-frère, devait être intéressé dans l’entreprise. Une autre fois, il avait eu le projet d’une association dramatique sous la raison Balzac et Ratier. Nous devions alors arriver à la fortune par le théâtre. Bref, Balzac, qui me témoignait beaucoup d’amitié, me répétait souvent qu’il voulait m’enrichir. Aussi, une fois, lorsqu’à la suite d’une causerie du soir, il avait conçu le plan du conte une Passion dans le désert, il s’était écrié que, l’idée venant de moi, je devais en partager le produit avec lui. Puis, les nécessités l’assiégeant, il n’avait plus été question de rien.
Enfin, un jour j’arrive chez lui, et je le trouve feuilletant de vieux portefeuilles. « Mon bon Ratier, me dit-il en me présentant un cahier de papiers enfumés, c’est pour cette fois que je veux vous enrichir. Voici un manuscrit que je vous donne. Quand je serai mort, vous le vendrez bien, mon cher, car je laisserai un nom. Prenez-le et gardez-le précieusement. Un manuscrit d’un homme célèbre, c’est une fortune. » Tout cela fut dit du plus grand sérieux du monde, et du ton le plus convaincu. Je pris le manuscrit en le remerciant ; mais, je l’avoue, sans partager tout à fait la confiance de l’auteur, et en me disant intérieurement : « que le moindre ducaton ferait mieux mon affaire ». — Néanmoins, ces paroles restaient gravées dans ma mémoire, à cause de leur excentricité, et parce que j’étais persuadé qu’il pensait réellement me faire un beau cadeau. Je lui adressai alors quelques questions sur l’origine de ce manuscrit. Il me raconta que c’était le résultat d’une gageure. Comme il se trouvait à la campagne dans une maison amie, la conversation était venue à tomber sur le plus ou moins de facilité des auteurs. Balzac avança qu’il se faisait fort de composer un roman en un jour. Le pari fut accepté, et le téméraire, enfermé à clef dans un appartement, en tête à tête avec une table, une plume, un encrier et un cahier de papier. Au bout de douze heures, il sortit de sa prison, présentant victorieusement à ses adversaires le manuscrit qu’il me donnait.
Cela parut fort extraordinaire alors, la puissance de la vapeur n’était pas aussi bien connue qu’elle l’est aujourd’hui, et l’on n’avait pas encore vu Alexandre Dumas mener de front cinq ou six romans à la fois, et servir à ses lecteurs de chaque jour une demi-douzaine de feuilletons différents.
Quant à la conclusion du petit roman de Balzac, il me l’a dite en un mot. Au moment où son poëte arrive au premier relais, en proie à toutes les inquiétudes, à toutes les émotions décrites, la portière s’ouvre, le conducteur entre dans la voiture, prend dans ses bras la compagne du poëte… C’est un mannequin, une de ces grandes poupées que les peintres emploient dans leurs ateliers. Un peintre de Metz l’envoyait à un de ses amis dans une ville voisine. Ce mannequin est barbouillé de couleurs, il sent la térébenthine. Ainsi s’expliquent le silence, l’immobilité, les senteurs étranges, le sang et toutes les autres suppositions du poëte. Son imagination a tout bâti sur ce fragile fondement. En quelques heures, il a vécu toute une vie d’espérances, d’illusions et d’angoisses. Voilà tout ce que je me rappelle au sujet de ce manuscrit[10]. Mon papier m’avertit que j’aurais pu et dû dire tout cela plus brièvement. Mais je me suis, sans m’en apercevoir, laissé entraîner au courant de mes souvenirs.
Madame la comtesse Jeanne Patelani de Milan, qui épousa en premières noces le comte Pierre Guidoboni-Visconti et en secondes noces M. Pierre-Antoine Costantin, étant décédée en 1836, laissa trois enfants survivants du premier lit, le comte Émile et sa sœur la comtesse Maximilla, mariée au baron François de Galvagna, autrefois conseiller d’État, préfet du département de l’Adriatique dans le royaume d’Italie ; du second lit, M. Laurent Costantin : entre lesquels naquit un différend pour la succession au bien dotal de leur commune mère.
M. le comte Émile, domicilié à Paris, donna en février 1837, à M. Honoré de Balzac, une procuration enregistrée le 9 du même mois, chez le notaire Autrebon, en la ville de Paris, afin de traiter et d’aplanir le différend. M. de Balzac, s’étant rendu à cet effet à Milan dans les derniers jours de février, conféra avec M. Costantin, frère utérin du comte Émile, et y passa une transaction sous seing privé, en date de Milan, 12 mars 1837, dans laquelle M. de Balzac stipula également au nom de l’héritier de la prédécédée, sœur du comte Émile, la baronne Maximilla de Galvagna, promettant de rato et se réservant l’approbation et la ratification en règle.
L’héritier légitime de la susdite baronne était son fils le baron Émile, encore mineur et sous la tutelle et l’administration de son père, le baron François de Galvagna pour lors conseiller intime de Sa Majesté l’empereur d’Autriche, et président à la cour des comptes de la Vénétie à Venise, où M. de Balzac se transporta pour procéder à la ratification de la réserve faite dans la transaction. Il arriva à Venise le 14 mars, ainsi qu’il résulte d’un billet de sa main ; après quelques conférences, il s’accorda pleinement avec Son Excellence le baron de Galvagna, et ils formulèrent la ratification définitive de la convention passée à Milan le 12 mars 1837 par un nouvel acte en date de Venise le 18 mars 1837.
Pendant le séjour d’une semaine que M. de Balzac fit à Venise du 14 au 20, avant son retour à Milan et à Paris, lequel s’effectua vers le 15 mai, ainsi que l’annonce le comte Visconti dans sa correspondance, le soussigné baron de Galvagna eut le plaisir de le voir presque chaque jour et de le compter quelquefois au nombre de ses convives : jouissant ainsi de sa conversation érudite, et, entre autres, de la communication intéressante de quelques passages de ses célèbres productions littéraires, il eut également occasion de lui présenter le célèbre géographe Balbi. Enfin M. de Balzac profita de son séjour à Venise pour visiter les monuments grandioses et précieux des beaux-arts que renferme cette ville merveilleuse, et il passa plusieurs heures aux archives des Hari, où il recueillit des notices historiques.
Quelle mort belle et sincère que celle de Balzac ! La gloire poursuit Hugo. Balzac, qui l’avait vu partir avec peine, l’envoie chercher et l’attend pour mourir. Hugo était sur la plage où sa fille mourut au fond des flots dans les bras de son jeune mari. Il part, il arrive. Ici, c’est Hugo qui parle :
Balzac. — Nous nous tenons parole ; je vis et vous me revenez !
Hugo. — Mais vous vivrez, l’esprit est le grand élixir.
Balzac. — J’ai bu toute la fiole. Madame de Balzac la renouvelle tous les jours.
Hugo. — Oui, oui, la femme est le chef-d’œuvre de Dieu.
Nous parlâmes longtemps des ouvrages inédits, travaux d’Hercule ou de Voltaire. Il se plaignait de leur sort. « Quoique ma femme ait plus d’esprit que moi, qui la soutiendra dans cette solitude, elle que j’ai accoutumée à tant d’amour ! » En effet, elle pleurait beaucoup. Il voulut se lever ; il fut posé sur un divan-sofa de brocard rouge et or. Son visage violet couché sur ces coussins était effrayant, ses yeux seuls vivaient. Il expira, et l’amour, la religion et la liberté l’assistèrent.
- ↑ Lisez les paroles de Socrate dans le Banquet de Platon.
- ↑ Et réimprimé, très-augmenté, en 1866, sous le titre de Balzac moraliste, un vol. in-18 annoté par Alphonse Pagès. Michel Lévy frères. Une première édition de cet ouvrage avait paru chez Plon en 1852, sous le titre de Maximes et Pensées de H. de Balzac, in-18.
- ↑ Madame Laure Surville, Balzac, sa Vie et ses Œuvres d’après sa Correspondance.
- ↑ Madame Laure Surville, Balzac, sa Vie et ses Œuvres d’après sa Correspondance.
- ↑ Dans sa Physiologie du mariage, Balzac a rajeuni, en l’encadrant dans des guillemets, la pièce tirée du Coup d’œil sur la littérature, de Dorat, intitulée : Point de lendemain, et commençant par ces mots : « La comtesse de *** me prit sans m’aimer… »
- ↑ Cette lettre de M. Mareschal-Duplessis, directeur du collége de Vendôme, alors que Balzac y était élève, a été adressée à M. Armand Baschet, en réponse à quelques questions qu’il lui avait adressées.
- ↑ Ces curieux renseignements nous sont donnés par M. Victor Ratier, en 1830 directeur de la Silhouette, où Balzac a écrit.
- ↑ Voir tome XXII, page 143.
- ↑ Les Proscrits.
- ↑ Ce fragment n’a pas été retrouvé.
- ↑ Ce document a été remis tel quel à M. Armand Baschet par un membre de la famille Visconti.
- ↑ Extrait d’une lettre de madame Hamelin à la comtesse Kisselef.