Histoire des Abénakis/0.2

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INTRODUCTION.



Quelques uns ont pensé que nos Abénakis sont des aborigènes du Canada. C’est une erreur. Ces sauvages sont les descendants de la grande tribu des Canibas, qui résidait sur la rivière Kénébec.

Les Abénakis occupaient le Maine et s’étendaient dans le New-Hampshire, le Nouveau-Brunswick et jusque sur les bords de la Nouvelle-Écosse. Ils commencèrent à émigrer au Canada en 1680, pour fuir les persécutions des Anglais, comme nous le verrons.

Jusqu’à cette époque, quelques uns d’eux venaient de temps en temps en Canada ; mais ils n’y étaient considérés que comme des étrangers. Ils se rendaient jusqu’à Québec, soit pour y conduire leur missionnaire, soit pour acheter des fourrures, soit pour conclure quelque traité d’alliance avec les sauvages du Canada. Nous citerons quelques uns de ces voyages.

En 1637, quelques Abénakis vinrent à Québec, pour acheter des peaux de castor, et manifestèrent le dessein d’aller plus loin. Un Chef montagnais le leur défendit. Malgré cette défense, ils se rendirent aux Trois-Rivières pour faire la traite avec les Algonquins. Le Chef montagnais porta plainte contr’eux devant le gouverneur, M. de Montmagny, et offrit ses services pour aller fermer les rivières par où ces étrangers pouvaient retourner en leur pays. Il représenta au gouverneur que ces sauvages venaient en Canada acheter des peaux de castor pour les porter aux Anglais. Alors les wiguams des Abénakis furent visités, et les effets qu’ils avaient échangés contre leur wampum furent confisqués ; puis on leur enjoignit de retourner immédiatement dans leur pays[1].

En 1640, un Anglais arriva en Canada, accompagné de vingt Abénakis. Le gouverneur ayant été informé de ce fait, ne permit pas à cet Anglais de se rendre à Québec ; il envoya quelqu’un lui signifier l’ordre de retourner immédiatement dans son pays ; mais l’Anglais ne pouvant le faire, parceque les rivières par où il était venu étaient presque desséchées, fut forcé de se livrer aux Français. M. de Montmagny le fit conduire à Tadoussac, où il fut embarqué sur un vaisseau partant pour l’Europe. Quelques jours après, les Abénakis furent renvoyés dans leur pays[2].

Ainsi, il est bien clair que les Abénakis étaient alors considérés en Canada comme des étrangers, et qu’on ne leur permettait pas d’y demeurer. Cette faveur ne fut accordée qu’à quelques uns, qui, s’étant convertis, restèrent à Sillery pour continuer leur instruction religieuse.

Il en fut ainsi jusqu’en 1680. La raison de cette apparente sévérité contre les Abénakis était qu’on craignait que les Anglais n’établissent, par leur intermédiaire, un commerce de fourrures avec les sauvages du Canada.

Le nom « Abénakis » prouve d’une manière bien évidente que ces sauvages ne sont pas originaires du Canada. Ce mot vient de « Abanki», terre du Levant, nom que les Algonquins donnaient au pays des Canibas et des autres sauvages de l’Acadie. De là, les Français appelèrent ces sauvages « Abénaquiois » ; ce qui veut dire : ceux de la terre du Levant.

Ce nom désigna d’abord tous les sauvages de l’Acadie ; mais, plus tard, il fut plus particulièrement donné à ceux de la rivière Kénébec, parceque c’était le pays des Canibas, ancêtres des Abénakis du Canada. Les différentes bourgades, répandues dans le Maine et le Nouveau-Brunswick, avaient des noms particuliers, sous lesquels elles étaient alors connues, comme nous le verrons.

On voit sur la carte du Maine un grand nombre de mots abénakis, ce qui prouve encore que ces sauvages viennent de ce pays.

On sait que les Anglais ont toujours eu l’habitude de donner aux nouveaux établissements de leurs colonies des noms tirés de la langue des naturels du pays. Ainsi, le mot « Massachusetts » vient du nom d’une tribu sauvage, qui résidait en cet endroit : les « Massajosets », ceux de la grosse montagne, ainsi appelés à cause de la grosse montagne du Massachusetts, située dans leur voisinage[3]. Le mot « Connecticut » vient aussi d’une expression sauvage. Les Canibas appelaient la rivière Connecticut « Kunateku », la rivière longue ; et ils disaient : « Kunateguk », à la rivière longue. De là, le mot Connecticut.

La carte des États-Unis contient beaucoup de mots sauvages, qui viennent de la langue des anciens habitants de ces contrées.

Quant au Maine, tous les mots sauvages qu’on y remarque sont abénakis. L’expression sauvage est ordinairement un peu défigurée ; mais il est néanmoins facile de la reconnaître. Nous citerons quelques uns de ces mots, donnant pour chacun la véritable locution abénakise et sa signification.

Kénébec — Kanibesek, qui conduit au lac. Chaque année, au temps de la grande chasse de l’hiver, les Canibas se rendaient en grand nombre au « lac à l’orignal » [4], en suivant la rivière Kénébec[5]. C’est pour cela qu’ils appelaient cette rivière « le chemin qui conduit au lac » [6].

Penobscot — Pena8ôbskets. C’est le nom d’une tribu abénakise, qui résidait sur cette rivière. Ce nom veut dire : ceux de la terre qui est couverte de pierre. Il y a en effet tant de pierre dans les environs de la rivière Penobscot qu’en certains endroits la terre en paraît entièrement couverte.

Arostook. — 8arasteku, rivière dont le lit renferme du clinquant. C’est le nom que les Abénakis donnaient à la rivière Saint-Jean.

Woolastook — 8lasteku, rivière dont les torrents sont si impétueux que les eaux y sont toujours égales, qu’elles ne montent jamais.

Masquacook — Mask8atekn, rivière à l’écorce.

Pemadumcook — Pemh8damteku, rivière qui est la continuation d’une autre. Pemadumcook fait partie de la rivière Penobscot.

Mattawamkeag — Metta8akik, à la terre de la querelle, qui s’est élevée à cause du peu de nourriture.

Umbagog — Nidôbakik, à la terre de mon camarade. C’était le commencement des terres des Patsuikets, frères des Abénakis.

Skouegan — Sk8aigen, c’est pointu. En cet endroit la rivière Kénébec fait un détour, ce qui forme une pointe de terre.

Sagadahock — Sakkadag8k, à l’endroit où le terrain est plat et uni.

Saco — Sok8ai, du côté du midi. Les Abénakis appelaient cet endroit « Sok8aki », terre du midi, et ils nommaient les sauvages qui y résidaient « Sok8akiak », ceux de la terre du midi. De là, les Français les appelèrent « Sokoquiois », et plus tard, « Sokokis ».

Narraguagus — Nar8ikag8s, c’est embrouillé, ce n’est pas clair. En cet endroit il y a tant d’îles et de baies qu’il est difficile de trouver la rivière Narraguagus.

Ossipee — Osibi, lac formé par l’élargissement d’une rivière.

Baskanegan — P8skenigan, tombe. Lieu où les sauvages avaient probablement fait quelques sépultures.

Passadumkeag — Passarumskik, à la terre des joncs.

Damapscota — Pamapskota, où il y a des habitations. Cet endroit est situé à l’embouchure de la rivière Kénébec ; les sauvages l’appelèrent ainsi probablement à cause du fort Georges, bâti par les Anglais en 1607.

Pemaquid — Pemhakik, à la terre qui continue. Depuis la rivière Kénébec jusqu’à Pemaquid, le rivage de la mer est sans cesse interrompu par des rivières et des baies très-profondes. Depuis Pemaquid ces interruptions sont bien moins fréquentes. C’est pour cela que les sauvages appelaient cet endroit « terre qui continue ».

Monhigin — Mahigan, loup. De là, le nom des « Mahiganiaks », les loups, sauvages qui résidaient sur cette île et au Connecticut.

D’un autre côté, nous ne voyons que trois mots abénakis sur la carte du Canada : « Coaticook, Memphrémagog et Mégantik ». Coaticook vient de « Koakiteku », rivière de la terre du pin ; Memphrémagog, de « Mamhrobagak », grande étendue d’eau, et Mégantik, de « Namesokânjik » lieu où se tiennent les poissons.

Cependant les Abénakis, après leur émigration en Canada, donnèrent des noms aux différents endroits qu’ils y fréquentèrent ; mais ces noms n’étaient que pour leur usage et n’étaient connus que d’un petit nombre de Français. Voilà pourquoi ils n’ont pas été conservés. Voici quelques uns de ces noms.

Sillery. — Mek8amki, terre où il y a du tuf.

Le fleuve Saint-Laurent. — 8sôgenaisibô, rivière des Algonquins.

La rivière Etchemin. — Akig8iteku, rivière au loup-marin.

Le Cap-Rouge. — Psigask8is, petite planche, parceque ce cap, vu de loin, a l’apparence d’une petite planche.

Trois-Rivières. — Madôbalodenik, du mot algonquin « Metapelodin », décharge au vent. Cette expression ainsi abénakise, veut dire : à l’endroit où les vents sont toujours contraires.

Gentilly. — Namasak, les poissons, parcequ’on prenait beaucoup de poisson à la pointe de Gentilly.

Bécancourt. — 8ôlinak, rivière qui fait beaucoup de détours.

Nicolet. — Bidigan, entrée, parceque c’est le lieu où l’on entre dans le lac Saint-Pierre.

La Baie du Febvre. — Podebaguk, à la baie.

Saint-François. — Alsigânteku, rivière aux herbes traînantes.

Yamaska. — 8ig8amadenik, où il y a plusieurs maisons.

L’introduction que les Abénakis ont faite d’un grand nombre de mots Anglais dans leur langue est une preuve que ces sauvages ont eu de longues relations avec les Anglais. Voici quelques-uns de ces mots :

Pelajemôn de Frenchman  Français.
Iglismôn
 
Englishman
 
Anglais.
Ka8s
 
Cow
 
Vache.
Akson
 
Ox
 
Bœuf.
Piks
 
Pig
 
Cochon.
Azip
 
Sheep
 
Mouton.
Padatesak
 
Potato
 
Patates
Tsannaps
 
Turnip
 
Navet.
Kabits
 
Cabbage
 
Chou.
Ases
 
Horse
 
Cheval.
Spônioliases
 
Spanish-horse
 
Ane
Silôn
 
Shilling
 
Chelin.
Tlaps
 
Trap
 
Piège.
Môni
 
Money
 
Une piastre.
Timli
 
Chimney
 
Cheminée.
Sogal
 
Sugar
 
Sucre.
Pizal
 
Pease
 
Pois.

Sanda  Sunday  Dimanche.
Ti
 
Tea
 
Thé.
Melases
 
Molasses
 
Melasse.
Manistel
 
Minister
 
Ministre.
Sidel
 
Cider
 
Cidre.
8itnes
 
Witness
 
Témoin.

En général, les Abénakis se servent de mots anglais pour exprimer les choses dont l’usage leur a été enseigné par les Européens. Ces mots sont tellement Abénakisés qu’il est impossible de les distinguer dans la conversation, sans avoir quelques connaissances de la langue abénakise.

Il est certain que ces sauvages employaient ces mots en 1700, car on trouve tous ceux que nous venons de citer dans un vocabulaire abénakis, fait vers 1712, par le P. Joseph Aubéry, alors missionnaire à Saint-François ; d’où il faut conclure que ces relations avec les Anglais ont eu lieu avant cette date, et que conséquemment ces sauvages n’étaient pas du Canada, parcequ’avant cette date, il leur eût été impossible d’y avoir avec les Anglais assez de relations pour introduire ces mots dans leur langue.

Il est d’ailleurs certain que les ancêtres de nos Abénakis du Canada ont eu des relations avec les Anglais dès le commencement du 17e siècle. Un mot seul de leur langue le prouve d’une manière évidente : c’est « kinzames, » roi. Ce mot vient de « King James, » roi Jacques[7]. Les premiers colons Anglais du Maine dirent aux sauvages que leur roi s’appelait « King James, » et ceux-ci, de ces deux mots, formèrent celui de « Kinzames, » qui chez eux signifie « un roi. » Ce mot est si bien abénakisé que pas un seul sauvage ne se doute qu’il veuille dire « roi Jacques. » L’introduction du mot « Boston » dans la langue de nos Abénakis est encore une preuve que ces sauvages viennent du Maine. La province de Sagadahock ayant été réunie au Massachusetts, toutes les affaires de quelqu’importance, concernant cette province, se règlaient à Boston. Les Abénakis s’y rendaient souvent pour traiter d’affaires avec le gouverneur. Et comme cette ville était le chef-lieu de la Nouvelle-Angleterre, les sauvages désignèrent ce pays par le mot « Baston » [8]. Ainsi chez eux le mot « Bastonkik » signifiait « à la terre de la Nouvelle-Angleterre. » Nos Abénakis ont conservé ce mot, mais il lui donnent une signification plus étendue : il signifie aujourd’hui « les États-Unis. » Voici quelques exemples de l’emploi de ce mot.

Traduction littérale. Signification actuelle.
Bastonki
La terre de Boston
États-Unis.
Bastoniak
Ceux de Boston
Américains.
Bastonuji
Chose qui vient de Boston
Chose qui vient des E.-U.
Bastonkik
À la terre de Boston
Aux E.-U.
Bastonia
Chose qui est de Boston
Chose qui est des E.-U.
Bastonimôni
Argent de Boston
Argent Américain.

De plus, ces sauvages ont conservé quelques usages des Anglais de la Nouvelle-Angleterre. Ainsi, ils comptent l’argent par piastres et demi-piastres ; leur « silôn », chelin, est le « York Shelling ».

Nous conclurons donc :

1o. Que les Abénakis ne sont pas des aborigènes du Canada.

2o. Que jusqu’en 1680, ils ont été considérés en ce pays comme des étrangers.

3o. Qu’ils ont émigré de l’Acadie en Canada.

Quoique notre but dans cet ouvrage ne soit que d’écrire l’histoire des Abénakis, nous avons cru devoir y ajouter un court abrégé de celle des sauvages de la Nouvelle-Angleterre, parceque nous avons remarqué une si grande ressemblance entre tous ces sauvages que nous les considérons tous comme appartenant à une même nation. Cet abrégé du reste servira à faire plus connaître l’origine de la haine des Canibas contre les Anglais.

L’histoire des Abénakis est divisée en trois époques. La première, comprend un abrégé de l’histoire des sauvages de la Nouvelle-Angleterre, et celle des Abénakis, de 1605 à 1680, lors de leur émigration en Canada ; La seconde, renferme l’histoire des Abénakis en Canada, de 1680 à 1760, lors de la capitulation de Montréal ; la troisième, contient la continuation de l’histoire des Abénakis en Canada jusqu’à nos jours.

  1. Relations des Jésuites. 1637. 85, 86.
  2. Relations des Jésuites. 1640. 35, 36.
  3. John Smith. Description of New-Angland.
  4. Les Canibas appelaient ce lac « M8sinibes », lac à l’orignal. C’est de là que les Anglais le nomment aujourd’hui « Moosehead Lake. »
  5. Relations des Jésuites. 1647. 54.
  6. Quelques uns penseront peut-être que le mot « Kénébec » vient du mot algonquin « Kinebik » serpent. La ressemblance frappante qui existe entre ces deux mots, et la grande probabilité, généralement admise, que les Algonquins et les Abénakis parlaient autrefois la même langue, paraîtraient appuyer cette opinion. Cependant nous ne la partageons pas ; car il est certain qu’à l’époque de l’établissement des Européens en Amérique, ces deux nations sauvages ne se servaient pas du même idiome. Plusieurs faits relatés dans le chapitre neuvième de la première partie de cet ouvrage le prouvent très-clairement. À cette époque, les Abénakis ne désignaient pas un serpent par le mot « kinebik », mais bien par celui-ci : « Skoku », Ainsi, ils appelèrent « Skok8aki », terre du serpent, un endroit situé près de Boston. Cet endroit est aujourd’hui connu sous le nom de « Cooksakee », nom qui n’est évidemment qu’une corruption de celui donné par les Abénakis. De là, il est certain que les Abénakis ne se servaient pas alors du mot algonquin “ Kinebik ” pour désigner la rivière Kénébec.
  7. Jacques I. roi d’Angleterre. 1603 — 1625.
  8. Au lieu de Boston l’on disait autrefois : « Baston. » Les Abénakis ont conservé cette ancienne expression.