Histoire des Abénakis/1/01

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CHAPITRE PREMIER.

Les sauvages de la nouvelle-angleterre et de l’acadie.


Quand les Anglais commencèrent à coloniser la Nouvelle-Angleterre, et les Français, l’Acadie, ils trouvèrent dans ces contrées un grand nombre de sauvages, divisés en différentes tribus, dont voici les principales[1].

1o Les « Massajosets », ceux de la grosse Montagne. Ils occupaient la Baie de Massachusetts et étaient par conséquent les maîtres de l’endroit où est située la ville de Boston. Cette tribu a donné son nom à l’État du Massachusetts. Ces sauvages furent appelés « ceux de la grosse montagne », parcequ’ils résidaient près de la grosse montagne du Massachusetts, qu’on apercevait de la mer. C’est ce que nous apprend John Smith, qui explora ces pays en 1614[2].

2o Les « PekSanokets », ceux de la terre où l’écorce des arbres se lève facilement. Ils habitaient la partie Sud-Est du Massachusetts ; l’endroit où est situé Plymouth leur appartenait.

3o Les « Naragansets », ceux qui sont sans peur. Ils habitaient aussi le Massachusetts, dans le voisinage du Rhode-Island.

Ces trois tribus furent alliées aux Anglais pendant quelques années.

4o Les « Nibenets », ceux de l’été. Ils occupaient le Rhode-Island. La douce température de ce pays, en toutes saisons de l’année, et la magnificence de ses prairies faisaient dire aux sauvages que c’était le pays de l’été. Voilà pourquoi ceux qui l’habitaient étaient appelés « ceux de l’été ».

Quelques auteurs anglais ont appelé ces sauvages « Wabanoaks », ceux de l’aurore. C’est ce qui les a fait nommer « Abénakis » par quelques uns. On leur donnait ce nom parcequ’ils étaient du côté de l’aurore par rapport aux Naragansets.

5o Les « Mahiganiaks », les loups. Ils résidaient sur l’île Monhigin, près des côtes du Maine, et sur la rivières Thames, Connecticut. On en voyait aussi quelques familles sur le littoral de la mer, entre les rivières Penobscot et Kénébec. Ils furent appelés « Mohicans » par les Anglais, et depuis ils ont toujours été connus sous ce nom. On les appelait loups, parcequ’ils étaient aussi dangereux que ces animaux. On les considérait comme des larrons, parcequ’ils pillaient et faisaient sans cesse des ravages sur les terres de leurs frères.

Quoique ces sauvages ne fussent pas nombreux, ils se rendirent célèbres par leurs brigandages et surtout par leur alliance avec les Anglais. Ils ne rompirent jamais cette alliance, et combattirent toujours avec les Anglais contre leurs frères. Leur grande habileté à la guerre et leur courage remarquable, toujours ranimé par les secours qu’ils recevaient de leurs alliés, les rendaient formidables aux autres tribus.

6o Les « Pek8atsaks », ceux qui sont reculés dans les terres. Ils résidaient sur la rivière Connecticut, à une assez grande distance de la mer. C’est de là que vient leur nom. Ils furent appelés « Pequots », et furent connus depuis sous ce nom. Cette malheureuse tribu fut la première attaquée par les Anglais en 1636 ; elle fut presqu’entièrement détruite en un seul jour.

7o Les « Kinnipiaks », ceux de la grande eau, ainsi appelés parcequ’ils étaient plus rapprochés du grand Océan que les autres sauvages. Ils occupaient le New-Haven. Ces sauvages, étant peu nombreux, n’osèrent faire la guerre aux Anglais. Ils reculèrent, se soumirent aux exigences de ces envahisseurs, et consentirent à leur vendre leurs terres. Ce fut un ministre anglais, du nom de Devonport, qui conclut cette transaction avec eux en 1638. Pour le paiement de ces terres, il leur donna deux douzaines de capotes, une douzaine de haches, un pareil nombre de cuillères et d’écuelles, deux douzaines de couteaux et quatre petites boîtes de couteaux et ciseaux français[3]. Ainsi ce fut pour ces bagatelles que les Anglais acquirent tout le territoire du New-Haven !

Les sauvages avaient réservé le droit de chasse et de pêche sur ces terres ; mais, pour éviter les persécutions des nouveaux propriétaires, ils furent forcés d’y renoncer et de fuir vers l’Ouest.

Ces sept grandes tribus, et un grand nombre d’autres plus petites, étaient les sauvages proprement dits de la Nouvelle-Angleterre. Ce sont ces tribus que les P. P. Jésuites appelaient « ces grands bourgs de Naraghenses » [4]. Ces tribus avaient chacune de 3000 à 6 000 guerriers.

Les Abénakis appelaient le pays de ces sauvages « Alem8siski », la terre du petit chien, parcequ’il y avait beaucoup de petits chiens dans les prairies de ce territoire. De là, les Français appelèrent ces sauvages « Almouchiquois » [5], ce qui veut dire : ceux de la terre du petit chien.

8o Les « Abénakis », ceux de la terre du Levant. Ils habitaient le Maine et s’étendaient dans le New-Hampshire, le Nouveau-Brunswick et jusque sur les côtes de la Nouvelle-Écosse. Cette tribu était divisée en plusieurs autres, dont voici les principales.

1o Les « Kanibesinnoaks », ceux qui demeurent près des lacs. Les Françaises appelèrent « Canibas », retranchant la particule « innoaks » de leur nom.

2o Les « Patsuikets », ceux de la terre de la fraude, ainsi appelés parcequ’il y avait parmi eux beaucoup de sauvages de la Nouvelle-Angleterre, qui, suivant les Abénakis, s’étaient établis en cet endroit par fraude. Cette tribu résidait sur la rivière Merrimack[6], New-Hampshire, et s’étendait jusqu’à la rivière Connecticut ; elle n’était qu’une division de celle des Sokokis.

3o Les « Sok8akiaks », ceux de la terre du midi, ainsi appelés parcequ’ils étaient du côté du midi par rapport aux Canibas. Ils résidaient dans la partie Sud-Ouest du Maine et dans le New-Hampshire. Les Français les appelèrent « Sokoquiois », et plus tard, « Sokokis ».

4o Les « Nurhântsuaks », ceux qui voyagent par eau, ainsi appelés parcequ’ils résidaient dans le haut de la rivière Kénébec et sur le bord des lacs, sur lesquels ils voyageaient souvent.

5o Les « Pentagoëts »[7]. Ils furent appelés aussi « Pena8ôbskets », ceux de la terre couverte de pierre. Ils résidaient sur la rivière Penobscot, dont les environs, en certains endroits, sont couverts de pierre.

6o Les « Etemânkiaks », ceux de la terre de la peau pour les raquettes. Ils résidaient sur les rivières Sainte-Croix[8] et Saint-Jean, Nouveau-Brunswick. Les Abénakis appelaient ce territoire « Etemânki », terre de la peau pour les raquettes, parcequ’il y avait en ces endroits une grande quantité d’orignaux et de caribous, dont les peaux font de très-bonnes raquettes. De là, les Français appelèrent ces sauvages « Eteminquois », et plus tard, « Etchemins ». Ils ont toujours été connus depuis sous ce dernier nom[9].

7o Les « 8arasteg8iaks », ceux de la rivière dont le lit renferme du clinquant. Ils résidaient sur la rivière Saint-Jean, dont le lit renferme en effet en certains endroits de petites lames d’or. Plus tard, les Abénakis les appelèrent « M8sk8asoaks », rats-d’eau, parcequ’ils vivaient sur les bords de la rivière, comme des rats-d’eau. Les restes de cette tribu et de celle des Etchemins sont appelés aujourd’hui « Malécites »[10]. Ces sauvages résident actuellement dans le Nouveau-Brunswick[11].

Ces sept tribus étaient abénakises. Les P. P. Jésuites les considéraient ainsi, car on voit dans leurs relations qu’en 1660 la mission abénakise s’étendait depuis la rivière Saint-Jean jusqu’au pays des Patsuikets, New-Hampshire[12]. Mais plus tard le nom d’Abénakis désigna plus particulièrement les Sauvages de la rivière Kénébec ; les autres tribus conservèrent les noms que nous avons mentionnés. Aujourd’hui nos Abénakis du Canada nomment encore « Pena8ôbskets » leurs frères de la rivière Penobscot, et « M8sk8asoaks » ceux du Nouveau-Brunswick.

Quelques uns ne seront peut-être pas satisfaits de la classification des tribus abénakises que nous donnons, car elle ne semble pas conforme à ce qu’ont écrit sur ce sujet des auteurs fort remarquables. Cependant, quelques auteurs ont pensé, comme nous, que tous ces sauvages étaient des Abénakis.

On sera surtout étonné de voir figurer parmi ces tribus celle des Etchemins.

Remarquons d’abord que le mot « Abénakis » veut dire « les gens du Levant », et que, si l’on s’en tient à cette signification, il désigne en général tous les sauvages du Levant, sans exception. Si nous avons classé tous ces sauvages, excepté les Micmacs, parmi les Abénakis, c’est pareequ’ils parlaient tous la langue abénakise, ce qui nous a fait conclure qu’ils étaient tous d’une même nation.

Il est certain que les Pena8ôbskets et autres parlaient la même langue que les Canibas. Nous avons nous-même eu l’occasion de rencontrer quelques uns de ces sauvages, car il en existe encore aujourd’hui à Penobscot et au Nouveau-Brunswick, et nous avons pu constater ce fait. Les Malécites et les Pena8ôbskets n’ont pas la même prononciation que les Abénakis du Canada, mais ils s’entendent fort bien avec eux, à peu près comme les Têtes-de-Boules de la rivière Saint-Maurice s’entendent avec les Algonquins.

Quant aux Etchemins, il est certain aussi qu’ils parlaient la langue des Canibas.

Le P. Druillettes, dans un voyage qu’il fit chez les Abénakis, en 1651, était accompagné d’un Etchemin, avec, lequel il s’entendait par le moyen de la langue abénakise[13]. Chez les Abénakis, ce sauvage fut fort réprimandé par un Chef, parce qu’il avait maltraité le Père pendant le voyage ; alors il fit une longue harangue en abénakis, pour manifester publiquement son repentir et demander pardon de sa faute au missionnaire[14].

On dira peut-être que cet Etchemin avait pu être adopté par les Abénakis et apprendre leur langue. Nous ne pensons pas qu’il en fut ainsi, car le Chef lui dit en cette occasion « qu’il ne pouvait le châtier pour cette faute, parcequ’il n’avait pas d’autorité sur lui, n’étant pas de sa nation »[15]. Cet Etchemin était donc considéré comme étranger chez ces Abénakis.

Lorsque le P. Biard alla à la rivière Kénébec, en 1611, il était accompagné de deux Etchemins, qui lui servirent d’interprètes auprès des sauvages de cette rivière[16]. Ces deux Etchemins parlaient donc l’abénakis.

Nous lisons dans les relations des Jésuites que des Canibas, des Etchemins et autres sauvages de différentes tribus vivaient ensemble dans une même bourgade[17] ; en Canada les Etchemins et les Abénakis demeurèrent ensemble sur la rivière Etchemin. Ceci indique clairement que ces sauvages parlaient la même langue.

Ainsi, il nous paraît bien certain que toutes les tribus que nous donnons comme appartenant à la nation abénakise parlaient la langue des Canibas.

Tous les sauvages de l’Acadie et de la Nouvelle-Angleterre suivaient les mêmes coutumes, les mêmes usages, et vivaient de la même manière. Ils avaient tous la même humeur guerrière, et combattaient de la même manière ; les ruses ou stratagèmes de guerre, les armes, les cris ou chansons de guerre étaient les mêmes chez tous.

Mais le plus digne de remarque c’est qu’ils parlaient tous le même langage, excepté les Micmacs. Ceci est incontestable. Le célèbre ministre Eliot, qui passa un grand nombre d’années au milieu des sauvages de la Nouvelle-Angleterre, Bancroft, Hildreth et plusieurs autres sont de cette opinion[18]. Généralement tous ceux qui ont étudié un peu l’histoire de ces sauvages pensent la même chose.

L’opinion d’Eliot surtout est d’un grand poids dans cette question. Il était très-versé dans cette langue, et, pendant son long séjour dans la Nouvelle-Angleterre, il eut certainement l’occasion de rencontrer des sauvages de l’Acadie et de constater lui-même ce fait.

Le P. Druillettes dans ses deux voyages à la Nouvelle-Angleterre, en 1650 et 1651, s’entretenait avec les sauvages de ce pays par le moyen de la langue abénakise.

Le P. Aubéry, dans son vocabulaire abénakis, au mot « Mahigan », loup, ajoute : « Mahiganiak, les loups, nation sauvage, qui réside dans la Nouvelle-Angleterre et qui parle la même langue que les Abénakis. »

Nous lisons dans les relations des Jésuites que « ces grandes nations de la Nouvelle-Angleterre parlaient abénaquiois »[19].

Nous voyons dans l’histoire des États-Unis que chaque fois que les Anglais allaient attaquer une tribu sauvage, au moment d’arriver sur l’ennemi, ils entendaient invariablement ce cri : « A8anuts »[20], voici l’Anglais[21]. C’était le cri d’alarme de la sentinelle sauvage placée, tantôt sur le haut d’un grand arbre, tantôt sur une éminence, et chargée d’avertir la tribu de l’approche de l’ennemi. Toutes les tribus avaient le même cri d’alarme.

De là, il nous paraît évident que tous ces sauvages appartenaient à la même nation. Nous ne dirons pas qu'ils étaient tous des Abénakis ; mais nous dirons, et nous pensons être dans le vrai, que les Abénakis faisaient partie d’une grande nation sauvage, qui habitait l’Acadie et la Nouvelle-Angleterre.

Ces sauvages furent pendant longtemps un grand obstacle à la colonisation de la Nouvelle-Angleterre. Ce fut, en grande partie, ce qui engagea les Anglais à leur déclarer une guerre d’extermination en 1636. Les sauvages montrèrent tant de vigueur, de courage et d’habileté que les Anglais en furent toujours étonnés. Cette guerre d’extermination dura 43 ans. Cependant il y eut des intervalles de paix dans cette longue période de guerre. Cette lutte se termina en 1679 par la destruction presque complète de tous ces braves et courageux sauvages.

Une seule tribu, celle des Mohicans, ne fut pas détruite, parcequ'elle était alliée aux Anglais, Ces sauvages furent à l’égard des Anglais dans la Nouvelle-Angleterre ce que les Abénakis, les Hurons et les Algonquins furent à l'égard des Français dans le Canada.

Cette alliance fut fort avantageuse aux Anglais. Les Mohicans les guidaient à travers les forêts, et leur enseignaient tous les stratagèmes de guerre de leurs ennemis. Par ce moyen, les Anglais évitaient les coups des sauvages et pouvaient pénétrer jusque dans les endroits les plus reculés de la forêt, pour aller répandre la mort et la destruction dans les bourgades, les attaquant à l’improviste, détruisant et exterminant tout ce qui tombait sous leurs mains.

  1. La plupart des noms de ces tribus ont été plus ou moins défigurés par les auteurs anglais et français ; nous avons tâché de les rétablir dans leur état primitif. De plus, quelques unes de ces tribus sont inconnues et nous avons cru devoir les faire connaître. Nous avons puisé ces noms dans le vocabulaire abénakis du P. Aubéry, document d’une autorité incontestable sur ce sujet. Ce Père était très-versé dans la langue abénakise, et, comme il écrivait cet ouvrage au commencement du 18e siècle, vers 1712, il avait pu obtenir sur ce sujet, par le moyen de la tradition, des renseignements remontant jusqu’aux premières années du 17e siècle.
  2. John Smith. A description of New-England.
  3. Bancroft. Hist. of the U. S. Vol. I. 302. S. G. Goodrich. Pictorial Hist, of the U. S. 71.
  4. Relations des Jésuites. 1660. 27.
  5. Relation du P. Biard. 1611. 14. Le P. J. Aubéry. Vocabulaire abénakis.
  6. De « M8rôtemak », rivière très-profonde.
  7. « De Pôteg8it », endroit d’une rivière où il y a des rapides.
  8. Les Abénakis appelaient la rivière Sainte-Croix « Peskatami8kânji », rivière qu’il est difficile d’apercevoir et que l’on voit comme à travers les ténèbres. C’est de là que vient le nom de la Baie « Pessamoquoddy ».
  9. Bancroft donne aux Etchemins le nom de « Canoes-men », hommes de canots. (Hist. of the U. S.) On aurait pu avec raison donner ce nom à tous les Abénakis, car ces sauvages voyageaient presque toujours par eau.
  10. De « Mar8idit » ou « Mal8idit », ceux qui sont de Saint-Mâlo. C’était le nom que les Abénakis donnaient aux métis parmi eux, parceque la plupart de leurs pères venaient de Saint-Mâlo. De là, ils appelèrent le blé, qui fut apporté par les Français, « Mal8menal », graines de Saint-Mâlo.
  11. Il y avait aussi les « Micmacs » ou « Souriquois, » situés dans la partie Nord du Nouveau-Brunswick et dans la Gaspésie. Leur langage était bien différent de celui des Abénakis.
  12. Relations des Jésuites. 1660. 27.
  13. Relations des Jésuites. 1652. 23. 24.
  14. Relations des Jésuites. 1652. 24.
  15. Idem. 1652. 24. L’orateur employa ici le mot « nation » pour celui de « tribu ». C’était souvent la coutume chez les Abénakis. Ainsi dans une autre circonstance quelques Abénakis dirent au P. Druillettes, en parlant d’une petite bourgade de Canibas, située à l’embouchure de la rivière Kénébec, « qu’ils avaient été sur le point de déclarer la guerre à cette nation ». (Relations des Jésuites 1652. 30.) Cette coutume existe encore aujourd’hui chez les sauvages. Ils donnent quelquefois le nom de « nation » à une petite bourgade composée de quelques familles seulement.
  16. Relation du P. Biard. 1611. 37.
  17. Relations des Jésuites. 1647. 53.
  18. Bancroft. Hist. of the U. S.

    H. Thrumbull, Hist. of the Indian wars. 117.

  19. Relations des Jésuites. 1660.27.
  20. L’expression abénakise « A8anuts » est formée de deux mots : « A8ani, » qui, et « uji, » d’où. Lorsque les sauvages virent un vaisseau anglais pour la première fois et qu’ils en virent débarquer un Européen, ils s’écrièrent : « A8aniuji, » d’où vient celui-ci ? De là, le mot « A8anuts, » dont ils se servaient ensuite pour désigner un Anglais. Les Abénakis se servent du même mot en Canada pour désigner un Canadien.
  21. H. Thrumbull. Hist. of the Indian Wars, 55.