Histoire des Abénakis/1/02

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CHAPITRE DEUXIÈME.

caractère, mœurs, coutumes et usages de ces sauvages.


Ces sauvages étaient d’une taille au delà de la moyenne. Ils avaient généralement une grande force ; mais cette force les rendait plus aptes à supporter les rudes fatigues des voyages et de la chasse que celles d’un dur travail. Leurs membres étaient bien proportionnés et souples. On ne remarquait que très-rarement des difformités corporelles chez eux. Leur figure, ordinairement bien régulière, était d’un brun jaune ou rouge. Leurs cheveux étaient plats, noirs et longs.

Ils n’avaient ordinairement pour vêtement qu’une chemise, ou une couverte, dont ils s’enveloppaient. Avant l’établissement des Européens parmi eux, ils ne s’habillaient que de peaux. Les femmes étaient toujours vêtues plus décemment que les hommes.

Leurs wiguams[1] étaient de misérables loges construites de branches ou de jeunes arbres, plantés dans le sol, réunis et liés ensemble vers le haut et recouverts d’écorces de bouleau. Dans ces loges la terre nue servait à la fois de plancher, de lits et de sièges ; le feu s’y faisait au milieu, et la fumée s’échappait par une ouverture pratiquée vers le haut de la loge. Les wiguams étaient ordinairement construits près d’une rivière, d’un ruisseau ou d’une source d’eau. Lorsque le bois ou l’eau venait à manquer en cet endroit, les sauvages allaient s’établir ailleurs. Plusieurs familles vivaient ensemble dans une même loge.

Les objets de ménage qu’on y remarquait ne consistaient qu’en quelques vases de bois ou d’écorce de bouleau, et en quelques instruments de bois ou de pierre. Les haches et couteaux étaient de pierre très-dure ; ces couteaux étaient assez aiguisés pour couper les cheveux et faire les arcs et les flèches.

Ces sauvages se nourrissaient ordinairement de la manière la plus dégoûtante : la plus grande partie de leur nourriture consistait en entrailles d’orignal, de caribou, d’ours et d’autres animaux. Le poisson et les reptiles étaient pour eux des mets délicieux. Ils cultivaient quelques petits champs et récoltaient du maïs et des fèves, ce qui formait la partie la moins dégoûtante de leur nourriture. Ils écrasaient le maïs entre deux pierres, afin d’en faire une espèce de bouillie qu’ils appelaient « Nsôbôn »[2] et dont ils étaient très-friands.

Les hommes étaient d’une indolence extrême. Toutefois c’était, à leurs yeux, une bonne qualité, car ils prétendaient que le travail dégradait l’homme et ne convenait qu’à la femme, que l’homme n’avait été créé que pour faire la guerre, la chasse, la pêche, construire les canots et les wiguams, et que la femme était chargée, par le Créateur, de faire tous les autres ouvrages nécessaires au soutien de la famille. Aussi chez eux la femme était extrêmement active et laborieuse.

Ces sauvages supportaient avec le plus grand calme un malheur ou un accident imprévu et inattendu. Dans ces circonstances, ils montraient toujours un courage et un sang-froid réellement étonnants, ne laissant jamais paraître sur leur figure la moindre impression de souffrance ou d’affliction. S’ils tombaient entre les mains de leurs ennemis, ils conservaient toujours leur calme ordinaire, et, afin de paraître entièrement indifférents à la vue de la mort affreuse qui les attendait d’un instant à l’autre, ils mangeaient avec autant d’appétit que leurs vainqueurs.

Ils étaient ordinairement mornes, silencieux et réfléchissaient beaucoup, ne parlant jamais sur un sujet quelconque sans l’avoir longtemps médité. Dans les conseils, chacun parlait à son tour, suivant son rang, son âge, sa sagesse et les services qu’il avait rendus à la nation. Pendant les harangues, tous observaient le plus strict silence, n’interrompant jamais l’orateur. S’il s’agissait d’adresser la parole à des étrangers, ils devenaient alors plus gais et plus loquaces, et faisaient de très-longues harangues.

Ils étaient charitables et bienfaisants envers leurs frères : si quelqu’un d’eux n’était pas heureux à la chasse, ou s’il lui arrivait quelqu’accident, ils se hâtaient de le secourir. Tous ceux de la même bourgade vivaient dans une telle union et une telle intimité qu’on eût dit qu’ils étaient de la même famille. Ils formaient une espèce de communauté, où souvent les biens étaient communs. C’est pour cette raison que dix à douze familles pouvaient vivre en paix réunies dans une même loge.

Ils étaient hospitaliers et généreux envers l’étranger, qui se présentait chez eux en qualité d’ami ; souvent, ils lui offraient ce qu’ils avaient de plus précieux. Mais ils se montraient implacables à l’égard de leurs ennemis ou de ceux qui avaient offensé leur nation. Ils ne manifestaient jamais leur mécontentement ou leur haine par des jurements ou des blasphèmes[3], mais ils conservaient dans leurs cœurs leurs ressentiments et leurs projets de vengeance, jusqu’à ce qu’ils rencontrassent une occasion favorable pour se venger. Rien ne pouvait les engager à renoncer à ces projets de vengeance. Les plus longues distances n’y mettaient aucun obstacle. Ils franchissaient, avec une étonnante rapidité, d’épaisses et interminables forêts, souffrant la faim, la soif, et supportant courageusement les grandes fatigues de ces pénibles voyages, pour aller, par des routes détournées ou inconnues, surprendre leur ennemi, tomber sur lui à l’improviste et le faire prisonnier, afin de jouir du suprême plaisir de se venger en lui faisant souffrir les tourments les plus cruels et les plus barbares. Une longue suite d’années ne suffisait pas pour apaiser leur haine. Si un sauvage ne rencontrait pas pendant sa vie l’occasion de se venger, il transmettait comme un héritage sa haine à ses enfants, avec injonction de le venger un jour. Cette haine passait de générations en générations jusqu’à ample satisfaction.

Ils étaient très-sensibles à l’amitié et poussaient même ce sentiment jusqu’au ridicule. Chacun, à l’âge de faire la chasse et de combattre l’ennemi, se choisissait un ami, à peu près de son âge, qu’il appelait « Nidôba »[4], mon camarade. Ces deux sauvages s’unissaient intimement par un engagement mutuel, promettant de braver tout danger pour s’assister et se supporter l’un et l’autre. Ils demeuraient amis intimes jusqu’à la mort. Cette amitié était poussée si loin qu’elle chassait même la crainte de la mort, que ces deux amis ne considéraient que comme une séparation temporaire, étant persuadés qu’ils seraient réunis dans l’autre vie, pour ne plus être séparés.

Ces sauvages croyaient en l’immortalité de l’âme. Ils pensaient qu’après la mort l’âme était transportée, vers le Sud, dans une région inconnue, mais fort agréable ; qu’elle y était heureuse pour toujours ; que ce bonheur consistait en la jouissance non-interrompue de toutes sortes d’amusements, comme la chasse, la pêche, la danse et autres choses semblables. Ils croyaient que les méchants étaient envoyés dans une région, très-éloignée, où ils étaient malheureux pour toujours.

Ils se montraient absolument indifférents aux progrès de l’industrie. L’habileté des Européens dans les arts et métiers n’excitait aucunement leur émulation, quoiqu’ils fussent forcés d’avouer quelquefois que ces étrangers savaient beaucoup de choses. Suivant eux, la véritable habileté consistait à se rendre remarquable dans la guerre, la chasse et les voyages forestiers. En dehors de cette sphère, tout n’était que de peu d’importance pour eux. Aussi, lorsqu’ils entendaient parler d’un Européen qui se distinguait dans les voyages et la chasse, qui pouvait conduire un canot dans les rapides les plus dangereux, qui connaissait leurs ruses de guerre, qui voyageait sans guide à travers la forêt, et supportait courageusement la faim, la soif et les fatigues, ces récits les intéressaient à un très-haut degré. Ils exprimaient alors hautement leur admiration pour un si grand homme, disant qu’il était presqu’aussi habile qu’un sauvage. C’était, suivant eux, le compliment le plus flatteur qui pût être adressé à un Européen.

Aussi, la vie aventurière des Français de l’Acadie causa tant d’admiration parmi les sauvages qu’elle contribua pour beaucoup à attirer leur amitié. Les Anglais n’eurent pas cet avantage, car ils ne purent jamais se faire à cette vie d’aventures.

Voici comment ces sauvages célébraient leurs mariages. Le jeune homme, qui voulait se marier, offrait à la fille, qu’il désirait prendre pour sa femme, des bracelets, une ceinture et un collier de wampum[5]. Si la fille acceptait ces présents, les deux jeunes gens s’unissaient pour quelque temps. Après ce temps d’épreuve, si la fille plaisait encore au garçon, le mariage se célébrait, et l’union était faite pour toujours ; mais si la fille ne lui plaisait pas, il perdait ses présents et se choisissait une femme dans une autre famille. Ces unions étaient contractées en présence des Chefs et des parents des époux.

Leurs mœurs étaient généralement pures. Il est vrai qu’ils ne considéraient les femmes que comme des esclaves, mais ils ne les insultaient jamais. Un jeune homme qui osait commettre cette faute était sévèrement puni.

Comme toutes les autres nations sauvages, ils avaient une idée de la Divinité. Dieu, suivant eux, était un Grand-Esprit, qu’ils appelaient « Ketsi Ni8asku ». Ce Grand-Esprit résidait sur une île du grand lac (l’Océan Atlantique). Ils avaient une grande confiance en sa protection. Ils croyaient que le meilleur moyen pour attirer sur eux cette protection était de s’efforcer à devenir de braves guerriers et de bons chasseurs, étant persuadés que plus ils se rendaient remarquables en ces deux choses, plus ils devenaient agréables aux yeux du Grand-Esprit.

Ils croyaient aussi à l’Esprit du Mal, qu’ils appelaient « Matsi Ni8asku ». Cet Esprit était très-puissant dans le monde. Ils pensaient que les maladies, les accidents, les malheurs et tous les autres maux de ce genre venaient de lui. Comme ils craignaient beaucoup ces maux, l’Esprit du Mal était le principal objet de leur dévotion, et ils s’adressaient sans cesse à lui, le priant de ne leur faire aucun mal.

Ils croyaient, en outre, qu’il y avait d’autres Esprits, d’un ordre supérieur à l’homme ; que ces Esprits étaient toujours portés au bien, et qu’ils protégeaient l’homme contre l’Esprit du Mal ; c’est pourquoi, ils leur demandaient protection.

Ils avaient des idées fort curieuses sur la création de l’homme. Ils voyaient tant de différence entre les blancs, les nègres et les sauvages qu’ils prétendaient que ces trois nations n’avaient pas été créées par le même Dieu, et que chacune avait eu son Dieu créateur ; que le plus ancien, mais le moins habile de ces Dieux, avait été celui des blancs ; que ce premier Dieu avait d’abord créé sa nation ; que le second avait ensuite créé les nègres, et que le troisième, plus habile que les deux autres, avait plus tard créé les sauvages, en corrigeant les imperfections qu’il avait remarquées dans les deux autres nations. Ainsi, suivant eux, la nation sauvage était la plus parfaite ; elle était, de plus, privilégiée et particulièrement protégée par le Grand-Esprit, qui avait ordonné et réglé sa manière de vivre. C’est pourquoi, ils croyaient que leurs coutumes étaient plus parfaites que celles des blancs.

Ils croyaient que le premier homme et la première femme sauvages avaient été créés d’une pierre ; que le Grand-Esprit, non satisfait de ce premier coup-d’essai, avait détruit ce premier couple, et en avait créé un autre d’un arbre ; que ce second couple était presqu’aussi parfait que le Grand-Esprit, et que les sauvages en descendaient.

Ces sauvages avaient une grande affection pour leurs petits enfants. La mère montrait toujours pour son enfant un attachement extraordinaire, et ne le perdait jamais de vue. Si elle voyageait ou s’éloignait, même momentanément, du wiguam, elle le portait toujours sur son dos. Pour cette fin, l’enfant, bien emmailloté, était couché sur le dos sur un morceau de forte écorce ou sur un éclat de bois, où on le liait de la tête aux pieds. La mère, par le moyen d’une courroie qui lui passait sur le front et dont les deux extrémités étaient attachées au haut de cette sorte de berceau, portait l’enfant sur son dos sans le faire souffrir. Dans les campements, le berceau était suspendu à une branche d’arbre près de la mère.

Lorsque l’enfant, devenu plus âgé, faisait quelque faute, il était puni, malgré la grande affection que ses parents avaient pour lui. Dans ces occasions, la punition la plus ordinaire qu’on lui infligeait était de lui noircir la figure, et de le mettre hors du wiguam. On lui faisait subir ce châtiment quelquefois un jour entier. Lorsqu’il avait atteint l’âge de cinq ou six ans, on lui mettait en mains un arc et des flèches, pour l’exercer à la chasse ; à l’âge de dix ou douze ans, il commençait à prendre part aux excursions de chasse du père. La mère accoutumait de bonne heure sa petite fille à l’ouvrage ; elle la tenait toujours occupée, afin de lui obtenir la réputation de fille industrieuse.

Ces sauvages avaient un grand respect pour leurs morts. Ils les inhumaient décemment, et déposaient sur leurs tombes des objets, dont ils avaient fait usage ou qu’ils avaient affectionnés pendant leur vie, comme des arcs, des flèches, des pipes et du tabac, afin qu’ils ne manquassent de rien à leur arrivée dans l’autre monde.

Ils étaient beaucoup plus affligés de la mort d’un enfant que de celle d’une personne d’un âge mûr, parce qu’ils croyaient que cette personne pouvait se procurer elle-même les choses nécessaires dans l’autre monde, tandis qu’un enfant, ne le pouvant pas, y était malheureux. La mère était inconsolable à la mort de son enfant ; elle versait d’abondantes larmes et demeurait longtemps dans le deuil, qui consistait à se couper les cheveux, et à se peindre la figure en noir. Le père était aussi plongé dans une grande douleur. Pour le consoler, les sauvages lui offraient alors des présents, et, en retour, un festin leur était donné.

Chaque tribu avait deux grands Chefs : celui de la guerre et celui qui était chargé de veiller au bon ordre dans la tribu. Ces Chefs avaient une grande influence sur les sauvages ; mais il ne leur était pas permis de les commander impérieusement, car chaque sauvage, se regardant comme libre et indépendant, méprisait toute injonction donnée sous forme de commandement. Les Chefs n’avaient le droit que d’aviser les jeunes gens sur ce qui devait être fait, et leurs avis étaient toujours immédiatement suivis sans murmures.

Ces sauvages avaient deux Conseils : le Grand et le Général.

Le Grand Conseil se composait des Chefs de la tribu et de ceux de chaque famille. On y traitait de tout ce qui pouvait être avantageux à la tribu. Les Chefs y parlaient beaucoup ; leur parole était naturelle et facile, leur voix, forte et expressive, leur style, figuratif et laconique. C’était dans ce Conseil que l’on prononçait les sentences de mort. Car la peine de mort était en usage chez ces sauvages. Celui qui, hors le temps de la guerre, tuait l’un de ses frères était invariablement mis à mort.

Le Conseil Général se composait de tous les sauvages de la tribu, y compris les jeunes gens et les femmes. Ce Conseil ne se réunissait que lorsqu’il s’agissait de la guerre. Les femmes y donnaient leur avis comme les hommes. Lorsque la nécessité de la guerre était reconnue, le Chef de la guerre se levait, et, tenant son tomahawk[6] élevé, s’écriait : « Qui de vous ira combattre contre cette nation ? Qui de vous nous ramènera des captifs pour venger la mort de nos frères, afin que notre honneur et notre renommée soient conservés aussi longtemps que les rivières couleront, que l’herbe poussera et que le soleil et la lune subsisteront ? » Alors l’un des principaux guerriers haranguait l’assemblée, et terminait en invitant les jeunes gens à le suivre contre l’ennemi.

Lorsqu’il s’agissait d’une affaire importante, la tribu faisait un festin, auquel tous les sauvages prenaient part ; ce festin était suivi de la danse, qui était toujours accompagnée de cris inspirant la terreur. S’il s’agissait de faire la guerre, on faisait cuire, pour le festin, un ours ou tout autre animal. Chaque sauvage, avant la danse, arrachait un morceau de cet animal, et le dévorait en disant : « Puissé-je dévorer ainsi nos ennemis ! »

Chaque tribu avait ses armoiries, qui consistaient en la figure d’un animal, ou d’un oiseau, ou d’un poisson. Chaque guerrier peignait ordinairement sur ses bras, ses jambes et sa poitrine les armes de sa tribu. Quand les sauvages allaient en voyage ou en excursion, ils peignaient leurs armes sur des arbres à chaque campement, surtout lorsqu’ils avaient réussi dans quelque campagne. Ils faisaient aussi connaître, par ce moyen, le nombre de leurs prisonniers et celui des chevelures qu’ils avaient levées.

À la guerre, ces sauvages se peignaient la figure en rouge. Pendant tout le temps de la guerre, leurs principaux amusements consistaient à chanter, à danser autour d’un feu et à raconter leurs principaux faits d’armes, afin d’animer le courage des jeunes guerriers. Dans les combats, ils se servaient d’arcs et de flèches, de tomahawks et de lances. Ils avaient souvent un commandant pour chaque division de dix hommes, et un général était nommé lorsque le nombre des guerriers était de cent.

Comme ce général ne commandait que par avis et qu’il ne pouvait, ni récompenser, ni punir ses guerriers, chacun de ces derniers était libre de retourner à son wiguam lorsqu’il le désirait ; si quelques uns jugeaient à propos de se séparer des autres pour une expédition privée, ils n’étaient pas tenus de rendre compte de cette décision.

Lorsque les sauvages arrivaient d’une expédition, où ils avaient réussi, ils réglaient leur marche de manière à n’arriver à leur village que vers le soir, et envoyaient deux ou trois d’entr’eux pour annoncer aux Chefs l’heureuse nouvelle de leurs succès. Le lendemain, dès l’aurore, ils faisaient la toilette de leurs prisonniers : cette toilette consistait à les revêtir d’habits nouveaux et à leur peindre la figure de différentes couleurs. Ceci fait, le capitaine de la bande poussait autant de cris qu’il avait de prisonniers et de chevelures. Alors tous les sauvages du village se rendaient au rivage. À l’arrivée des guerriers, les sauvages de l’expédition entonnaient le chant de guerre, et conduisaient en triomphe leurs prisonniers au wiguam, où ils devaient recevoir leur sentence. Le calumet de paix, porté par deux jeunes gens, précédait la marche.

Le maître du wiguam, où les prisonniers étaient conduits, avait le droit de les condamner à la mort, ou de leur sauver la vie. Une femme qui avait perdu dans la guerre son mari, ou un frère, ou un fils, avait le droit de choisir et d’adopter l’un d’eux pour remplacer celui qu’elle avait perdu.

Le sort des prisonniers était donc immédiatement connu. Ceux d’entr’eux qui étaient adoptés par des sauvages, étaient conduits par des jeunes gens chez leurs nouveaux maîtres, qui les recevaient avec bonté, les traitaient comme des amis et des frères, et les considéraient bientôt comme leurs enfants. Mais ceux qui étaient condamnés à la mort, étaient traités avec la plus grande cruauté. À peine cette sentence était-elle prononcée, que tout le village poussait le cri : « mort ! mort ! » et les malheureux prisonniers étaient immédiatement livrés aux supplices les plus affreux.

À voir ces sauvages montrer tant de bonté à l’égard de ceux qu’ils adoptaient, et tant de cruauté à l’égard des condamnés, on eût dit qu’ils ne connaissaient pas de milieu entre les actes de bonté et les excès de cruauté.

Voici les principaux genres de supplices que ces sauvages faisaient subir à leurs prisonniers.

Le supplice le plus ordinaire était celui-ci. Ils enfonçaient dans le sol deux poteaux de neuf ou dix pieds de long, à quatre ou cinq pieds de distance l’un de l’autre, et liaient à ces poteaux deux pièces placées horizontalement, l’une à un pied de terre et l’autre cinq ou six pieds plus haut. Ceci fait, ils dépouillaient le prisonnier de ses vêtements, et le forçaient de monter sur la pièce inférieure, sur laquelle ils lui attachaient les pieds, puis lui étendaient les bras et les liaient fortement à la pièce supérieure. Alors, ils le faisaient brûler lentement, en promenant sur son corps des torches enflammées, enduites de poix.

Tous les sauvages, y compris les femmes et les enfants, se réunissaient autour des prisonniers, et prenaient part aux cruautés. Chacun tourmentait les suppliciés, selon qu’il lui plaisait, et encourageait les autres à la cruauté.

Quelquefois, lorsqu’ils n’étaient pas d’humeur à tourmenter longtemps les prisonniers, ils les assommaient d’un coup de tomahawk, et les égorgeaient.

D’autres fois, ils les liaient à des poteaux plantés dans le sol, et les faisaient mourir au milieu des flammes en allumant un grand feu autour d’eux ; ou bien, ils mutilaient leurs membres de la manière la plus cruelle, et leur levaient la chevelure.

Ces cruautés se continuaient tant que les prisonniers donnaient signe de vie. Lorsqu’ils avaient rendu le dernier soupir, on les abandonnait sur la place jusqu’au lendemain, pour se livrer, le reste du jour et la plus grande partie de la nuit suivante, aux réjouissances.

Lorsque le prisonnier, était un sauvage, car ces sauvages faisaient souvent la guerre entr’eux, il supportait ces horribles tourments avec une force extraordinaire, sans se plaindre et sans paraître souffrir. Loin de se plaindre, il provoquait sans cesse ses bourreaux, les insultant et les injuriant. Au milieu de son supplice, il publiait hautement ses propres exploits, racontait à ses bourreaux toutes les cruautés qu’il avait lui-même exercées contre leurs frères, leur reprochait leur ignorance et leur inhabileté en cruauté, et leur prédisait qu’ils verraient bien autre chose lorsque ses frères tireraient vengeance de sa mort.

Les sauvages conservaient précieusement les chevelures levées sur l’ennemi : elles étaient les plus beaux trophées de leurs campagnes comme les plus grandes preuves de leur bravoure. Ils les suspendaient dans leurs wiguams, et, dans les grandes solennités, les exposaient publiquement. En certains jours, les jeunes gens, qui avaient levé ces chevelures, recevaient de nouveaux titres, suivant la qualité des personnes qu’ils avaient scalpées. Ces titres, suivant eux, étaient une récompense suffisante pour les dangers et les fatigues de leurs campagnes, parcequ’ils les rendaient honorables au milieu de leurs frères, et formidables à leurs ennemis.

Trois choses étaient singulièrement précieuses chez ces sauvages : le wampum, le calumet et le tomahawk.

Le wampum était formé de petits grains noirs et blancs, de porcelaine ou de coquilles, de forme cylindrique, percés au milieu, dans le sens de leur longueur, et réunis ensemble par le moyen de ficelles ou de petites racines[7]. Cet objet était considéré parmi les sauvages comme l’or et l’argent le sont parmi nous : c’était leur plus grande richesse et leur plus bel ornement. Ils l’échangeaient contre les effets qu’ils achetaient, en faisaient des ceintures, des colliers et des bracelets, en ornaient leurs couvertes et autres vêtements de mille figures différentes, le peignaient de diverses couleurs pour signifier différentes choses, exprimant de cette manière tout ce qu’ils voulaient, et communiquant leurs pensées à leurs frères, comme nous le faisons par l’écriture,

Dans les transactions importantes, des ceintures de wampum étaient envoyées d’une tribu à l’autre. Ces ceintures étaient précieusement conservées dans les loges des Chefs, comme souvenirs de ces transactions, et elles ne devaient plus servir dans des occasions semblables.

Le calumet, ou pipe de paix, était en grande vénération chez ces sauvages. La tête du calumet était faite d’une sorte de pierre rouge ; le manche était de bois, long quelquefois de cinq ou six pieds, peint de différentes couleurs et orné de diverses figures, comme des têtes de différents animaux.

Les sauvages se servaient du calumet lorsqu’ils faisaient quelqu’alliance ou prenaient quelqu’engagement important. L’usage du calumet était alors pour eux comme un serment solennel, dont la violation était une infamie, qui devait être expiée dans l’autre vie.

Lorsqu’on traitait de la guerre, le calumet était peint en rouge ; si l’offense commise contre la nation n’était pas très-considérable, il n’était rougi que d’un côté.

Les dimensions de la tête et du manche du calumet et la richesse des décorations étaient proportionnées à la qualité des personnes auxquelles il était présenté.

Le tomahawk était un instrument d’une grande importance chez ces sauvages. C’était une ancienne arme, dont ils se servaient autrefois dans les combats. Quand ils eurent connu le fer et l’acier, la petite hache et le couteau le remplacèrent, mais l’usage en fut conservé pour les transactions importantes.

La tête de cet instrument était une petite masse de bois très-dur, assez pesante pour servir à assommer et à abattre un homme du premier coup. La partie supérieure de cette masse était ronde, et la partie inférieure avait la forme du tranchant d’une hache. Cette masse était traversée au milieu par un long manche, et du côté opposé de ce manche était une longue et très-forte pointe, qui servait à percer comme avec une lance. Le tomahawk était peint et orné comme le calumet.

Quand le Conseil s’assemblait pour délibérer touchant la guerre, un tomahawk, peint en rouge, était placé près du président. Si l’on décidait de faire la guerre, l’un des Chefs entonnait le chant de guerre et dansait, tenant ce tomahawk élevé. On envoyait alors à chaque tribu un tomahawk et une ceinture de wampum, et l’acceptation de ses présents était comme un traité d’alliance entre les tribus pour combattre un ennemi commun.

La jonglerie était en grande vénération chez ces sauvages, et les jongleurs jouissaient d’une très-grande influence auprès d’eux. Ces pauvres gens, extrêmement superstitieux, avaient une telle confiance aux sortiléges de ces imposteurs qu’ils se soumettaient aveuglement à toutes leurs ordonnances, les considérant comme venant de l’autre monde. Les jongleurs, suivant eux, évoquaient les Esprits du Mal, qu’ils appelaient « Madaôdos », avaient le pouvoir de les vaincre, prédisaient le beau temps et le mauvais temps, l’heureuse ou la mauvaise fortune dans la chasse, les accidents qui devaient arriver dans un voyage, le résultat d’une expédition contre l’ennemi, et mille autres choses. Les sauvages avait une telle confiance aux sentences des jongleurs qu’ils n’entreprenaient jamais une chose de quelqu’importance sans les consulter.

Chaque sauvage recevait d’eux certains objets, qui étaient appelés « Madaôdos ». Ces objets étaient des petites pierres, ou des os, ou des morceaux de certains bois, ou autres choses semblables. Les sauvages conservaient ces objets dans des sacs, et les considéraient comme un grand préservatif contre les attaques des Esprits du Mal. Plusieurs conservaient un grand nombre de ces « Madaôdos »[8].

La jonglerie solennelle était une chose qui inspirait de l’horreur. Elle se faisait dans les circonstances importantes, comme à la veille d’une guerre, pour en connaître d’avance le résultat. Voici comment se faisait cette jonglerie. Le jongleur s’enfermait seul dans une petite cabane, faite ordinairement d’écorces de bouleau. Alors, il évoquait hautement l’Esprit du Mal. Il passait quelquefois plusieurs heures dans cette cabane à se débattre et à crier comme un démon. Les sauvages se tenaient à une certaine distance de la loge aux sortiléges, attendant avec une grande anxiété la prophétie favorable ou défavorable. Lorsque le jongleur en était rendu à un tel état d’épuisement qu’il ne pouvait plus crier, il sortait de sa loge, le corps tout ruisselant de sueurs, et annonçait le résultat de son sortilége. Sa parole était alors reçue comme venant du ciel.

Les jongleurs soignaient les malades, prédisaient leur guérison ou leur mort, évoquaient et chassaient les « Madaôdos » qui les tourmentaient et les faisaient souffrir.

Lorsqu’un jongleur était appelé auprès d’un malade, il déclarait ordinairement de suite qu’un « Madaôdo » voulait faire mourir ce malade. Il sortait alors du wiguam, faisant mine d’aller à la recherche de cet Esprit ; puis revenait bientôt, et annonçait qu’il était caché sous terre, à un endroit qu’il indiquait, mais qu’il saurait bien l’en arracher et le détruire. Voici ce qu’il faisait alors. Il enfonçait profondément dans le sol un poteau, auquel il attachait une longue corde, par le moyen de laquelle les sauvages devaient réunir leurs efforts pour l’arracher. Ordinairement les premiers efforts des sauvages étaient inutiles. Alors le jongleur, faisant mine d’aller menacer le « Madaôdo » obstiné, remuait la terre au pied du poteau, qui, après plusieurs essais, était enfin arraché. Le jongleur, tout rayonnant de joie, montrait alors aux sauvages étonnés des arêtes de poisson, des os ou autres objets, fixés à l’extrémité du poteau qui sortait de terre, disant que ces objets étaient les restes du « Madaôdo » qu’il venait de détruire. Les sauvages, ignorant que le jongleur avait lui-même préalablement fixé ces objets au poteau, admiraient ce grand prodige.

Si la maladie ne diminuait pas à la suite de ce sortilége, le jongleur annonçait que le malade mourrait dans trois ou quatre jours. Alors, le pauvre malade, effrayé par cette prédiction, et convaincu désormais qu’il allait mourir, refusait de prendre toute nourriture, et mourait d’inanition, à peu près au temps fixé par le jongleur.

Ces sauvages n’atteignaient pas ordinairement un grand âge, et la pluspart mouraient fort jeunes. C’est un fait qui paraît bien constaté. L’état de surexcitation où ils étaient toujours dans leurs guerres presque continuelles, les misères de toutes sortes qu’ils enduraient dans leurs voyages continuels, surtout les jeûnes quelquefois très-prolongés, abrégeaient considérablement leurs jours et leur donnaient une vieillesse prématurée. Aussi ordinairement un sauvage de quarante ans paraissait aussi âgé qu’un Européen de cinquante à cinquante-cinq ans.

On a remarqué que les relations avec les Européens ont causé beaucoup de maladies aux sauvages ; mais on pense généralement que ces maladies doivent être principalement attribuées à l’abus que les sauvages ont fait des choses qu’ils ont reçues des Européens.

Dès la première année de ces relations, les sauvages, étant fréquemment malades, s’imaginèrent que les Européens voulaient les empoisonner, et songèrent à les chasser. Mais il fut bientôt constaté que ces fréquentes maladies chez les sauvages étaient causées par leur gloutonnerie : ils prenaient avec trop d’abondance une nourriture à laquelle ils n’étaient pas habituées. Les sauvages reconnurent en effet la cause de ces maladies, et ne parlèrent plus de chasser les Européens.

Plus tard, l’abus des spiritueux causa d’affreux ravages parmi eux. Cet abus s’est malheureusement continué presque sans interruption jusqu’à nos jours ; et nous pensons que, depuis le temps où ces sauvages ont connu ces boissons, l’ivrognerie, à elle seule, en a fait mourir un plus grand nombre que toutes les maladies ensemble.

Il est d’ailleurs certain qu’avant leurs relations avec les Européens, ils étaient quelquefois frappés par de terribles épidémies, qui en enlevaient un grand nombre. Ainsi, quelques années avant l’arrivée des Anglais à la Nouvelle-Angleterre, une horrible maladie, qui ressemblait aux fièvres jaunes, tomba sur les sauvages de ce pays et en fit mourir un très-grand nombre. Les sauvages, effrayés d’une si grande mortalité, s’enfuyaient dans les forêts, sans donner la sépulture à leurs morts.


  1. De « 8ig8om », maison, cabane.
  2. Les Canadiens nomment cette bouillie « Sagamité », probablement du mot « Sôgmôipi », repas des chefs.
  3. L’on remarque encore aujourd’hui la même chose chez les Abénakis. Ils ont la plus grande horreur des jurements et des blasphèmes. Il n’y a pas de mots dans leur langue pour exprimer ceux qui sont si souvent prononcés par les Canadiens.
  4. Les Abénakis sont encore très-sensibles à l’amitié ; ils ont conservé l’expression « Nidôba », qui signifie une grande intimité. La signification littérale de ce mot est : « deux qui vont ensemble. »
  5. Le « wampum » était ce que les auteurs français nommaient « la porcelaine ». Ce mot vient de « 8ânbôbi », grain blanc, nom que les sauvages donnaient à cet objet. Le « 8ânbôbi » était fait de porcelaine ou de coquilles. De là, on comprend que le mot « porcelaine » ne nous donne pas une idée bien exacte du « 8ânbôbi » des sauvages ; c’est pourquoi nous avons accepté l’expression des Anglais « wampum, » qui n’est qu’une corruption du mot sauvage « 8ânbôbi ».
  6. De « Temahigau », hache.
  7. Avant l’arrivée des Européens le wampum était fait de petites coquilles, recueillies sur les bords de l’Océan ou des lacs. Les Européens apportèrent la porcelaine ; mais les sauvages n’en continuèrent pas moins à faire du wampum de coquilles, qu’ils mêlaient à celui de porcelaine. Nous voyons encore aujourd’hui chez les Abénakis de ces grains faits de coquilles.
  8. Les Abénakis ont conservé dans leur langue le mot « Madaôdo » ; mais, comme ils n’ont maintenant aucune croyance aux ridicules superstitions de la jonglerie, ils ne donnent pas à ce mot la même signification qu’autrefois, Aujourd’hui « Madaôdo » veut dire « Démon ».