Histoire des Abénakis/1/12

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CHAPITRE DOUXIÈME.

troisième voyage du p. druillettes chez les abénakis
— autres jésuites chez ces sauvages.

1651-1660.


Les P. P. Jésuites furent si étonnés et si touchés des merveilles qui s’opéraient parmi les Abénakis par le ministère du P. Druillettes, qu’ils lui permirent de retourner de suite auprès de ses chers néophytes. Après quinze jours de repos, le courageux missionnaire repartit pour Kénébec, accompagné d’un Français, Jean Guérin, de Noël Negabamat et de quelques Abénakis, qui l’avaient suivi jusqu’à Québec[1].

Il avait été assez heureux dans les deux autres voyages. Il y avait éprouvé des fatigues, mais sa vie n’avait pas été en danger. Dieu lui réservait cette misère pour le troisième voyage, qui ne fut qu’une suite de fatigues, de souffrances et de dangers.

Son guide prit une route qu’il ne connaissait pas et qui était extrêmement dangereuse. Tous ceux qui avaient suivi cette route jusqu’alors y avaient souffert beaucoup, et un grand nombre y avaient perdu la vie.

Après une marche pénible et dangereuse de quinze jours, nos voyageurs arrivèrent à la rivière Saint-Jean, à peu près à l’endroit qui se nomme aujourd’hui Madawaska[2]. Grande fut leur surprise lorsqu’ils s’aperçurent qu’ils n’étaient qu’à peu près au tiers de leur voyage, tandis qu’ils croyaient être dans les environs de la rivière Kénébec ; et pour comble de malheur, leurs vivres étaient épuisés.

Dans cette grande détresse, le missionnaire eut recours à Dieu. Il offrit le saint sacrifice de la messe dans ces immenses forêts, pour conjurer le Seigneur de le secourir. À peine avait-il terminé les cérémonies de la messe, qu’un catéchumène vint lui annoncer joyeusement qu’il avait tué trois orignaux. Cette manne, qui sauvait la vie des voyageurs, fut reçue comme venant du ciel. Tous reconnurent en cette chasse, tout-à-fait inattendue, un secours extraordinaire, et s’empressèrent de remercier Dieu de cette protection si visible[3].

La viande d’orignal fut séchée et fumée, pour servir de nourriture pendant le reste du voyage.

Il fallut alors s’embarquer sur les canots pour remonter la rivière Saint-Jean jusqu’à sa source. C’était un voyage extrêmement dangereux, car en ces endroits les torrents de cette rivière sont si impétueux que la vie du voyageur y est sans cesse en danger. Les voyageurs rencontrèrent tant de chûtes, de cascades et de longs rapides qu’un sauvage etchemin, qui conduisait le canot où étaient le Père et Jean Guérin, en fut tellement découragé qu’il menaça de tourner le dos au pays des Abénakis de Kénébec pour se rendre à Pentagoët ; mais le catéchumène, qui avait été l’heureux-chasseur, lui ayant fait quelques représentations, il reprit courage et continua la route.

Le troisième jour de cette pénible marche, le pauvre Etchemin tomba encore dans le découragement, et devint bientôt d’une humeur fort acariâtre. Il s’imagina que le Père était la cause des fatigues et des souffrances du voyage, et à tout instant il déchargeait sur lui le poids de sa colère, qui augmentait à mesure que les difficultés et les souffrances croissaient[4]. Pour appaiser cet importun, le Père fut obligé de se séparer de son compagnon, qui embarqua sur un autre canot.

Enfin, après un pénible voyage de vingt-trois ou vingt-quatre jours, les voyageurs arrivèrent au haut de la rivière Kénébec, chez les Nurhântsuaks. Le Chef de ces sauvages, Umamânradok, au comble de la joie, embrassa le missionnaire, en disant : « Je vois bien maintenant que le Grand-Esprit, qui commande dans les cieux, nous regarde de bon œil, puisqu’il nous renvoie notre Père »[5]. Il s’informa ensuite si le missionnaire s’était bien porté dans le voyage et si on l’avait bien traité. Apprenant la conduite du sauvage etchemin, il le réprimanda en ces termes : « En manquant de respect à notre Père, tu as fait paraître que tu n’as pas d’esprit. Tu as voulu le quitter au milieu du chemin et tu l’as obligé de se séparer de son compagnon. Si tu étais de mes sujets ou de ma nation, je te ferais ressentir le déplaisir que tu as causé à tout le pays »[6].

Ce pauvre sauvage, touché des justes reproches du Chef, avoua sa faute et la regretta sincèrement. « Il est vrai, » dit-il, « que je n’ai pas d’esprit d’avoir maltraité une personne que je devais respecter et qui même m’a rendu service ; car je dois déclarer que, pendant ce voyage, le Père m’a rendu la santé par ses prières. Pendant la maladie que j’eus alors, il veillait toute la nuit auprès de moi, chassant par sa prière le démon, qui voulait m’ôter la vie. Plus tard, me voyant encore faible, il ne se contentait pas de porter son bagage, il se chargeait encore du mien. Cet homme obtient tout de Celui qui a tout fait. Les eaux où nous passions étant trop basses, il demanda de la pluie, et il fut exaucé. La faim étant sur le point de nous faire mourir, il pria pour nous, et Celui qui est le maître des animaux nous donna de la nourriture plus qu’il n’en fallait pour le reste de notre voyage. Lui, il ne mangeait presque pas de viande ; il pêchait, pendant la nuit, quelques petits poissons, dont il se contentait, nous laissant les bons morceaux. Dans les endroits où les eaux n’étaient pas assez profondes, il abandonnait le canot pour nous soulager, et marchait des jours entiers, à travers les broussailles et d’épouvantables rochers. Il ne mangeait presque pas dans ces durs travaux, et le soir il se trouvait plus frais, plus gai et plus content que nous. Ce n’est pas un homme, c’est un Esprit, et moi, je suis un chien de l’avoir tant maltraité. Quand je criais contre lui ou le menaçais, l’accusant d’être la cause de notre malheur, il gardait le silence, ou, s’il parlait, l’on eut cru qu’il était coupable et que j’avais raison de le disputer, tant ses reparties étaient douces et pleines de bonté. Oui, il est vrai, je n’ai pas d’esprit, mais je veux désormais en avoir. Je veux aimer la prière, et me faire instruire par le Père[7].

Lorsque l’Etchemin eût fini sa harangue, on n’entendit que réjouissances dans tous les wiguams. Tous les sauvages, hommes, femmes et enfants, s’empressaient de venir témoigner au missionnaire la joie que leur causait son retour. « Enfin, te voilà, » lui disaient-ils ; « nous te voyons enfin. Tu es notre Père et notre compatriote, car vivant comme nous et demeurant avec nous, tu es Abénakis comme nous. Tu ramènes avec toi la joie dans tout le pays. Nous étions dans la pensée de quitter notre patrie pour aller te chercher. Voyant que plusieurs mouraient en ton absence, nous perdions l’espoir d’aller au ciel. Ceux que tu as instruits faisaient tout ce qu’ils ont appris de toi, mais lorsqu’ils étaient malades, leurs cœurs te cherchaient et ne pouvaient te trouver. Tous te regrettaient avec larmes. Mais enfin te voilà de retour »[8].

Quelques uns lui faisaient d’affectueux reproches. « Si tu nous as fait beaucoup de bien par ta présence », disaient-ils, « tu nous as causé de grands maux par ton absence. Si tu étais demeuré parmi nous, tu nous aurais instruits plus parfaitement. Maintenant nous ne sommes chrétiens qu’à demi. Le démon a désolé notre pays, parceque nous ne savions pas suffisamment comment il faut avoir recours à Jésus »[9].

Un chef fit une harangue qui le toucha jusqu’aux larmes. « J’aime mes enfants plus que moi-même », lui dit-il. « J’en ai perdu deux depuis ton départ. Leur mort n’est pas ma plus grande douleur ; mais tu ne les as pas baptisés, et c’est ce qui me fait mourir. Il est vrai que je leur ai fait ce que tu m’as recommandé, mais je ne sais si je l’ai bien fait et si jamais je les verrai dans le ciel. Si tu les avais baptisés toi-même, je ne les regretterais pas, et ne serais pas triste de leur mort ; au contraire, j’en serais consolé. Du moins si, pour bannir ma tristesse, tu nous promettais de ne pas penser à Québec d’ici à dix ans et de ne pas nous abandonner pendant ce temps là, tu ferais voir que tu nous aimes et j’oublierais entièrement mon malheur »[10].

Un jeune homme, qui était venu de loin pour le rencontrer, l’étonna par ses admirables sentiments. « Je viens de bien loin », lui dit-il : « je n’ai pas coutume de paraître en ces quartiers. Il y a fort longtemps que quelqu’un, que je ne connais pas, me presse et me sollicite au fond du cœur de venir te trouver, et de faire ce que tu m’ordonneras. Me voici donc entre tes mains. Instruis-moi, et si je ne pratique pas ce que tu me diras, châtie-moi. Je te dirai tout ; mon cœur te sera ouvert, et tu y écriras ce qui est dans le livre de Jésus »[11].

Aussitôt que la nouvelle de l’arrivée du missionnaire fut portée dans les autres bourgades abénakises, on vint à lui de tous côtés pour le prier d’aller instruire les sauvages dans tout le pays. Il se rendit à ces invitations ; aussi, cette mission ne fut qu’une suite de voyages parmi les sauvages. Il visita douze à treize bourgades d’Abénakis, sur les rivières Kénébec et Pentagoët, et sur les côtes de l’Acadie. Il fut reçu partout comme un messager du ciel, et son cœur fut rempli de consolations.

Voici comment il exprime lui-même les joies et les consolations qu’il éprouva dans cette mission. « J’en ay ressenty de si grandes, qu’on ne les peut exprimer, voyant que la semence évangélique que j’avais jettée il y avait quatre ans, dedans des terres qui ne produisaient depuis tant de siècles que des ronces et des épines, portait des fruits dignes de la table de Dieu. Pourrait-on bien, sans ressentir un plaisir plus grand que celui des sens, voir des vieillards et des malades languissans mourir quasi de joye, ayant reçue leur passeport pour le ciel ? Leur peut-on fermer les yeux dans cette allégresse sans y participer ? La mort qui fait peur à tout le monde, réjouyt un sauvage nouvellement baptisé, et la foy de ses parens change leurs hurlemens et leurs grands cris en des actions de grâces et en des réjouissances de ce qu’ils se verront bientost les uns les autres en Paradis. Voilà comme se comportent les a vrais fidèles au jour de leur trespas »[12].

Lorsqu’il eût terminé les visites des bourgades, il retourna à sa mission de l’Assomption, d’où il partit aussitôt pour Boston, accompagné de Noël Negabamat. Il était chargé d’aller conclure avec les Anglais le traité d’alliance, dont il avait été question l’année précédente. Il portait une lettre des conseillers de Québec. Cette lettre, datée du 20 Juin 1651, donnait les raisons qui devaient engager les Anglais à conclure cette alliance contre les Iroquois. Dès son arrivée à Boston, le Père fut fort étonné de voir que l’opinion des Anglais à cet égard était complètement changée depuis un an. On lui signifia de suite que le Gouvernement aimait mieux renoncer à tous les avantages qu’il pourrait retirer de ce traité, que s’exposer à s’engager dans une guerre avec les Iroquois ; qu’en conséquence, les Algonquins du Canada et les Abénakis de Kénébec ne devaient pas attendre le secours qu’ils demandaient[13].

Ce refus irrita les Abénakis, augmenta la haine qu’ils avaient déjà contre les Anglais, et les engagea à se lier encore plus étroitement aux Français[14].

Le missionnaire retourna à Kénébec, où il passa le reste de l’hiver avec ses sauvages. À l’approche du printemps, il leur annonça son prochain départ pour Québec. Comme cette nouvelle les plongea dans la plus grande douleur, il leur dit, pour les consoler, qu’il était obligé d’aller rendre compte de sa mission, mais qu’il reviendrait au milieu d’eux[15].

Après avoir employé plusieurs jours à consoler et à instruire ces bons sauvages, à visiter et à baptiser les malades et les infirmes, il partit pour Québec, au commencement du mois de Mars, accompagné de quelques sauvages.

Ce voyage fut rempli de misères. La grande quantité de neige et d’autres difficultés rendirent la marche fort lente. Par suite de ce retardement, le voyage fut si long que les vivres manquèrent complètement. Quelques sauvages perdirent la vie dans les neiges. Le Père et son compagnon français pensèrent mourir de faim et de froid. Ils passèrent dix jours entiers sans prendre de nourriture. Enfin, ils s’avisèrent de faire bouillir leurs souliers et leurs camisoles, qui étaient de peaux de caribou. Lorsque la neige fut presqu’entièrement fondue, ils firent aussi bouillir les cordes et les tresses de leurs raquettes. Ces mets leur paraissaient de bon goût[16].

Après un pénible voyage de plus d’un mois, ils arrivèrent à Québec, le 8 Avril, à demi-morts d’épuisement. Le Père avait peiñe à marcher ; il était si amaigri qu’il ressemblait plutôt à un squelette qu’à un être vivant[17]. L’état d’épuisement où il était réduit le mit dans l’impossibilité de retourner à Kénébec, comme il l’avait promis à ses chers néophytes ; mais un autre Père Jésuite y fut immédiatement envoyé pour le remplacer[18].

Les P. P. Jésuites continuèrent leurs missions chez les Abénakis jusqu’en 1660. Nous voyons par leurs relations qu’à cette époque, 1660, la mission abénakise s’étendait depuis la rivière Saint-Jean jusqu’à celle des Sokokis, et comprenait les sauvages de la Nouvelle-Angleterre[19]. En effet vers ce temps, un missionnaire se rendit jusqu’à Boston et Plymouth pour évangéliser les sauvages ; mais cette mission fut sans succès. À cette époque, les sauvages étaient sans cesse en difficulté avec les Anglais. Entièrement absorbés par leurs projets de vengeance contre leurs ennemis, ils étaient peu disposés à recevoir l’instruction religieuse, Ceux qui étaient les amis des Anglais, étaient tellement imbus des erreurs de l’hérésie que le missionnaire ne peut rien faire avec eux.

En 1660, les irruptions des Iroquois forcèrent les P. P. Jésuites d’abandonner leurs missions abénakises. Les féroces Iroquois partaient alors de leurs cantons et se répandaient dans les forêts, qu’ils remplissaient pour ainsi dire jusque vers le bas du fleuve Saint-Laurent, semant partout sur leur passage la destruction et la mort, ce qui rendait le voyage au pays des Abénakis si dangereux que les P. P. Jésuites furent forcés d’y renoncer.


  1. Relations des Jésuites. 1651. 15.
  2. Le mot « Madawaska, » que l’on devrait écrire ainsi « Madaouaska », vient de « Môda8as8ka » ou « Môda8as8ki », terre du porc-épic.
  3. Relations des Jésuites. 1652. 23.
  4. Relations des Jésuites. 1652. 23.
  5. Relation des Jésuites 1652. 24.
  6. Idem. 1652. 24.
  7. Relation des Jésuites. 1652. 24.
  8. Relations des Jésuites. 1652. 25.
  9. Idem. 1652. 25.
  10. Relations des jésuites, 1652, 25.
  11. Relations des Jésuites. 1652. 25.
  12. Relations des Jésuites. 1652. 25.
  13. Relations des Jésuites. 1652. 26.

    L’Abbé J. B. A. Ferland. Hist. du Canada, 1èrepartie. 395, 396.

  14. Idem, 397.
  15. Relations des Jésuites, 1652. 26.
  16. Relations des Jésuites, 1652. 26.
  17. Idem. 1652. 26.
  18. Idem. 1652. 26.
  19. Relations des Jésuites. 1660. 27.