Histoire des Abénakis/1/11

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CHAPITRE ONZIÈME.

second voyage du p. druillettes
chez les abénakis.

1650-1651.


Les Abénakis qui avaient reconduit le P. Druillettes à Québec, demandèrent avec instances qu’il leur fut rendu, après quinze jours de repos ; mais les P. P. Jésuites, pour de justes raisons, ne purent accéder à cette demande, et les sauvages retournèrent dans leur pays fort affligés de ce refus.

L’année suivante, 1648, ils revinrent à Québec, pour réitérer leur demande. Les P. P. Jésuites, pensant que les Abénakis de Kénébec pouvaient être secourus par les P. P. Capucins de l’Acadie[1], et ayant alors besoin des services de tous leurs Pères pour les missions du Canada, ne jugèrent pas à propos d’y envoyer un missionnaire

Ce nouveau refus ne découragea pas les Abénakis. Aussitôt après le retour de leurs députés, ils en envoyèrent d’autres vers les P. P. Capucins, pour leur exposer leurs misères et leurs besoins. Alors, le P. Côme de Mante, vivement touché des pieux sentiments de ces bons sauvages, leur donna une lettre, adressée au supérieur des Jésuites à Québec. Cette lettre était ainsi conçue :


« Nous conjurons vos révérences par la sacrée dilection de Jésus et de Marie, pour le salut de ces pauvres âmes qui vous demandent vers le Sud, de leur donner toutes les assistances que votre charité courageuse et infatigable leur pourra donner, et même si en passant à la rivière de Kinibequi vous y rencontriez des nôtres, vous nous ferez plaisir de leur manifester vos besoins ; que si vous n’en rencontrez point, vous continuerez, s’il vous plait, vos saintes instructions envers ces pauvres barbares et abandonnés, autant que votre charité le pourra permettre »[2].

Dans le mois d’Août 1650, quelques Abénakis portèrent cette lettre à Québec. Alors, les P. P. Jésuites, convaincus que ces sauvages n’avaient aucun secours des P. P. Capucins, leur donnèrent encore le P. Druillettes, qui partit avec eux le 1er  Septembre, accompagné de Noël Negabamat. Le voyage fut fort heureux.

Aussitôt après son arrivée chez les Abénakis, le Père descendit au fort Taconnock, avec son compagnon algonquin, et de là, se rendit à Boston, dans le but de traiter d’un projet d’alliance avec les Anglais, pour protéger les Abénakis et les Algonquins contre les Iroquois[3]. Le gouvernement de Boston, après avoir délibéré sur ce sujet, donna à entendre qu’il accorderait quelques secours pour repousser ces sauvages.

Le Père fut accueilli à Boston avec bienveillance, et logé chez le major général Gibbons. Voici ce qu’il dit de cet Anglais. « Il me donna une clef d’un appartement de sa maison où je pourrais avec toute liberté faire ma prière et les exercices de ma religion, et me pria de ne point prendre d’autre logis pendant que je séjournerais à Boston »[4].

Voici ce qu’il dit de la Nouvelle-Angleterre. « Toute la Nouvelle-Angleterre est une république, composée de quatre colonies. La première, et la plus considérable, est celle de Boston, qui a, dit-on, quarante bourgs ou villages dans son ressort ou district. La deuxième est celle de Plymouth, à quatorze lieues d’ici ; elle a vingt bourgs ou villages, dont Plymouth est le principal, mais beaucoup moindre que celui de Boston, quoiqu’il soit le plus ancien de tous ; il est situé vers le cap de Mallebarre. La troisième est celle de Kenetigouk[5], à trente ou quarante lieues de la deuxième. Celle-ci a environ dix bourgs. Kenetigouk est la rivière des Sokokiois. La quatrième est celle de Kouinopeia[6], à dix lieues de la troisième »[7].

Le P. Druillettes dit « que la rivière Kenetigouk. « était celle des Sokokiois. » Mais ceci ne veut pas dire que ces sauvages résidaient au Connecticut. Ils résidaient au Sud-Ouest de la rivière Kénébec et s’étendaient dans le New Hampshire, jusqu’à la rivière Connecticut. Ils voyageaient très-souvent sur cette rivière, et descendaient, par cette voie, jusqu’à la mer ; voilà pourquoi on appelait cette rivière « celles des Sokokis. »

Dans ce voyage la Père visita, à Roxbury, le ministre Eliot, appelé par les Anglais l’apôtre des sauvages. Ce ministre dut être fort étonné en voyant le missionnaire Jésuite, qui parlait la langue sauvage aussi bien que les sauvages eux-mêmes et dont « l’habit et l’équipage le rapprochaient plus d’un sauvage que d’un Français de médiocre condition »[8]. Cependant, il le reçut avec bienveillance. « Le Ministre », écrit le Père, « nommé maître Héliot, qui enseignait quelques sauvages, me retint chez lui, à cause que la nuit me surprenait, et me traita avec respect et affection, et me pria de passer l’hiver avec lui »[9].

Il visita aussi quelques bourgades sauvages. Il put s’entretenir longuement avec ces sauvages, parcequ’ils parlaient la même langue que les Abénakis.

Lorsqu’il eut rempli sa mission à Boston, il retourna à la rivière Kénébec, où il passa dix mois à évangéliser ses sauvages. Il fut de plus en plus étonné de leurs admirables dispositions. Cinq choses excitèrent singulièrement son admiration : leur foi, leur ferveur, leur affection et leur respect pour le missionnaire, leur courage à mettre en pratique ce qui leur avait été enseigné et leur désintéressement en embrassant la religion chrétienne.

1o . Il admira leur foi. Ces sauvages n’avaient pas eu de missionnaire depuis trois ans pour faire croître cette première semence, qui avait été jetée dans leurs cœurs, comme en passant, dans la première mission ; cependant, il s’aperçut de suite qu’elle y avait produit des fruits abondants, et que leur foi, loin de diminuer avait augmenté.

Ceux qu’il n’avait pu instruire que fort légèrement avaient récité chaque jour les prières qu’il leur avait enseignées. Ceux qui avaient recouvré la santé, après avoir été baptisés, publiaient partout que le baptême leur avait rendu la vie. Comme ils avaient appris qu’il faut confesser les péchés commis après le baptême, ils s’accusaient publiquement de leurs fautes, suppliant leurs frères de les punir pour ces fautes légères. L’un d’eux répétait partout : « Je marchais comme les bêtes à quatre pieds, je ne pouvais me tenir debout, et, aussitôt après mon baptême, j’ai marché et couru comme les autres. »

On présentait au Père des petits enfants qu’il avait baptisés lorsqu’ils étaient dangereusement malades. « Voilà, » disait-on, « ceux que tu as ressuscités par l’eau que tu as versée sur leurs têtes »[10].

Quelques uns l’entretenaient jusqu’à une heure fort avancée de la nuit, lui rendant naïvement compte de leurs consciences. Ils lui racontaient toutes les attaques que les jongleurs leur avaient livrées au sujet de leurs malades, voulant les guérir à leur mode, par des cris, des hurlements et des sortilèges. « Ils ont été cause, » disaient-ils, « que nous avons redoublé nos prières, demandant à Dieu la santé de nos malades, afin qu’on ne nous forçât pas de les mettre entre leurs mains. Nous avons souvent été exaucés sur le champ, et, de cette manière, un grand nombre de nos malades ont recouvré de suite la santé. Après avoir adressé à Dieu toutes les prières que nous savions, et lui avoir dit tout ce qui nous venait au cœur, nous ajoutions : Tu connais nos cœurs. Nous voulons faire pour le bien des malades ce que fait notre Père. Nous voulons te dire tout ce qu’il te dit ; tu le sais et nous le savons. Regarde ce qu’il fait, et écoute ce qu’il te dit : c’est ce que nous voulons faire et te dire »[11].

Il rencontra un vieillard, âgé de près de cent ans, qu’il avait baptisé en 1647, le croyant alors sur le point de mourir. Lors de son baptême, ce bon vieillard était malade depuis trois ou quatre ans, et tout portait à croire qu’il était sur le bord de sa tombe ; mais, par le baptême, il reçut la santé du corps comme la vie de l’âme. Ce bon néophyte fut souvent un sujet d’édification pour ses frères. « Vous savez bien, » leur disait-il, « que j’étais mort avant mon baptême ; je ne vivais plus, je ne pouvais plus me remuer. Deux jours après, l’on me vit en santé. Cet hiver j’ai tué quatre orignaux, que j’ai rejoints à la course ; j’ai assommé deux ours et j’ai mis à mort une grande quantité d’autres animaux. Je pense sans cesse à Celui qui a tout fait ; je parle souvent à Jésus ; il me fortifie et me console. Je suis demeuré seul de ma famille. J’ai vu mourir ma femme, mon fils et mes petits neveux. J’en ai ressenti quelque douleur au commencement ; mais dès que je me suis mis en prières, mon cœur a été consolé, sachant que ceux qui croient et qui sont baptisés vont au ciel. J’ai remercié Celui qui a tout fait de ce qu’ils étaient morts chrétiens, et je sens une grande joie dans mon âme, sachant que je les verrai bientôt dans le ciel. Quand mon cœur veut s’égarer dans la tristesse, je me mets à genoux devant Dieu, et la prière me fait retrouver mon cœur »[12].

Un autre vieillard, qui avait aussi été baptisé, était devenu un véritable saint. Il était si adonné à l’oraison qu’il passait la plus grande partie de la nuit à s’entretenir seul avec Dieu, tandis que les autres se livraient au sommeil. Le Père, étant une nuit couché dans le wiguam de ce saint vieillard, l’entendit se lever et se mettre en prières, prenant les plus grandes précautions pour ne pas éveiller ceux qui dormaient près de lui ; c’est ce qu’il faisait toujours. Cette fois le Père veillait, afin de le surprendre dans cette pieuse ruse. Ce saint néophyte commença son oraison par les prières qui lui avaient été enseignées, puis en ajouta un grand nombre d’autres, qui exprimaient de si beaux sentiments que le Père en fut ravi d’admiration[13].

Lee sauvages assuraient que ce saint vieillard obtenait souvent par ses prières la guérison des malades, ou d’autres faveurs qui les étonnaient toujours.

Plusieurs dirent au missionnaire que leurs enfants, morts après le baptême, leur avaient apparu, venant du ciel pour les encourager à pratiquer les vertus chrétiennes. « Cette vue », disaient-ils, « nous comblait d’une joie que nous ne pouvons exprimer, et quelques uns d’entre nous, étant malades, guérissaient tout-à-coup. » Les mères le conduisaient sur les tombeaux de ces petits anges, le priant de remercier Dieu avec elles de les avoir placés dans le ciel. L’une d’entr’elles lui dit : « Avant qu’on nous eût parlé du ciel, nous étions inconsolables à la mort de nos enfants ; nous pleurions longtemps la mort de nos moindres parents. Mais maintenant mon cœur est bien changé ; il ne ressent plus ces angoisses, même à la mort de mon mari ou de mes enfants. Mes yeux jettent bien quelques larmes au commencement ; mais dès que je viens à penser que leurs âmes sont au ciel avec Dieu, ou qu’elles y entreront bientôt, je sens une grande joie dans mon cœur, et toute ma pensée n’est que de prier Dieu qu’il les mette bientôt avec lui. Si le démon veut par fois me jeter dans la tristesse par la pensée de la perte de quelqu’un que j’aimais, j’ai aussitôt recours à celui qui a tout fait, et il me fait connaître que celui qui est avec lui n’est pas perdu »[14].

Peut-on concevoir une foi plus vive que celle de ces sauvages ? En lisant les naïves et sublimes paroles de ces bons néophytes, ne se croirait-on pas transporté aux premiers siècles de l’Église, où la foi des chrétiens étonnait les rois et les empereurs, désarmait quelquefois les tyrans, et entraînait les infidèles vers la religion chrétienne !

2o  Ces bons néophytes priaient avec tant de ferveur et de piété que le missionnaire en fut étonné. Rien aussi n’était plus admirable que leur ardeur pour apprendre les prières et les vérités qui leur étaient enseignées. Ils passaient des nuits entières à répéter dans leurs wiguams ce qu’ils avaient entendu le jour précédent. Leur émulation dans cette étude était telle, qu’elle causait une véritable lutte entr’eux. Les plus petits luttaient avec les plus grands, et les enfants, ayant la mémoire plus heureuse, devenaient les instituteurs des vieillards. Quelques uns écrivaient leurs leçons à leur mode. Un petit morceau de charbon servait de plume, et une écorce de bouleau prenait la place du papier. Les caractères qu’ils traçaient étaient des espèces d’hiéroglyphes particuliers à chacun d’eux ; l’un ne pouvait ni connaître ni comprendre l’écriture de l’autre[15]. De cette manière, ils notaient les principales choses qu’ils entendaient, surtout ce qui frappait leur imagination, et étudiaient ces notes pendant la nuit. Le lendemain, le missionnaire était fort étonné de les entendre répéter, avec la plus grande exactitude, presque tout ce qu’il leur avait dit le jour précédent[16].

Il était surtout admirable à voir comme les petits enfants montraient de l’empressement et du courage pour apprendre les prières. Ils assistaient régulièrement à la prière qui se faisait en commun à la chapelle, soir et matin. Ils suivaient toujours, en grand nombre, le missionnaire, lui demandant de leur enseigner les prières. Ils se mettaient alors à genoux, joignaient dévotement leurs petites mains, et prononçaient posément et distinctement les paroles qu’il leur faisait répéter. Ils ne manquaient jamais à ce pieux et édifiant exercice[17].

3o . Le missionnaire admira souvent la grande affection que ces bons sauvages lui témoignaient. Dans leurs festins, ils l’honoraient toujours du mets qu’ils servaient aux Chefs. En voyage, on lui donnait le meilleur canot ; s’ils prenait un aviron, on le lui enlevait des mains, en disant que son ouvrage était de prier Dieu. « Prie pour nous, » disaient les sauvages, « et nous ramerons pour toi »[18]. Dans les portages, où il fallait porter le bagage et les canots, il n’était chargé que de sa petite chapelle de voyage[19], et souvent quelques uns le priaient de la placer sur les sacs qu’ils portaient, disant « que ce petit fardeau de Jésus ne ferait que diminuer la pesanteur de leurs charges » [20].

Si quelqu’un laissait échapper contre lui quelques paroles blessantes, il en était aussitôt sévèrement réprimandé. En voici un exemple assez remarquable. Se trouvant un jour dans une bourgade voisine d’une habitation anglaise, un domestique assista à l’une de ses instructions. Cet homme, soit par malice, soit parcequ’il n’avait pas compris, dit à son maître que le missionnaire avait parlé contre les Anglais. Les sauvages apprenant que cet Anglais en était fâché, allèrent le trouver, et lui firent la harangue suivante.

« Nous entendons mieux notre langue que ton serviteur. Nous étions près de notre père quand il parlait ; nous l’écoutions attentivement et toutes ses paroles sont venues droit à nos oreilles. Sois assuré qu’il n’a jamais dit du mal des Anglais. Il nous enseigne que Dieu haït, condamne et punit le mensonge, et qu’il faut l’éviter puisque nous voulons suivre sa loi et lui obéir. Conserve ces paroles dans ton cœur : ces gens là ne mentent pas.

« Au reste il est bon que tu saches qu’il est maintenant de notre nation, que nous l’avons adopté pour notre compatriote, que nous le considérons et l’aimons comme le plus sage de nos Chefs, que nous le respectons comme l’ambassadeur de Jésus, auquel nous voulons nous donner entièrement. Par conséquent, quiconque l’attaque attaque tous les Abénakis[21].

Convaincu qu’il avait été trompé, l’Anglais pria le missionnaire d’oublier le passé, et lui assura qu’il ne croyait rien de ce qui lui avait été rapporté.

Les sauvages dirent dans cette harangue « qu’ils avaient adopté le missionnaire comme leur compatriote » ; en effet, les Nurhantsuaks, qui formaient une tribu considérable située dans le haut de la rivière Kénébec, voulant lui donner une preuve d’affection et de confiance, l’incorporèrent à leur nation dans un grand Conseil. Le grand Chef, nommé Umamanradok[22] dit dans sa harangue « que le Père était non seulement leur maître en la foi, mais qu’il était de plus la meilleure tête du pays, pour traiter d’affaires, qu’il le regardait comme un vieillard rempli de sagesse, et que, quoiqu’il regardât pourtant le soleil depuis longtemps, il ne se considérait que comme un enfant auprès de lui »[23].

4o . Le missionnaire admira le courage de ces sauvages à mettre en pratique ce qu’il leur avait enseigné, et à éviter ce qu’il leur avait défendu. Nous donnerons une idée de ce courage admirable par les discours de ces bons néophytes.

« Tu nous as commandé, » disaient-ils au missionnaire, « de combattre les démons qui nous attaquent. Nous l’avons fait, et nous le ferons encore. Ces démons sont en grand nombre ; mais leurs forces diminuent de jour en jour, et notre courage augmente.

« Le démon qui excitait et fomentait les querelles parmi nous est chassé pour toujours. Tu n’entends plus de bruit dans nos wiguams. Les femmes ne se querellent plus entr’elles. La mort soudaine de l’un de nos Chefs, à la suite d’un différend avec le Chef de ceux qui résident à l’embouchure de cette rivière, nous avait fait croire qu’il avait été tué secrètement par le moyen de sortilèges. Les anciennes inimitiés que nous avons eues avec cette nation se réveillaient dans nos cœurs, et nous étions sur le point de lui déclarer la guerre ; mais tes paroles ont chassé le démon qui nous portait à cette vengeance. Tu es notre Père, sois aussi notre arbitre. Parle dans nos Conseils, et tu seras écouté. Nous remettrons toujours nos différends entre tes mains. Nous voyons bien que tu nous aimes, puisque tu souffres et pries jour et nuit pour nous.

« Quant au démon de l’ivrognerie, que tu avais chassé de nos wiguams en ton premier voyage, les Anglais l’ont ramené aussitôt que tu nous as quitté. Mais il faut maintenant l’exterminer pour toujours, car il nous ôte la vie, nous cause des meurtres, nous fait perdre l’esprit, nous rendant semblables à des enragés. Nous irons trouver le commis des Anglais et nous lui dirons : toi, commis de Plymouth et de Boston, peins nos paroles sur le papier, et envoie les à ceux de qui tu dépends ; dis leur que tous les sauvages de la rivière Kénébec haïssent l’eau-de-feu et que s’ils en font encore apporter pour leur vendre, ils croiront qu’ils veulent les exterminer. Peins ces paroles, et notre Père nous servira d’ambassadeur, et ira lui-même les porter à tes Chefs.

« Le démon qui nous portait à croire aux superstitions des jongleurs a complètement perdu son crédit parmi nous. Nous comprenons la vanité et l’impuissance des jongleurs et de leurs sortilèges. Depuis que tu nous as instruits sur ce point, nous avons souvent vu des personnes, que nous pensions ensorcelées, revenir à la santé, après avoir prié celui qui est le maître de tous les démons. Maintenant tous les jongleurs avouent leur faiblesse, et reconnaissent le pouvoir de Jésus »[24].

Les jongleurs cédèrent, en effet, devant le missionnaire, et reconnurent que son autorité venait de Dieu. Quelques uns l’invitèrent dans leurs wiguams, et le reçurent avec bienveillance. Le plus célèbre d’entr’eux Aranbino[25], qui, trois ans auparavant avait levé sur lui la hache pour l’assommer, revint comme les autres à de meilleurs sentiments, et fit même profession ensuite d’être son intime ami[26].

« Quant au démon qui nous a fait aimer la polygamie, » ajoutaient les sauvages, « il est fort décrié parmi nous, car nous voyons bien les inconvénients et les désordres qui proviennent de la pluralité des femmes. Celui qui prétend être nommé Chef parmi nous ne le sera jamais, s’il ne quitte l’une de ses femmes. Et quand même quelqu’un d’entre nous ne voudrait pas avoir de l’esprit, ceci n’empêcherait pas que les autres ne se fissent chrétiens. Prends donc courage et demeure avec nous, puisque nous voulons t’obéir. Tu es notre compatriote ; nous sommes maintenant tous d’une même nation. Tu es notre maître, nous sommes tes disciples. Tu es notre Père, nous sommes tes enfants. Ne nous abandonne pas à la furie des démons. Ne crois pas qu’ils soient bien éloignés de nous. Ils viendront nous égorger dès que tu seras parti. Délivre-toi, et nous aussi, de la peine et des dangers de tant de longs voyages pour aller te chercher en Canada. Nous sommes témoins que les principaux Anglais de ces contrées te respectent. Les Pères de l’Acadie nous ont dit qu’ils t’avaient écrit, et que tu pouvais revenir en notre pays : quand tu voudrais. Que deviendront ceux qui mourront sans baptême et sans confession en ton absence »[27].

Ces discours touchaient le missionnaire, l’attendrissaient jusqu’aux larmes, et l’attachaient tellement à ces bons néophytes qu’il n’eût jamais songé à laisser leur pays, n’eût été la voix de Dieu qui l’appelait à Québec.

5o . Enfin, il admira le désintéressement de ces sauvages dans leur empressement à embrasser le christianisme. Les sauvages du Canada pouvaient attendre des secours temporels des P. P. Jésuites et des Français, tandis que les Abénakis ne pouvaient espérer de leur missionnaire que leur instruction religieuse, parcequ’ils le voyaient vivre dans la pauvreté comme eux, n’ayant pour demeure que leurs wiguams, et pour lit que la terre nue. Ils n’attendaient aucune faveur des Anglais par l’influence du missionnaire. Ils n’étaient donc pas engagés à embrasser le christianisme par l’espoir de récompenses temporelles. La grâce seule agissait sur leurs cœurs, et les portait à recevoir avec ardeur les enseignements qui leur étaient donnés. Dieu seul mettait dans leurs cœurs cette affection qu’ils avaient pour son ministre ; c’était un moyen qu’il employait, dans sa miséricorde envers ce pauvre peuple, pour l’appeler à lui.

Au mois de Janvier, le missionnaire accompagna ses sauvages à la grande chasse, comme il l’avait fait en 1647, et au retour de cette excursion, il songea à partir pour le Canada.

Il lui fut pénible de laisser ses chers néophytes, qu’il aimait plus que lui-même. Ce fut donc avec regret qu’il quitta sa mission de l’Assomption, pour se mettre en route vers Québec, où il arriva dans le mois de Juin 1651[28].



  1. Relations des Jésuites, 1652. 22
  2. Relations des Jésuites. 1651. 14, 15.
  3. Relations des Jésuites. 1651. 15.
  4. L’Abbé J. B. A. Ferland. Hist. du Canada, 1ère partie. 392
  5. De « Kunateguk » à la rivière longue, d’où les Anglais ont fait le mot « Connecticut ».
  6. De « Kinnipiia », c’est la grande eau. C’était le pays des sauvages « Kinnipiaks. » Ce territoire fut appelé « New-Haven. »
  7. Lettre du P. Druiîlettes, (l’Abbé J. B. A. Ferland. Hist. du Canada, 1ère partie. 393.)
  8. Lettre du P. Druillettes.
  9. Lettre du P. Druillettes.
  10. Relation des Jésuites, 1653. 27.
  11. Relations des Jésuites. 1652. 27.
  12. Relations des Jésuites, 1652. 27.
  13. Relations des Jésuites. 1652. 27, 28.
  14. Relations des Jésuites. 1653. 28.
  15. Relations des Jésuites. 1652. 28, 29.
  16. Nous avons nous-mêmes été témoin d’un fait semblable chez les sauvages Têtes-de-Boule de la rivière Saint-Maurice, où nous avons été missionnaire pendant trois ans. Nous vîmes souvent, pendant les instructions ou les explications du catéchisme, des sauvages traçant sur des morceaux d’écorce, ou autres objets, des hiéroglyphes fort singuliers. Ces sauvages passaient ensuite la plus grande partie de la nuit suivante à étudier ce qu’ils avaient ainsi écrit, et à l’enseigner à leurs enfants ou à leurs frères. La rapidité avec laquelle ils apprenaient de cette manière les prières était fort étonnante.
  17. Relations des Jésuites. 1652. 29.
  18. Relations des Jésuites. 1652. 29.
  19. La chapelle de voyage était une petite boîte contenant tous les objets nécessaires pour célébrer le Saint-Sacrifice de la messe.
  20. Relations des Jésuites. 1652. 29.
  21. Relations des Jésuites, 1652. 29. 30.
  22. De « Umamoratak, » il y a là des loups.
  23. Relation des Jésuites. 1632.30.
  24. Relations des Jésuites, 1652. 30. 31.
  25. De « Arag8inno, » il est de fer ; ceci s’entend aussi de celui dont le caractère est indomptable.
  26. Relation des Jésuites, 1652, 31.
  27. Relations des Jésuites. 1651. 31.
  28. Relations des Jésuites. 1652. 22.