Histoire des Abénakis/2/01

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CHAPITRE PREMIER.

les abenakis en canada et en acadie — guerre contre les iroquois — expéditions dans la nouvelle-angleterre et la nouvelle-york — traité de paix avec les iroquois.

1680-1701.


Les premiers émigrants abénakis arrivèrent en Canada dans un temps de paix. Les Iroquois avaient mis bas les armes depuis quinze ans, et vivaient en bonne intelligence avec les Français. Cependant, un nouvel orage commençait à se former du côté de ces barbares. L’influence du voisinage des Anglais se faisait de plus en plus sentir parmi eux. Le colonel Thomas Dungan, gouverneur de la Nouvelle-York, était sans cesse occupé à les rallier aux intérêts des Anglais. Ceux-ci vendaient leurs marchandises à meilleur marché que les Français, et payaient les fourrures beaucoup plus cher qu’eux. Dungan faisait valoir habilement auprès des sauvages ce motif de commerce, et les attirait vers lui par ce moyen. Il était clair qu’il allait bien vite s’emparer de toute la traite de ces contrées.

Le Comte de Frontenac, gouverneur du Canada, prévoyant que cette nouvelle difficulté ne pourrait être règlée que par une guerre, et qu’il aurait alors besoin du secours des Abénakis, reçut les premiers émigrants avec bienveillance, et leur permit de s’étendre sur le territoire situé au Sud du fleuve St. Laurent, depuis la rivière Chaudière à celle des Iroquois[1]. Un certain nombre de ces sauvages se répandirent alors sur les rivières Chaudière, Etchemin[2] et des Abénakis[3], et les autres, parmi lesquels étaient les Sokokis, allèrent se fixer dans les environs des Trois-Rivières, sur les rivières qui furent appelées plus tard « Bécancourt et Saint-François »[4]. Dès lors, tout le territoire qui s’étendait, d’un côté, depuis la rivière Chaudière à celle des Iroquois, et de l’autre, depuis le fleuve Saint-Laurent à la Nouvelle-Angleterre, fut considéré comme appartenant à ces sauvages. C’est ce qui explique les prétentions qu’ils eurent, plus tard, sur la partie Nord du territoire, connu aujourd’hui sous le nom de New-Hampshire, lorsque les Anglais voulurent y faire de nouveaux établissements, comme nous le verrons.

La même année, ou la suivante, les P. P. Jésuites réunirent à Saint-Joseph de Sillery un certain nombre de ces sauvages, et formèrent, avec ceux qui y étaient déjà[5], une mission abénakise de 500 à 600 âmes. En 1683, ils établirent sur la rivière Chaudière une autre mission abénakise plus considérable, qu’ils appelèrent Saint-François de Sales[6].

En 1682, la guerre avec les Iroquois paraissait imminente. Des difficultés survenues entre le commandant de Michillimackinac et ces sauvages, les avaient presqu’entièrement détachés des Français. Le comte de Frontenac, quoique sans cesse occupé à conserver leur commerce et à éviter une rupture avec eux, n’y parvenait, malgré sa grande habileté, qu’à force de présents. Ces sauvages, recherchés à la fois par les Français et les Anglais, étaient devenus prétentieux. Les Anglais flattaient leur orgueil, en vantant leur courage, et leur promettaient des secours, ce qui leur donnait une audace sans bornes. Aussi, des conférences que le gouverneur eut avec leurs ambassadeurs n’eurent aucun bon résultat.

Dans ces circonstance critiques, la Cour de France fut obligée de rappeler le Comte de Frontenac, par suite de regrettables difficultés qu’il avait avec Monseigneur de Laval, les Sulpiciens et le gouverneur de Montréal. Frontenac, colère et violent, traitait avec hauteur tous ceux qu’il considérait comme ses ennemis. C’est ce qu’il fit fort injustement à l’égard du vénérable évêque de Québec et des Sulpiciens de Montréal.

Il fut remplacé par M. Lefebvre de la Barre.

Aussitôt après son arrivée à Québec, le nouveau gouverneur, effrayé de la guerre qui menaçait le pays, convoqua une assemblée des notables, pour délibérer sur les moyens à prendre, afin d’éviter un tel malheur[7]. Dans un danger si imminent, il fut décidé de demander du secours à la France. Mais Louis XIV n’eut alors que 200 soldats à envoyer à Québec, pour protéger un pays quatre fois plus grand que la France ! Il informa cependant M. de la Barre qu’il s’était adressé à la cour d’Angleterre pour l’engager à empêcher ses colonies de soulever les sauvages contre le Canada, et que Charles II avait en conséquence ordonné au gouverneur de la Nouvelle-York d’entretenir la bonne intelligence avec les Français[8].

Mais cet ordre n’empêcha pas Dungan de continuer à exciter les Iroquois contre le Canada. Bientôt, il parvint à les engager à déclarer la guerre aux Illinois, alliés des Français.

À cette nouvelle, M. de la Barre envoya, au commencement de Février 1684, un messager auprès des Onnontagués. Ce député arriva à Albany la veille du jour où les sauvages devaient partir pour l’expédition projetée. Il fut bien reçu par eux, mais il ne put réussir à les appaiser. Un Chef iroquois lui répondit avec hauteur et fierté : « Nous ne nous sommes pas éloignés de nos routes. Mais lorsqu’Ononthio[9], le Chef du Canada, nous menace de la guerre, fuirons-nous ? Resterons-nous dans nos maisons ? Nos chasseurs de castor sont braves, et le chasseur de castor doit être libre »[10].

À peine le messager de M. de la Barre se fut-il retiré, qu’une armée d’Iroquois se mit en marche contre les Illinois. Cette armée était destinée à s’emparer du fort Saint-Louis. Les Iroquois rencontrèrent sur leur route quatorze Français, qui allaient faire la traite avec les Illinois et qui ne s’attendaient pas à cette rencontre ; ils les firent prisonniers, leur enlevèrent des marchandises pour la valeur de 15,000 francs, puis continuèrent leur route vers le fort Saint-Louis, qu’ils croyaient enlever par surprise, Mais ils furent vivement repoussés par les Français, qui y stationnaient, et se retirèrent, après avoir perdu un grand nombre de leurs guerriers[11].

Alors le gouverneur résolut d’aller punir ces sauvages. Il invita pour cette expédition les Abénakis, qui consentirent volontiers à s’unir aux autres alliés, Algonquins, Hurons et Iroquois chrétiens. Plus de 100 guerriers abénakis partirent immédiatement de Sillery, de la rivière Chaudière et des environs des Trois-Rivières, pour aller rejoindre à Montréal l’armée de l’expédition. Le gouverneur partit pour le lac Ontario, le 6 Juillet, avec une armée de 600 Canadiens, 400 sauvages et 300 hommes de garnison. Il était accompagné de M. de Bécancourt. À peine fut-il rendu au lac Ontario, que les exhalaisons malsaines des marais du voisinage causèrent dans son armée des fièvres, qui s’y propagèrent tellement qu’elles la rendirent bientôt incapable de combattre. Il se trouva alors dans l’obligation de demander la paix aux sauvages qu’il voulait combattre. Après quelques débats entr’eux, ces sauvages consentirent à la paix, avec la condition que les Illinois ne seraient pas compris dans ce traité de paix, et que l’armée française partirait dès le lendemain[12]. Un Chef iroquois prononça alors la harangue suivante : « Ononthio a été notre père depuis dix ans ; et depuis longtemps Corlaer[13] a été notre frère ; mais c’est parceque nous l’avons voulu. Ni l’un ni l’autre est notre maître. Celui qui a fait le monde nous a donné cette terre que nous foulons. Nous sommes libres. Vous nous appelez sujets. Nous, nous disons que nous sommes frères. Nous devons prendre soin de nous-mêmes. J’irai à mon père parcequ’il est venu à ma porte, et parcequ’il désire me dire des paroles raisonnables. Nous embrasserons la paix au lieu de la guerre. La hache sera jetée dans une eau profonde »[14].

Le gouverneur fut forcé d’accepter ce disgracieux traité, laissant ses alliés à la merci de leurs ennemis.

Comme nos historiens ne parlent point de la présence des Abénakis dans cette expédition, nous allons prouver qu’ils en firent partie. Voici ce qu’écrivait à ce sujet, en 1684, le P. Jacques Bigot, alors missionnaire de ces sauvages sur la rivière Chaudière.

Le Père, après avoir raconté un accident où il faillit périr en remontant la rivière pour se rendre à sa mission, ajoute : « Le canot qui nous secourut fut celuy de Monsieur le Général envoyé à l’Acadie promptement pour y porter ses présents et inviter tous les Abnaquis qui restent à l’Acadie pour se venir joindre à ceux que nous avons icy, et à aller en guerre avec les François contre les Iroquois. On vous escrit d’ailleurs l’estat où sont les choses qui concernent nostre mission qui va probablement s’augmenter extrêmement par la venue des gens qui viendront en guerre et seront accompagnez de leurs femmes et enfans. Ceux qui sont partis ce matin, 6 Juin, pour les inviter à venir en guerre sont nostre Dogique Etienne Nek8teneant[15], et deux de ses frères qui sont tous trois des plus braves que nous ayons icy, et pour la piété et pour le courage.

« On fait beaucoup espérer à nos sauvages si le tout réussit, et tous les plus considérables François du pays disent qu’on attend plus du courage et de la fidélité des Abnaquis que du secours de tous les autres sauvages nos alliez[16]

« Je ne scay si j’accompagneray mes sauvages à la guerre, mais je vois bien, soit que j’y aille soit que je demeure icy, que je ne manqueray pas d’occupation : celle que j’ay maintenant, outre les instructions ordinaires et les visites de nos cabanes et de nos champs, est de les faire travailler à ce que leur ordonne Monsieur le Général et à chercher des vivres[17].

« La pluspart des premiers arrivez sont allez en guerre, nous en avons icy encore une trentaine qui attendent les premiers ordres de Monsieur le Général pour l’aller joindre : il y a plus de soixante des gens de nostre mission qui sont avec luy : je n’y en ay point envoyé qui n’ait plus de vingt ans parcequ’on m’avait prié de n’envoyer point de bouches inutiles.

« Monsieur le Général a témoigné à nos sauvages une estime particulière d’eux. Il leur dit qu’il ne vouloit d’abord que des Abnaquis, dont il estoit assuré du courage et de la fidélité pour le dessein qu’il avait d’envoyer faire quelque découverte sur l’Iroquois, il ne prit pour ce premier dessein que trente de nos gens avec 200 François ; le reste partit quelques jours après ; nous en attendons encore tous les jours de l’Acadie avec ceux qui sont icy : on n’a pas eu de l’Acadie tout le monde qu’on attendoit. Monsieur de Saint-Castin à qui Monsieur le Général avoit fait adresser les ordres et les présens pour inviter les Abnaquis de l’Acadie de se venir joindre à ceux de nostre mission, a esté fort molesté de l’Anglois qui l’a sommé trois fois cet hiver de quitter le poste de Pentagoët où il est. Cela à ce qu’il escrit icy l’empesche de venir avec les sauvages qu’on souhaitoit de ce costé là »[18]

« Tous ceux qui sont arrivez de l’Acadie avec les nostres ont tesmoigné une passion furieuse de donner sur l’Iroquois, et on m’escrivoit il y a deux jours de Montréal que tout le monde estoit extrêmement content de nos gens On me dit hier, onzième Aoust, que nos Abnaquis avoient desjà grande réputation en France »[19]

« Ny mon frère[20] ny moy n’avons suivy les sauvages à la guerre : il a quelque occupation à la mission des Iroquois du Sault qu’on a jugez plus nécéssaire et pour moy on ne m’a pas voulu faire quitter un sy grand nombre de sauvages qui restent icy pour aller avec environ 100 guerriers qui sont en tout les Abnaquis et les Soquoquis qui sont allez d’icy[21].

 

« Ce 27 Septembre, il y a près de trois semaines qu’il nous a fallu changer quasy tout l’ordre du jour de nostre mission pour nous occuper à instruire et soulager les malades qui sont de retour de la guerre[22]. Il n’y en a qu’un ou deux de tous ceux qui ont accompagnez Monsieur le Général qui n’ait pas esté attaqué d’une fièvre venimeuse qui tient icy tous les autres dangereusement malades[23]……

« Monsieur le Général et tous les principaux François aussy bien que nos Pères qui avoient accompagné l’armée ont tesmoigné qu’ils avoient esté surpris de la manière chrestienne dont s’estoient comportez tous nos Abnaquis, et de la ferveur admirable qu’ils faisoient paroistre tous les jours à faire plusieurs fois leurs prières. On attendoit beaucoup d’eux à ce que tout le monde me dit, et un de nos Pères m’a ajousté que dans le traité de paix qu’on a fait, les Iroquois avoient tesmoigné l’estime qu’ils faisoient du courage des Abnaquis. À leur retour j’entendois dire de tous costez dans Kébec qu’il falloịt les soulager dans leurs maladies, et qu’on pouvoit beaucoup attendre d’eux »[24].

Ainsi, l’on voit, par ces extraits d’un document de la plus grande authenticité, que les Abénakis des environs de Québec et des Trois-Rivières prirent part à l’expédition de 1684 contre les Onnontagués. On voit aussi que, de tous les alliés, ces sauvages étaient non seulement les plus dociles à la voix de Dieu, mais encore les plus fidèles aux Français, et les plus courageux dans les combats. Ils étaient aussi inébranlables dans leur attachement pour leurs alliés qu’indomptables sur le champ de bataille. Aussi, le gouverneur du Canada, dans toutes ses expéditions, soit contre les Iroquois, soit contre les Anglais de la Nouvelle-Angleterre ou de la Nouvelle-York, ne manqua jamais d’avoir sa troupe de guerriers abénakis, pour encourager les autres par leur exemple. Partout, dans la marche comme dans les combats, ces sauvages étaient toujours à la tête des autres. Ils faisaient toujours partie de l’avant-garde de l’armée, et combattaient aux premiers rangs.

La nouvelle du disgracieux traité avec les Onnontagués parvint bientôt en France. Alors le rappel de M. de la Barre fut décidé ; et l’année suivante, 1685, le Marquis de Denonville fut envoyé pour le remplacer.

On avait spécialement recommandé au nouveau gouverneur de protéger les alliés, que M. de la Barre avait négligés, d’abattre l’orgueil des Iroquois, et de les soumettre ; mais ces sauvages, ne mettant plus de bornes à leur insolence, méprisèrent ces recommandations, et se moquèrent des Français.

Denonville, voyant qu’il n’avait pas assez de forces pour réduire ces fiers ennemis, demanda des secours à la France, et proposa en même temps de bâtir un fort à Niagara, représentant au Ministre que ce nouveau fort et celui de Frontenac rendraient le Canada maître des lacs, en temps de guerre comme en temps de paix[25].

La demande et les suggestions du gouverneur furent approuvées en France, et au printemps de 1687, on lui envoya 800 hommes de troupes, avec des secours pour bâtir un nouveau fort à Niagara. Alors, il organisa de suite son armée pour marcher contre les Iroquois. Il envoya des députés chez les Abénakis, pour les inviter à prendre part à cette expédition. La population de ces sauvages avait augmenté depuis trois ans ; car un grand nombre de familles abénakises avaient quitté l’Acadie, pour venir s’établir à la mission de la rivière Chaudière et embrasser le christianisme. Tous ces sauvages « témoignaient une passion furieuse de donner sur l’Iroquois » ; aussi reçurent-ils l’invitation du gouverneur avec une grande joie. Comme leur population avait augmenté, un plus grand nombre qu’en 1684 purent aller en guerre. Environ 250 guerriers, y compris ceux des environs des Trois-Rivières, prirent immédiatement les armes, et se rendirent à Montréal, pour y rejoindre l’armée de l’expédition.

Denonville commença ses démarches contre les Iroquois par un acte d’injustice, qui déshonora le nom français aux yeux de ces sauvages. Ceux-ci, à la demande de leur missionnaire, le P. Lamberville, avaient envoyé quelques uns de leurs Chefs à Cataracoui ; le gouverneur fit ces Chefs prisonniers et les envoya en France chargés de chaînes[26]. Cette injustice irrita les sauvages, et ne servit qu’à augmenter leur fierté et leur insolence. On craignit beaucoup pour les jours du P. Lamberville, mais il fut sauvé par la générosité de quelques Chefs, qui, convaincus qu’il n’avait pris aucune part à cette insulte, le firent conduire en lieu de sûreté, par des routes détournées, « On ne saurait disconvenir », dirent-ils alors au Père, « que toutes sortes de raisons ne nous autorisent à te traiter en ennemi, mais nous ne pouvons nous y résoudre. Nous te connaissons trop pour n’être pas persuadés que ton cœur n’a pas eu de part à la trahison que tu nous as faite ; et nous ne sommes pas assez injustes pour te punir d’un crime, dont nous te croyons innocent, que tu détestes sans doute autant que nous, et dont nous sommes convaincus que tu es au désespoir d’avoir été l’instrument. Il n’est pourtant pas à propos que tu restes ici, tout le monde ne t’y rendrait peut-être pas la justice que nous te rendons, et quand une fois notre jeunesse aura chanté la guerre, elle ne verra plus en toi qu’un perfide, qui a livré nos Chefs à un rude et indigne esclavage, et elle n’écoutera plus que sa fureur, à laquelle nous ne serions plus les maîtres de te soustraire »[27].

Ce fut un Iroquois du nom de Garankonthié qui fut le principal auteur d’un procédé si noble. Ce sauvage était fort attaché au P. Lamberville, qui, de son côté, le regarda depuis comme son libérateur.

Cependant, Denonville se mit en marche pour son expédition, le 11 Juin 1687. Son armée, montée sur 200 berges et 200 canots, était composée de 832 soldats, environ 1000 Canadiens et 400 sauvages. Il alla établir son campement au lac Ontario, où il fut bientôt rejoint par un renfort de 600 hommes, venant du Détroit. Après quelque temps de repos, il se remit en marche, à la recherche des ennemis. Son armée souffrit beaucoup de la chaleur et des grandes fatigues d’une pénible marche, à travers le pays marécageux des environs du lac Ontario. Les Abénakis, accoutumés à de pareilles fatigues, montrèrent plus de vigueur que les autres. Ils étaient d’ailleurs encouragés par l’espoir de se rencontrer bien vite avec leurs plus grands ennemis, et de pouvoir enfin satisfaire les désirs de vengeance qu’ils nourrissaient contr’eux depuis tant d’années. Ils formaient l’avant-garde de l’armée, avec quelques Canadiens et sauvages alliés, et devançaient les autres de beaucoup. Cependant, comme ce pays, entrecoupé de montagnes, de marais et de ruisseaux, était très-favorable aux embuscades, ils s’avançaient avec prudence et précaution, afin de n’être pas surpris par l’ennemi. Malgré ces précautions, ils furent attaqués à l’improviste.

Un prisonnier iroquois, ayant pu s’échapper des mains des Français, était allé annoncer à ses frères la nouvelle de l’approche de l’ennemi. Alors, les Tsonnonthouans, après avoir incendié leur village, partirent, au nombre de 800, et allèrent se placer en embuscade sur la route de l’armée française. 500 se cachèrent dans un marais rempli d’herbes fort hautes et 300 se placèrent dans un ruisseau. Ces derniers devaient laisser passer les ennemis, puis les attaquer subitement par derrière, afin de les jeter dans la seconde embuscade.

Les Abénakis arrivèrent à la première embuscade bien avant le corps de l’armée. Les Iroquois, prenant l’avant-garde des Français pour leur armée entière, poussèrent le cri de guerre, et se jetèrent sur elle avec fureur. À cette attaque inattendue, la plupart des alliés se découragèrent et prirent la fuite. Mais les Abénakis tinrent ferme[28]. Aidés des Canadiens, ils combattirent vigoureusement, ne cédèrent pas un pouce de terrain, et résistèrent à cette impétueuse attaque jusqu’à l’arrivée d’un secours. Au plus fort de la mêlée, un détachement de Canadiens arriva au pas de course. Alors les Iroquois épouvantés, s’enfuirent vers ceux qui étaient cachés dans le marais ; ceux-ci, saisis à leur tour d’une terreur panique, prirent aussi la fuite. Quarante-cinq Iroquois furent tués en cette rencontre et environ soixante furent blessés. La perte des Français fut peu considérable[29].

Ainsi, il est bien évident que l’avant-garde de l’armée française fut sauvée en cette rencontre par le courage et la vigueur des Abénakis. Par leur héroïque intrépidité en faisant face aux Iroquois dans ce moment de si grande surprise, ils épargnèrent aux Français une perte considérable, et assurèrent le succès de l’expédition.

Denonville, craignant de tomber dans de nouvelles embuscades, établit son campement de nuit sur le champ de bataille.

Les sauvages passèrent la plus grande partie de cette nuit dans les réjouissances. Ils se saisirent des corps des Iroquois, tombés dans le combat, les mirent en pièces, et en firent un horrible festin[30] ; puis, ils dansèrent et chantèrent jusqu’à une heure fort avancée de la nuit[31]. Mais les Abénakis ne prirent aucune part à cet horrible festin, car, comme l’observent la plupart des auteurs français, entr’autres le P. de Charlevoix, ils n’ont jamais été anthropophages, ainsi que les Micmacs[32].

Le lendemain, Denonville se rendit au village incendié des Tsonnonthouans. Il n’y trouva pas un seul de ces sauvages, car ils avaient pris la fuite. Ce village était avantageusement placé sur une montagne, dont le sommet était couronné de nombreuses tours, remplies de maïs, que les sauvages n’avaient pas eu le temps de détruire. Les Français demeurèrent dix jours en cet endroit, et les Abénakis purent jouir pendant ce temps du plaisir de ravager les terres de leurs ennemis. Tout fut détruit : le maïs fut brûlé[33], et les animaux furent tués.

Les Abénakis demandèrent alors avec instances à marcher contre les autres cantons iroquois, représentant que l’occasion était favorable pour exterminer tous les Iroquois, puisqu’ils étaient tous sous l’empire de la terreur. Mais, Denonville refusa obstinément de se rendre aux suggestions de ces sauvages[34]. Il renvoya alors ses alliés et la plupart des troupes, et alla bâtir un fort à Niagara[35], où il laissa le Chevalier de la Troye et une garnison de cent hommes. Bientôt après, une terrible maladie s’étant déclarée dans le fort, M. de la Troye et sa garnison toute entière y périrent. Peu de temps après, le fort de Niagara fut abandonné et ruiné[36].

Denonville s’arrêta trop vite dans cette expédition chez les Iroquois, et laissa son entreprise inachevée. Il n’aimait pas les sauvages ; il en avait une telle horreur qu’il avait peine à en soutenir la vue[37]. Il croyait qu’il était impossible à un sauvage de donner un avis sage et sensé. C’est probablement pour cette raison qu’il ne fit aucun cas de celui des Abénakis en cette occasion. Ce fut un malheur, car cette expédition inachevée fut plus nuisible qu’utile à la colonie. La retraite du gouverneur fut le signal des représailles, et les Iroquois menacèrent aussitôt de la guerre, en disant : « Ononthio a volé nos Chefs et a cassé nos traités de paix »[38]. Alors des bandes d’Iroquois vinrent commettre des insolences aux forts de Frontenac et de Chambly ; mais elles furent repoussées ; quelques unes pénétrèrent jusque dans l’île de Montréal, où elles jetèrent l’épouvante et firent quelques ravages[39].

Les Abénakis, toujours prêts à venger les insultes faites aux Français, se réunirent et pénétrèrent dans le canton des Agniers, y firent des ravages et levèrent quelques chevelures. Comme ils savaient que les Anglais excitaient les Iroquois contre les Français, ils se rendirent dans la Nouvelle-York, pillèrent plusieurs habitations, et massacrèrent quelques personnes[40].

En 1688, des négociations de paix furent ouvertes entre les Français et les Iroquois. Dungan y intervint ; mais les conditions qu’il proposa ne furent pas acceptées. Les Iroquois envoyèrent alors en Canada des députés, accompagnés de 1,200 guerriers qui épouvantèrent les habitants de l’île de Montréal. Le harangueur de cette ambassade, Haaskouaun, commença à exprimer, en termes extrêmement emphatiques, la situation avantageuse où se trouvait sa nation, et parla ensuite avec mépris de la faiblesse des Français. « Pour moi », ajouta-t-il, « je les ai toujours aimés, et je viens d’en donner une preuve qui n’est point équivoque ; car, ayant appris le dessein. que nos guerriers avaient formé de venir brûler vos forts, vos maisons, vos granges et vos grains, afin qu’après vous avoir affamés, ils pussent avoir bon marché de vous, j’ai si bien sollicité en votre faveur, que j’ai obtenu la permission d’avertir Ononthio qu’il pouvait éviter ce malheur, en acceptant la paix aux conditions proposées par Corlaer. Au reste, je ne puis vous donner que quatre jours pour vous y décider ; et si vous différez davantage à prendre votre parti, je ne vous réponds de rien »[41].

Denonville répondit qu’il consentirait volontiers à la paix aux conditions suivantes : que tous ses alliés y seraient compris, que les cantons d’Agnier et de Tsonnonthouan lui enverraient aussi des députés, que toute hostilité cesserait de part et d’autre, et qu’il aurait la liberté de réparer le fort de Frontenac[42].

Ces conditions furent acceptées, et l’échange des prisonniers fut réglé sans difficulté. Le gouverneur écrivit aussitôt en France pour demander les prisonniers iroquois, alors détenus à Marseille[43]. Mais ce traité de paix ne fut pas de longue durée.

L’année suivante, 1689, le Chevalier Andros, gouverneur de la Nouvelle-York, essaya d’attirer à lui les Abénakis, et de les engager à abandonner la cause des Français[44]. Il fit plusieurs tentatives dans ce but, mais elles furent inutiles. Ces sauvages lui déclarèrent qu’il ne s’uniraient jamais aux Anglais, qu’ils préféraient s’exposer aux plus grands dangers que d’abandonner les Français, de qui ils tenaient le bonheur de connaître Dieu, et qu’ils aimaient mieux mourir que de consentir à une union, où ils feraient cause commune avec les Iroquois. Andros fut donc obligé de renoncer à son projet. Le P. de Charlevoix dit « qu’il aurait réussi sans l’attachement invincible que les Abénakis avaient pour leur religion et leurs missionnaires »[45].

Bientôt, les Iroquois prouvèrent d’une manière éclatante qu’ils n’avaient pas été sincères dans leur traité de paix de l’année précédente. Le 25 d’Août, tandis que tout le monde vivait dans la plus grande tranquillité, et que rien n’annonçait quelque soulèvement du côté des cantons, 1,500 Iroquois viennent au milieu de la nuit débarquer au village de la Chine, près de Montréal, poussent leur cri de guerre, lorsque les habitants sont plongés dans le sommeil, pénètrent dans les maisons, y égorgent tous ceux qui leur tombent sous la main, hommes, femmes et enfants, puis livrent le village aux flammes. Deux cents personnes périrent dans cet horrible massacre ; beaucoup furent faites prisonnières et emmenées dans les cantons, pour y souffrir les plus affreux supplices.

Après le massacre de la Chine, les Iroquois se divisèrent en plusieurs bandes, et se répandirent dans les campagnes, où ils détruisirent et ravagèrent tout ce qu’ils rencontrèrent. Ils semèrent la mort et l’épouvante depuis les Trois-Rivières jusqu’à Michillimackinac[46].

Ce fut dans ce temps de deuil et de désolation que le Comte de Frontenac revint en Canada. L’expédition contre les Tsonnonthouans avait causé une mauvaise impression en France et amené le rappel de Denonville. Le Comte de Frontenac, envoyé pour le remplacer, arriva à Québec le 22 Novembre.

Cependant, les Abénakis, profondément affligés des maux que les colons avaient soufferts dans le cours de l’été, et sachant que le gouverneur de la Nouvelle-York était le principal instigateur du soulèvement des Iroquois, résolurent de venger le malheur des Français sur les colonies Anglaises. Alors, un parti de guerriers Abénakis du Canada se rendit en Acadie, pour rejoindre ceux de Pentagoët. Bientôt ces sauvages, commandés par le Baron de Saint-Castin, se mirent en marche contre Pemaquid. Ils surprirent les habitants des environs du fort, et tuèrent ceux qui voulurent se mettre en défense. La garnison de Pemaquid fit une vigoureuse résistance, pendant deux jours, mais à la fin elle fut forcée de se retirer et de livrer la place aux sauvages, qui rasèrent le fort, firent brûler les maisons des environs, puis retournèrent à Pentagoët avec un riche butin et plusieurs prisonniers[47]. Mais ils n’en restèrent pas là. Ils se jetèrent aussitôt avec fureur sur les frontières de la Nouvelle-Angleterre, y détruisirent douze ou treize établissements, et massacrèrent plus de 200 colons. Cette sanglante expédition répandit l’épouvante dans la Nouvelle-Angleterre[48].

C’est ainsi que les Abénakis vengèrent le massacre de la Chine.

Les Anglais, perdant alors tout espoir d’engager ces sauvages à embrasser leur cause, résolurent de les exterminer, comme en 1679. Mais ce n’était pas facile, car les choses étaient bien changées depuis dix ans. Les Abénakis, désormais protégés et secourus par les Français, et ayant un refuge sûr en Canada, pouvaient se moquer des menaces de leurs ennemis. D’ailleurs les colons anglais étaient si épouvantés qu’ils n’osaient prendre les armes contre ces terribles ennemis. Dans cet embarras, les Anglais s’adressèrent aux Iroquois et les invitèrent à s’unir à eux pour faire une invasion chez les Abénakis. Des commissaires furent envoyés à Albany, pour y rencontrer les Iroquois et traiter de cette affaire. Ceux-ci répondirent : « Nous avons brûlé Montréal, nous sommes les alliés des Anglais ; nous ne voulons pas rompre le lien qui nous unit à eux, mais nous ne pouvons aller faire la guerre aux Abénakis »[49]. La Nouvelle-Angleterre fut donc forcée de renoncer à son projet de guerre d’extermination contre les Abénakis.

  1. Appelée aujourd’hui rivière Richelieu.
  2. Cette rivière fut d’abord appelée « Bruyante », et plus tard « Etchemin, » parcequ’elle était la route par où les Etchemins venaient à Québec.
  3. La rivière des Abénakis se jette dans celle d’Etchemin, à environ vingt-cinq milles du fleuve Saint-Laurent.
  4. Chapitres VI, VII de cette époque.
  5. Depuis environ quarante ans, chaque année quelques abénakis venaient à Québec, embrassaient le christianisme et se fixaient à Sillery, pour continuer leur instruction religieuse. Mais, à cette époque, il ne restait qu’un petit nombre de ces sauvages dans cette mission, les autres étaient morts de la petite vérole en 1670. On sait qu’en 1670 ; cette maladie fit un affreux ravage parmi les sauvages du Canada. La tribu des Attikamègues fut entièrement détruite ; quinze cents Algonquins et autres sauvages moururent à Sillery ; depuis le Saguenay jusqu’au territoire des Attikamègues, la plupart des sauvages furent enlevés par cette terrible maladie. Ainsi, il n’y avait guère alors d’Abénakis à Sillery que ceux qui y étaient venus depuis dix ans.
  6. Chapitre IV. de cette époque.
  7. Bancrof. Hist. of the U. S. Vol. II. 659.

    Le P. de Charlevoix Hist Gén. de la France. Vol, II. 287.

  8. Garneau. Hist. du Canada, Vol. I. 251 — Bancroft. Hist. of the U. S. Vol. II. 659 — Le P. de Charlevoix, Hist. Gén. de La N. France. Vol. II. 290.
  9. C’est le nom que les Iroquois donnaient au gouverneur du Canada. Cette expression iroquoise signifie « grande montagne, » du nom de M. de Montmagny. De là, ces sauvages appelaient le roi de France « le Grand-Ononthio. »
  10. Bancroft. Hist of the U. S. vol. II. 660.
  11. Le P. de Charlevoix. Hist, Gén. de la N. France, Vol. II. 308.
  12. Le P. de Charlevoix. Hist. Gén. de la. N. France. Vol II. 319, 321.
  13. C’est ainsi que les Iroquois appelaient le gouverneur de Nouvelle-York, du nom d’un Anglais qui s’y était établi.
  14. Bancroft. Hist of the U. S. Vol. II. 661 — Le P. de Charlevoix. Hist. Gén. de la N. France. Vol. II. 316, 317.
  15. De « Neg8itenaôt », qui est seul, qui vit seul.
  16. Relation du P. Jacques Bigot, 1684. 28.
  17. Idem. 1684. 29.
  18. Relation du P. Jacques Bigot. 1684. 33, 34.
  19. Idem, 1684. 34.
  20. Le P. Vincent Bigot.
  21. Relation du P. J. Bigot. 1684. 35.
  22. Le P. J. Bigot était alors aidé dans cette mission par le P. Gassot.
  23. Relation du P. Jacques Bigot. 1684. 47.
  24. Relation du P. Jacques Bigot. 1681. 54. 55.
  25. Lettre du Marquis de Denonville au Ministre, en date du 8 Mai 1686.
  26. Le P. de Charlevoix. Hist. Gén. de la N. France Vol, II. 343, 344.

    Bancroft. Hist. of the U. S. Vol. II. 662.

  27. Le P. de Charlevoix. Hist. Gén. de la N. France. Vol. II. 346.

    Bancroft. Hist. of the U. S. Vol. II. 663.

  28. Garneau. Hist. du Canada. Vol. 1. 263.
  29. Parmi les Iroquois chrétiens du Saut Saint-Louis qui étaient dans cette expédition, était un Chef, connu sous le nom de « Cendre Chaude ». Ce brave Chef fut tué dans cette rencontre, après s’être défendu avec courage. Il avait été l’un des bourreaux du P. de Brébœuf, et il attribuait sa conversion aux prières du Saint Martyr. Ce nouveau converti répara bien son crime, en travaillant avec une activité incroyable à la conversion des infidèles dans sa nation. « Peu de missionnaires, » « dit le P. de Charlevoix, « ont gagné à Dieu autant d’infidèles que lui. » (Hist. Gén. de la N. France. Vol II. 354.)
  30. Garneau. Hist. du Canada Vol. I. 264.
  31. Le Marquis de Denonville, écrivant à M. de Seignelay, dit que les sauvages Outaouais, qui avaient rejoint son armée au lac Ontario, firent en cette occasion beaucoup mieux la guerre aux morts qu’ils ne l’avaient faite aux vivants.
  32. Le P. de Charlevoix. Hist. Gén. de la N. France Vol. I. 193.
  33. Suivant le P. de Charlevoix, il fut brûlé en cette occasion chez les Tsonnonthouans 400,000 minots de maïs — (Hist. Gén, de la N. France. Vol II. 855.)
  34. Garneau. Hist. du Canada. Vol. I. 264.
  35. Bancroft. Hist. of th U. S. V 1. II. 653.
  36. Le P. du Charlevoix, Hist. Gén. de la N. France. Vol II, 336, 364.
  37. Idem. Vol. II. 364.
  38. Bancroft. Hist. of the U. S. Vol. II. 663.
  39. Garneau. Hist. du Canada. Vol. I. 267.
  40. Le P. de Charlevoix. Hist. Gén. de la N. France, Vol. II. 482

    Garneau, Hist. du Canada. Vol. I. 269.

  41. Le P. de Charlevoix. Hist. de la N. France, Vol. II. 371.
  42. Le P. de Charlevoix. Hist. Gén. de la N. France, Vol. II. 373.
  43. Idem. Vol. II 373.
  44. Garneau. Hist. du Canada. Vol. I. 270.
  45. Le P. de Charlevoix. Hist. Gén. de la N. France. Vol, II. 391.
  46. Garneau. Hist. du Canada. Vol. I. 272 — Bancroft. Hist.of the U. S. Vol. II. 825.
  47. Le P. de Charlevoix. Hist. Gén. de la N. France. Vol. II. 415 — Garneau. Hist. du Canada. Vol. 1. 305 — Bancroft. Hist. of the U. S. Vol. II. 827.
  48. Le P. de Charlevoix. Hist. Gén. de la N. France. Vol II. 418, 419. — Garneau. Hist. du Canada. Vol 1. 305.
  49. Bancroft. Hist of the U. S. Vol. II. 827.