Histoire des Abénakis/2/02

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CHAPITRE DEUXIÈME.

suite du précédent.

1680-1701.


Le Comte de Frontenac apprenant le succès des Abénakis et l’épouvante qu’ils avaient jetée dans la Nouvelle-Angleterre, se hâta de préparer trois expéditions, pour frapper à la fois sur trois points des colonies anglaises, conformément aux ordres qu’il avait reçus en France.

La première expédition fut organisée à Montréal et mise sous le commandement de MM. d’Ailleboust, de Mantet et Lemoine de Sainte-Hélène, auxquels se joignit d’Iberville, le héros de la Baie d’Hudson. Les troupes de cette expédition se composaient d’environ 200 Canadiens et sauvages, Abénakis de Saint-François et Iroquois du Saut Saint-Louis.

Cette troupe partit de Montréal, le 18 Janvier 1690, et, après une marche dans les neiges de vingt-deux jours, à travers les forêts et les marais, arriva à Chenectady, le 8 Février. Les chefs de l’expédition voulaient aller de suite attaquer Albany ; mais les sauvages s’y opposèrent, prétendant que cette entreprise serait trop hasardeuse.

Les habitants de Chenectady n’étaient pas préparés à la défense. On les avait pourtant prévenus de se tenir sur leurs gardes, mais ils avaient négligé de le faire, croyant qu’il était guère possible aux Canadiens de venir, d’une si grande distance, les attaquer en plein hiver.

Les Canadiens arrivèrent à Chenectady pendant la soirée. Vers 11 heures, tandis que les habitants. étaient plongés dans le sommeil, ils entrèrent dans le fort, attaquèrent à la fois toutes les maisons, au nombre de quatre-vingts, tuèrent la plupart des Anglais qu’ils rencontrèrent, firent vingt-sept prisonniers, puis incendièrent le fort. Ce fut de nouvelles représailles du massacre de la Chine. Soixante personnes seulement, vieillards, femmes et enfants, furent épargnées et arrachées à la fureur des sauvages. Le reste de la population prit la fuite vers Albany, et vingt-cinq de ces fugitifs eurent les membres gelés dans cette fuite. Les Canadiens tuèrent les animaux, et ne réservèrent que trente chevaux pour transporter leur butin[1].

En revenant de cette expédition, les Abénakis suivirent les Canadiens, mais les Iroquois du Saut se séparèrent d’eux et suivirent une route détournée, ce qui leur fut funeste, et causa un regrettable incident. Ils rencontrèrent bientôt un petit parti d’Abénakis et d’Algonquins, qui revenait d’une excursion dans la Nouvelle Angleterre. Les Abénakis, prenant ces sauvages pour des ennemis, les attaquèrent aussitôt. Le Chef iroquois, le Grand Agnier, et six de ses gens furent tués, deux Français et deux prisonniers anglais furent blessés, et l’on fit des prisonniers de part et d’autre. Ce ne fut qu’alors qu’on se reconnut. Le regret fut extrême des deux côtés. Mais les Iroquois, ne pouvant se consoler de la mort de leur Chef, refusèrent de rendre leurs prisonniers abénakis. Ce refus piqua vivement les Abénakis ; on s’aigrit des deux côtés, et les deux partis se séparèrent fort mécontents.

On avait beaucoup à craindre de ce ressentiment mutuel, qui était un commencement de grandes difficultés entre les alliés. Cependant, le Comte de Frontenac, après beaucoup de négociations, conduites avec prudence et habileté, parvint à faire disparaître cette difficulté.

Les Abénakis envoyèrent au Saut Saint-Louis des députés avec un collier de wampum, pour protester qu’il n’y avait eu que de la méprise dans tout ce qui s’était passé, et demander que les prisonniers des deux côtés fussent échangés. Le harangueur abénakis dit alors des choses fort sensées et même touchantes. « Donnons des larmes aux morts, » dit-il en concluant, « mais n’altérons pas une amitié qui est fondée sur la religion »[2].

La seconde expédition fut organisée aux Trois-Rivières et confiée à François Hertel[3]. Sa petite troupe se composait de cinquante deux Abénakis et Canadiens, y compris trois de ses fils et deux de ses neveux[4]. Il partit des Trois-Rivières à la fin de Janvier, remonta la rivière Saint-François jusqu’au lac Memphrémagog, se rendit à la rivière Connecticut, puis, se dirigeant vers l’Est, arriva le 27 Mars à Salmon-Falls[5], sur la rivière Piscataqua[6]. C’était la place qu’il voulait attaquer. Le lendemain avant l’aurore, il tomba avec impétuosité sur ce village. Les habitants firent une vigoureuse résistance, mais les Abénakis se battirent avec tant de courage et de vigueur qu’ils les forcèrent de prendre la fuite. Quarante-trois Anglais furent tués et cinquante-quatre faits prisonniers. Vingt-sept maisons furent réduites en cendres, et 2,000 pièces de bétail périrent dans les étables, où l’on avait mis le feu[7].

Hertel retraita alors environ dix-huit milles, et alla s’arrêter près d’un autre village, appelé Peskadouët[8], aussi situé sur la rivière Piscataqua. Les Anglais s’étant ralliés, se présentèrent vers le soir de l’autre côté de la rivière, au nombre d’environ 200. Tandis qu’ils étaient engagés sur le pont, jeté sur la rivière en cet endroit, les Abénakis et les Canadiens se précipitèrent sur eux avec fureur, en tuèrent une vingtaine et forcèrent les autres de prendre la fuite. Dans cette rencontre, le fils aîné de Hertel fut blessé et son neveu Crevier fut tué[9].

Les Abénakis revinrent en Canada avec un riche butin.

La troisième expédition fut organisée à Québec et mise sous les ordres de M. de Portneuf, troisième fils du Baron de Bécancourt.

Portneuf, à la tête d’un détachement d’Abénakis et de Canadiens, remonta la rivière Chaudière, et alla rejoindre à Kénébec le Baron de Saint-Castin, qui l’y attendait avec une troupe de guerriers abénakis. Il arriva, le 25 Mai, à douze milles de Casco, village situé sur le bord de la mer, près de l’embouchure de la rivière Kénébec.

Le fort de Casco était bâti solidement, bien pourvu de munitions et de vivres, et défendu par une batterie de huit canons.

Pendant la nuit du 25 au 26, quatre sauvages et deux Canadiens allèrent se mettre en embuscade près du fort. Le 26, au point du jour, un Anglais tomba dans cette embuscade et fut tué. Le cri de guerre des sauvages donna l’alarme au fort. Vers midi, cinquante hommes de la garnison s’avancèrent en bon ordre jusqu’à environ dix pas de cet endroit ; alors les sauvages firent feu sur ces soldats, et, sans leur donner le temps de se reconnaître, se précipitèrent sur eux la hache à la main. De ces cinquante Anglais, quarante six furent tués et les quatre autres se rendirent au fort couverts de blessures.

Il y avait près de Casco quatre petits forts, que les Anglais abandonnèrent bientôt pour se retirer dans le principal fort.

Portneuf fit commencer les travaux du siége, dans la nuit du 26 ou 27. Ces travaux avancèrent si rapidement que dès le soir du 21, les Anglais demandèrent à parlementer. Portneuf leur déclara qu’il voulait avoir leur fort et tout ce qu’il y avait de vivres et de munitions. Les assiégés demandèrent six jours pour délibérer, mais on ne leur accorda que la nuit, et le lendemain, ils furent forcés de livrer le fort et de se constituer prisonniers, au nombre de soixante-et-dix, sans compter les femmes et les enfants. Le fort fut rasé et le village incendié, ainsi que toutes les maisons, à six ou sept mille à la ronde[10].

Ces expéditions, si bien dirigées, jetèrent la terreur dans les colonies anglaises, apprirent aux Anglais qu’un chef habile et énergique conduisait les opérations des Français, et firent cesser les négociations qui avaient lieu entre les alliés de l’Ouest et les Iroquois, pour former une ligue contre le Canada.

Cependant, bientôt les colonies anglaises, revenues un peu de leur terreur, s’étonnèrent qu’un si petit peuple que celui du Canada pût ainsi troubler leur repos. Considérant leur population et leurs ressources, elles crurent qu’elles devaient aviser aux moyens de s’emparer du Canada. Des députés furent nommés pour délibérer sur ce sujet. Ces députés se réunirent en Congrès à New-York, dans le mois de Mai, et décidèrent qu’il fallait attaquer le Canada à la fois par terre et par mer ; qu’une armée, appuyée des Iroquois, l’envahirait par le lac Champlain, et qu’une flotte remonterait le Saint-Laurent, pour aller s’emparer de Québec. Tel fut le projet du Congrès.

Dans le cours du mois d’Août, un sauvage causa une grande alarme à Montréal. Ayant appris le projet des Anglais d’attaquer le Canada et croyant qu’ils étaient déjà en marche, il vint y annoncer qu’une grande armée d’Anglais et d’Iroquois était occupée à faire des canots au lac Saint-Sacrement. À cette nouvelle, le Comte de Frontenac réunit aussitôt à Montréal un grand nombre d’Abénakis et autres alliés, et leur fit un grand festin, où tous lui témoignèrent de leur fidélité aux Français et de leur grand désir d’aller combattre l’ennemi. Le gouverneur leur répondit qu’il était bien aise de les voir dans la disposition de ne faire ni paix ni trève avec les ennemis ; qu’il s’agissait d’aller au devant d’eux jusqu’au lac Saint-Sacrement, et de les y attendre de pied ferme ; alors, s’armant lui-même de la hache, il entonna le Chant de guerre, pour leur montrer qu’il voulait combattre à leur tête.

Bancroft dit « que le Comte de Frontenac, malgré son grand âge, conduisit lui-même les sauvages au lac Champlain, où il arriva le 29 Août »[11]. Ceci ne nous paraît pas exact. Voici ce que dit le P. de Charlevoix à ce sujet. « Le 29 d’Août le Chevalier de Clermont, qui avait eu ordre de remonter la rivière de Sorel pour observer les ennemis, arriva à Montréal et rapporta qu’il en avait vu un très grand nombre sur le lac Champlain, et qu’il en avait même été poursuivi jusqu’à Chambly ; sur quoi des signaux furent donnés pour assembler les troupes et les milices. Le 31ème le Comte de Frontenac passa de grand matin à la Prairie de la Magdelaine, où il avait assigné le rendez-vous général, et les sauvages, qu’il y avait invités, s’y rendirent le soir, sans laisser même un seul homme dans leur quartier, pour y garder leurs marchandises

Le jour suivant, les découvreurs revinrent et assurèrent qu’ils n’avaient rien vu, ni remarqué aucunes pistes, sur quoi l’armée fut licenciée »[12].

Cependant, les colonies anglaises se préparaient avec activité pour envahir le Canada. L’armée, qui devait pénétrer dans le pays par le lac Champlain, fut mise sous le commandement du général Winthrop, et la flotte, qui devait s’emparer de Québec, fut confiée au Chevalier Guillaume Phipps. Aux premiers jours d’Octobre, Winthop alla établir son campement sur le bord du lac Saint-Sacrement, pour marcher sur Montréal, dès que Phipps serait arrivé à Québec. Bientôt, la petite vérole se répandit dans son armée, et se communiqua aux Iroquois, dont plus de 300 périrent en quelques jours. Ces sauvages, effrayés d’une si grande mortalité, et croyant que les Anglais voulaient les empoisonner, désertèrent l’armée et s’enfuirent. Winthop se vit alors forcé d’abandonner son projet d’invasion et de se retirer[13].

Pendant ce temps, un Abénakis, parti de la rivière Piscataqua, vint en douze jours à Québec pour y annoncer que les Anglais s’étaient emparés de Port-Royal, et qu’une flotte de trente vaisseaux était partie depuis six semaines de l’Acadie pour remonter le Saint-Laurent, et venir attaquer Québec[14].

À cette nouvelle, le Comte de Frontenac se hâta de descendre à Québec, où il trouva tout bien préparé pour soutenir une attaque.

Voici ce qui était arrivé en Acadie. Au printemps de 1690, ce pays était dans un état d’abandon complet. Le gouverneur, M. de Manneval, n’avait à Port-Royal que quatre-vingt-six hommes de garnison et dix-huit pièces de canon. Il y manquait de tout. Les autres postes étaient aussi mal pourvus que celui-là.

Les Anglais profitèrent de cet état de faiblesse et d’abandon pour s’emparer d’une partie de ce pays. Phipps parut, le 20 Mai, devant Port-Royal, avec une escadre. Le gouverneur, se trouvant dans l’impossibilité de se défendre, livra la place à l’ennemi. De là, Phipps alla ravager la Gaspésie, puis continua sa route vers Québec, où il arriva le 16 Octobre.

Après cet échec des Français en Acadie, M. de Villebon rassembla les Abénakis de ce pays, les exhorta à continuer à venger les malheurs de leurs amis, et leur dit que les Anglais s’étaient emparés de deux vaisseaux, portant des présents que le roi leur envoyait. Les sauvages lui répondirent, avec un admirable désintéressement, que le gouverneur du Canada leur ayant envoyé des balles et de la poudre, cela leur suffisait, que les pertes des Français les affligeaient beaucoup plus que les leurs propres, et qu’ils allaient partir, au nombre de 150, pour recommencer leurs courses contre les Anglais[15].

Aussitôt que le Comte de Frontenac fut arrivé à Québec, il fit venir les Abénakis de la rivière Chaudière et les Hurons de Lorette pour aider à la défense de la ville ; puis il envoya M. de Longueuil, avec un détachement de ces sauvages, pour examiner les mouvements de la flotte ennemie. Comme il attendait des vaisseaux de France, il envoya quelques Abénakis à leur rencontre, pour les informer de ce qui se passait à Québec. Ces sauvages, montés sur leurs frêles canots d’écorce, descendirent le Saint-Laurent, en suivant la côte Nord, jusqu’à environ cent milles de Québec ; puis, apercevant les navires français, ils se dirigèrent vers eux et les conduisirent dans le Saguenay, d’où ils ne sortirent qu’après le départ de la flotte anglaise[16].

Phipps, qui croyait s’emparer de Québec sans résistance, envoya dès le jour de son arrivée sommer le gouverneur de lui livrer la place. Celui-ci manda à l’amiral anglais « qu’il allait lui répondre par la bouche de ses canons »[17]. Bientôt, les Anglais reconnurent que Québec était plus en état de se défendre que Port-Royal.

Le 18 Octobre, 1,500 Anglais débarquèrent à Beauport et se rangèrent en bataille. Le gouverneur n’envoya que 300 hommes, des milices de Montréal et des Trois-Rivières, et un parti de sauvages, Abénakis et Hurons, pour repousser ces ennemis. Les Canadiens et les sauvages se dispersèrent, se cachèrent dans le bois et sur les rochers, et firent feu de toutes parts sur les Anglais, qui se tenaient en bataillons serrés. Le combat dura une heure. Alors les Anglais, ne pouvant supporter plus longtemps ce feu meurtrier, s’enfuirent en disant qu’il y avait des sauvages cachés derrière tous les arbres[18].

Le même jour et le lendemain, Phipps canonna la ville ; mais ce fut sans succès, et il fut forcé d’éloigner ses vaisseaux.

Le 20, les Anglais, débarqués à Beauport, se mirent en mouvement vers Québec. Ils rencontrèrent à la Canardière les Canadiens et les Abénakis, qui les repoussèrent et les forcèrent de s’enfuir dans un bois[19]. Ils recommencèrent le lendemain leur marche vers la ville, avec quelques pièces de canon, que l’amiral leur avait envoyées pendant la nuit. Les Canadiens et les sauvages s’opposèrent à leur marche, et dirigèrent sur eux un feu si bien nourri qu’ils parvinrent à les arrêter. Le combat dura jusqu’à la nuit, où les Anglais furent forcés de s’enfuir, après avoir fait des pertes considérables. Les Abénakis les poursuivirent longtemps et leur enlevèrent leurs canons, 109 livres de poudre et quarante à cinquante boulets[20].

Phipps, voyant que toutes ses tentatives pour s’emparer de Québec étaient inutiles, leva l’ancre et se retira. Bientôt, la flotte anglaise fut assaillie par de furieuses tempêtes. Un vaisseau fit naufrage sur l’île d’Anticosti, et plusieurs périrent en mer. Les Anglais perdirent plus de 1,000 hommes dans cette expédition.

La nouvelle de ce désastre fut apportée à Québec par un Abénakis de l’Acadie, dans le mois de mars 1691[21].

Les colonies anglaises furent grandement humiliées et découragées par ce désastre, qui leur causa une si grande perte, et par le double échec qu’elles venaient d’essuyer. Les Abénakis de l’Acadie profitèrent de ce temps de découragement pour remplir la promesse qu’ils avaient faite à M. de Villebon, et venger le malheur des Français de leur pays. Cent-cinquante de leurs guerriers prirent aussitôt les armes, se jetèrent avec plus de fureur que jamais sur les établissements anglais, et passèrent la plus grande partie de l’hiver 1690-1691 à ravager les frontières de la Nouvelle-Angleterre. Ils ruinèrent plus de 150 milles de pays. « Les frontières, » dit Bancroft, « étaient remplies de terreur et d’affliction, de captivité et de mort »[22].

Dans le mois d’Août suivant, 1691, le major Schuyler, de New-York, parut tout-à-coup à la Prairie avec un détachement de troupes et un fort parti d’Iroquois. Le but de cette expédition inattendue était, ou d’engager les Iroquois à continuer leurs déprédations sur le Canada et les empêcher de faire la paix avec les Français, comme le pensent quelques uns, ou seulement, comme Bancroft le prétend[23], « d’obtenir quelque succès dans une escarmouche. » Schuyler attaqua résolument le fort de la Prairie, mais il fut vivement repoussé.

Comme le fort Chambly se trouvait exposé à être assailli par ces ennemis, le Comte de Frontenac envoya immédiatement M. de Varennes, avec un détachement de Canadiens et d’Iroquois du Saut Saint-Louis, pour le secourir, et fit avertir les Abénakis de Saint-François d’aller en toute hâte rejoindre cette troupe. Schuyler, repoussé à la Prairie, se dirigeait vers la rivière Richelieu lorsqu’il rencontra de Varennes, qu’il attaqua avec fureur. Les Abénakis et les Iroquois se couchèrent aussitôt ventre à terre, derrière des arbres renversés, pour essuyer le premier feu des Anglais, puis, se levant avec rapidité, se précipitèrent sur eux avec tant d’impétuosité et de vigueur qu’ils les mirent en fuite. Schuyler rallia ses troupes deux fois, et fut chaque fois vivement repoussé. Enfin, après un combat de deux heures, il fut forcé de s’enfuir, laissant ses drapeaux et ses bagages sur le champ de bataille[24].

Les Abénakis brûlaient du désir de poursuivre les fuyards, mais ils étaient tellement épuisés de fatigue qu’ils furent forcés d’y renoncer pour prendre quelque repos. Ils avaient laissé leurs wiguams avec tant de précipitation pour obéir à l’ordre du gouverneur, qu’ils ne s’étaient pas même pourvus de vivres pour le voyage. La marche forcée qu’ils avaient faite, et le rude combat qu’ils venaient de soutenir, sans prendre de nourriture, les avaient réduits à un état d’épuisement complet.

Les Iroquois, voyant qu’ils n’étaient pas poursuivis, retournèrent bientôt sur leurs pas, se divisèrent en plusieurs bandes, et se répandirent au Nord et au Sud du Saint-Laurent pour ravager les campagnes. Ils brûlèrent les villages de Saint-Ours et de Contrecœur. Les Abénakis arrivèrent assez tôt pour les chasser de cette dernière place, mais ils ne purent sauver le village, car il était déjà livré aux flammes.

Pendant ce temps, une bande d’Iroquois se dirigeait vers le fort de Saint-François. Les habitants de cette place, attaqués à l’improviste, ne purent se défendre et furent presque tous massacrés[25].

Tandis que les Iroquois ravageaient les campagnes du Canada, les Français reprenaient le commandement en Acadie.

Depuis que Phipps avait fait la conquête de ce pays, l’Angleterre ne paraissait pas fort ambitieuse de le conserver, et Port-Royal appartenait à ceux qui s’y trouvaient les plus forts, tantôt aux Français, tantôt aux Anglais.

Après la prise de Port-Royal, en 1690, M. de Villebon se rendit à Québec, et de là, passa en France. Il représenta au Ministre qu’il était aussi facile qu’important d’empêcher les Anglais de s’établir en Acadie, et assura qu’il pourrait y réussir avec le seul secours des Abénakis, si on voulait le placer à leur tête. La Cour de France lui accorda ce qu’il demandait. Le roi le nomma commandant de l’Acadie, et lui enjoignit de s’embarquer au mois de Juin 1691 pour Québec, où il recevrait les ordres du Comte de Frontenac. Il écrivit alors à ce dernier qu’étant informé de l’affection des Abénakis à l’égard des Français, de leur courage et de tout ce qu’ils avaient fait contre les Anglais, et que voulant maintenir la possession de l’Acadie avec le secours de ces braves et fidèles sauvages, il voulait qu’on leur fournit, dans leur pays, toutes les munitions qu’ils demandaient, afin qu’ils n’eussent point la peine de les aller chercher à Québec ; qu’il avait enjoint à M. de Villebon d’aller se mettre à la tête de ces sauvages, en qualité de commandant de l’Acadie, avec quelques officiers, qui seraient choisis par le gouverneur.

Le comte de Frontenac fit remettre à M. de Villebon tout ce qu’il avait ordre de lui fournir ; et celui-ci partit de Québec, au commencement de Novembre, pour Port-Royal, où il arriva le 25 du même mois. Ne trouvant aucun Anglais dans cette place, il s’en empara et y arbora le pavillon français. Le lendemain, il assembla les habitants, et prit possession, en leur présence, de Port-Royal et de toute l’Acadie, au nom du roi de France[26].

Dans le cours de l’hiver 1691-1692, le Comte de Frontenac résolut d’aller attaquer les Agniers à l’improviste, pour les punir des insolences qu’ils avaient commises en Canada, pendant l’été précédent. Ces Iroquois étaient les plus rapprochés du lac Champlain, et les plus acharnés contre le Canada.

Une expédition fut donc organisée contr’eux, et les Abénakis furent invités à y prendre part. Au commencement de Janvier, une troupe de 600 hommes, Canadiens, Abénakis et autres sauvages, partit du fort Chambly, remonta la rivière Richelieu, le lac Champlain, pénétra dans les cantons, et alla fondre à l’improviste sur les trois villages des Agniers. Un grand nombre de ces sauvages furent tués, beaucoup faits prisonniers et leurs villages livrés aux flammes. Les Abénakis revinrent en Canada chargés de butin.

Au printemps, les Iroquois, pour venger ce désastre, firent une terrible irruption sur le Canada. Ils se jetèrent à la fois sur la rivière Yamaska, Saint-Lambert, la Rivière-du-Loup, l’Île-Jésus, Boucherville, le lac Saint-François et plusieurs autres localités ; ils poursuivirent et harcelèrent tellement les habitants qu’ils les empêchèrent d’ensemencer leurs terres[27]. Alors, les Abénakis et les Iroquois du Saut Saint-Louis reprirent les armes. Aidés des Canadiens, ils poursuivirent ces ennemis, les chassèrent de la rivière Yamaska et du lac Champlain, puis allèrent les éloigner du lac Saint-François[28].

En Acadie, M. de Villebon s’était cantonné à la rivière Saint-Jean, attendant des secours de France, qui devaient le mettre en état de s’établir à Port-Royal. Le gouverneur de la Nouvelle-Angleterre, Phipps, résolut de le chasser de cette position. Il envoya un vaisseau de quarante-huit canons et deux brigantins, avec 400 hommes. Villebon, incapable de résister à cette force, voulut du moins faire mine de se défendre. Il envoya à l’embouchure de la rivière un détachement de Français et d’Abénakis, afin de pouvoir être averti à temps de la descente de l’ennemi. Les Anglais, croyant ce détachement fort considérable, n’osèrent l’attaquer, et se retirèrent[29].

Ce coup manqué chagrina Phipps ; mais il eut bientôt l’occasion de s’en consoler. Les Anglais avaient depuis peu rétabli le fort Pemaquid, et incommodaient beaucoup les Abénakis de ce canton. Villebon représenta au Comte de Frontenac qu’il était nécessaire de les chasser pour toujours de ce poste, Le gouverneur, comprenant l’importance de ce projet, envoya aussitôt d’Iberville, pour se joindre au commandant de l’Acadie, et s’emparer de Pemaquid. Villebon devait marcher avec les Abénakis contre le fort, et d’Iberville, l’attaquer par mer.

Les Anglais, ayant été informé de ce projet, se préparèrent à la défense. D’Iberville trouva donc le fort en état de faire une vigoureuse résistance, et n’osa s’engager dans un combat dans un endroit qu’il ne connaissait pas, parcequ’il n’avait pas de pilote. On abandonna donc le projet de s’emparer du fort. Les Abénakis, accourus en grand nombre avec l’espoir d’être bientôt délivrés d’un voisinage qui les incommodait, retournèrent sans avoir rien fait, ce qui les mécontenta beaucoup[30].

Le Comte de Frontenac fut bientôt informé qu’on préparait secrètement en Angleterre une flotte considérable pour la conquête du Canada, mais qu’on allait lui envoyer de France les secours nécessaires pour se défendre. Alors, il députa quelques Abénakis en Acadie pour avertir leurs frères de ce pays de se tenir prêts à venir au secours du Canada, s’il était nécessaire, et leur recommander d’épier avec soin tout ce qui se passerait à Boston, relativement à la guerre projetée, pour l’en informer. Ces sauvages lui répondirent qu’il pouvait, comme par le passé, compter sur eux, et qu’ils seraient toujours prêts à aller à son secours.

La flotte anglaise, destinée à s’emparer de Québec, fut mise sous le commandement de Francis Wheeler, et partit d’Angleterre au commencement de l’hiver 1692-1693. Wheeler se rendit d’abord à la Martinique, où il fut défait. De là, il fit voile vers la Nouvelle-Angleterre. Bientôt, les fièvres jaunes éclatèrent dans ses vaisseaux, et lorsqu’il arriva à Boston, il avait déjà perdu 1,300 matelots et 1,800 soldats. Les Anglais furent alors forcés d’abandonner leur projet de s’emparer de Québec.

Pendant que cette flotte était en route pour venir attaquer le Canada, le Comte de Frontenac préparait une expédition pour aller punir les Iroquois des déprédations qu’ils avaient faites dans le pays, dans le cours de l’été précédent. Une troupe de 600 hommes, Canadiens, Abénakis, Hurons, Algonquins et Iroquois du Saut, fut mise sur pied. Cette petite armée partit de Montréal, le 25 Janvier 1693, pénètra dans les cantons, tua un grand nombre d’Iroquois, fit environ 300 prisonniers et incendia trois villages. Dans sa retraite vers le Canada, elle fut attaquée par un détachement de troupes anglaises, qui lui enleva quelques uns de ses prisonniers iroquois[31].

Dans le même temps, quelques Abénakis de l’Acadie, intimidés par les menaces des Anglais, consentirent à faire un traité de paix avec eux[32]. Mais ils regrettèrent aussitôt cette faiblesse, et quelques mois après, pour rompre ce traité, qui leur avait été arraché par ruse, ils allèrent, sous le commandement de M. de Jullieu, attaquer un village anglais, sur la rivière Oyster, New-Hampshire, et le détruisirent complètement. Quatre-vingt-dix Anglais furent tués et un grand nombre faits prisonniers.

Ces Abénakis avaient alors deux Chefs fort remarquables, dont l’un était nommé Madaôdo[33] et l’autre Taksus[34]. Le premier se distingua beaucoup en cette occasion. Le second, déjà célèbre par sa bravoure et son attachement aux Français, fit un acte héroïque. Aussitôt après le destruction du village anglais, il choisit quarante hommes des plus braves de sa troupe, et, après trois jours de marche, alla attaquer en plein jour un fort près de Boston. Dans le rude combat qui s’en suivit, il vit tomber deux de ses neveux à ses côtés, et reçut lui-même douze balles dans ses habits. Il réussit à s’emparer de ce fort, et alla ensuite faire des ravages jusqu’aux portes de Boston[35].

Après l’excursion de la rivière Oyster, un Abénakis partit de la rivière Piscataqua, et vint offrir au Comte de Frontenac la chevelure d’un Anglais, comme témoignage de la fidélité de ses frères à l’égard des Français, et du repentir de la faute qu’ils avaient commise[36].

Les Anglais essayèrent encore à attirer les Abénakis vers eux, employant tour à tour menaces et promesses pour y réussir. Mais tout fut inutile, et les sauvages persévérèrent dans leur fidélité à l’égard des Français.

En 1695, sept Abénakis furent faits prisonniers à Pemaquid. Trois d’eux furent conduits à Boston et jetés dans les fers, et les quatre autres furent massacrés en chemin. Les Abénakis reclamèrent leurs frères. On leur répondit par des reproches et des menaces. Les sauvages répliquèrent sur le même ton. Lorsqu’ils apprirent qu’on avait massacré quatre de ces prisonniers, ils entrèrent dans une furieuse colère, et promirent de venger cette injustice[37].


  1. Garneau. Hist. du Canada. Vol. I. 305 — Bancroft. Hist. of the U.S. Vol. II. 827 — II. Thrumbull, Hist. of the Indian Wars. 97, 98.
  2. Le P. de Charlevoix. Hist. Gén. de la N. France. Vol. III. 79, 71.
  3. François Hertel, des Trois-Rivières, était fils du Sieur Jacques Hertel, qui fut interprète des sauvages. Il était brave, courageux et homme de tête. Il commanda les Abénakis dans plusieurs expéditions contre la Nouvelle-Angleterre. Dans sa jeunesse, dans le cours de l’été 1661, il fut fait prisonnier aux Trois Rivières par les Iroquois. Du lieu de sa captivité, il écrivit deux lettres au P. le Moine et une à sa nièce ; cette dernière lettre était signée « Fanchon, » car c’est ainsi que ses parents l’appelaient (Relations des Jésuites. 1661. 34, 35). Il eut cinq fils et plusieurs filles. L’une de ses filles, Marguerite, fut mariée au sieur Jean Crevier, seigneur de Saint-François. Ce fut elle qui donna, en 1700, aux Abénakis de Saint-François les terres qu’ils possèdent encore aujourd’hui. L’un des fils de François Hertel, Joseph, s’établit, vers 1700, sur l’une des branches de la rivière Saint-François, connue aujourd’hui sous le nom de « Chenal Hertel ; » sa famille y résida environ soixante ans. Il était estimé et respecté par les Abénakis. Comme il avait hérité de l’humeur guerrière de son père, il commanda ces sauvages pendant plusieurs années dans leurs expéditions contre la Nouvelle-Angleterre.
  4. L’un de ces deux neveux de François Hertel était fils de Jean Crevier, seigneur de Saint-François, l’autre se nommait Gatineau.
  5. Cette place se nommait autrefois « Sementels, » du mot abénakis «  Senimenal, » grains de pierre. Les sauvages appelaient ainsi cet endroit de la rivière Piscataqua, parcequ’il y avait une grande quantité de gravois qu’ils nommaient « grains de pierre. »
  6. De « Peskata, » c’est ténèbreux.
  7. Le P. de Charlevoix. Hist. de la N. France. Vol. III. 73, 74.
  8. De. « Peskata8it, » lieu qui est obscur, ténnèbreux.
  9. Le P. de Charlevoix. Hist. Gén. de la N. France. Vol. III. 74.
  10. Le de Charlevoix. Hist. Gén. de la N. France. Vol. III. 75-79. — Bancroft. Hist. of the U. S. Vol. II. 828 — Garneau. Hist. du Canada. Vol. I. 308.
  11. Bancroft. Hist. of the U. S. Vol. II. 829.
  12. Le P. de Charlevoix. Hist. Gén. de la N. France, Vol. III. 87-90.
  13. Le P. de Charlevoix. Hist. Gén. de la N. France. Vol, III. 128-129.
  14. Le P. de Charlevoix. Hist. Gén. de la N. France. Vol, III. 94. — Bancroft. Hist. of the U. S. Vol. II. 829.
  15. Le P. de Charlevoix. Hist. Gén. de la N. France Vol. III. 107.
  16. Le P. de Charlevoix. Hist. Gén. de la N. France. Vol. III. 112, 123.
  17. Idem. Vol. III. 118.
  18. Le P. de Charlevoix. Hist. Gén. de la N. France, Vol. III. 120, 121.
  19. Idem. Vol. III. 124.
  20. Le P. de Charlevoix. Hist. Gén. de la N. France. Vol. III. 125-127.
  21. Le P. de Charlevoix, Hist. Gén. de la N. France. Vol. III. 134.
  22. Bancroft, Hist. of the U. S. Vol. II. 833 — Le P. de Charlevoix. Hist. Gén. de la N. France. Vol. III. 185.
  23. Bancroft. Hist. of the U. S. Vol. II. 830.
  24. Le P. de Charlevoix. Hist. Gén. de la N. France. Vol. III. 152, 153. — Garneau. Hist. du Canada, Vol. I. 127.
  25. Ce fort était entouré d’une palissade, et renfermait la première église de Saint-François ; il était situé près de l’embouchure de la rivière Saint-François, sur l’île qui porte encore aujourd’hui le nom « d’île-du-fort. » Dans cette irruption des Iroquois le fort et l’église furent brûlés. Le massacre des habitants retarda l’établissant de cette paroisse, car pendant plusieurs années aucun n’osait s’y établir, craignant le renouvellement d’un pareil désastre ; aussi, en 1700, elle ne comptait encore que quelques familles, quoiqu’elle fût établie depuis treize ans. Ces familles étaient les Crevier, les Desmarets, les Giguère, les Jullien, les la Bonté, les Véronneau, les Pinard, les Gamelin, les Niquet et les Jannel. En 1706, sa population n’était que de 111 âmes.
  26. Le P. de Charlevoix. His. Gén. de la N. France. Vol. III. 160, 161.
  27. Garneau. Hist. du Canada. Vol. I. 329.
  28. Le P. de Charlevoix. Hist. Gén. de la N. France. Vol. III. 182-184.
  29. Le P. de Charlevoix. Hist. Gén. de la N. France. Vol. III. 176, 177.
  30. Le P. de Charlevoix. Hist. Gén. de la N. France. Vol. III. 178.
  31. Le P. de Charlevoix. Hist. Gén. de la N. France. Vol. III. 186, 187.

    Bancroft. Hist. of the U. S. Vol. II. 833 — H. Thrambull. Hist. of the Indian Wars. 100, 101.

  32. Bancroft. Hist. of the U. S. Vol. II. 831.
  33. Ce mot signifiait autrefois un « Esprit. »
  34. De « Taksôn », broyer, qui broie.
  35. Le P. de Charlevoix. Hist. Gén. de la N. France. Vol. III. 212, 213.
  36. Le P. de Charlevoix. Hist. Gén. de la N. France. Vol. III. 211, 212.

    Bancroft, Hist. of the U. S. Vol. II. 831.

  37. Le P. de Charlevoix, Hist. Gén. de la N. France. Vol. III. 253, 254.