Histoire des Abénakis/2/08

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CHAPITRE HUITIÈME.

ce qu’étaient les abénakis à l’époque de leur
établissement à saint-françois et à
bécancourt.

Nous avons vu dans les chapitres précédents combien la foi des Abénakis était grande en 1700 ; nous avons dit avec quelle ardeur ces sauvages se donnaient à Dieu, avec quel courage et quelle ferveur ils le servaient. Inutile donc de revenir sur ce sujet.

Nous ne parlerons ici que d’une accusation que plusieurs auteurs anglais ont portée contre ces sauvages, en écrivant l’histoire de cette époque. Ils nous les représentent comme de cruels barbares, plus dangereux que les bêtes féroces des forêts. La peinture qu’ils nous donnent de leurs coutumes et de leurs usages barbares est évidemment plus qu’exagérée.

Ces sauvages, il est vrai, étaient extrêmement vindicatifs. Ils n’oubliaient pas une injure tant qu’ils n’en avaient pas reçu ample satisfaction. Leur haine contre leurs ennemis était implacable, et une longue suite d’années ne suffisait pas pour les engager à renoncer à leurs projets de vengeance. On a remarqué la même chose chez presque tous les sauvages de l’Amérique. Cependant, ceux qui agissaient avec prudence et justice à leur égard, ne trouvaient en eux que des cœurs généreux et bienfaisants.

Si les Anglais n’eussent pas maltraité les Abénakis, s’ils n’eussent pas commis contr’eux les plus regrettables injustices, leurs colons n’eussent pas été, plus tard, victimes de la vengeance de ces sauvages. Ils les avaient provoqués pendant de longues années, et leurs colonies ont subi les conséquences de tant d’imprudences.

Les Abénakis étaient aussi admirables dans leurs sentiments de gratitude à l’égard de leurs bienfaiteurs qu’ils étaient terribles dans leur vengeance. Un sauvage n’oubliait pas un bienfait. Il en gardait le souvenir pendant de longues années jusqu’à ce qu’il rencontrât l’occasion de témoigner sa reconnaissance à son bienfaiteur par quelque service, presque toujours proportionné à la grandeur et à l’importance du bienfait reçu. Un auteur anglais, John Frost, dans un ouvrage intitulé « le sauvage sur le champ de bataille, » rapporte sur le compte des Abénakis plusieurs traits de gratitude fort remarquables. Nous en reproduirons quelques uns. Comme cet écrivain est un ennemi de ces sauvages, on ne sera pas tenté de l’accuser d’avoir des préjugés en leur faveur.

Un parti d’Abénakis, en excursion sur la rivière Merrimack, New Hampshire, ayant été attaqué par un détachement de troupes anglaises, fut détruit. Un seul sauvage put s’échapper. Ce sauvage se réfugia dans une habitation anglaise, où il n’y avait alors qu’une vieille femme, et une jeune fille, du nom de Rebecca. Le propriétaire et sa femme étaient absents. Le fugitif supplia ces deux femmes de lui sauver la vie, leur, disant que des troupes étaient à sa poursuite, qu’il allait tomber entre leurs mains et être mis à mort. La vieille femme, craignant et haïssant les sauvages, ne voulut pas d’abord accéder à cette demande ; mais Rebecca, touchée de compassion à la vue de ce malheureux, résolut d’essayer de lui sauver la vie. Elle plaida si bien sa cause auprès de sa compagne, qu’elle la fit consentir à le cacher dans la maison. Il n’y avait pas de temps à perdre, car on entendait déjà le bruit des armes et des pas précipités des soldats. Rebecca fit de suite monter le sauvage dans le haut de la maison, et le fit placer dans une grande boîte qu’elle acheva de remplir de maïs. Bientôt, la porte de la maison s’ouvrit avec grand bruit et les soldats entrèrent avec précipitation, en s’écriant : « Cette vilaine peau rouge est-elle ici ? Nous sommes-informés que ce sauvages s’est dirigé du côté de cette maison ». La jeune fille, manifestant la plus grande surprise, répondit qu’à la vérité elle avait entendu du bruit près de la maison, mais qu’elle n’avait rien vu.

Cependant, quelqu’un de la troupe persista à dire que le sauvage était caché dans la maison, et proposa d’y faire des recherches. Les soldats cherchèrent donc dans tous les appartements, montèrent au second étage, et examinèrent plusieurs fois la grande boîte de maïs ; mais, ne trouvant pas le fugitif, ils se retirèrent.

Vers le soir, lorsque tout danger était éloigné, Rebecca mit le sauvage en liberté, en lui faisant promettre d’épargner la vie aux mères et aux petits enfants, qui désormais tomberaient en son pouvoir. Le sauvage se retira, le cœur plein de joie, et bien décidé de ne jamais oublier sa bienfaitrice.

Dix à douze ans plus tard, Rebecca, devenue orpheline, était sur le point de se marier à un jeune homme qui lui convenait, lorsqu’un aventurier, qui avait passé plusieurs années à faire la chasse avec les sauvages, demanda sa main. Elle le refusa. L’aventurier, irrité de ce refus, forma le dessein de l’enlever. Un jour que Rebecca, ne se défiant de rien, s’était un peu éloignée de la maison, ce malheureux, accompagné de deux ou trois sauvages, tomba sur elle, l’enleva et la conduisit sur une île du lac Winnipiseogee.

Cependant, le sauvage, à qui elle avait sauvé la vie, ne l’avait pas perdue de vue. Après la promesse qu’il lui avait faite d’épargner la vie des mères et des enfants qui tomberaient en son pouvoir, il avait complètement cessé de prendre part aux expéditions contre les Anglais. Il s’était fixé avec sa famille, dans les forêts, non loin de la demeure de Rebecca. De là, il veillait sans cesse sur sa bienfaitrice sans qu’elle s’en aperçut. Il avait redoublé de vigilance depuis qu’elle était devenue orpheline. Il savait qu’elle devait se marier bientôt, et connaissait aussi les démarches de l’aventurier auprès d’elle. Depuis ce temps surtout, il ne la perdit pas de vue, car ces démarches lui avaient inspiré quelques craintes pour elle.

Il fut donc témoin de l’enlèvement de Rebecca. Mais, jugeant qu’il n’était pas prudent d’attaquer de suite ces brigands, pour obtenir la délivrance de l’infortunée jeune fille, il les suivit jusqu’au lac Winnipiseogee. Lorsqu’il eût connu le lieu où ils s’étaient arrêtés, il alla en toute hâte donner des renseignements nécessaires aux parents de la jeune fille. Alors, plusieurs Anglais s’unirent à lui pour aller attaquer les brigands dans leur île.

Le sauvage avait une fille unique, qu’il affectionnait beaucoup. Il crut qu’il était prudent de se faire précéder par elle et de l’envoyer seule auprès de l’aventurier, pensant qu’elle pourrait protéger Rebecca, et peut-être, lui sauver la vie, dans le cas que le malheureux, se voyant attaqué, voudrait la tuer. La jeune sauvagesse arriva donc seule au campement de l’aventurier, et lui annonça que quelques Anglais venaient de débarquer sur l’île. Alors, celui-ci, comprenant ce qui en était, s’éloigna un peu avec ses sauvages, bien décidé de se mettre en défense. Bientôt, voyant que toute défense était inutile et qu’il était perdu, il résolut de s’enfuir et de faire feu sur sa victime, ne voulant pas la laisser vivante entre les mains de ses ennemis.

Cependant, la jeune sauvagesse, qui épiait tous les mouvements du brigand, s’apercevant de ce qu’il voulait faire, se précipite vers lui, avec la rapidité de l’éclair, comme pour le supplier de ne pas mettre exécution son horrible dessein ; et, avant qu’elle ait le temps de proférer une seule parole, elle tombe percée de la balle dirigée sur Rebecca.

Ainsi, cette jeune sauvagesse sacrifia généreusement sa vie pour sauver celle de la bienfaitrice de son père. Le sauvage pleura la mort de sa fille ; mais il se consola en songeant qu’elle avait payé la dette qu’il devait à Rebecca depuis bien des années.

L’aventurier put s’échapper, et passa en Angleterre quelque temps après.

Quelques mois plustard, on félicitait le sauvage de cet acte admirable de dévouement. « Je ne mérite pas ces paroles, » répliqua-t-il, « car je n’ai fait que mon devoir. J’ai payé à Rebecca une dette que je lui devais depuis bien des années. Maintenant je mourrai content. »

Voici un autre trait de gratitude non moins remarquable.

Un Abénakis, occupé à faire la chasse dans la Nouvelle-Angleterre, s’arrêta à un petit village anglais et entra dans une auberge, après avoir passé plusieurs jours sans prendre de nourriture. Il demanda quelque nourriture à la maîtresse de la maison. Celle-ci lui refusa même un morceau de pain, en lui adressant des paroles injurieuses.

Un Anglais, qui se trouvait dans cette maison, avait été témoin de ce qui venait de se passer. Touché de compassion à la vue des souffrances et de l’état d’épuisement de ce malheureux, il lui fit servir ce qu’il demandait et paya pour lui.

Le sauvage, après avoir apaisé sa faim, remercia son bienfaiteur et lui promit de ne jamais oublier cet acte de bienfaisance ; puis, s’adressant à la maîtresse de la maison, il dit : « Le Grand Esprit créa le monde, et dit : c’est bon. Il créa ensuite la lumière, et dit c’est bon. Il créa la terre, l’eau, le soleil, la lune, l’herbe, les forêts, les animaux, les oiseaux, les poissons, et dit encore : c’est bon. Il créa l’homme, et dit encore : c’est bon. Puis enfin il créa la femme ; mais alors, il n’osa dire : c’est bon. »

Le sauvage en prononçant ces dernières paroles sortit et disparut.

Quelques années plus tard, l’Anglais dont nous venons de parler fut fait prisonnier par un parti d’Abénakis et emmené en Canada. Les sauvages décidèrent de le mettre à mort ; mais une vieille sauvagesse l’adopta, pour remplacer son fils, tué à la guerre. Il fut donc livré à cette vieille femme, qui le traita comme s’il eût été son propre fils.

L’année suivante, se trouvant seul dans la forêt, un sauvage inconnu se présenta à lui et lui fit promettre d’aller le rejoindre le jour suivant dans un endroit qu’il lui indiqua. Mais, par crainte, il manqua à sa promesse.

Quelques jours après, le même sauvage se présenta encore à lui et lui reprocha d’avoir manqué à sa parole. L’Anglais essaya de se justifier ; mais il ne put satisfaire le sauvage qu’après lui avoir promis de nouveau qu’il irait le rencontrer le jour suivant à l’endroit indiqué.

Cette fois, l’Anglais fut fidèle à sa promesse. Il alla au rendez-vous, et y trouva son sauvage, qui l’attendait avec des fusils et de la poudre. Le sauvage lui donna un fusil et lui enjoignit de le suivre.

Ils marchèrent pendant quinze jours à travers les forêts, dirigeant leur route vers le Sud. Chaque fois que l’Anglais questionnait le sauvage sur le but de ce voyage, celui-ci gardait toujours un obstiné silence.

Le quinzième jour, ils arrivèrent sur le sommet d’une montagne, d’où ils aperçurent des habitations anglaises. L’Anglais reconnut bientôt que c’était son village, qui n’était qu’à quelques milles de cette montagne.

« Maintenant, » dit le sauvage, te souviens-tu du sauvage de l’auberge ? Te souviens-tu d’avoir donné du pain à ce malheureux, lorsqu’il avait bien faim ? Je suis ce sauvage. Je t’ai emmené ici pour te payer ce bienfait, en te rendant ta liberté. Retourne donc chez toi, et n’oublie pas le sauvage de l’auberge. »

Nous lisons aussi dans le même ouvrage un trait de bienfaisance fort remarquable. Le voici.

Un détachement de troupes anglaises ayant été défait par les Abénakis, les soldats s’enfuirent dans toutes les directions. Un jeune officier, poursuivi par deux sauvages, était sur le point d’être rejoint par eux, lorsqu’un vieux guerrier abénakis arriva, lui sauva la vie et l’emmena dans son wiguam, lui promettant de le protéger et d’avoir soin de lui.

Ce sauvage tint sa promesse. Il eut pour son protégé toutes les bontés d’un père pour son fils. Il passait la plus grande partie de son temps à lui enseigner sa langue, à lui apprendre à faire la chasse et tous les ouvrages des sauvages. Il lui témoignait toujours la plus grande affection.

Si parfois le souvenir de ses parents et de son pays rendait le jeune Anglais triste et mélancolique, le sauvage partageait sa douleur.

L’année suivante, le vieux guerrier fut encore appelé à prendre les armes contre les Anglais. Il partit pour la guerre avec son protégé. Avant d’arriver au lieu du combat, il s’arrêta et lui dit : « Tu sais où nous allons. Nous allons vers tes frères, qui veulent combattre contre nous. Écoute ce que j’ai à te dire. Je t’ai sauvé la vie. Je t’ai appris à faire des canots et bien des choses nécessaires à l’homme. Je t’ai enseigné la manière de faire la chasse. Qu’étais tu lorsque je t’ai emmené dans mon wiguam ? Tes mains étaient comme celles d’un enfant ; elles n’étaient capables, ni de gagner ta vie, ni de la défendre. Tu étais complètement ignorant. Tu as appris de moi toutes choses. Serais-tu assez ingrat pour lever ton bras contre un sauvage ?

Le jeune homme déclara qu’il aimerait mieux mourir que de verser le sang de ses amis et protecteurs. Alors, le sauvage pencha la tête, mit sa figure entre ses mains et réfléchit quelque temps ; puis, il reprit : « As-tu un père ? » — « Mon père vivait », dit le jeune Anglais, « lorsque je laissai mon pays natal ». — « Ah ! que ton père est heureux d’avoir encore un fils ! » s’écria le sauvage, Et après quelques moments de silence, il ajouta : « Moi aussi j’ai été père, mais je ne le suis plus. J’ai vu mon fils tomber dans un combat ; il se battit bravement à mes côtés, tomba criblé de coups et mourut couvert de gloire. J’ai vengé sa mort, et je l’ai assez vengée ». Il prononça ces dernières paroles avec force. Puis, se tournant du côté du soleil levant, il ajouta : « Jeune homme, regarde cette lumière glorieuse. N’éprouves-tu pas quelque plaisir à la contempler ? » — « Oui », répondit l’officier, « la vue du soleil levant me fait toujours plaisir. » — « J’en suis bien aise », dit le guerrier ; « mais pour moi il n’y a plus de plaisir en cela ». Puis, il cueillit une petite fleur des bois et la présenta au jeune homme en disant : « Éprouves-tu quelque plaisir en regardant cette plante ? » — « Oui, certainement, » répondit le jeune anglais. « Quant à moi », reprit le guerrier, « la vue de ces plantes ne me cause plus de plaisir, car la mort de mon fils m’a enlevé pour toujours tous les plaisirs d’ici-bas.

« Maintenant, jeune homme, je me rendrais doublement malheureux si je causais ta mort aujourd’hui, et je rendrais ton père malheureux comme moi. Ainsi, tu ne combattras pas contre tes frères. Je te rends ta liberté. Fuis donc immédiatement. Hâte-toi de retourner en ton pays. Va dissiper les inquiétudes de ton père et demeure toujours auprès de lui, afin qu’il puisse encore longtemps contempler avec bonheur le soleil levant, et voir avec plaisir les fleurs du printemps ».

Le jeune officier plein d’admiration pour les nobles sentiments de ce généreux sauvage, l’embrassa affectueusement, et s’enfuit vers sa patrie.

Ces traits admirables de gratitude et de générosité nous démontrent que les Abénakis n’étaient pas cruels et qu’au contraire ils avaient des cœurs sensibles. En les traitant avec bonté, les Anglais auraient pu en faire de fidèles amis ; mais par les injustices et les mauvais traitements, ils en firent de redoutables ennemis. Nous pouvons donc dire que toutes les cruautés que les Abénakis ont exercées contre les colons anglais, ont été causées par la faute des Anglais.

Mais, dira-t-on peut-être, puisque les Abénakis étaient de bons chrétiens, pourquoi se livraient-ils à tant de cruautés contre les colons anglais ? Le christianisme ne leur avait-il pas enseigné à pardonner à leurs ennemis ?

À cela nous répondrons d’abord que ces sauvages étaient les ennemis des Anglais, surtout par raison de religion. Ils les combattaient pour la défense de leur foi.

On sait quel était l’esprit de fanatisme des colons anglais, surtout des Puritains de la Nouvelle-Angleterre. Ils haïssaient souverainement les catholiques, les considérant comme des idolâtres. On connaît les lois qu’ils passèrent contr’eux. Ils étaient tellement aveuglés par le fanatisme, qu’ils ne voyaient pas l’absurdité de semblables mesures. Il est évident que l’unique but des Anglais était de chasser les catholiques de l’Amérique.

Les Abénakis connaissaient cela et considéraient ces fanatiques comme les ennemis de leur foi. À leurs yeux, les guerres qu’ils faisaient contr’eux étaient de véritables croisades, pour la défense de leur foi. Aussi, rien n’était plus édifiant que la piété de ces braves et courageux guerriers lorsqu’ils marchaient au combat. Dans ces longs et pénibles voyages, où ils étaient ordinairement accompagnés d’un missionnaire, ils ne manquaient jamais à leurs exercices de piété. Avant d’en venir aux mains avec l’ennemi, ils se mettaient à genoux, adressaient une prière fervente à Celui qui a tout fait ; puis, ils se livraient au combat avec une ardeur et une intrépidité qui étonnaient toujours leurs commandants.

Les missionnaires considéraient aussi ces guerres, soit contre les Anglais, soit contre les Iroquois, comme des croisades. Avant les combats, ils rappelaient à la mémoire des sauvages l’exemple de Saint-Louis, marchant contre les infidèles de la Palestine, et les exhortaient à combattre courageusement, comme ce saint roi, pour la défense de leur foi. Nous lisons dans la relation de 1685 du P. Jacques Bigot qu’un grand nombre d’Abénakis, malades des fièvres, à la suite de l’expédition de 1684 contre les Iroquois acceptaient cette terrible maladie avec la plus admirable résignation, disant « qu’ils n’étaient pas plus maltraités que Saint-Louis, mort de la peste à la suite de ses croisades contre les infidèles ».

Nous devons toutefois avouer que les cruautés que les sauvages exerçaient alors contre leurs ennemis, nous paraissent aujourd’hui un peu révoltantes. Mais remarquons que ce n’est pas avec les mœurs et les usages d’aujourd’hui que nous devons les juger. Les progrès de la civilisation nous font actuellement envisager ces choses bien différemment qu’on ne le faisait autrefois.

Nous en citerons un exemple assez remarquable. Nous avons vu que la peine de mort était en usage chez les Abénakis. Ils conservèrent cet usage longtemps encore, après leur établissement à Saint-François.

Un jour, un Abénakis tua un sauvage, dans une querelle. Sachant que sa mort était inévitable, s’il restait à Saint-François, il s’enfuit et alla se refugier à la Nouvelle-Angleterre, où il passa plusieurs années. Cependant, l’ennui qu’il éprouvait toujours par l’absence de sa famille et de ses amis le força de revenir à son village. Il avoua son crime aux Chefs de sa tribu et demanda grâce, alléguant que, par les souffrances qu’il avait endurées pendant sa longue absence, il en avait subi un châtiment suffisant. Le grand conseil décida que cette satisfaction n’était pas égale à l’injustice commise contre la famille du défunt, et qu’en conséquence la mort du meurtrier était nécessaire et inévitable.

Le malheureux demanda quelques heures pour se préparer à la mort ; ce qui lui fut accordé. Alors pour s’éloigner du bruit, il traversa la rivière et alla se mettre en prières précisément à l’endroit où était, il y a quelques années, la grande scierie des Américains.

L’heure de l’exécution étant arrivé et le condamné n’étant pas encore de retour, les Chefs députèrent quelques jeunes gens à sa recherche. Ceux-ci le trouvèrent agenouillé au pied d’un arbre, et priant avec ferveur. Ils le conduisirent au village, où il fut immédiatement fusillé.

Aujourd’hui l’on considérerait comme des meurtriers ceux qui feraient une chose semblable, sans avoir recours aux lois. Mais, il y a cent-cinquante ans, ce n’était pas la même chose. Les Abénakis agirent en cette circonstance suivant les usages établis dans leur nation, et l’on considérait alors cette chose comme nécessaire pour maintenir le bon ordre parmi eux.

On sait que ces sauvages étaient des barbares avant leur conversion. Il n’est donc pas étonnant qu’ils aient commis des actes de barbarie après avoir embrassé le christianisme. Car l’histoire nous apprend que tous les peuples barbares qui se sont convertis, n’ont pas abandonné de suite leurs usages de barbarie, et qu’il a fallu une longue suite d’années pour les soumettre aux lois de la civilisation. Il en fut des individus comme des nations. Ainsi, Clovis se rendit coupable de grandes cruautés après sa conversion. Il souilla la fin de son règne par les meurtres de Sigebert, roi de Cologne, et de Ragnacaire, roi de Cambray, parcequ’il redoutait leur ambition. Nous pourrions citer un grand nombre d’exemples de ce genre. Les Abénakis ont fait comme tous les autres peuples barbares. Ils ont conservé, longtemps après leur conversion, des restes de leur ancienne barbarie.

Lorsque nous disons que ces sauvages étaient d’excellents chrétiens, nous ne prétendons pas qu’il n’y avait pas de méchants sujets parmi eux. Il y avait certainement parmi ces sauvages des hommes pervers, comme il y en a toujours eu même chez les peuples les plus distingués par leur foi et leur piété. Il est probable que ces méchants sauvages, à l’insu du Gouvernement du Canada et malgré la défense des missionnaires, se sont quelquefois livrés à d’affreux excès de barbarie contre les colons anglais. Mais on ne doit pas imputer à une nation entière les fautes de quelques individus de cette nation.