Histoire des Canadiens-français, Tome IV/Chapitre 2

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Wilson & Cie (IVp. 17-32).

CHAPITRE II

1663


Le roi retire le Canada des mains des Cent-Associês



C
olbert, sortant des sentiers battus, désirait faire de la France un empire colonial. Louis XIV se plaisait à répéter devant son conseil : « Messieurs, voici M. Colbert qui va nous dire : « Ce grand cardinal de Richelieu voulait la domination des mers. » En effet, l’idée féconde du premier ministre de Louis XIII devait faire la grandeur du règne de Louis XIV. Colbert trouvait les finances du royaume obérées ; ni le commerce de l’intérieur ni celui du dehors n’étaient dignes d’un État aussi favorisé du ciel que l’est la France. Les Hollandais remplissaient de leurs vaisseaux les ports de l’Europe, et leur pavillon avait la prépondérance dans les colonies. Les Français intéressés au trafic avec les pays lointains étaient en quelque sorte à la merci d’Amsterdam. Dans les îles et sur les continents nouveaux où la France possédait des établissements, on avait constitué, comme au Canada, des sociétés privilégiées qui abusaient de tout et ne contribuaient point à l’extension de la puissance française. Colbert résolut d’abolir ces compagnies et de faire remettre aux mains du roi la gouverne et la direction de ces vastes contrées pleines de richesses et de ressources en tous genres.

La Relation de 1652 s’exprime ainsi : « Il y a quelque temps qu’on demandait des soldats, et leur solde ou leurs appointements. On demandait leurs vivres et leurs armes et leur passage ; à présent que le pays donne des blés[1] pour nourrir ses habitants et qu’il se fait (se développe) tous les jours, on ne demande plus, pour le soutien de ces grandes contrées, que le paiement du passage de deux ou trois cents hommes de travail chaque année ; les habitants du pays les nourriront et payeront leurs gages. La France, qui se décharge incessamment dans les pays étrangers, ne manque pas d’hommes pour dresser des colonies. Dieu veuille qu’elle ait assez de charité pour les faire passer en un lieu où ils vivraient plus saintement et plus à leur aise, et où ils seraient la défense et le secours de Jésus-Christ, qui honore tant les hommes, qui les veut sauver par le secours des hommes. »

La première idée d’un commerce basé, non plus sur les besoins du Canada, mais sur les produits mêmes de ce pays, est venue des Canadiens. MM. Louis d’Ailleboust, d’Auteuil, Jean-Paul Godefroy, Pierre Denis et d’autres s’occupèrent, dès 1653, des pêcheries au-dessous de Québec et des bois de construction si abondants à deux pas de nos défrichements. Les Antilles et la France étaient l’objectif de ces entreprises. On voulait établir un courant d’affaires, entre les ports français des deux côtés de l’océan.

La traite avec l’intérieur de l’Amérique du Nord attirait aussi l’attention. Si les bords du fleuve étaient privés dorénavant de ces bénéfices, par suite de l’établissement des terres, tout indiquait que, en pénétrant plus loin, une nouvelle ère commerciale devenait possible. En 1653, les jésuites se félicitent de ce que la paix va permettre aux missionnaires « d’ouvrir un grand chemin vers les nations supérieures, dont la guerre nous avait chassés ». L’année suivante, ils ajoutent : « Une lettre, venue de Sillery, dit qu’on découvre tous les jours de nouvelles nations de la langue algonquine. J’espère de voir dans quelque temps, dit un père, les terres, ou plutôt les bois qui sont sur les bords de la mer du côté du nord, où il y a des bourgades de sauvages qui parlent comme nos Montagnais que nous entendons ; ces peuples n’ont encore jamais vu aucun Européen. Ils se servent encore de haches de pierre. Ils font bouillir leur viande dans de longs plats d’écorce qui leur servent de chaudières, comme faisaient autrefois nos sauvages. Ils n’ont aucuns ferrements ; tous leurs outils sont d’os, ou de bois ou de pierre… Un autre dit que, dans des îles du lac des Gens-de-Mer, que quelques-uns appellent mal à propos les Puants[2], il y a quantité de peuples dont la langue a grand rapport avec l’algonquine ; qu’il n’y a que neuf jours de chemin depuis ce grand lac jusqu’à la mer qui sépare l’Amérique de la Chine, et que s’il se trouvait une personne qui voulût envoyer trente Français en ce pays-là, non-seulement on gagnerait beaucoup d’âmes à Dieu, mais on retirerait encore un profit qui surpasserait les dépenses qu’on ferait pour l’entretien des Français qu’on y enverrait, pour ce que les meilleures pelleteries viennent plus abondamment de ces quartiers-là. Le temps nous découvrira ce que nous ne savons encore que par le rapport de quelques sauvages, qui nous assurent avoir vu de leurs yeux ce qu’ils expriment de leur bouche. »

Le 20 avril 1657, huit Français des Trois-Rivières, avec vingt canots de sauvages algonquins, partent pour la traite des Attikamègues. « Ils entrèrent dans les terres par la rivière Batiscan, qui est six lieues au-dessous des Trois-Rivières. Ils passèrent dans cette rivière vingt-huit saults en quatorze jours. Ils arrivèrent au terme de leur voyage le 28 mai, après avoir passé soixante et quatorze saults ou portages. Ils retournèrent aux Trois-Rivières le 15 juillet chargés de castors. Le voyage est rude, long et hazardeux ; néanmoins, il fut heureux. Il n’y eut qu’un seul Français qui y périt en tombant dans un rapide en glissant, où il se noya. Ils y virent des Poissons-Blancs qui demandent à prier Dieu, des Agouing8i8ek et des Kiristinons, qui sont proches de la mer du nord. »

Les Outaouais, belliqueux et commerçants, attiraient vers l’ouest les Français disposés à la traite ou aux découvertes. En 1657, ils eurent occasion de rencontrer les Iroquois et d’en tuer quelques-uns. Aussitôt, les Cinq-Nations envoyèrent vers leur lointain pays une expédition destinée à tirer vengeance de ce coup de fortune. La Relation de cette année nous dit : « Nos Iroquois (ceux chez qui était alors la mission des jésuites) ont découvert, au delà de la nation du Chat, d’autres nations nombreuses, qui parlent la langue algonquine. Il y a plus de trente bourgs qui n’ont jamais eu connaissance des Européens et qui ne se servent encore que de haches et de couteaux de pierre et des autres choses dont usaient les sauvages avant leur commerce avec les Français. Puisque les Iroquois leur vont porter le feu et la guerre, pourquoi n’irions-nous pas leur porter le feu et la paix que Jésus-Christ a apporté au monde ? Nous espérons les secours nécessaires pour ces entreprises, pour lesquelles nous serions heureux de pouvoir répandre notre sang jusqu’à la dernière goutte, et user notre vie jusqu’au dernier soupir. Nous avons lieu d’espérer que la France ne manquera pas de nous fournir les moyens d’exécuter ces desseins et de nous aider à accomplir de si glorieuses expéditions, puisqu’on doit attendre d’un royaume très-chrétien tout le zèle possible pour l’accroissement de la foi et de la chrétienté. »

Ainsi, le nord et l’ouest étaient sinon bien connus, du moins visités en partie et à la veille de tomber au pouvoir de notre commerce.

M. d’Avaugour avait recommandé la suppression des droits et privilèges des Cent-Associés. Cette compagnie ne comptait plus que quarante-cinq membres. Sa charte n’avait été entre ses mains qu’un instrument de commerce dont elle faisait usage uniquement dans ses intérêts, sans s’inquiéter de remplir les obligations relatives à l’établissement du pays, où elle devait transporter des colons stables qui auraient pu y fonder une nouvelle France. Elle était tenue non-seulement de défricher, mais de faire défricher par ses concessionnaires (seigneurs ou autres) ; en un mot, « peupler et habiter » la colonie par autant de monde que possible. Les plaintes qui ne cessaient d’être portées au pied du trône à ce sujet déterminèrent Louis XIV à rompre l’engagement que lui imposait la charte de 1627 et à assumer les pouvoirs nécessaires pour la gouverne et l’avancement de ce pays. Il retira donc aux Cent-Associés les privilèges dont ils avaient fait un si déplorable usage. Voici la déclaration et autres pièces qui nous font connaître cette démarche : « La compagnie de la Nouvelle-France étant bien avertie[3] que le roi avait volonté de se mettre en possession du pays et de la seigneurie de la Nouvelle-France, délibérant sur ce qu’il y avait à faire en une occasion si importante, après une convocation la plus nombreuse qu’il a été possible, a arrêté que, pour une preuve assurée de son profond respect et de l’entière déférence que la dite compagnie a aux volontés de Sa Majesté, par les directeurs et le secrétaire d’icelle, serait fait, et tant qu’à eux est, et que faire le peuvent, tant pour les associés présents que pour ceux qui sont absents, une démission entre les mains de Sa Majesté, de la propriété et seigneurie du dit pays appartenant à la dite compagnie, pour en disposer par Sa Majesté comme il lui plaira, se rapportant à son équité et bonne justice d’accorder un dédommagement proportionné aux dépenses que la dite compagnie a faites pour le bien et l’avantage du dit pays. Fait au bureau, le samedi vingt-quatrième jour de février 1663. Signé : Perigny, Robineau, Roy, de Champflour, de Fancamp, Frotté, Bordier, Duverdier, Fleuriau, Defortelle, Coberet, Cazet, de Jouy, de Beccancour, Hobier. » Sous la même date est l’acte d’abandon et démission qui suit : « Sont comparus pardevant les notaires et garde-notes du roi notre sire en son château, soussignés M. Octave Perigny conseiller du roi en ses conseils, président ès enquêtes de Sa Majesté au parlement à Paris y demeurant, marêts du temple, rue Saint-Anastase, paroisse Saint-Gervais ; François Robineau, écuier, sieur de Fortelle, demeurant à Paris, rue de Berry, marêts du temple, paroisse Saint-Nicolas ; M. Charles Fleuriau seigneur d’Armenonville, conseiller, secrétaire du roy, maison et couronne de France, et de ses finances, demeurant à Paris, rue de la Verrerie, paroisse Saint-Jean, en Grève ; noble homme Antoine Roi, écuier, conseiller, secrétaire du roi, maison et couronne de France et de ses finances, demeurant à Paris, et culture de Sainte-Catherine, paroisse Saint-Paul, intéressés et directeurs, et Antoine Cheffault sieur de la Regnardière avocat en parlement, demeurant à Paris, rue Sainte-Croix de la Bretonnerie, susdite paroisse Saint-Jean, en Grève, secrétaire de la compagnie de la Nouvelle-France, convoqués et assemblés extraordinairement aux fins des présentes au bureau de la dite compagnie établi en la maison du dit sieur Cheffault susdéclarée, lesquels, sur ce qu’ils ont appris que Sa Majesté désirait avoir la propriété et seigneurie de la Nouvelle-France, appartenante à la dite compagnie ont en conséquence de la délibération de la dite compagnie de cejourd’hui, pour témoigner leurs très humbles respects et déférence aux volontés de Sa Majesté, supplié et supplient par ces présentes Sa Majesté d’agréer la démission qu’ils font à son profit et tant qu’à eux est et que faire le peuvent, ès dits noms et qualités, tant pour eux que pour les autres associés ayant droit en la dite compagnie de la propriété et seigneurie du dit pays de la Nouvelle-France, pour en disposer par Sa Majesté ainsi que bon lui semblera, se remettant à son équité et justice de leur ordonner tels dédommagements qu’il lui plaira, proportionnés aux grandes dépenses qu’ils ont faites pour l’établissement et avantage du dit pays… » Au mois de mars suivant, le roi accepta dans ces termes : « Depuis qu’il a plû à Dieu donner la paix à notre royaume, nous n’avons rien eu plus fortement dans l’esprit que le rétablissement du commerce, comme étant la source et le principe de l’abondance que nous nous efforçons par tout moyen de procurer à nos peuples ; et comme la principale et plus importante partie de ce commerce consiste aux colonies étrangères, auparavant que de penser à en établir aucunes nouvelles. Nous avons cru qu’il était nécessaire de penser à maintenir, protéger et augmenter celles qui se trouvent déjà établies, c’est ce qui nous aurait convié de nous informer particulièrement de l’état auquel était le pays de la Nouvelle-France, dont le roi défunt, notre très honoré seigneur et père de glorieuse mémoire, avait fait don à une compagnie composée du nombre de cent personnes, par traité de l’année 1628. Mais au lieu d’apprendre que ce pays était peuplé, comme il devait, vu le long tems qu’il y a que nos sujets en sont en possession, nous aurions appris avec regret que non-seulement le nombre des habitans était fort petit, mais même qu’ils étaient tous les jours en danger d’en être chassés par les Iroquois, à quoi étant nécessaire de pourvoir, et considérant que cette compagnie de cent hommes était presque anéantie par l’abandonnement volontaire du plus grand nombre des intéressés en icelle, et que le peu qui restait de ce nombre n’était pas assez puissant pour soutenir ce pays et pour y envoyer les forces et les hommes nécessaires, tant pour l’habiter que pour le défendre, nous aurions pris la résolution de le retirer des mains des intéressés en la dite compagnie, lesquels par délibération prise en leur bureau, auraient résolu de nommer les principaux d’entr’eux pour en passer la cession et démission à notre profit, laquelle aurait été faite par acte du 24e jour de février dernier… nous plaît que tous les droits de propriété, justice, seigneurie, de pourvoir aux offices de gouverneurs, et lieutenants généraux des dits pays et places, même de nous nommer des officiers pour rendre la justice souveraine, et autres généralement quelconques accordés par notre très honoré seigneur et père, de glorieuse mémoire, en conséquence du traité du 29e avril 1628, soient et demeurent réunis à notre couronne pour être dorénavant exercés en notre nom par les officiers que nous nommerons à cet effet… »

Dès le 21 mars, même année (1663), le roi prescrivit la révocation des concessions de terres non encore défrichées : «… Ayant été remontré à Sa Majesté que l’une des principales causes que le dit pays ne s’est pas peuplé comme il aurait été à désirer, et même que plusieurs habitations ont été détruites par les Iroquois, provient des concessions de grande quantité de terres qui ont été accordées à tous les particuliers habitants du dit pays qui n’ayant jamais été et n’étant pas en pouvoir de défricher, et ayant établi leur demeure dans le milieu des dites terres, ils se sont par ce moyen trouvés fort éloignés les uns des autres et hors d’état de se secourir et s’assister et même d’être secourus par les officiers et soldats des garnisons de Québec et autres places du dit pays, et même il se trouve par ce moyen que dans une fort grande étendue de pays, le peu de terres qui se trouvent aux environs des demeures des donataires se trouvant défrichées, le reste est hors d’état de le pouvoir jamais être. À quoi étant nécessaire de pourvoir, Sa Majesté étant en son conseil a ordonné et ordonne que dans six mois du jour de la publication du présent arrêt dans le dit pays, tous les particuliers habitans d’icelui feront défricher les terres contenues en leurs concessions, sinon et à faute de ce faire, le dit tems passé, ordonne Sa Majesté que toutes les terres encore en friche seront distribuées par nouvelles concessions au nom de Sa Majesté, soit aux anciens habitants d’icelui, soit aux nouveaux. Révoquant et annulant Sa dite Majesté toutes concessions des dites terres non encore défrichées par ceux de la dite compagnie ; mande et ordonne Sa dite Majesté aux sieurs De Mézy[4], gouverneur, évêque de Pétrée, et Robert[5]intendant au dit pays, de tenir la main à l’exécution ponctuelle du présent arrêt ; même de faire la distribution des dites terres non défrichées et d’en accorder des concessions au nom de Sa dite Majesté. » Cette pièce est signée : De Lomenie, Mézy, François évesque de Pétrée, Rouer de Villeray, Juchereau de la Ferté, Ruette d’Auteuil, Damours, Bourdon.

L’acte d’acceptation du roi, du mois de mars 1663, portait qu’il serait enregistré au parlement de Paris. C’était l’époque où Louis XIV et Colbert travaillaient à la réforme des parlements du royaume. Ils crurent le moment favorable pour conférer au Canada, comme à l’une des provinces de la couronne, un Conseil Supérieur dont les attributions répondraient à celles des parlements ordinaires. Cette mesure importante est du mois d’avril 1663. On y lit : « Nous avons estimé que, pour rendre le dit pays florissant et faire ressentir à ceux qui l’habitent le même repos et la même félicité dont nos autres sujets jouissent, depuis qu’il a plu à Dieu nous donner la paix, il fallait pourvoir à l’établissement de la justice, comme étant le principe et un préalable absolument nécessaire pour bien administrer les affaires et assurer le gouvernement, dont la solidité dépend autant de la manutention des lois et de nos ordonnances, que de la force de nos armes : et étant bien informés que la distance des lieux est trop grande pour pouvoir remédier d’ici à toutes choses, avec la diligence qui serait nécessaire, que l’état des dites affaires se trouvant ordinairement changé, lorsque nos ordres arrivent sur les lieux ; et que les conjonctures et les maux pressants ayant besoin de remèdes plus prompts que ceux que nous pouvons y apporter de si loin. Nous avons cru ne pouvoir prendre une meilleure résolution qu’en établissant une justice réglée et un conseil souverain dans le dit pays, pour y faire fleurir les lois, maintenir et appuyer les bons, châtier les méchants et contenir chacun dans son devoir, y faisant garder autant qu’il se pourra la même forme de justice qui s’exerce dans notre royaume, et de composer le dit conseil souverain d’un nombre d’officiers convenables pour la rendre… créons, érigeons, ordonnons et établissons un conseil souverain, en notre dit pays de la Nouvelle-France… pour être le dit conseil souverain scéant en notre ville de Québec. Nous réservant néanmoins la faculté de transférer le dit conseil souverain en telles villes et autres lieux du dit pays que bon nous semblera, suivant les occasions et occurrences ; lequel conseil souverain nous voulons être composé de nos chers et bien amés les sieurs de Mézy, gouverneur, représentant notre personne, De Laval, évêque de Petrée, ou du premier ecclésiastique qui y sera, et de cinq autres qu’ils nommeront et choisiront, conjointement et de concert ; et d’un notre procureur au dit conseil souverain, et leur feront prêter le serment de fidélité en leurs mains ; lesquelles cinq personnes choisies pour faire la fonction de conseillers seront changées ou continuées tous les ans, selon qu’il sera estimé plus à propos et plus avantageux par les dits gouverneur, évêque, ou premier ecclésiastique qui y sera : avons en outre au dit conseil souverain donné et attribué, donnons et attribuons le pouvoir de connaître de toutes causes civiles et criminelles, pour juger souverainement et en dernier ressort selon les lois et ordonnances de notre royaume, et y procéder autant qu’il se pourra en la forme et manière qui se pratique et se garde dans le ressort de notre cour de parlement de Paris, nous réservant néanmoins, selon notre pouvoir souverain, de changer, réformer et amplifier les dites lois et ordonnances, d’y déroger, de les abolir, d’en faire de nouvelles, ou tels règlements, statuts et conditions que nous verrons être plus utiles à notre service et au bien de nos sujets du dit pays. Voulons, entendons et nous plaît, que dans le dit conseil il soit ordonné de la dépense des déniers publics, et disposé de la traite des pelleteries avec les sauvages, ensemble de tout le trafic que les habitants peuvent faire avec les marchands de ce royaume ; même qu’il y soit réglé de toutes les affaires de police, publiques et particulières de tout le pays, au lieu, jour et heure qui seront désignés à cet effet : en outre donnons au dit conseil pouvoir de commettre à Québec, à Montréal, aux Trois-Rivières, et en tous autres lieux, autant et en la manière qu’ils jugeront nécessaire, des personnes qui jugent en première instance, sans chicane et longueur de procédures, des différents procès qui y pourront survenir entre les particuliers ; de nommer tels greffiers, notaires et tabellions, sergents, autres officiers de justice qu’ils jugeront à propos, notre désir étant d’oter autant qu’il se pourra toute chicane dans le dit pays de la Nouvelle-France, afin que prompte et brève justice y soit rendue… Voulons que les cinq conseillers choisis par les dits gouverneur, évêque, ou premier ecclésiastique, soient commis pour terminer les procès et affaires de peu de conséquence, et pour avoir l’œil et tenir la main à l’exécution des choses jugées au dit conseil, afin que les dits commissaires prennent une connaissance plus particulière des affaires qui devront être proposées en icelui, y rapportant celles dont ils pourront être chargés par les syndics des habitations du dit pays ; habitants d’icelui, étrangers, passagers et autres auxquels nous voulons et entendons que prompte et brève justice soit rendue ; et pour jouir des dites charges par ceux qui en seront pourvus, aux honneurs, pouvoirs, autorités, prééminences, privilèges et libertés aux dites charges appartenant, et aux gages qui leur seront ordonnés par l’état que nous en ferons expédier, sans que les officiers du dit conseil souverain puissent exercer autres offices, avoir gages ni recevoir présents, ou pensions de qui que ce soit que ceux qui leur seront par nous ordonnés, sans notre permission. »

Le 7 mai 1663, le roi donna au sieur Gaudais-Dupont[6] les instructions suivantes, au moment où ce commissaire allait s’embarquer, pour le Canada, en compagnie de Mgr  de Laval et de M. de Mézy : « La première chose que le dit sieur Gaudais doit considérer, c’est que devant revenir avec les mêmes vaisseaux sur lesquels il passera en Canada, et qui, vraisemblablement, n’y demeureront pas plus d’un mois ou six semaines[7] depuis le jour du débarquement jusqu’à celui qu’ils mettront à la voile pour revenir en France, il est nécessaire qu’il ait une application particulière et continuelle pour tirer dans cet espace de tems les éclaircissements sur toutes les matières contenues en la présente instruction.

« Premièrement, il faut qu’il prenne une information exacte de la situation du pays, à combien de degrés il est du pôle, la longueur des jours et des nuits, de leur plus grande différence, des bonnes et mauvaises qualités de l’air, de la régularité ou irrégularité des saisons, et comment ce pays est exposé.

« Après ces premières connaissances, il sera à propos de s’éclaircir soigneusement de la fertilité de la terre, à quoi elle est propre, quelles semences ou légumes y viennent plus aisément, la quantité de terres labourables qu’il y a, celles que l’on pourrait défricher dans peu de temps, et quelle culture l’on pourrait leur donner.

« Et comme l’établissement que le roi prétend faire au dit pays dépend en quelque façon de celui qui a été fait par la compagnie[8] qui s’était formée pour cela par la permission du feu roi, il sera bon de faire une description des trois habitations de Québec, Montréal et des Trois-Rivières, du nombre des familles qui les composent, et combien il peut y avoir d’âmes tant de l’un que de l’autre sexe, à quoi particulièrement les habitants s’appliquent, en quoi consiste leur commerce, les moyens qu’ils ont de subsister et d’élever leurs enfants.

« Le dit sieur Gaudais étant informé que la principale chose qu’il faut examiner pour la manutention des colonies du dit pays, et pour leur augmentation étant de défricher la plus grande quantité de terres qu’il se pourra, et de faire en sorte que tous les habitans soient unis dans leurs demeures, et qu’ils ne soient pas éloignés les uns des autres d’une grande distance, sans quoi ils ne peuvent s’assister pour toutes les choses qui regardent la culture de leurs champs, mais même sont exposés aux insultes des sauvages et particulièrement des Iroquois, lesquels, par le moyen de cette séparation, peuvent venir presque à couvert dans les bois jusqu’aux habitations des dits Français, les surprennent facilement, et parce qu’ils ne peuvent être secourus, les massacrent et font déserter ainsi ces habitations qui sont éparses qui ça qui là, il n’y a rien de si grande conséquence que de travailler à réunir les dits habitans en des corps de paroisses ou bourgades[9], et à les obliger à défricher leurs terres de proche en proche, afin de s’entre secourir au besoin, et quoique ce moyen fut le plus certain, il trouvera assurément, étant sur les lieux, que le peu de soin et de connaissance que la compagnie qui a ci-devant possédé le pays en a eu, et l’avidité de ceux qui ont voulu s’y habituer, lesquels ont toujours demandé des concessions de terres de grande étendue, dans lesquelles ils se sont établis, ont donné lieu à cette séparation d’habitations, qui se trouvant fort éloignées les unes des autres, non seulement les particuliers qui ont obtenu des concessions n’ont pas été en état d’en faire les défrichements, mais même a donné grande facilité aux Iroquois à couper la gorge, massacrer et rendre désertes presque toutes les dites habitations, et c’est ce qui a obligé le roi de rendre l’arrêt[10] dont la copie est mise entre les mains du dit sieur Gaudais, ensemble de faire écrire au sieur évêque de Petrée, de remettre entre ses mains l’original du dit arrêt, pour le faire publier et afficher partout aussitôt après son arrivée.

« Et comme il voit clairement par les raisons ci-dessus expliquées, qu’il est impossible de se pouvoir jamais assurer de ce pays et d’y faire des habitations considérables, que l’on n’oblige tous ceux qui ont eu ces concessions de les abandonner, et de s’unir en des bourgades et paroisses les plus nombreuses qu’il se pourra pour défricher toutes les terres qui se trouveront aux environs de proche en proche, lesquelles en ce cas il faudrait de nouveau partager et en donner à chacune bourgade ou paroisse, selon le nombre de familles dont elle serait composée, il tâchera de persuader cette vérité par toutes sortes de moyens au dit sieur évêque, au gouverneur et aux principaux du pays, afin qu’ils concourrent unanimement à faire réussir ce dessein, lequel il leur fera connaître être non seulement d’une nécessité absolue pour leur conservation, mais même que Sa Majesté le fera exécuter par une révocation générale de toutes les concessions.

« Au cas que quelques-uns de ceux auxquels les dites concessions ont été faites se mettent en devoir de les défricher entièrement, et qu’avant l’expiration des six mois portés par le dit arrêt, ils aient commencé d’en défricher une bonne partie, l’intention de Sa Majesté est que sur leur requête le conseil souverain les puisse pourvoir d’un nouveau droit de six mois seulement, lequel étant fini, elle veut que toutes les susdites concessions soient déclarées nulles.

« Il apportera, s’il se peut, un rôle de tous les habitans, tant hommes, femmes, garçons, filles que petits enfans[11].

« Il s’informera soigneusement de toute l’étendue du pays qui est occupé par les Français, de chacune habitation particulière, du nombre de familles et de personnes dont elles sont composées, et des lieux de leur situation, dont il faudra dresser une forme de carte autant exacte qu’il se pourra.

« Il fera mention du nombre d’arpens de terre qui seront labourés et enclavés en chacune habitation, et de quelle qualité sont celles non défrichées, qui se trouvent entre les dites habitations.

« Il s’informera aussi de la quantité de blé que le pays peut produire, année commune ; s’il en produit plus grande quantité qu’il n’en faut pour la subsistance des habitans, et s’il y a quelque sorte d’espérance que cela pourra augmenter ou non, étant d’une extrême conséquence pour les peuples du dit pays de cultiver la terre, en sorte qu’elle fournisse plus de blé qu’il n’en est nécessaire pour leur nourriture, afin de n’être pas exposés à l’avenir à la même peine où ils ont été jusqu’à présent, de ne pouvoir nourrir[12] les personnes qui y passent chaque année, si en même temps l’on n’y porte des farines pour leur subsistance.

« Le dit sieur Gaudais observera s’il manque au dit pays des femmes ou des filles, afin d’y en envoyer le nombre nécessaire l’année prochaine.

« Le principal préjudice que les habitans du pays reçoivent venant des Iroquois, lesquels à tous moments attaquent les Français à dépourvu et les massacrent cruellement, sans qu’il y ait d’autres moyens de remédier à leurs surprises qu’en les allant attaquer dans leurs foyers et les exterminer chez eux, le roi a résolu, en cas qu’on l’estime nécessaire, d’envoyer l’année prochaine des troupes réglées au dit pays, pour entreprendre cette guerre et mettre ses sujets de ces quartiers-là à couvert, une fois pour toutes, des violences et des inhumanités de ces peuples barbares ; c’est le sujet pour lequel il faudra que le dit sieur Gaudais examine avec grand soin et avec grande application le nombre d’hommes qu’il sera à propos d’y faire passer, les munitions de guerre et de bouche qu’il sera besoin d’avoir et les assistances que le pays pourra fournir de lui-même, à quoi à l’avance il sera bon de disposer, afin que quand les troupes de Sa Majesté arriveront sur les lieux, elles trouvent les choses prêtes pour agir avec vigueur et ne perdent point de tems dans l’attente des préparatifs nécessaires pour cette guerre.

« Étant constant que la difficulté du défrichement des terres et la facilité que les Iroquois ont de venir attaquer les habitations des Français, proviennent de la quantité de bois qui se trouve au dit pays, il serait bon d’examiner si l’on ne pourrait pas en brûler une bonne partie pendant l’hiver en mettant le feu du côté du vent, ce qui se rencontre bien souvent trop facile à faire dans les forêts du royaume ; et peut-être si ce moyen est praticable[13] comme il le paraît, il sera aisé en découvrant un grand pays d’en défricher les terres et d’empêcher les ravages et les surprises des Iroquois.

« Sa Majesté désire que le dit sieur Gaudais examine et voie l’état de toutes les dépenses auxquelles le pays est obligé, comme appointemens des gouverneurs, solde des officiers et soldats, subsistance de l’évêque, des prêtres et des jésuites, et autres dépenses communes, et de quels moyens le pays jouit pour y satisfaire.

« Il prendra connaissance de toutes les dettes du dit pays, de quelle qualité elles sont, quand, par qui, pour quelle cause et en vertu de quels titres elles ont été contractées.

« Et d’autant que le principal revenu dont la compagnie (les Cent-Associés) jouissait, consistait en l’achat et traite des pelleteries qu’elle avait seule et qu’elle a cédés par un traité particulier[14], à la réserve d’un millier de castors par chacun an, et que cette cession s’est trouvée fort dommageable au dit pays, en ce que les habitans ont appliqué la meilleure partie de leurs soins à ce trafic, au lieu de les appliquer entièrement, comme ils faisaient autrefois, au défrichement et culture des terres ; et même que l’achat des dites pelleteries étant libre à tous les habitans et ne se faisant que des mains des sauvages, ils les ont enchéries à l’envi les uns des autres, en sorte que tout l’avantage est passé aux sauvages et toute la perte aux Français, le roi veut que le dit sieur Gaudais s’informe particulièrement des moyens de retirer au profit de Sa Majesté la dite traite, en faisant connaître aux habitans que c’est leur bien, et qu’elle n’entend tirer aucune utilité du pays, et au contraire qu’elle veut y employer une somme considérable, tous les ans, pour le maintenir et l’entretenir, et pour le peupler.

« Le dit sieur Gaudais observera tout ce qui se peut et doit faire pour l’établissement des droits de souveraineté et de seigneurie directe et foncière dans toute l’étendue du dit pays, sans toutefois fouler les dits habitans que Sa Majesté veut soulager en toutes choses.

« Le dit sieur Gaudais s’informera si l’on pourrait avoir en ce pays-là quelque mine de fer, ainsi qu’on l’a rapporté ici, et quelle utilité il en reviendrait, soit au roi en faisant entreprendre ce travail, soit aux particuliers auxquels Sa Majesté en donnerait la permission, mais ce qu’il faut vérifier encore plus clairement, est s’il est vrai qu’il se trouve au dit pays une prodigieuse quantité d’arbres d’une hauteur extraordinaire, dont l’on pourrait faire des mâts pour les navires du plus grand port que le roi ait à la mer, et qu’il s’y en rencontre d’autres en abondance propres et particuliers pour toutes les parties d’un navire, en sorte qu’il sera facile d’en construire au dit pays à peu de frais, en cas que l’on y eut de bons charpentiers et des gens entendus au choix des dits arbres.

« Sur ce qu’il a été remontré au roi, que jusqu’à présent la propriété du dit pays ayant appartenu à la compagnie de ses sujets, laquelle depuis peu a remis ses droits entre les mains de Sa Majesté, il n’y avait point de justice réglée dans cette colonie, en sorte que l’autorité n’en était pas reconnue universellement, et que par le défaut de caractère de ceux qui étaient préposés pour la rendre, les jugemens qui intervenaient demeuraient le plus souvent sans exécution, Sa Majesté résolut il y a quelque tems de créer un conseil souverain au dit pays, lequel serait composé du gouverneur, de l’évêque et de cinq autres personnes, dont les expéditions ont été ici délivrées au dit sieur évêque ; c’est pourquoi il sera bien important que le dit sieur Gaudais pendant le séjour qu’il fera sur les lieux, remarque avec soin de quelle manière l’établissement de ce conseil se fera, le choix des sujets qui sera fait pour en remplir les charges, l’approbation qui y sera donnée par les habitans, et si les plus gens de bien d’entre eux estimeront que par ce moyen l’on pourra les assurer contre les entreprises des méchants, punir ces derniers selon la sévérité des lois, et généralement établir une bonne justice et la maintenir parmi eux.

« Pour ce qui est de la religion, monsieur l’évêque de Pétrée étant venu ici pour rendre compte au roi de ce qui se pouvait pratiquer, pour étendre la foi parmi les sauvages de ces contrées-là, pour bien policer cette nouvelle église et pour cultiver les bonnes dispositions que les Français ont de se conformer entièrement aux maximes du christianisme, il serait superflu que le dit sieur Gaudais s’appliquât à cette matière, parce qu’elle est particulièrement du fait du dit sieur évêque, auquel Sa Majesté a donné et donnera ci-après toutes les instructions dont il aura besoin pour la conduite de son troupeau et pour l’avancement de ses pieux desseins.

« Au surplus, comme le dit sieur Gaudais verra plus clairement sur les lieux toutes les choses qui méritent d’être observées, tant pour l’avantage du service du roi que pour celui des sujets de Sa Majesté en ce pays-là, elle remet à son activité et à sa vigilance pour s’en éclaircir, à sa prudence et à son discernement pour ne point faire d’observations qu’elles ne lui paraissent importantes, et à son zèle et son exactitude pour n’en omettre aucunes de celles qu’il croira pouvoir être utiles. »

Le 15 septembre 1663, Mgr  de Laval, M. de Mézy et M. Gaudais arrivèrent à Québec.

Dès le 18, le conseil souverain entrait en séance et enregistrait l’édit de sa création. « Et pour la tenue du dit conseil et rendre les arrêts nécessaires en icelui, ont été nommés, savoir : — la personne de Jean Bourdon sieur de Saint-Jean et de Saint-François, pour tenir et exercer la charge de procureur général de Sa Majesté… et pour tenir et exercer les charges de conseillers : Louis Rouër sieur de Villeray[15], ci-devant lieutenant particulier en la juridiction de Québec ; Jean Juchereau sieur de la Ferté ; Denis-Joseph Ruette d’Auteuil sieur de Monceaux ; Charles Le Gardeur, écuyer, sieur de Tilly, et Mathieu Damours, écuyer, sieur Deschaufour, et pour greffier et secrétaire : Jean-Baptiste Peuvret sieur de Mesnu. » Le gouverneur, l’évêque et le commissaire étaient présents.

Le 20 septembre 1663, sur le réquisitoire de Jean Bourdon, « remontrant que, ci-devant, il y a eu des syndics élus pour la conservation des droits de la communauté et intérêt public, lesquels auraient été supprimés, depuis deux ans en-ça, par l’autorité du gouverneur, sans forme de justice observée, et attendu qu’il est de l’importance du service du roi et du bien public qu’il y ait des personnes de probité requise et de fidélité connue pour avoir soin des intérêts communs de la communauté des habitants de la ville de Québec, — le conseil a ordonné qu’il sera fait assemblée générale des habitants de la dite ville et étendue de son ressort, pour être en la dite assemblée, en présence du dit conseil, procédé à l’élection d’un maire et de deux échevins, qui auront le soin des affaires publiques de la dite ville… le trentième jour de ce mois. » L’assemblée eut lieu le 7 octobre, dans la chambre du conseil, à l’issue de la grande messe, et Jean-Baptiste Le Gardeur, écuyer, sieur de Repentigny, fut élu maire, avec Jean Madry[16] et Claude Charron comme échevins. Le 14 novembre suivant, le conseil décida que « le pays n’étant encore qu’en très petite considération pour la petitesse de son étendue en déserts et nombre de peuples, il serait plus à propos de se contenter d’un syndic. » Le sieur de Repentigny avait demandé d’être déchargé de ses fonctions de maire. Au milieu des discordes qui surgirent bientôt dans le conseil et parmi les habitants, l’élection du syndic fut comme oubliée ; elle eut lieu un an après. Il paraîtrait que l’élu était M. Jean Le Mire[17], le même qui fut choisi de nouveau pour remplir la charge, le 10 mars 1667. En 1672, on voit que Colbert désapprouvait la fonction de ce mandataire « qui parle au nom de tous » ; cependant, il ne l’abolit pas cette fois.

Le 4 octobre 1663, le conseil régla les affaires de la traite de Tadoussac. M. d’Avaugour, voyant, comme il le déclare, que la compagnie des Habitants manquait « de fonds par faute de commerce causé des ennemis et ne pouvant satisfaire à la somme » requise d’elle pour le soutien des charges publiques, avait affermé (4 mars 1663) la traite de Tadoussac pour deux ans à Jacques Descailhaut sieur de la Tesserie[18], Jean-Baptiste Le Gardeur de Repentigny, Charles Le Gardeur de Tilly, Charles-Pierre Le Gardeur de Villiers, Guillaume Couillard sieur de l’Épinay et Després, Jean Juchereau sieur de la Ferté, Jacques Gourdeau sieur de Beaulieu[19], François Bissot sieur de la Rivière, Mathieu D’Amours sieur des Chaufours et de la Morandière, Claude Charron, Jean Madry, Nicolas Marsolet sieur de Saint-Aignan[20], Louis-Théandre Chartier de Lotbinière, Pierre Denis sieur de la Ronde, Jean Bourdon, Nicolas Juchereau sieur de Saint-Denis, et le chevalier Descartes[21]. La société en question s’obligeait à verser cinquante mille livres annuellement au trésor de la colonie. Avant de partir pour la France (juillet 1663), M. d’Avaugour avait reconnu qu’il n’avait pas le droit d’en agir ainsi. Le conseil nomma Mathieu Hubou sieur Deslongchamps, ancien syndic, à la charge de substitut du procureur-général, avec instruction de s’enquérir et faire rapport. Celui-ci, considérant « qu’il est inouï qu’en ce pays aucun autre gouverneur se fut immiscé de disposer seul d’un bien public ; que le roi avait établi un conseil pour la direction des traites et recettes des droits du quart des pelleteries, de l’avis duquel seulement il pouvait agir ; que bien éloigné d’y appeler un conseil, il avait, de son autorité, supprimé celui qui était établi » et créé un autre à sa guise — conclut à l’abolition du privilège, lequel s’étendait « depuis la Poterie (Portneuf) jusqu’aux limites du dit Tadoussac. » Les sieurs Claude Charron et Jacques Loyer de la Tour (ancien sergent du fort de Québec), délégués par les intéressés, acceptèrent d’annuler et casser le contrat. Jean Juchereau de la Ferté, à titre de conseiller, reçut la mission de contrôler, de concert avec le sieur Deslongchamps, les affaires de la traite de Tadoussac.

Le commerce du pays restait aux mains de la compagnie des Habitants, laquelle permettait aux marchands de France d’apporter des articles et de les vendre à leur compte particulier, mais à condition de payer dix pour cent de la valeur de ces marchandises.

En même temps que s’éteignait la fameuse compagnie des Cent-Associés, disparaissait aussi de la scène du monde M. Jean de Lauson, qui l’avait vu naître et en avait été l’un des membres les plus actifs. Retourné en France (1656), ce vieillard s’était remis en ménage en épousant Barbe d’Ailleboust, fille de M. Louis d’Ailleboust, ancien gouverneur du Canada. Il mourut à Paris, le 16 février 1666, âgé de quatre-vingt-deux ans, chez l’un de ses fils, chanoine de Notre-Dame, le même peut-être qui est cité comme abbé en 1653, au sujet des terres des Écureuils. Sa famille était réduite à peu de personnes, et leurs grandes espérances de fortune anéanties. Jean, l’aîné, avait été tué par les Iroquois ; sa veuve, Anne Desprès, mariée (1664) avec Claude de Bermen sieur de la Martinière (plus tard juge prévost des seigneuries de Beauport et de Notre-Dame-des-Anges), mourut en 1689. Des six enfants de Jean, trois filles entrèrent aux ursulines de Québec ; Louis et Jean moururent au berceau ; Charles seul resta dans la vie active. Étant passé en France, il y épousa (Paris, 1688) Marguerite Gobelin ; à son contrat de mariage, il se déclare l’unique héritier de son père et de son grand-père, et se nomme Charles-Joseph de Lozon, escuyer, seigneur de la côte de Lozon, grand sénéchal de la Nouvelle-France ; il donne tous ses biens à sa femme. En 1689, il était décédé. Ses propriétés de Beauport furent accordées à son neveu, Charles Juchereau de Saint-Denis. Comme il n’avait pas laissé d’enfant, sa veuve vendit (1690) ses neuf seigneuries du Canada à Thomas Bertrand, le tout pour la somme de quatre mille livres ! Charles, le second fils, devenu prêtre comme nous l’avons dit, fit un voyage en France (1666) en apprenant la mort de son père. On le revoit à Québec en 1668, d’où il s’embarqua de nouveau (1671) et alla demeurer à la Rochelle ; il y était encore en 1689, puisque, le 11 novembre de cette année, il donna à Charles Juchereau de Saint-Denis une terre située à Beauport. Sa fille Marie, qui l’avait suivi en France (1671), fut religieuse hospitalière à la Rochelle. Louis, troisième fils, noyé en 1659, n’avait pas laissé de descendance. François ne paraît pas être venu dans le pays ; son sort nous est inconnu.

L’argent monnayé était très rare en Canada. La somme totale apportée avant 1668 ne dépassait guère cent onze mille francs. Peu de commerçants risquaient de transporter ici des espèces, vu les dangers de la mer ; aussi M. Boucher écrivait-il (1663) que les pièces de quinze sous valaient vingt sous ; c’est ce qui arriverait de nos jours si les facilités de communication n’étaient aussi grandes qu’elles le sont. D’ailleurs, avant 1668, les cartes et les « bons » de la compagnie de traite remplissaient à peu près le même rôle que les billets de banque actuels. Tout le numéraire de la confédération ne doit point dépasser une somme proportionnée à celle qui circulait parmi nous avant 1668.

Quelques particuliers, voyant l’augmentation à laquelle l’on avait porté les menues monnaies, notamment les liards et les doubles, en avaient tiré de France une quantité, et, comme on prévoyait qu’il en viendrait davantage, le conseil décida, le 17 avril 1664, que les liards acceptés en ce moment au taux de six deniers, et les deniers à titre de doubles, passeraient : « les liards à trois deniers et les doubles à denier, et les petits deniers n’auront aucun cours. » Le 17 juillet, sans doute après l’arrivée des vaisseaux, les liards furent réduits à deux deniers. Le dictionnaire de Trévoux dit : « Un sol ou sou vaut douze deniers ; un liard vaut trois deniers ; un denier vaut la moitié d’un double, ou la douzième partie d’un sou. »

Le 18 octobre 1663, le conseil nomme en la sénéchaussée de l’île de Montréal, Louis Artus sieur de Sailly juge et procureur-général, Charles Le Moyne greffier et Benigne Basset notaire. À Montréal, comme ailleurs, la réorganisation du Canada causait des changements. Déjà, en 1659, la compagnie de la Nouvelle-France avait agrandi les concessions appartenant à la société qui occupait l’île. « Voulant de tout son pouvoir obliger ceux qui peuvent faire travailler au défrichement des terres de la Nouvelle-France, ayant connaissance du zèle et la piété des bonnes intentions et des grandes dépenses que fait la compagnie de Montréal pour l’augmentation de la colonie dans l’île de Montréal, sur la demande qui nous a été faite par monsieur de Fancamp au nom de la dite compagnie de lui donner, concéder et octroyer le reste de la dite île que notre compagnie s’était réservé, et de concéder au dit sieur de Fancamp cinq cents arpents de terre sur la montagne faisant partie de la dite réserve : à ces causes, en vertu du pouvoir à nous donné par Sa Majesté, et désirant contribuer autant qu’il nous est possible aux bons desseins de la dite compagnie, nous lui avons donné… le restant de la dite île de Montréal à l’exception de cinq cents arpents qui sont sur la montagne que nous avons donnés… au dit sieur de Fancamp, à la charge de l’hommage vers notre compagnie qui les lui a concédés en fief moyennant les droits seigneuriaux suivant la coutume de Paris à chaque mutation ; et pour ce qui regarde la compagnie de Montréal aux mêmes droits, charges et conditions dont est chargée la première concession faite à la dite compagnie de Montréal, et de fournir une place de cinq ou six arpents commode pour y bâtir un magasin en tel lieu qu’il sera jugé à propos par notre compagnie. » Le 29 mars 1663, la compagnie de Montréal abandonna au séminaire de Saint-Sulpice tout son domaine, seigneurie, fonds, métairies, terres et autres droits sur l’île — par pur don. Ce changement, qui rendait la communauté de Saint-Sulpice seigneuresse de l’île, n’empêchait pas le roi, en 1663, de la considérer sur le pied des autres seigneuries ; au contraire, il n’en devenait que plus facile de ranger tout à fait sous les ordres du conseil souverain cette partie importante du pays, jusque là à peu près indépendante de la chambre de Québec. C’est pourquoi M. Gaudais-Dupont fit rendre une décision (23 octobre 1663) prescrivant à M. de Maisonneuve d’exercer la commission de gouverneur de l’île à partir de ce jour ; et ordonnant aux messieurs de Saint-Sulpice de faire valoir sous huit mois les titres en vertu desquels ils se croyaient autorisés à nommer le gouverneur de ce lieu.

Le 28 octobre 1663, M. Gaudais fit donner une commission à M. Pierre Boucher comme gouverneur des Trois-Rivières. Le 1er novembre, il reprenait le chemin de la France, ayant en quelque sorte transformé le pays depuis son arrivée, et placé toute l’administration dans la main du roi par le moyen du conseil souverain de Québec.

Le lecteur a déjà remarqué, dans les instructions adressées à M. Gaudais-Dupont, le soin extrême que prenait Louis XIV de se renseigner au sujet du Canada, afin de prendre des mesures immédiates dans l’intérêt de celui-ci et la gloire de sa couronne. Nous le suivrons pas à pas sur ce terrain jusqu’à l’heure où il se laissa distraire par le dessein d’humilier les nations de l’Europe.

Dès le temps de Champlain, la tendance avait été de se conduire, à Québec et aux Trois-Rivières, comme s’il y eût eu dans la colonie deux gouvernements séparés. Plus tard, Montréal fut établi et se regarda comme une troisième province. Le pays n’était pas encore constitué administrativement ; mais ces divisions prévalurent, en 1663, lorsque M. Gaudais-Dupont eut pris connaissance de la géographie de la contrée et des besoins des habitants. Le 17 novembre, le conseil souverain donna à Maurice Poulain une commission de procureur du roi pour le gouvernement des Trois-Rivières ; le notaire Sévérin Ameau fut nommé greffier de la juridiction vers la même date ; M. Pierre Boucher, outre ses fonctions de gouverneur, dut exercer celles de lieutenant-général.

Ces districts ou gouvernements, car c’est ainsi qu’on les appelait, portaient le nom des villes qui leur servaient de chefs-lieux : Québec, les Trois-Rivières et Montréal. Dans chacune, il y avait une organisation civile et judiciaire, si bien ordonnées toutes deux que ni le gouverneur-général ni le conseil souverain ne s’occupaient de la marche des choses, excepté en cas d’appel à leur autorité. À Québec était une cour de prévôté. Les justices de Montréal et des Trois-Rivières, distinguées sous le nom de juridictions royales, étaient des cours civiles et criminelles organisées de la même manière que celle de la prévôté, excepté qu’il n’y avait pas de lieutenant (juge) particulier aux Trois-Rivières, où il était facile d’amener les procès de la ville devant le lieutenant-général de la juridiction ou juge royal.

L’année 1663, qui vit tant de transformations dans la colonie, fut de plus signalée par des tremblements de terre dont la violence et la durée n’ont jamais, depuis, été égalées en ce pays. Un officier écrivait à ce sujet que les bouleversements s’étaient fait sentir « grands et épouvantables, » du cinq de février au milieu de juillet, et « vers la fin de ce mois, dit-il, les grands arbres, précipités dans la rivière avec des collines et des montagnes toutes entières, roulaient encore effroyablement dans les eaux, qui les rejetaient sur les rivages dans une étrange confusion. » D’immenses incendies ravagèrent les forêts ; on craignit que les récoltes ne fussent perdues ; mais, à la surprise de tout le monde, elles vinrent excellentes et abondantes.


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  1. En relevant les nombreuses mentions que renferment les lettres des missionnaires et autres personnes, de 1640 à 1665, on voit clairement que les cultures du pays rendaient assez de blé et autres produits pour la nourriture de ses habitants.
  2. Il s’agit de la baie Verte du lac Michigan.
  3. M. Dumont, commissaire du roi, avait, le 1er novembre 1662, installé M. Pierre Boucher gouverneur des Trois-Rivières, ce qui montre que les Cent-Associés n’étaient plus regardés dès lors (disons depuis le printemps de 1662) comme exerçant leurs droits sur le Canada.
  4. Sa commission est datée du 1er mai 1663.
  5. Il était nommé intendant, mais il ne vint pas au Canada remplir sa charge.
  6. M. Dumont, commissaire, venu avec M. Pierre Boucher, l’automne de 1662, était retourné en France après huit jours seulement passés dans le pays.
  7. À Québec, le 22 octobre 1663, Louis Gaudais sieur Dupont assiste au mariage de sa nièce, Michelle-Thérèse Nau de Fossambault, avec Joseph Giffard. Marie Gauchet, femme de ce même Gaudais-Dupont, mourut à Québec, le 8 décembre 1665.
  8. Les Cent-Associés.
  9. Les Canadiens résistèrent toujours à ce projet, qui ne fut pas exécuté.
  10. Arrêt du 21 mars 1663. Voir plus haut.
  11. Nous donnons ailleurs les recensements nominaux de 1665 et 1666. Comme M. Gaudais ne resta que six semaines dans le pays, il est peu probable qu’il ait fait un relevé de la population ; en tous cas, rien de tel n’a été découvert par les historiens.
  12. Il faut entendre ce passage dans le sens que voici : les habitants récoltaient assez de blé pour leurs besoins ; mais, faute de débouché au dehors, ils n’en cultivaient que pour la consommation sur place.
  13. Il n’a été que trop pratiqué jusqu’aujourd’hui, puisque la forêt a disparu du voisinage des anciennes paroisses, et qu’il en résulte des inconvénients sérieux.
  14. Années 1645-48.
  15. D’une famille noble d’Amboise. Tombé dans la pauvreté, il était venu au Canada en qualité de volontaire, avec M. de Lauson, et, après avoir servi dans des postes subalternes, devint secrétaire de ce gouverneur. (Voir tome iii, p. 151 du présent ouvrage.)
  16. En 1654, Madry est qualifié de chirurgien et caporal de la garnison des Trois-Rivières, Quatre années plus tard, François de Barnoin, conseiller du roi et son premier barbier et chirurgien, donna à Madry une commission de barbier chirurgien, la première, dit-on, qui ait été envoyée au Canada.
  17. Il avait épousé (1653) Louise, fille de Nicolas Marsolet, En 1657, 1662, il demeurait près du Cap-Rouge. Sa descendance est excessivement nombreuse.
  18. En 1663, il était lieutenant de M. d’Avaugour.
  19. Brûlé dans sa maison, à l’île d’Orléans, avec Nicolas Duval, son domestique, le 29 mai 1663.
  20. Le 7 novembre 1663, M. de Mézy nomma Martin de Saint-Aignan (il était du Périgord) juge-prévost de la côte de Beaupré et de l’île d’Orléans.
  21. Secrétaire du gouverneur.