Histoire des Roumains et de leur civilisation/08

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CHAPITRE VIII

Caractère de la civilisation roumaine au XVe siècle


La civilisation roumaine au XVe et au XVIe siècles. — Les formes politiques. — A la tête de la vie politique est le prince ; tout en ajoutant à son nom propre le qualificatif Voévode (dérivé du slave Voda), il reste pour les siens un domn. Il a gardé en grande partie l’ancien caractère populaire de son autorité. S’il a une cité où il réside d’ordinaire : Târgoviste, puis Bucarest pour la Valachie, Suceava puis Jassy, pour la Moldavie, il traverse chaque année, surtout pendant le printemps et l’été, tout le pays, s’arrêtant de place en place pour distribuer personnellement la justice aux plaignants, qui se présentent devant lui sans autres moyens que ceux d’une éloquence naturelle. Partout il a son église princière, Etienne-le-Grand, à lui seul, en bâtit une cinquantaine pour commémorer ses victoires), et, dans son voisinage immédiat, un modeste palais de pierre. Le Français Fourquevaux assista, en 1589, à une scène de justice populaire pareille à celle qui se rattache au souvenir de saint Louis : sous une « frescade », le bon prince débile que fut Pierre-le-boiteux, l’ « abeille-reine sans aiguillon » de la chronique, écoute d’une oreille attentive et bienveillante les doléances du menu peuple ; tout en s’agenouillant devant Sa Majesté — Maria Sa, car le titre impérial s’est conservé — ses sujets le tutoient comme ils le font pour le bon Dieu lui-même dans leurs prières. Chaque jour, à des heures fixées par la coutume, le matin et l’après-midi, les procès sont ainsi sommairement jugés par le chef du pays, qui est surtout le chef des paysans, ses meilleurs collaborateurs militaires, où se recrute aussi la classe, souvent éprouvée par les guerres, des boïars. L’âme paysanne revit aussi dans les lettres où Pierre Rares, avec des accents d’une passion sauvage, menace les rebelles saxons d’être tués et écartelés, s’ils refusent de se soumettre. Cette « Majesté » populaire a cependant le droit de confirmer tout, changement de propriété ; tout droit dérive de lui ; il fait des donations ; il confisque les terres des traîtres ; tout contrat, pour être valable, doit être soumis à sa ratification ; le droit de vie et de mort lui appartient, et il en use largement, sans que jamais le suzerain turc soit intervenu pour reviser ses sentences aussitôt exécutées. Il n’y a jamais eu d’autres monnaies que ses « aspres », ses « gros » d’ar-gent et ses sous de cuivre ; les revenus des douanes, des salines, les impôts payés par les étrangers lui appartiennent en propre ; ils sont versés dans sa « Chambre », alors que la Vestiarie ou Trésor de l’État, a d’autres sources. Son intervention directe est nécessaire pour tout acte de la vie publique, qu’il résume, pour ainsi dire, dans sa personne. C’est bien l’ « autocrate », qui prend avec orgueil ce titre byzantin dès les premiers actes émanés de sa chancellerie, organisée selon les normes de Byzance. Lorsqu’il élève un monastère, une église, le peintre reproduira sur les murs ses traits et ceux des membres de sa famille dans le costume des Césars, qu’avait porté Constantin-le-Grand, patron de la religion officielle, et les têtes aux longues boucles frisées seront ornées de la couronne royale. Le nom des princes valaques est toujours écrit en lettres de pourpre au bas des diplômes. Lors de la nomination d’un Voévode à Constantinople, il jette à un peuple, qui n’est pas le sien, la monnaie dont étaient prodigues à cette occasion les basileis, et les cérémonies ont un caractère absolument impérial.

C’est du reste en Empereurs qu’ils sont invoqués par tous les moines de l’Orient, qui attendent leur pitance de la libéralité roumaine. Ce rôle leur est attribué aussi par les chronographes slavons des Balcans, qui, après avoir établi la série des « autocrates » appartenant aux « quatre monarchies », racontent es exploits accomplis par les princes danubiens, de vrais Tzars à la suite des Asénides et de Douchane.

Ils en sont fiers, les Voévodes de Valachie et de Moldavie, et ils ne négligent rien pour entretenir cette opinion et maintenir ce prestige. Leur Cour est ouverte à tous les réfugiés des Balcans ; on vit dans leur suite, après le prétendant bulgare Alexandre, les derniers des Brancovitsch et les héritiers errants de l’Herzégovine. La visite des archevêques mendiants, des chefs miséreux de la chrétienté slave, et surtout celle des Patriarches de Constantinople en quête d’aumônes étaient regardées comme l’accomplissement d’un devoir supérieur. S’il s’agit de réparer les couvents du Mont Athos, d’y élever des fortifications, d’y ajouter des tours, de renouveler les icônes couvertes d’argent, s’il faut défendre contre l’avidité turque les Météores que sont les monastères suspendus de la Thessalie, si Jérusalem a besoin d’un secours, ces successeurs légitimes des empereurs « pieux et aimant le Christ » seront toujours prêts à sacrifier leurs trésors. Dans sa détresse suprême, à la fin du XVIe siècle, l’Œcuménique se réfugia dans la maison même des agents valaques à Constantinople.

La civilisation grecque végète encore sur les lieux qui la virent naître et se développer dans sa forme ancienne. Celle du monde slave était cependant restée sans abri ; les continuateurs danubiens de l’impérialisme balcanique s’empressèrent de la recueillir. Les moines copient activement dans des couvents de lettrés, comme Tismana ou Bistrita, en Olténie, comme Neamt et Putna, fondation du grand Etienne, en Moldavie, des livres liturgiques, des traités de morale et de théologie, des commentaires de l’Ecriture, des no-mocanons contenant les lois byzantines, des pages de chronique universelle, à côté du bref récit slavon des exploits accomplis par les maîtres du pays. La première presse roumaine établie pour Radu-le-Grand et Mihnea Ier par un moine du Monténégro, Macarius, devenu Métropolite de Valachie, donna de beaux livres slavons destinés aux orthodoxes de cette langue, et il en fut de même pour toute la série des publications va-laques du XVIe siècle[1].

Ce paysan couronné et vêtu de pourpre, qui écoute dans l’église, sous le dais portant les armes du pays, les litanies slavones et s’incline légèrement devant le Métropolite local ou devant le Patriarche de passage qui l’encense, ce vassal des Turcs, qui peuvent le rappeler à la Porte pour répondre aux accusations de ses ennemis et rendre compte de sa gestion, n’est pas cependant, comme les princes de l’Ibérie, restés indépendants sous la sauvegarde des hautes montagnes du Caucase, un dynaste oriental, faible reflet de la splendeur byzantine d’autrefois. L’Occident, avec lequel, jusqu’à Venise, à Danzig, en Angleterre, il fait le commerce et dont les événements forment sa préoccupation continuelle, a contribué lui aussi à son caractère complexe, par cette vivacité innovatrice qui l’empêche de s’immobiliser dans les anciennes formes imposantes d’an monde déjà fini. Comme ces anciens suzerains, les Angevins de Hongrie, et plus que ses voisins de l’Est, rapidement alanguis, les rois de Pologne, le Voévode est toujours prêt à combattre même après que la soumission complète aux Turcs eût interdit aux Valaques d’abord, toute expédition sans ordre impérial. La pierre tombale d’Arges représente Radu d’Afumati à cheval, le manteau soulevé par la rapidité de l’attaque et la masse d’armes à la main. Une défaite n’avait jamais réussi à décourager Etienne-le-Grand, qui, ainsi que le dit un panégyriste postérieur, « étant vaincu, s’élevait au-dessus de son vainqueur » ; le même caractère indomptable distingua Pierre Rares, qui répondait dédaigneusement au roi de Pologne, fier du succès d’Obertyn, qu’il ne reconnaît comme vainqueur que Dieu seul. Ces princes de lu guerre, que rappelle le sens même du titre de Voévode, n’ont jamais quitté la cotte de maille des Croisés que porte déjà Mircea l’Ancien dans la fresque de Cozia, et l’épée qu’avait laissée choir, dans sa suprême détresse, le Moldave Jean-le-Terrible devait être bien-lot reprise, et pour la même cause de la Croix, par le Valaque Michel-le-Brave.

Ce qui a été dit du prince s’applique aussi aux boïars. Même s’ils sont d’origine étrangère, des réfugiés et des hôtes, rien d’essentiel ne les distingue des paysans ; bien que le Voévode leur ait cédé son droit sur la dîme, ils n’en sont pas encore les maîtres. Ils n’ont pas de blason, employant seulement des camées acquis par hasard pour sceller les actes auxquels ils participent. Les noms de famille sont encore très rares ; chacun porte, sinon la simple mention de la dignité qu’il occupe, du moins un surnom quelconque ou. la location du nom de son père. Il n’y a pas de Cour dans le vrai sens du mot, le Voévode étant entouré uniquement de sa famille et de ses mercenaires, les curteni( la solde s’appelle jold, d’après la forme hongroise du nom) ; plus tard aussi, surtout en Moldavie, on rencontre les étrangers de la garde, des Hongrois de Transylvanie, des Polonais (sous la dynastie des Mo-vila), des Allemands et même, pendant le règne de Jacques Basilicos, des Français, comme Roussel ou Jean de Revelles. Le boïar habite à la campagne, il communie avec ses paysans dans l’église qu’il a fait élever à ses frais et, lorsque les signaux de feu su. la montagne annoncent un invasion, il réunit les guerriers rustiques sous son drapeau de capitaine.

Ce groupe de chevaliers jouissant de privilèges et maîtres des terres de donations se renouvelle sans cesse. Non seulement l’hérédité n’existait pas : mais les charges variaient constamment ; le prince conservait le droit de tout changer, de tout bouleverser selon son bon plaisir, bien que, au début, I : témoignage des principaux boïars fût exigé par les Polonais pour garantir les engagements d’un Voévode encore incertain. Tel descendant d’un grand boïar recueillera seulement une partie de ses terres, et ses petits-fils se perdront parmi les razesi (de raza, rayon), co-partageants de l’héritage. En échange, jusqu’au XVIe siècle encore, le mérite d’un guerrier pouvait le faire entrer dans les rangs de cette classe active qui n’avait rien de la fière rigidité d’une aristocratie préoccupée de son arbre généalogique et élevée dans la conviction qu’elle est supérieure aux simples traditions du peuple, car la plupart de ces nobles ne savaient pas même écrire.

L’influence orientale avait cependant donné aux boïars, avec les vêtements de luxe des Constantinopo-litains, leur propension aux intrigues. La camaraderie avec les Grecs, toujours occupés à renverser quelqu’un, sinon à se faire payer leur appui, ne fut pas sans accroître le nombre des complots et à raffiner le des dénonciations, à affaiblir cette rudesse primitive qui avait soutenu contre l’étranger l’ancienne aristocratie. Les guerriers de Pierre Rares, qui regrettaient déjà d’avoir trahi un maître trop impérieux, tuèrent dans son palais Etienne Lacusta parce qu’il avait consenti au dépècement du territoire moldave, puis ils se réunirent autour d’un des leurs, Alexandre Cornea, pour en faire le chef de la révolte. Mais, bien qu’ils eussent gardé fleurs vertus militaires, ces boïars ne soutinrent plus désormais avec la même énergie, ni Lapusneanu contre le « Despote », ni ce « Despote » contre Lapusneanu ; ils abandonnèrent à son sort le jeune Bogdan, revenu avec une armée polonaise, et il fallut que Jean-le-Terrible demandât le concours des Cosaques pour que, néanmoins, la défection de la noblesse lui portât ce grand coup auquel il succomba. Désormais, on s’accommoda de l’ « abeille-reine sans aiguillon » et l’on ne sut même pas résister aux abus du tyran Aaron.

En même temps, les boïars cessaient d’être les camarades de leurs paysans, L’Occident leur donnait, par la Transylvanie et la Pologne, des leçons d’aristocratie féodale qu’ils s’empressèrent de suivre. Ces anciens hôtes dès magnats hongrois, ces citoyens de la Pologne, vêtus de riches étoffes, d’une coupe nouvelle, recherchaient des distractions et des délassements que leurs rudes prédécesseurs n’avaient jamais connus ; ils se détachaient lentement de la vie de leur propre pays. Mais, ambitionnant d’aller de pair avec ces voisins même en ce qui concerne la vie de l’esprit, on les voit employant leurs années d’exil à faire suivre à leurs fils les cours des écoles latines, en opposition avec l’ancienne civilisation slavone, qui avait été l’œuvre et l’apanage des moines.

A l’époque d’Etienne-le-Grand, les paysans libres étaient la force vive du pays ; la victoire avait été arrachée le plus souvent par l’essor et l’initiative de ces guerriers simples, tout aussi résistants comme fantassins que hardis comme cavaliers. Le prince les faisait assembler une fois par an pour inspecter leur cheval et leurs armes. Après le désastre de Razboieni, une nouvelle noblesse avait surgi de leurs rangs.

Il y avait des serfs, que les Valaques appelaient des rumáni, simples « Roumains », sans qualité sociale aucune, et les Moldaves : des vecini, des « voisins », pareils, en ce qui concerne le nom aussi bien que la situation, aux « parèques » byzantins ; c’étaient des étrangers, appartenant très souvent à une autre race : prisonniers de guerre ruthènes, émigrés szekler, fuyant le servage des princes transylvains, ou colons établis par les boïars sur une terre, à laquelle le rang ne leur donnait aucun droit. A l’imitation des nobles, avec lesquels ils frayaient au-delà des frontières, les boïars du XVIe siècle voulurent rabaisser à cette condition inférieure la grande masse des paysans, libre jusqu’alors. Les serfs de Pologne étaient là pour montrer quel profit on peut tirer d’une classe rurale réduite à l’esclavage, et l’exemple fourni par cette terre d’oppression qu’était la Transylvanie n’était pas moins alléchant.

Déjà une phase plus avancée de la vie économique avait été introduite par un commerce très actif, auquel les paysans, habitués au labeur domestique et aux simples trocs éventuels, étaient restés étrangers. Bientôt on leur demanda de payer en argent comptant ’leur part du tribut, et, comme ils n’avaient pas cet argent, ils vendirent pour quelques centaines d’aspres leur part à l’héritage de l’ancêtre. Pour sceller leur sort, il ne restait plus qu’à les enchaîner par un lien légal au champ qui déjà ne leur appartenait plus et « qu’ils auraient préféré abandonner, au grand dommage de l’acheteur. En 1595, Michel-le-Brave, menacé par les Turcs du Grand-Vizir Sinan, envoya, dès le mois de mai, des clercs et des boïars en Transylvanie pour demander l’appui du prince Sigismond Báthory ; ces délégués obtinrent, en échange, qu’une clause fût insérée dans l’acte tendant à interdire aux paysans de quitter leur ancienne propriété. Cet abaissement de la classe paysanne donna à la civilisation des Roumains un caractère aristocratique, étranger à leurs traditions nationales ; mais d’autre part, elle était dominée par la personnalité d’un prince habitué à disposer sans aucune considération de la personne et des biens de tous ses sujets.

Art roumain du XVe et du XVIe siècles.— Le second domaine où se fixa, dès le début de l’époque moderne, et au lendemain même de la création des principautés, l’originalité de la race roumaine, fut celui de l’art.

La tradition indigène était incapable de se développer dans des formes supérieures. C’était un art domestique, casanier, d’autant plus immuable qu’il avait des racines plus anciennes et plus profondes ; il s’est conservé jusqu’à nos jours sans avoir accompli d’autre évolution que celle, toute récente, vers le mauvais goût. Restait à concilier le riche apport de l’Orient avec celui de l’Occident. Les Roumains surent se tirer de ces difficultés, donnant ainsi à l’Europe une nouvelle forme de création artistique.

Si Saint-Nicolas d’Arges offre des ressemblances avec les églises-châteaux de Transylvanie où la tour de défense domine et étouffe l’édifice religieux, la cathédrale du Métropolite Hyacinthe, dans cette même ville, reproduit, avec ses murs dans lesquels les briques encadrent de grossies pierres rondes encastrées dans le ciment, avec ses coupoles basses et ses trois lignes de colonnes qui la partagent en longueur, le type des églises de Salonique. Les plus anciennes bâtisses en pierre élevées dans l’Olténie sous l’influence serbe, telle qu’elle se présentait à la fin du XIVe siècle sous l’influence de l’Athos, n’offre, comme Vodita, que des ruines informes ou, comme Tismana, qu’un lourd édifice plusieurs fois refait et aggloméré de détails postiches. On ne connaît pas davantage la forme primitive de la grande église de Cozia, transformée vers la fin du XVIIe siècle, à l’époque du riche restaurateur que fut le prince Constantin Brâncoveanu.

L’œuvre pieuse de ce dernier a presque partout anéanti les traces d’un passé plus simple et moins fixé dans ses éléments constitutifs. Mais il est certain que tout le XVe siècle se passa sans que la principauté valaque, qui avait dû employer dès cette époque des artisans indigènes pour continuer les traditions étrangères, eût réussi à trouver une forme qui, tout en tirant parti des enseignements variés, les eût confondus dans une nouvelle unité harmonieuse. L’église de Dealu, sur la colline au-dessus de Târgoviste, dominant le cours de la Ialomita, est un parallélogramme de pierres carrées, surplombé de deux tours et offrant comme seul ornement des broderies et des inscriptions de style vénitien semblables aux vignettes des premiers livres imprimés en Valachie sous la direction de Maca-rius, l’élève monténégrin de Venise. Quant au célèbre monastère d’Arges, bâti par Neagoe, dont la femme, Militza, était la fille du despote serbe Jean Brancovitsch, cet édifice, refait sur les ruines de l’ancien par un architecte français de l’école de Viollet-le-Duc, correspond au même type, légèrement arrondi sur les côtés, dans le chœur réservé aux fidèles et surmonté de quatre tours, dont les deux premières, en face, s’appuient sur douze fortes colonnes de marbre. Les détails, dus au ciseau d’un maître venu de Transylvanie, sont empruntés, dans leur richesse et même dans ce caractère original de la peinture, d’or et d’azur, qui les recouvrait au commencement, à cet art nouveau, tout de combinaisons ingénieuses, de fines broderies élégantes, qui relevaient la monotonie architecturale des mosquées turques.

Malgré les beautés sporadiques de l’art, ce n’est pas en Valachie que pouvait se former le style roumain. Il devait naître en Moldavie, à l’époque heureuse d’Etienne-le-Grand. Aucun de ses prédécesseurs n’a laissé un monument en pierre qui soit venu jusqu’à nous, bien que sans doute l’ancien couvent d’Alexandre-le-Bon à Moldovita et celui du même prince à Bistrita, où l’on voit encore son tombeau, aux larges fleurons gothiques, aient été sans doute d’une construction plus solide. Etienne fut même le premier à faire poser des pierres tombales, aussi bien à Bistrita qu’à Neamt et à Radauti, sur les lieux où la tradition monastique indiquait des sépultures princières. Cependant, dès ce moment, la Pologne envoyait en Moldavie des artistes, qui rencontraient ceux de la Transylvanie saxonne et des peintres venant de l’Orient, avec leur sobre manière traditionnelle de représenter, dans leurs attitudes figées, les saints hiératiques de l’orthodoxie.

Les nombreuses églises d’Etienne offrent ça et là des divergences. Tel édifice ne porte aucune tour (Reu-seni, Borzesti) ; à d’autres, paraît avoir été annexé un portail gothique à double étage (églises de Mirauti, Parhauti, Balinesti). Mais un type général se dégage des influences orientales et occidentales, qui donne une physionomie spéciale à l’architecture moldave de cette époque ; il devint, tellement elle était appropriée au pays, l’architecture générale roumaine jusque vers la moitié du siècle passé.

La forme en croix, les proportions modestes convenaient à une église destinée aux seuls moines, la distribution intérieure : pièce d’entrée, pronaos, naos, autel, sont dus au Mont Athos, où l’on trouve des constructions plus récentes qui ont le même aspect. La tour qui se détache d’un mouvement si alerte est cependant bien occidentale, de même que le robuste clocher, pris dans le mur d’enceinte, et dont la vaste porte donne accès dans la cour du monastère, clocher qui rappelle les constructions militaires et religieuses de la Transylvanie saxonne. Les ornements linéaires du gothique le plus récent, qui encadrent la porte, les fenêtres, dont certaines, sur la façade, sont d’un beau caractère fleuri, sont empruntés aux Allemands de Hongrie.

En ne considérant que ces détails, l’église moldave paraît donc une copie de celles qui, au-delà des Carpathes, désignent parfois la place où le grand Hunyady remporta des victoires sur les Turcs (celle de Szt-Imre, par exemple, ou celle de Feleac). Si l’on pénètre dans l’intérieur, dans le sombre intérieur humide, sur lequel se projettent à peine des rayons rares par les fenêtres étroites, on retrouve la même église byzantine que sur n’importe quel autre point du domaine de l’orthodoxie. Les murs sont recouverts d’une peinture — conservée à Papauti, compris aujourd’hui dans la ville de Botosani, à Dobrovat, dans le district de Vasluiu, — où se mêle le ton dur des bleus foncés, des verts profonds, des rouges effacés, pour donner des milliers de figures et de scènes se poursuivant dans l’ordre fixé par un code invariable. Au fond, l’iconostase de bois doré, comprenant, dans plusieurs registres, au-dessus des portes de l’autel, les images principales, est travaillé par des mains d’une infatigable piété, avec ses fleurs variées, ses fruits en plein développement, ses rameaux enchevêtrés d’une manière indéchiffrable, ses figures de lions et de griffons. On a abandonné l’usage byzantin du XIVe siècle qui, comme dans la « Moné Tes Choras » de Constantinople, place, dans l’ « église princière » d’Arges, le portrait du fondateur en tête du portail ; il figure, avec toute sa famille, sur le mur intérieur du pronaos, au côté droit. Une belle inscription, dont les lettres cyrilliques ont, de même que celles qui ornent les tombeaux, l’allure tout à fait gothique, remplace ce portrait à l’entrée de l’édifice. Cette entrée, au lieu d’être de face, est pratiquée généralement à droite, pour qu’on pénètre ensuite, par le grand portail ogival, dans le pronaos.

Il y a cependant, outre ce mélange caractéristique, dans lequel rien ne vient signaler la diversité, pourtant si réelle, de l’inspiration, des éléments dus à la pensée créatrice des architectes du grand prince. Regardez d’abord ce toit de bardeaux de bois qui ne recouvre pas d’une seule masse morte l’édifice, mais qui semble le poursuivre dans tous ses détails, dans tous les replis de son corps d’un doux mouvement élastique plein de vie et d’amour. On ne le trouvera nulle part ailleurs que dans ce pays de pluies abondantes, rassemblées par les grandes forêts qui entourent le couvent, et de lourdes neiges hivernales. Au milieu, comme une fleur qui s’élève entre les feuilles qui la protègent, la tour repose sur un double appui de polygones inscrits l’un dans l’autre, qui est une invention technique des mêmes architectes, aussi solide qu’élégante. Il n’y a pas encore de peinture extérieure, mais l’aspect des murs est varié par la différence de ton entre les grises fondations de pierres qui s’élèvent jusqu’à un bon quart de la hauteur et tes contreforts qui appuient l’édifice, entre les différents étages, vivement colorés, de briques émaillées, qui se succèdent montant vers la toiture, entre les absides pleines d’ombre qu’elles encadrent et le scintillement multicolore des disques jaunes, verts, Meus, bruns, distribués, dans une succession harmonieuse des couleurs, aux points où se touchent les arcs et surtout sur la ligne bordant le toit et sur tout le dessin, correspondant en petit à celui de l’église elle-même, de la petite tour fine couronnant l’édifice. Il faut ajouter les broderies à la manière de Byzance : rideaux d’autel, couvertures de tombeaux, présentant les naïfs portraits des donateurs, les objets en métal : ciboires ciselés, ostensoirs ornés de bas-reliefs, croix de bois finement travaillées, à la tige d’argent, selon le type de l’Athos, en un mot tout ce qui vivifia à un certain moment les instincts artistiques de la race.

Ce style, qui, à l’époque même d’Etienne-le-Grand, avait trouvé son plus complet développement dans l’église du couvent de Putna, où le fondateur fut enterré en 1504, distingue aussi les bâtisses des princes du XVIe siècle et surtout de Pierre Rares, d’Alexandre Lapusneanu et de Pierre-le-Boiteux, ceux dont le patronat fut plus large et plus actif. Dans les trois grands monastères qu’édifia la piété de ces princes : à Pobrata, où Pierre et,plus tard sa femme Hélène Brancovitsch furent ensevelis, à Slatina, qui conserve les restes d’Alexandre, tyran aussi cruel que dévot ; à Galata, on constate des innovations : l’extérieur des murs est recouvert déjà de peintures d’un style doux, se détachant sur un fond d’azur ; à Galata, on a osé surmonter l’édifice de deux tours qui se suivent. Avant la fin du siècle, la famille des Movila, dont deux frères, Jérémie et Siméon, régnèrent, alors que le troisième, Georges, fut, pendant de longues années, Métropolite de Moldavie, donna à l’art roumain un autre de ses plus grands monuments, le monastère de Sucevita (en Bucovine), dont les belles peintures extérieures, sur un fond vert, font l’admiration des connaisseurs. La tradition sera continuée dans cette principauté par la fondation, datant d’environ 1610, du Métropolite Anastase Crimca, lui-même un enlumineur de talent, à Dragomirna, et par celle de son prince, Etienne Tomsa, à Solca, dans cette même Bucovine annexée plus tard par l’Autriche, par les quelques églises de Jassy et de ses environs (couvent de Bârnova), dues à la munificence d’un prince apparenté aux Movila, Miron Barnowski — Roumain de sang, mais, comme tant d’autres, citoyen polonais — et enfin par les édifices de Basile Lupu, élevés dans cette même Capitale : Golia et les Trois Hiérarques, dont le dernier, tout couvert de sculptures décoratives d’un caractère oriental, a été recopié à notre époque sur l’original par le même réparateur attitré des églises roumaines.

Ce style moldave s’imposa à la Valachie, grâce aussi à l’influence exercée par le mariage de la fille de Pierre Rares dans cette autre principauté, et l’ancien carré de pierres, plutôt bas et orné de peintures clairsemées, fut remplacé par l’élégant édifice, se développant en hauteur et tout tapissé d’images, que la Moldavie avait créé. Telle cette petite église du cimetière de Cozia qui n’a rien perdu de ses caractères distinctifs. Un peu plus tard, les architectes valaques, tout en cherchant dans l’ancien système byzantin des briques placées de biais et dans l’alternance de la brique ordinaire avec les pierres rondes confondues dans le ciment, un remplacement pour le difficile revêtement des peintures extérieures, placèrent devant la porte d’entrée un léger péristyle, appuyé sur de fines colonnes aux chapiteaux sculptés. Cette transformation, qui ajoutait essentiellement à l’élégance de l’édifice, fut adoptée d’une manière définitive, et on la rencontre désormais dans tous les édifices religieux va-laques jusqu’à l’époque d’activés réparations et reconstructions que furent les règnes de Mathieu Basarab (1632-1654) et de Brâncoveanu (1688-1714).

Un puissant essor d’originalité se produisit aussi à la même époque dans l’art du livre. Des manuscrits slavons de Neamt, écrits sur parchemin et sur papier, sous les successeurs d’Alexandre-le-Bon et surtout sous Etienne-le-Grand, sont parmi les plus beaux qu’ait produit l’art byzantin. Des frontispices d’un art délicat les ornent, et l’on rencontre même des portraits de princes, des images de saints d’une technique fine. H y aura un progrès incessant dans ce domaine jusqu’à la fin du xviiesiècle. Quant aux livres imprimés en Valachie d’abord, puis en Transylvanie, à Brasov-Kronstadt, à Szasz-Sebes et à Orastie-Broos, par un diacre exilé, Coresi, et par ses disciples et concurrents, ils conservent, surtout ceux qui parurent dans la principauté, la bonne tradition artistique de Macarius.

C’était tout le domaine que l’orthodoxie permettait à l’artiste ; s’il est question une fois du portrait de la princesse valaque, fille de Chiajna, que voulait épouser le « Despote » moldave, et à la même époque, du tableau mural, représentant le combat de Verbia, dans lequel ce même aventurier arracha la couronne à Alexandre Lapusneanu, il faut y voir, probablement, l’œuvre de quelque maître étranger qui n’était pas lié par les mêmes restrictions.

Débuts de la littérature roumaine. — Pour avoir aussi une littérature, il fallait une langue littéraire. Si, dès le commencement du XVe siècle, un clerc roumain du Nord-Est de la Transylvanie ou du Marmoros voisin, influencé par la propagande hussite, victorieuse dans ces. régions, donna une rude traduction des Ecritures, qui s’est conservée dans les manuscrits dits de Voronet (Actes des Apôtres) et de Scheia (Psautier), elle ne fut pas admise, bien entendu, par l’orthodoxie dominante. On se servait cependant du roumain pour des ébauches de traités, pour des instructions d’ambassadeurs, des comptes privés, des notices personnelles, des mémoires à l’usage du prince et des boïars, des lettres privées, et même pour des gloses en marge des chartes de propriété, qui devaient être rédigées dans ce slavon qui correspondait en Orient au latin des Occidentaux. Nous avons trouvé des manuscrits religieux du XVIe siècle, des premières années même de ce siècle, dans lesquels le texte roumain en lettres suit le texte slavon à l’encre, l’un étant pour la lecture et l’autre pour l’office.

Quand le diacre Coresi se mit à publier, outre son Evangille de 1561, des ouvrages religieux en roumain, ou en roumain et slavon, d’après les anciens textes qu’il modernisait ça et là légèrement et gauchement, il n’obéissait pas seulement au désir de donner en langue vulgaire l’Ecriture et ses commentaires — à l’imitation des Saxons qui avaient publié dès 1541 un cathéchisme roumain de propagande à Sibiu-Hermannstadt, — ni de fournir de livres liturgiques la nouvelle église calvine qui s’était formée en Transylvanie dès 1560, sous la protection impérieuse de l’État[2] ; il obéissait aussi à un besoin général de lecture qui avait saisi la société roumaine entière et que le slavon, généralement inconnu même aux prêtres, ne pouvait pas satisfaire. On en a la preuve dans ces versions, restées en manuscrit, des Miracles de sainte Parascève, de certaines Vies de Saints, surtout, à ce qu’il paraît, des saints guerriers, et de la légende d’Alexandre-le-Grand, qui fut traduite en roumain, par plusieurs clercs en même temps, d’après un texte serbe, avant 1600.

Or, si, à l’époque d’Etienne-le-Grand, la Bible pouvait inspirer l’esprit d’humilité qu’elle attribuait au roi David, si les chronographes impériaux amenaient Neagoe à écrire, pour l’éducation de son fils Théodose, un manuel du prince, dans lequel on retrouve aussi des préceptes originaux, que l’auteur avait tirés de sa propre expérience sur les relations avec les Turcs et les rapports avec les boïars, d’autre part, les récits de combats et d’aventures si nombreux dans le domaine de la fable, devaient plaire à cette classe aristocratique en plein développement et aux princes nés dans ce milieu agité et leur donner soif d’accomplir des actions d’éclat, au moment où la fureur sacrée des croisades reprenait l’Europe[3].

  1. Voy. J. Bianu et Nerva Hodos, Bibliografia româneasca veche ; deux volumes.
  2. Voy. notre « Histoire des Roumains de Transylvanie et de Hongrie », I, p. 196 et suiv.
  3. Voy. aussi notre Mémoire sur les « Livres représentatifs », dans le Bulletin de la Section historique de l’Académie Roumaine, année 1915.