Histoire des Roumains et de leur civilisation/09

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CHAPITRE IX

Développement de la civilisation roumaine aux XVIe et XVIIe siècles ; ses conséquences politiques


Epopée de Michel-le-Brave. — Les boiars moldaves n’avaient ni provoqué, ni soutenu le mouvement révolutionnaire dirigé par Jean-le-Terrible contre l’oppression, surtout l’oppression fiscale des Turcs ; au contraire, ayant été dépouillés par ce prince à court d’argent, ils avaient passé à l’ennemi, déshonorant leur classe par cet acte de trahison : ils entouraient beaucoup plus volontiers le trône paisible du bon prince boiteux Pierre. Mais, déjà, dans l’intervention valaque contre Jean, qu’il s’agissait de remplacer par le frère du prince de Bucarest, Alexandre, on avait pu voir la ferveur guerrière du monde aristocratique qui s’était lormé tout récemment par le développement de la société roumaine. Les deux frères Golescu, Ivascu et Albu, firent plus pour la victoire que le Voévode lui-même, incapable d’empêcher l’établissement éphémère dans sa Capitale d’un concurrent, Vintila ; comme de vrais chevaliers, ils combattirent pour le drapeau, et Albu périt en sauvant la vie de son souverain : son tombeau, dans le monastère de Vieros, le représente en guerrier, à cheval, le bonnet de combat sur la tête, de même qu’un autre bas-relief, à Stanesti, de l’autre côté de l’Oit, représentera, au commencement du siècle suivant, un des Buzesti, Stroe, livrant un combat victorieux au prince tatar, qui, tombant sous ses coups, laisse s’éparpiller les flèches de son carquois.

La nouvelle génération de ces boïars, devenus les maîtres du territoire et du pouvoir, mettra donc au service de son ambition les forces entières du pays, désirant, sinon la guerre en elle-même, au moins des occasions de se distinguer, d’acquérir cette gloire qui illumine chaque page des Gestes d’Alexandre-le-Grand, On le vit bien, pour la Valachie, par la révolte, les victoires, les conquêtes de Michel-le-Brave et, pour la -Moldavie, par cette politique chrétienne polonaise, féconde en luttes intérieures, en combats pour le trône, qui forme l’histoire de la dynastie, si rapidement tragique, des Movila.

Le fils du « bon » Petrascu, un des rares princes valaques auquel il fut donné de mourir dans la possession du pouvoir, ne ressemblait guère à son père, qui cependant conduisit lui-même des armées et entra pour soutenir la cause de la reine Isabelle, dans cette Transylvanie où, tout dernièrement, on a trouvé la matrice de bronze de son sceau. Cependant Michel se montra conciliant aux Voévodes qui avaient succédé à son père ; il put prendre dans leur Conseil uni-place importante, arrivant jusqu’à la dignité de Ban, la première après le trône et qui donnait une quasi souveraineté en sous-ordre dans l’Olténie. Alexandre-le-Mauvais, usurpateur d’origine moldave, l’ayant poursuivi comme adversaire personnel, comme prétendant, il se réfugia à Constantinople. On a vu à la suite de quelle humiliation le réfugié parvint à gagner l’héritage de son père, en septembre 1594.

La chronique des boïars, de ces riches frères Bu-zesti, attribue le mérite de la révolte qui délivra pour quelques années la principauté de Valachie du joug accablant des Turcs, à la nouvelle classe de la chevalerie roumaine. Ce sont eux qui se réunissent, qui prennent la résolution d’entreprendre ’l’œuvre glorieuse et difficile ; il ne reste plus au prince qu’à l’approuver. D’ailleurs, Michel lui-même, qui avait commencé par être un des membres de cette aristocratie guerrière, sentait comme eux ; seulement, il devait prendre les devants, parce que le sort avait fait de lui vraiment un prince.

La révolte éclata ; les créanciers turcs furent massacrés : on canonna la maison où ils s’étaient réfugiés. La Moldavie d’Aaron, réduite aux abois, avait déjà pris sa décision, et le César allemand Rodolphe venait de conclure avec cette principauté une convention qui la faisait entrer sous son autorité comme membre de l’Empire. Enfin, dans les ambitions du prince de Transylvanie, qui voulait être roi de la croisade sur le Danube, on voyait un appui, et l’Europe occidentale, incitée par le Pape Clément vin avait partout en Orient des émissaires.

Les forteresses du Danube brûlèrent ; les troupes turques réunies pour punir le rebelle valaque amenèrent un prétendant qu’elles espéraient pouvoir facilement établir, ainsi que Pierre avait été établi sur les ruines du trône de Jean-le-Terrible. Mais, sur le fleuve, en hiver, les Turcs eux-mêmes, puis les Tatars de Crimée, qui avaient quitté les plaines de la Hongrie envahie pour achever la déroute de ce nouvel ennemi, furent vaincus en quelques jours ; les cavaliers de Michel, qui avaient fait fuir le Khan lui-même devant leur jeune essor, prenaient par les chemins couverts de neige la route d’Andrinople. Braila fut incendiée ; les Cosaques soudoyés par Aaron étaient de nouveau apparus devant Bender ; Ismaïl, nouvelle création turque et la plus puissante des places fortes du Danube inférieur, succomba quelques mois plus tard : on y retrouva les anciens canons hongrois du XVe siècle, portant le corbeau valaque avec les armes des Hunyady.

Nous avons parlé plus haut du traité conclu par les délégués de Michel et d’Etienne Razvan, qui, à l’aide de la garde transylvaine, avait renversé son maître Aaron, pour s’assurer le secours du fier Magyar. C’était pour le pays, « réuni » à la Transylvanie, une profonde déchéance, mais pour les boïars un succès : l’autorité du prince sombrait en même temps que la liberté des paysans, et la caste guerrière restait maîtresse du pays et de ses destinées. Elle existait seule, pour la domination à l’intérieur et pour les grandes aventures au-delà des frontières.

Le Vizir Sinan, la plus haute personnification de l’orgueil ottoman et de la vaillance albanaise, était accouru, en effet, pour en finir avec l’indépendance de ces provinces, toujours incertaines, qu’il s’agissait de transformer en simples pachaliks de l’Empire. H fut vaincu à Calugareni, dans les marais du Neajlov, le 23 août 1595, par la noblesse valaque, que soutenait un corps auxiliaire transylvain et la dure résistance des Cosaques mercenaires ; Michel lui-même avait fait, en pénétrant, la hache à la main, dans les rangs ennemis, son devoir de bon chevalier chrétien.

Cette victoire n’empêcha pas cependant l’avance des Turcs ; ils occupèrent Bucarest, dont les églises avaient été mises en flammes par les auxiliaires hongrois de Michel, et Târgoviste, l’ancienne capitale du pays, où fut installé le nouveau commandant impérial de la Valachie, avec ses begs, les soubachis se faisant attribuer les districts qu’ils devaient administrer. Les Tatars se répandirent en pillant dans les villages de la plaine. Des mesures furent prises pour fortifier la résidence du Pacha ; à Bucarest même, le monastère du prince Alexandre Mircea, nommé ensuite d’après le nom de son petit-fils, Radu Mihnea, qui le releva de ses ruines, devint la « palanka », la forteresse du Vizir conquérant.

Michel se trouvait dans la montagne, comme jadis Etienne-le-Grand après la journée de Valea-Alba ; il y trouva cependant les auxiliaires chrétiens qu’avait cherchés vainement son précurseur moldave ; Sigis-mond Bâthory vint en Valachie, non pas en allié, mais bien en maître, et le contingent féodal du Moldave Razvan se joignit aux fantassins saxons, à la cavalerie magyare et aux croisés de Toscane que venait d’envoyer un autre promoteur de la guerre sainte, le Grand-Duc de Florence. Les jours de Nicopolis, des grandes chevauchées chrétiennes parurent revenir lorsque les Turcs furent chassés des deux plus grands centres du pays, pour être rejetés ensuite, après un combat acharné, à Giurgiu, au-delà du Danube rougi de sang. Encore une fois, Michel avait payé de sa personne, jouant avec un mépris supérieur de la mort le grand rôle légendaire que lui imposait l’état d’esprit de son époque.

Peu de temps après, les Polonais intervinrent en Moldavie : le grand promoteur de l’expansion, le chancelier Jean Zamoyski, entra dans le pays, sous le prétexte de repousser les Tatars, tout aussi sincère que le roi Jean-Albert, lorsqu’il prétendait vouloir recouvrer sur les Turcs les ports d’Etienne-le-Grand. Sigismond fut battu par les Turcs, qui remportèrent sur les Allemands la victoire de Kerestes, dans la plaine de Pannonie. En 1598, il céda son héritage à l’Empereur, qui y envoya ses commissaires, en attendant l’arrivée du futur prince, l’archiduc Maximilien, ancien roi élu de la Pologne ; Michel prêta, au mois de juin, entre leurs mains, dans le couvent de Dealu, où reposaient les restes de son père, le serment de fidélité à son nouveau suzerain Rodolphe II. Trois ans plus tard, des amis fidèles allèrent enfouir furtivement à la même place sa tête, tranchée dans un camp de Transylvanie, par les soldats de l’Empereur.

Bientôt, du reste, le rejeton dégénéré des Bâthory revint de son abri silésien pour reprendre les rênes du pouvoir, et aussitôt il renoua ses anciennes relations avec les Turcs. Après qu’il eut étourdiment abdiqué, son jeune cousin André, cardinal et évêque polonais, qui lui succéda, ne fit que persévérer dans cette voie ; il avait l’appui dévoué du prince établi par Zamoyski en Moldavie pour y représenter la politique polonaise que l’antagonisme fatal contre l’envahissement des Habsbourg avait déjà engagée dans l’ornière de l’alliance turque.

Il ne fallait même plus penser aux souvenirs byzantins qui s’étaient réveillés, non seulement dans la pensée de Michel et de ses paladins, mais aussi dans celle des chrétiens des Balcans : Serbes du Banat, qui rêvaient d’un roi chrétien ; Bulgares dont les évêques de nationalité grecque envoyaient des lettres d’imploration au Voévode ; Albanais agités par le pressentiment d’un nouveau Scanderbeg ; Grecs même, qui attendaient du grand Michel le Valaque la délivrance d’un long esclavage. A lui seul il ne pouvait accomplir une œuvre aussi difficile. Après de brèves apparitions sur le Danube, il dut s’incliner devant la fatalité et recevoir les envoyés du Sultan qui, chargés de présents, venaient lui proposer un arrangement favorable à ses intérêts.

Michel aurait pu arrêter ici sa carrière de soldat et reprendre dans des conditions meilleures les anciennes relations qui avaient tout de même assuré à la principauté presque un siècle de tranquillité. Mais les conditions de la Transylvanie devaient engager à de nouvelles entreprises, non plus l’ambition politique de princes tels qu’Etienne ou Pierre Rares, mais la soif d’exploits brillants, d’aventures sans cesse renouvelées de ces guerriers par tempérament et par éducation que Michel était digne de conduire sur les sentiers dangereux d’un plus grand avenir.

Ayant reçu aussi des incitations formelles de la part des Impériaux, auxquels la Transylvanie, avec toutes ses perspectives de domination danubienne et d’influence dans les Balcans, venait d’échapper de nouveau, il attaqua, sans attendre le concours du général impérial de la Hongrie Supérieure, le rancunier Albanais Georges Basla, ce cardinal, dont il avait été contraint de reconnaître la suzeraineté, aussi inutile qu’humiliante. Ayant franchi les Carpathes par le défilé de Buzau, il longea la frontière jusqu’à Brasov, qui se soumit volontiers, pour se réunir ensuite avec les armées de l’Olténie presque sous les murs de Sibiiu. Une seule bataille, à Selimber (Schellenberg), le 28 octobre 1599, décida du sort d’André, qu’avaient abandonné ses capitaines eux-mêmes, avec le commandant suprême des armées de la province, Gaspar Kornis, noble d’origine roumaine. Le prince vaincu fut tué dans la montagne par les pâtres szekler qui haïssaient les Bâthory parce que ces maîtres avaient détruit les privilèges de leur nation ; Michel fit enterrer honorablement les restes du cardinal dans le mausolée de famille de Fehérvâr et, déplorant la mort de ce « pauvre prêtre », il prit, pour l’accompagner à sa dernière demeure, le cierge dans la main qui était accoutumée à donner de si rudes coups d’épée.

Devait-il se résigner à rester seulement le « conseiller impérial, le représentant en Transylvanie et le commandant général des comtés extérieurs », ainsi que l’auraient désiré les Saxons, qui lui avaient prêté l’hommage, à lui et à son fils, en cette seule qualité ? Devait-il continuer à distribuer des terres et des titres aux chefs de la noblesse magyare qu’il réunit dans son Conseil à la personne du nouvel évêque catholique Na-prâgy ? Devait-il se préparer même à évacuer la province contre une récompense quelconque, ainsi que l’auraient voulu les courtisans de l’Empereur, pleins de jalousie et de mépris à l’égard du « Valaque » ? Devait-il continuer à ignorer l’existence de cette nation roumaine de Transylvanie qui avait le même sang que lui et qui, s’étant par endroits révoltée contre les nobles, attendait instinctivement une prochaine et pleine administration de la justice de ce compatriote ? Tel fut le grand et tragique problème qui agita jusqu’au bout l’âme du conquérant.

Les Roumains formaient la grande majorité des habitants du pays. Dans les derniers temps, le développement naturel des fondations épiscopales dues au princes de Moldavie et de Valachie avait amené un progrès rapide. Les efforts faits pour imposer des évêques surintendants, chefs des « églises valaques », qui se cachaient dans quelque modeste résidence de village, menant l’existence mesquine des autres « pasteurs » échouèrent au milieu d’un peuple dont le principal trait distinctif est le plus tenace attachement à Y « ancienne loi », aux « anciennes coutumes ». Les princes firent venir leurs évêques calvinistes dans la Capitale même de la province, à Fehérvâr, où ils avaient leur maisonnette, leur petit jardin et une église de bois pour le nombre restreint de leurs fidèles. Mais tout cela n’influençait guère les masses. De ces tentatives il ne resta qu’un avantage pour la vie spirituelle de ce peuple dont il s’agissait seulement de modifier la dure-âme revêche pour le faire entrer ensuite d’autant plus facilement dans la communauté nationale des Magyars : la religion réformée exigeait l’emploi de la langue vulgaire dans le service divin ; des prescriptions réitérées et soutenues par tous les moyens du pouvoir avaient donc imposé aux prêtres qu’on traînait dans des espèces de conciles populaires, l’usage des livres roumains à la place de ceux de l’époque slavone qu’on ne comprenait plus. On traduisit même du magyar, avec le concours d’un noble de cette nation, Nicolas Forro, une Explication des Evangiles.

Pendant cette phase du calvinisme envahissant. l’État avait imposé aussi l’unité hiérarchique aux Roumains ; ils s’étaient jusqu’alors disputé différents sièges épiscopaux, la concurrence étant continuelle entre celui du Nord, à Vad, dépendant du Métropolite moldave de Suceava, et entre celui du Sud, à Gioagiu, à Prislop, qui avait toutes ses relations avec le Siège archiépiscopal valaque de Târgoviste. On s’habitua donc à avoir, dans la Capitale même du pays, un seul chef religieux, un « Métropolite » local ; et lorsque l’orthodoxie put rentrer, sinon dans ses droits officiels, de l’époque où les princes faisaient sacrer des prélats du rite oriental au-delà des Carpathes et jusqu’à Ipek, au milieu des Serbes, au moins dans sa liberté d’action, le Métropolite, un Gennadius, qui administrait le diocèse transylvain vers 1580, reprit ses relations avec la Valachie, où il s’était fait sacrer, après la nomination par son maître étranger. Au moment où les calvinistes du Banat, nobles de veille race, faisaient entreprendre une traduction de l’Ancien Testament, qui fut imprimée à Orastie, une nouvelle Explication des Evangiles, basée sur le texte grec de Théophylacte, paraissait, sous les auspices de ce Gennadius, à Brasov-Kronstadt (1581). Lorsque les prélats valaques arrivèrent en Transylvanie, en 1595, pour conclure le traité dont il a été plusieurs fois parlé jusqu’ici, ils obtinrent des conseillers du prince Sigismond, fervent catholique et élève fidèle des Jésuites, la reconnaissance solennelle de ce fait que toutes les « églises valaques » de Transylvanie dépendissent du Siège de Târgoviste.

Michel rencontrait donc au-delà des montagnes, non pas cette masse amorphe de barbares sales et féroces que se plaît à décrire la haine de leurs adversaires ethniques, mais bien une majorité de population indigène, conservant les traditions d’une civilisation très ancienne et ayant à sa tête un seul chef religieux et politique, celui auquel il venait tout récemment de faire le don d’une belle église en pierres, en face du château princier de Fehérvâr.

Il soutint de toute sa sympathie active cet archevêché qui fut considéré désormais comme sa fondation. Il introduisit jusque dans le lointain Marmoros un clerc de Valachie, le nouvel évêque de Munkâcs, Serge, qui avait été auparavant le supérieur du vieux couvent de Tismana. A Vad, on rencontre pendant son administration l’évêque roumain, originaire de Transylvanie, Jean Cernea. Les prêtres roumains furent exemptés de la dîme. Une nuée de moines valaques envahit les villages transylvains. Pendant que cette organisation religieuse de l’élément roumain dans la province conquise progressait, Michel employa, ainsi que ses officiers, le roumain, qui apparaît déjà dans les inscriptions des églises, pour tous les actes qui n’avaient pas un caractère solennel ; sous la forme latine traditionnelle des chartes de donation, il signait de sa belle écriture élancée, aux traits énergiques comme des coups d’épée, en roumain et en lettre cyrilliques : Io Mihail Voevod, « Jean Michel le Voévode ».

Avec sa pratique byzantine et son intelligence naturelle, avec la finesse de sa race princière, il était trop intelligent pour essayer d’abandonner d’emblée les coutumes d’un pays qu’avaient dominé jusqu’alors les Magyars et les Saxons. Tout en s’attachant les Szekler par le renouvellement de leurs privilèges et en se présentant aux Saxons comme le vicaire d’un souverain de leur race, tout en distribuant enfin largement ses faveurs à l’aristocratie indigène, il tint à continuer cette vie politique de la Transylvanie qui ne le regardait pas moins comme un envahisseur terriblement incommode.

Au commencement de l’année 1GOO, la Cour de Prague, lente et soupçonneuse, attendant des événements ce qu’elle n’était pas en état d’arracher par sa propre énergie, lui fit offrir, par un simple courrier italien, des conditions qu’il s’empressa d’accepter, car il croyait fermement avoir été reconnu comme maître héréditaire, à titre féodal, de sa conquête. Michel désirait aussi avoir les forteresses du Marmoros, le Banat, où fonctionnaient déjà des évèques orthodoxes d’origine roumaine ou serbe, et tout le pays jusqu’à la Theiss. Mais les subsides nécessaires à l’entretien d’une armée de mercenaires tardaient, et déjà Jérémie, le voisin moldave, s’arrangeait pour une attaque prochaine avec Sigismond, réfugié en Pologne, et ses partisans, les nobles de Transylvanie.

Les négociations avec les Impériaux continuèrent, dilatoires, interminables, marquées, du côté de la Cour, par un caractère évident de mauvaise foi. Il fallait « nourrir de bonnes paroles », berner de compliments et de vaines promesses ce Valaque qu’on aurait voulu chasser sans retard, si sa main de fer n’avait pas été la seule garantie de la conquête qu’il venait de faire. Des commissaires impériaux, un vieux soldat loyal, Michel Szekély, et un diplomate slave, habile à manier les Turcs et leurs clients, David Ungnad, furent chargés de se présenter à Michel, en qualité de « commissaires », pour observer toutes ses actions, pour rapporter toutes les paroles qui pouvaient échapper à son tempérament fougueux, pour « temporiser » en ce qui concerne la résolution définitive ; plus tard, de pleins pouvoirs pour « conclure » furent donnés à un envoyé extraordinaire, le docteur Pezzen, qui, lui aussi, avait rempli les fonctions d’ambassadeur à Constantinople.

Avant l’arrivée de cet émissaire, si impatiemment attendu, Michel, qui avait présidé déjà, en souverain, deux diètes transylvaines, s’était jeté, pour ne pas être surpris par ses ennemis, sur la Moldavie qu’il sentait prête à l’attaquer. Jérémie, faible soldat, ne put lui opposer aucune résistance sérieuse : les troupes, d’un caractère mélangé, du Voévode entrèrent à Jassy, à Su-ceava, chassant le client des Polonais, qui s’enferma dans la forteresse de Hotin. Un Conseil de boïars fut établi pour gouverner la nouvelle conquête, en attendant l’arrivée du fils de Pierre-le-Boiteux, Etienne, qui vivotait en exil, dans le Tyrol, pour en faire, comme époux de la fille unique de Michel, un Voévode moldave. Un concile présidé par l’archevêque de Bulgarie, le Grec Denis Rhallis, donna de nouveaux chefs à l’Église de Moldavie.

Se rendant compte des dangers qui le menaçaient, Michel revint en Transylvanie, où grondait un sourd mécontentement. Il consentit à sacrifier au dernier envoyé de l’Empereur, de son Empereur, une grande partie de ses premières prétentions : il ne voulait plus, en dehors des deux principautés danubiennes, qu’il entendait détenir selon leurs anciens usages, que le gouvernement viager de la Transylvanie et quelques distinctions exceptionnelles, comme la Toison d’Or, dont on avait orné le cou débile de Sigismond Bâthory. La chancellerie de Prague, parlant au nom de Rodolphe II, consentit, presque dédaigneusement, à lui faire cette grâce, dont on excluait cependant les comtés extérieurs, « bien qu’on eût préféré, pour éviter les graves désavantages qui pouvaient se présenter, que le Voé-vode, ayant restitué la Transylvanie occupée au nom de Sa Majesté, s’en retournât en Valachie pour l’administrer sous la protection de l’Empereur et y guetter toutes occasions d’avancer plus loin en Turquie avec l’aide de Sa Majesté ». On réservait même, à cause des prétentions polonaises, la question de la Moldavie. Il était sans douteimpossible d’être plus imprudent.

A ce moment, la Transylvanie, que Basta avait travaillée sans cesse, promettant le concours des troupes de la Hongrie supérieure à toute révolte qui éclaterait, était en flammes. Michel eut des scrupules de conscience lorsqu’il s’agit de combattre une armée qui levait le drapeau à l’aigle bicéphale de son suzerain. Il agit, contre son habitude, mollement, sans intervenir de sa propre personne, et fut vaincu à Miraslau (Miriszlo), près de la Capitale, le 18 septembre 1600.

C’était bien la fin de sa domination, sinon le dernier acte de cette belle énergie guerrière. On venait de lui apprendre déjà que le chancelier Zamoyski avait repris la Moldavie et envahi la Valachie elle-même, où il voulait introduire Siméon, frère de Jérémie. Michel essaya de sauver au moins l’héritage de ses ancêtres ; ayant conclu une convention par laquelle il s’engageait à quitter le territoire de la Transylvanie, il passa les Carpathes pour trouver du côté de Buzau ces lourdes légions polonaises depuis longtemps formées par l’expérience d’Etienne Bàthory pour la guerre contre les Turcs sur le Danube. Il dut s’enfuir, tout en livrant combat aux détachements de cavalerie qui le poursuivaient. Ame profondément honnête, il croyait avoir le droit de s’adresser à l’Empereur, envers lequel il n’avait commis aucun acte de trahison, pour lui demander le châtiment des officiers, qui, sans ordres, et même sans aucun prétexte, l’avaient attaqué. Il se rendit, avec quelques-uns de ses derniers fidèles, à Vienne, à Prague, pour y recevoir aussitôt la nouvelle, qui dut être un baume pour son cœur meurtri, que la victoire de Basta, trompé comme un enfant par la perfidie des aristocrates magyars du pays, n’avait fait que rouvrir à Sigismond les portes du pouvoir.

On était cependant bien décidé, quoique cette Cour fût habituée aux ambages, à ne pas souffrir cette dernière injure. On offrit à Michel les moyens pécuniaires dont il avait besoin pour se faire une nouvelle armée, dans laquelle les siens étaient à peine représentés, et on arriva à le convaincre que Basta, son vainqueur, pouvait devenir un sincère collaborateur et un ami. Le grand effort vengeur du Voévode gagna à l’Empereur, par la victoire de Goraslau (Goroszlo), en juillet 1601, cette province si convoitée par toutes les ambitions. Mais, lorsqu’il s’agit de fixer les plans ultérieurs de la campagne, le général albanais s’arrangea pour entrer en conflit avec le « Valaque » ; mais celui-ci ne consentait pas à se laisser arrêter comme un simple subordonné ; il fut éventré par les hallebardes des Wallons de Flandre et des Hongrois d’un détachement chargé formellement de l’assassiner (18 août). On jeta sur la charogne pourrie d’un cheval crevé le corps de Michel, et il fallut que des mains pieuses dérobassent à la vigilance des profanateurs sa belle tête énergique pour qu’elle pût être déposée dans l’église du serment à Dealu, où l’inscription rappelle encore que « son corps gît dans la plaine de Turda, sur laquelle les Allemands l’ont tué ».

Michel était mort ; son fils, encore enfant, Nicolas Petrascu (Pierre), devait vivre une existence mesquine, quémandant les aumônes de l’Empereur ; sa femme, sa fille, s’étaient réfugiées dans le couvent de Cozia, auprès de la vieille mère du Voévode. Mais son souvenir resta vivant à travers les siècles. Dans la Transylvanie, où il y eut même parmi ses auxiliaires hongrois des amis qui pleurèrent sa franche bravoure, les Roumains conservèrent l’organisation religieuse qu’il leur avait donnée ; tout un mouvement littéraire put se développer sous son ombre. En Valachie et en Moldavie, l’activité aventureuse de la chevalerie des boïars s’était manifestée avec un élan que la catastrophe de Turda ne pouvait pas arrêter.

La chevalerie roumaine après la mort de Michel-le-Brave.— Ceux des boïars valaques qui tenaient à l’humiliante tranquillité achetée aux Turcs par le tribut et les présents, s’empressèrent de reconnaître Radu, fils de Mihnea le Renégat et fastueux élève des écoles de Venise, diplomate avisé et grand favori de la Porte, qui eut en lui son plus fidèle auxiliaire. D’autres cependant lui préféraient Siméon Movila, soutenu aussi par les Tatars ; ce Moldave, qui aimait la guerre sans pouvoir gagner la victoire, put donc délivrer les diplômes, qui, étant rédigés dans le désordre des camps, abandonnent le slavon des lettrés — ainsi que cela était arrivé quelques fois sous Michel lui-même — pour introduire le style diplomatique roumain, tout nouveau. La plupart cependant acclamèrent l’Empereur, malgré le crime perpétré en son nom, parce qu’il paraissait leur promettre, non seulement un idéal de liberté chrétienne, mais aussi la possibilité de ces ex-ploits dont Michel avait, par sa bravoure, ouvert la bril-lante série. Maudissant la prudence timide du maître que voulaient imposer les Turcs, auxquels Radu était lié aussi par ses frères et ses sœurs musulmans, ils accoururent sous les drapeaux toujours déployés de Radu Serban, un des fidèles du Voévode assassiné. Avec leur aide — les Buzesti gardant pour quelque temps la conduite du mouvement — Radu, reconnu par la Cour de Prague et soutenu par les troupes italiennes, wallonnes et allemandes de Basta, attaqua les Infidèles, comme jadis Dan II, Tepes, et le « Brave », qui venait de périr, sur le Danube et dans leur nid de la Dobrogea. Il infligea sur le Teleajen, près de Valenii-de-Munte, une grande défaite au Khan des Tatars, qui venait soutenir la cause de Siméon. Il passa ensuite en Transylvanie et brisa le trône magyar improvisé du vieux capitaine szekler Moïse, qui s’était soulevé contre les Impériaux, en 1603 ; puis, en 1611, après une courte occupation hongroise dans la Valachie surprise, Radu fit fuir devant lui, dans une seconde bataille de Brasov, toute aussi glorieuse que la première et digne de figurer auprès des plus belles journées de Michel, un nouveau prince de la révolte magyare, qui avait chassé les vétérans de Basta, ce Gabriel Bàthory, qui avait paru au milieu des Turcs du Banat dans un costume de légende barbare, des ailes d’aigle attachées à son casque. N’étant pas soutenu pour pouvoir conserver sa conquête, Radu eut une triste fin à Vienne, où il s’était réfugié, l’empereur le laissant périr dans l’abandon et la misère pour lui accorder ensuite ironiquement une sépulture honorable dans la cathédrale même de Saint-Etienne.

Les siens étaient restés désormais sans chef, tous ces preux avides de combats, comme le Vestiaire Pana, qui s’était jeté sur Moïse et l’avait transpercé d’une balle, comme Stroe Buzescu, plusieurs fois blessé dans les combats contre les païens abhorrés, qui, violant la consigne donnée par le commandant italien de ne pas quitter les tranchées protectrices, avait fondu en 1602 sur un parent de l’ « Empereur » tatar et l’avait abattu, non sans avoir reçu la blessure dont il devait mourir ; sa femme fit graver sur le rebord de la plaque de marbre qui recouvre les ossements du brave ces mots, résumant toute une époque : « et la volonté de ces chiens de Tatars ne fut pas accomplie »(si nu s’a împlinit voia câinilor de Tatarï).

Comme jadis les deux frères Golesti, ces guerriers valaques furent jetés contre la Moldavie rebelle par ordre de Radu Mihnea, esclave des volontés de ses maîtres. Ils y trouvèrent le même invincible essor vers le danger, qui, ne pouvant pas se diriger contre un ennemi étranger, se dépensa, avec une folle prodigalité, dans les tristes incidents de la guerre civile. Des femmes furent mêlées de ce côté aussi à la tragédie chevaleresque : Elisabeth, épouse de Jérémie, Marguerite, épouse de Siméon, maîtresses femmes qui poussaient à leur gré leurs maris et leurs enfants dans une rivalité criminelle. Constantin, le fils aîné de la première, chassa son cousin, le jeune Michel, mari de la fille du Valaque Radu Serban, qui vint mourir aux pieds de sa femme ; son frêle corps fut mis à terre à côté de ce crâne de Michel qui avait contenu le génie d’une race. Il fut plus tard lui-même l’auxiliaire de Radu, qu’il reçut pendant sa retraite de 1610 ; mais, chassé enfin, lui aussi, par les Infidèles, il revint, avec des Polonais sous les drapeaux de ses beaux-frères ; pris par un Tatar, il se noya dans les eaux du Dniester. Sa mère ignora longtemps son sort, puis elle poussa au trône ses fils cadets, Alexandre, qui était à peine un -adolescent, et Bogdan, enfant en bas-âge. Elle combattit à la tête des armées, fut vaincue, capturée, déshonorée et traînée à Constantinople, où un aga en fit sa femme. Elle pleura hautement devant les boïars sa suprême humiliation, et on voit encore dans le beau couvent de Sucevita, bâti par Jérémie qui y est enterré, cette belle natte de cheveux roux qu’elle y laissa en offrande à la place du pauvre corps profané qui devait pourrir en terre païenne.

La Porte essaya d’apaiser cette tempête de volontés exaspérées, avides de conquêtes et de gloire, de blessures et de souffrances jusqu’à la mort, en envoyant comme princes de fades descendants authentiques, qu’une éducation orientale avait fait moisir dans les prisons et les lieux d’exil, des anciens princes : Radu Mihnea lui-même, malgré son prestige, et Alexandre, fils d’un autre renégat, le Moldave Elie Rares, le fils de Radu, un autre Alexandre, le fils d’Alexandre Elie et un autre Radu, devaient leur succéder. Si un fils de Si-méon, Gabriel, parut sur le trône de Valachie, il se hâta de s’enfuir en Transylvanie, où il épousa une catholique ; son frère, Pierre, devint le grand Métropolite de Kiev qui sauva le rite oriental en Pologne et créa la civilisation moderne du peuple russe. Un ancien soldat des guerres de Henri IV contre l’Espagne, Etienne, fils de Tomsa qui avait occupé le trône à la mort du « Despote », fit tomber les tètes des boïars sous les coups de son bourreau tzigane, qui s’écriait en regardant en plein Conseil ses futures victimes : « Seigneur, les béliers sont devenus gras. » Mais la race des chevaliers n’en fut pas détruite, et on le vit bien lorsque les nobles de l’Olténie renversèrent le trône valaque de son fils, Léon, un vrai Grec, marié à la Levantine Victoire.

Un ancien soldat était le chef des boïars, jeunes et vieux, restés fidèles au credo de Michel qui était la gloire par les aventures sous les étendards chrétiens et contre l’oppression des Infidèles : l’Aga Mathieu de Brâncoveni, héritier des seigneurs de Craiova, était, du reste, un ancien soldat de Michel, et il employa plus tard des soldats serbes, les « séimens », qui par leur origine, leur organisation et leur esprit, rappelaient Ba-ba-Novac et les siens, auxiliaires fidèles du conquérant de la Transylvanie. Ayant vaincu, malgré la présence d’un envoyé du Sultan, les troupes moldaves du jeune Radu qu’on lui avait opposé, il se présenta, fort de l’appui d’un chevalier musulman, originaire du Caucase, Abaza, pacha du Danube, à Constantinople, entouré par une députation de toutes les classes de la population valaque, qui le demandait pour leur maître, et il put faire bientôt son entrée triomphale à Bucarest, au milieu des acclamations frénétiques de la foule, désireuse d’avoir de nouveau un prince de son sang, et un guerrier.

L’époque n’était plus où l’on pouvait frapper de grands coups d’épée dans cette Transylvanie, où, après la défaite et l’assassinat de Gabriel Bàthory, l’absolutisme énergique de Gabriel Bethlen et de Georges Ra-koczy I" avait consolidé, au profit de la race magyare, la situation politique de la province. Il n’y avait même plus, au moment où les Abaza avaient voix au chapitre quand il s’agissait de la nomination d’un prince valaque, une porte ouverte sur le Danube turc pour l’esprit d’aventure des boïars. Mathieu et la chevalerie de propriétaires terriens qui entourait son trône eurent leurs champs de bataille seulement dans les conflits avec la Moldavie, toujours envahissante et toujours vaincue. Malgré les apparences d’un règne simultané dans les deux pays, malgré la similitude entre la manière dont Mathieu expulsa le fils d’Alexandre Elie et celle dont le Moldave, d’origine balcanique, Lupu. chassa le père lui-même pour arriver à être bien ??? ??? le, prince de Moldavie, malgré le prestige qui ?? aura la même époque les deux trônes roumains et la richesse dont jouirent les sujets de l’un et de l’autre de ces princes contemporains, il y a entre eux deux une profonde différence. Mathieu est le prince chevaleresque d’une féodalité enthousiaste ; Basile, élevé à l’école du fastueux absolutisme de Radu Mihnea, ne fait que transporter à Jassy les coutumes et les idées de Byzance ; son ambition, nourrie aussi de projets transylvains et polonais, rêva de reprendre l’héritage, soit en soulevant les Grecs, soit à la tète d’une armée de croisade appuyée par les vaisseaux de Venise. Ne pouvant pas diriger d’un autre côté ses efforts, celui que ses correligionnai-res de Constantinople traitaient en empereur fit accorder par les Turcs la principauté voisine à son fils Jean, à son frère Gabriel, à lui-même, et il l’envahit deux fois ; mais fut battu à Nenisori aussi bien qu’à Finta. Ce combat de Finta (1654) livré sur la voie qui menait à Tàrgoviste, est caractéristique par la profonde différence qui existait entre le monde personnifié dans Mathieu et celui que représentait Basile. Ce dernier avait sous ses ordres, avec des boïars prêts à abandonner leur maître, — tel ce logothète Georges-Etienne qui devait le renverser bientôt, — des milliers de paysans qui avaient désappris la guerre et les bandes, bien exercées et rompues à toutes les difficultés du métier, des Cosaques ; il disposait d’une bonne artillerie. Quant au Valaque, il n’avait pas même un concours puissant de la part de son ami de Transylvanie, le second Georges Rakoczy, qui devait l’aider ensuite à en finir avec ce voisin incommode. Son infanterie de mercenaires bal-caniques, les « séimens », allaient tuer dans quelques mois les membres du Conseil et insulter la vieillesse de leur prince, auquel ils interdirent l’accès de sa propre Capitale. Ces milliers de boïars ardents au combat se montrèrent cependant irrésistibles lorsque leur cavalerie s’abattit sur l’ennemi en même temps que la terrible tempête que son mouvement furieux paraissait avoir déchaînée. Le Voévode chenu tut blesse au genou et il devait en mourir, mais l’armée de son rival avait été complètement défaite.

L’homme qui avait suscité les troubles militaires dont nous avons parlé, pour empêcher la succession du neveu de son prince, recueillit, en avril 1654, l’héritage de Mathieu. Constantin, fils naturel de Radu Serban, dut combattre ces mêmes « séimens » dont il avait irrité l’avidité et provoqué l’anarchie, et les Hongrois de Transylvanie accoururent volontiers pour défendre la seule force militaire de la principauté valaque (1655). Le chef des révoltés, Hrizea, qui s’était proclamé prince, lutta cependant comme un héros. Le Voévode vainqueur ayant uni son sort à celui du protecteur transylvain, qui avait suscité l’inimitié des Turcs, perdit peu de temps après le trône si longtemps brigué par tous les moyens ; mais il ne se résigna pas à sa déchéance : .avec des haïdoucs, des Cosaques, il envahit sa propre Valachie, puis la Moldavie, d’où il chassa le jeune prince folâtre qu’était Etienne, fils de Basile. Mourant en exil, il avait dû laisser à Bucarest la place à un fils de Radu Mihnea, un nouveau Mihnea, qui ne ressemblait guère à son père. Tout en réclamant la possession de Fagaras, il arbora dans ses armes l’aigle de Byzance, et voulut prescrire des règles à l’Église de Constantinople dont Basile Lupu avait été le vrai maître pendant tout son règne ; tout en faisant massacrer ses boïars, il prit le nom de Michel-le-Brave et livra aux Turcs un combat malheureux à Ca-lugareni, place de la grande victoire remportée par son prédécesseur. Il mourut, lui aussi, dans un lieu de refuge aux côtés de Râkoczy, persécuté par le Sultan. On rencontre encore les traditions de la chevalerie aventureuse dans les mouvements révolutionnaires contre les nouveaux chefs grecs envoyés par la Porte, dans les agissements de Grégoire Ghica, Roumain par sa mère (son père, qui régna en Moldavie, était d’origine albanaise), qui négocia avec les Impériaux au cours d’une campagne des Turcs et, destitué, traversa en pieux catholique les villes de l’Italie, jusqu’à Notre-Dame de Lorette, et même dans ce Serban Cantacuzène, fils du postelnic Constantin, émigré de Constantinople, et d’Hélène, héritière de Radu Serban, qui, après l’insuccès turc à Vienne (1683), entra en relations avec l’Empereur et montra plus d’une fois qu’il ambitionnait en vertu de son sang impérial, l’héritage de Byzance, délivrée par la nouvelle croisade d’Eugène de Savoie.

Développement de la littérature roumaine au XVIIe siècle.— Pendant ces luttes incessantes, qui firent la gloire et le bonheur des grandes familles, mais contribuèrent à aggraver la situation du paysan devenu serf à la manière de l’Occident, l’art, qui avait été la première forme dans laquelle s’était manifestée l’originalité de l’âme roumaine, ne marque aucun progrès essentiel. Après son avènement au trône, Jérémie Movila, le fondateur de Sucevita, où il allait reposer à côté de son frère Siméon, n’eut guère le loisir ni les moyens d’élever l’église qui aurait pu commémorer son règne. Nous avons mentionné déjà les fondations du Métropolite Anastase Crimca et d’Etienne Tomsa II, à Dragomirna et à Solca, ainsi que celles de Miron Bar-nowski et de Basile Lupu, qui ne présentent cependant aucune innovation essentielle. Mais le travail des métaux, l’art des tissus se maintinrent, le premier étant manifestement influencé par le courant italien qu’on a constaté même pour les peintures de Sucevita.

Mais une riche littérature naît à cette époque.

Ce ne fut pas celle des boïars chevaliers. Les exploits des anciens princes avaient trouvé au xv siècle des rhapsodes à l’imitation de ceux de la Serbie, qui accompagnaient de leurs chants historiques les grands repas de cérémonie, aux fêtes de l’Église ou au lendemain des combats, alors que le peuple lui-même ne connaissait que les incitations à la danse et les complaintes mélancoliques des « doïne ». Peu à peu, la grande figure d’Etienne absorba toutes les autres. Si telle ballade mentionne quelque héros du cycle de Michel-le-Brave, comme Radu Calomfirescu, la personne même du prince et celle de ses principaux collaborateurs guerriers ne survécurent pas dans les chants populaires. Il n’y eut, du côté des Buzesti, ces premiers parmi les chevaliers de l’époque, qu’une brève chronique roumaine, se bornant à rappeler les faits, avec quelques mots seuls d’appréciation. Le prince lui-même chargea un boïar à l’ancienne mode, le logothète Théodose, d’écrire un récit officiel en slavon, qui nous a été transmis dans la version latine d’un voyageur, venu par hasard dans la principauté, le Silésien Walter.

Avant ce moment, il n’y avait eu en Valachie que des mentions laconiques notées en marge des listes des princes fondateurs et protecteurs qu’on lisait dans les églises au cours de la liturgie. Pour avoir une légende poétique des hauts faits accomplis par le conquérant imitateur d’Alexandre-le-Grand, il faut recourir au poème en grec vulgaire que rédigea un des officiers étrangers de Michel, le Vestiaire Stavrinos, à Bistrita de Transylvanie, pendant sa captivité, « sous les rayons des étoiles » ; pour trouver une œuvre poétique de forme classique, on doit s’adresser à l’imitation des modèles italiens, que le Cretois Georges Palamède livra à la Cour du prince russe d’Ostrog, intéressé lui-même à la croisade. Plus tard, un moine d’Epire, qui portait le titre d’évêque de Myrrhe, en Asie-Mineure, Mathieu, ayant été recueilli et installé comme hégoumène de la nécropole princière de Dealu, se donna la peine de continuer dans des vers sans saveur le récit de Stavrinos, qui, tout de même, était animé des sentiments d’un soldat.

Quant à la Moldavie, alors que les chantres illettrés célébraient les victoires du grand Etienne, celui-ci s’interdisait, par esprit d’humiliation chrétienne, toute glorification officielle de son œuvre militaire et politique. Le prince, qui éleva une quarantaine d’églises en pierre, ne fit rédiger par ses moines aucune biographie comme celles que connaît la littérature serbe, du XIII au XV siècle ; on se borna à continuer entre les murs de Putna, sa nouvelle fondation, les maigres notations slavones du couvent de Bistrita, qui nous renseignent directement sur Alexandre-le-Bon et ses premiers successeurs. Il n’y eut pas même, dans cette Moldavie, grande par ses efforts et son prestige, d’ouvrage pareil aux enseignements, dont il a été déjà question, de Nea-goe à l’usage de son fils. Mais Pierre Rares eut aussi, comme ce dernier, pour compagne une princesse serbe, habituée aux lectures historiques et pieuses, cette Hélène qui rédigea le mémoire de son mari pour le Sultan Soliman. Les annales slavones furent donc poursuivies ; on rencontre cependant, à côté, une œuvre d’un style pompeux, décalqué sur celui de la célèbre chronique de Manassès, dont on avait employé la version sla-vone : cette biographie de Rares, par l’évêque de Roman Macarius, qui produisit, sous la plume du moine Euthyme, futur évêque de Transylvanie, une seconde, celle d’Alexandre Lapusneanu. Après la mort de ce prince dévot, qui se fit moine avant de fermer ses yeux aveugles, il n’y eut que des compilations et de maigres mentions d’événements contemporains dues aux derniers représentants de la grande école d’érudition slavone : un Esaïe, évêque de Radauti, un Azarius, chroniqueur de Pierre-le-Boiteux. Les combats des princes de là famille des Movila ne trouvèrent pas plus un poète ou même un annaliste que ne l’avaient fait les gestes de guerriers chrétiens d’un Aaron et d’un Etienne Razvan, les alliés de Michel-le-Brave. De même que, pour la Valachie, la tradition des historiens ne commença que sous Mathieu Basarab, il fallut attendre pour la Moldavie, le règne de Basile pour avoir en roumain la compilation du boïar Grégoire Ureche, qui transposa en langue vulgaire, avec des discussions critiques, le contenu des anciennes annales slavones. Un peu plus tard, fut rédigé, dans un style pédantesque, mais d’une authenticité absolue, la grande Chronique de Miron Costin, qui chanta même en polonais le passé des Roumains.

Dès la fin du XVI siècle, la nouvelle littérature, qui s’adressait au peuple entier, venait de prendre son essor. Nous avons mentionné plus haut, pour expliquer la naissance de l’esprit d’aventure parmi les boïars, le récit des exploits d’Alexandre-le-Grand, les Vies des saints soldats martyrs, même les Miracles de sainte Parascève, qui sont sans doute antérieurs à l’année 1600. Bientôt commença l’œuvre féconde accomplie par les traducteurs inconnus des Ecritures et même des apocryphes, plus répandus dans la Péninsule des Balcans (Voyage de la Vierge aux Enfers, légende de sainte Dumineca qui est le dimanche personnifié), des ouvrages de morale populaire que Byzance avait empruntés au monde oriental, des traités d’histoire naturelle pour le peuple, comme le Physiologus. On voulut même avoir en roumain des traités d’histoire, et il fallut entreprendre la traduction des « chronographes », dont le récit commençait avec la création du monde pour arriver, à travers les Ecritures, à l’époque des monarchies païennes de l’antiquité et à la série des empereurs byzantins et leurs successeurs slaves ; en Olténie, suivant l’exhortation formelle de Théophile, évêque de Ràmnic, le moine Michel Moxalie accomplit cette tâche. Sous Basile Lupu, on eut Hérodote en roumain, par les soins d’un dignitaire de seconde classe, très versé dans la connaissance du grec ancien, le logothète Eustratius. L’ambition de Lupu, lequel avait emprunté son nom princier de Basile à l’Empereur auquel le monde oriental doit la législation des Basilicales, confia au même Eustratius et à un autre Grec, le savant clerc Mélèce le Syrigue, devenu évêque dans ces contrées, une autre mission, celle de donner une traduction roumaine des lois impériales que ce prince, grand et impitoyable justicier, allait appliquer strictement dans son pays. Son code fut publié à Jassy en 1646 et, presque à la même époque, ce texte, auquel furent ajoutés d’autres éléments empruntés aux sources byzantines pour former une lourde compilation presque inextricable, parut en Valachie, à Govora, par les soins du prince rival, Mathieu (1652). Ce dernier avait fait imprimer, du reste, une autre réglementation, plus simple, tirée des originaux slavons, qui regardait surtout la discipline de l’Église, la Petite Pravila (1640). Certaines règles du culte eurent aussi la faveur d’être publiées en roumain, par l’initiative des chefs de l’Église valaque à cette époque.

La littérature profane ne devait pas s’arrêter aux travaux de Moxalie et d’Eustratius. On eut, vers la moitié du XVII siècle, un résumé de l’histoire ottomane, et le fameux aventurier Georges Brancovitch, qui ambitionnait d’être, par le concours des Impériaux de Vienne ou de ceux de Moscou, despote de Serbie, second de ce nom, ce frère de l’évêque transylvain Sabbas, ce commensal et ami des princes et des nobles valaques, signant parfois en roumain : Bràncoveanu, compila deux opuscules d’histoire, qui sont à la base du panslavisme : une chronique de Kiev, plutôt traduite sur l’ouvrage d’un moine de la Petscherska, et une œuvre originale sur le passé des Serbes. On a trouvé même la version roumaine de ce long rapport dans lequel le futur prince de Transylvanie, Jean Ke-mény, racontait l’histoire de la campagne de Georges Ràkoczy II en Pologne et ses propres vicissitudes comme captif des Tatars.

Miron Costin ne s’était pas borné, après 1870, à rédiger seulement une chronique de Moldavie qui se rattachait à la compilation d’Ureche ; écrivain préoccupé des origines, patriote roumain, il sentait le besoin de ranimer l’esprit défaillant de ses compatriotes appauvris et décimés par les guerres étrangères sur le territoire moldave ; il raconta donc, en un beau langage ému, l’histoire de la colonisation romaine, dont l’honneur devait inciter les descendants des guerriers de Trajan à une vie active, éclairée d’un idéal supérieur à celui des intrigues pour le trône et des appels vers les différentes sujétions chrétiennes. Des contemporains valaques, le logothète Stoica Ludescu, fidèle et modeste serviteur des Cantacuzène, le capitaine Constantin Fili-pescu, apparenté à cette famille dont il devint l’adversaire politique, ne furent capables que de rédiger, avec servilisme ou avec haine, de maigres chroniques départi. Ces livres d’histoire, ces chroniques ne jouirent pas cependant de la faveur d’être imprimés. On se les transmettait entre moines, entre lettrés, entre boïars. Bien que l’œuvre du Roumain Pierre Movila, à Kiev, eùt déjà porté des fruits pour ses compatriotes aussi, qui, faisant venir des caractères de Russie, fondèrent des imprimeries dans chacune des deux principautés, on ne donna que bien tard, vers la fin de ce siècle, un récit imprimé des exploits d’Alexandre. Car, si les typographes, dont l’œuvre avait été interrompue après 1590 par les troubles politiques, reprirent leur activité sous Basile et sous Mathieu, pour la continuer ensuite sans interruption, ce fut par suite du désir de ces évê-ques qui, nés au milieu des paysans, sentaient le besoin de communiquer au prêtre de village et à ses ouailles la bonne parole de l’Evangile, la sagesse des Commentaires de l’Ecriture.


Originaire d’un village dans le district de Putna, ancien moine au couvent de Secu, près de Neamt, le Métropolite moldave Barlaam ouvrit la série de ces travaux de traduction et de publication qui eurent une influence considérable sur le développement intellectuel du peuple et établirent pour les lettrés les formes d’un seul et même style roumain. Son Commentaire ou « Livre d’enseignement », publié à Jassy en 1643, fut répandu dans toutes les provinces roumaines ; aujourd’hui même, les paysans de Transylvanie le préfèrent à toute autre prédication. Des prélats valaques, comme le Métropolite Etienne, suivirent ses traces. Bientôt une œuvre parallèle commença en Transylvanie par suite des efforts que fit, sous les deux Ràkoczy, le personnel de l’administration calviniste pour détacher les Valaques de leur fidélité à l’ancien rite et à 1’ « hérésie » de la loi grecque. Dès 1651, l’imprimerie princière exécuta un psautier, destiné surtout aux écoles et un catéchisme, auquel Barlaam, ayant pris l’avis de son collègue valaque, crut devoir répondre par un écrit de polémique orthodoxe. Un « Nouveau Testament », traduit sur les originaux (1643), se distingue par la pureté de la langue que l’éditeur, le Métropolite Etienne Siméon, déclarait devoir être la même dans toutes les provinces de la nation.

Dosithée, évêque de Roman, puis Métropolite de Moldavie, déploya une activité marquée au coin d’une remarquable personnalité. Prélat très intelligent, il connaissait non seulement le slavon, mais aussi le grec et le latin, comme descendant d’une famille de marchands de Galicie ; esprit préoccupé non seulement des questions de théologie, mais aussi des problèmes d’histoire, il fut le premier à recourir au témoignage des documents contemporains ; il publia, à Ouniev, chez les Russes occidentaux, et non à Jassy même, outre un grand nombre de traductions religieuses en prose, le premier ouvrage de poésie roumaine qui eût passé sous les rouleaux d’une typographie, son Psautier versifié (1673). S’il fut inspiré par les versions similaires parues en Pologne, il adopta le style même de la chanson populaire. Son œuvre est de beaucoup supérieure, non seulement aux chants des calvinistes du Banat, qu’on employait dans les écoles officielles d’outre-monts, mais aussi à ces premiers essais de poésie savante, à la façon des Dédicaces latines, qu’avait risqués Miron Costin dans sa chronique, et aussi lés éditeurs de livres religieux qui faisaient au prince l’hommage de leurs quatrains.

Dosithée, enfin, prit l’initiative d’introduire le roumain dans la liturgie elle-même, dans l’office religieux, qui avait été célébré jusqu’à ce moment exclusivement en slavon. Sa publication liturgique, parue à Jassy en 1679, n’eut pas, bien entendu, le même accueil partout ; elle rencontra, au contraire, une forte opposition dans les milieux officiels, mais elle inaugura du moins un mouvement destiné à rendre intelligible au peuple cette belle littérature simple de l’Église, qui remplaçait pour lui tous les autres moyens de la culture spirituelle.

Cette activité littéraire dans le domaine religieux fut dignement couronnée par la Bible de 1688, pour la rédaction de laquelle un comité de boïars et de prélats avait été institué par Serban Cantacuzène et qui employa d’une manière critique toutes les versions antérieures. L’une d’elles, toute récente, sur le texte grec, était due à un élève de l’école slavone des Trois Hiérarques à Jassy, le boïar Nicolas Milescu, qui, après avoir écrit même tel opuscule en latin pour l’ambassadeur français de Stockholm, préoccupé de la querelle entre Jansénites et Jésuites, passa à Moscou pour y être le conseiller de Pierre-le-Grand et le premier compilateur d’ouvrages scientifiques dans cette Russie dont la littérature religieuse avait été renouvelée par le Moldave Pierre Movila. La « Bible de Serban » fut largement répandue sur tout le territoire habité par les Roumains et elle devint pour les traducteurs et les compilateurs ultérieurs un modèle de la langue cultivée.

Vie de la cour et prestige impérial des principautés roumaines : époque de Constantin Brancoveanu.— A côté de cette littérature au caractère religieux et populaire, qui devait être la source d’un large mouvement de rénovation générale, à côté des dernières manifestations de l’esprit chevaleresque dans la vie politique des Moldaves et des Valaques, qui allait se manifester bientôt seulement par ces cadets de famille suivant tous les drapeaux étrangers, en Pologne, en Moscovie, en Suède, où Sandu Coltea fut un des plus fidèles officiers de Charles XII, il y avait cependant aussi un autre facteur de la vie nationale qui se trouvait en plein développement : l’autorité absolue des princes.

Partant de Radu Mihnea, de Basile Lupu, elle était soutenue par une double influence. D’abord celle des Sultans de Constantinople que ces potentats danubiens, venus de plus en plus de la Capitale de l’Empire, cherchaient à imiter par le faste de leur Cour, par le nombre de leurs dignitaires, officiers et serviteurs, par la splendeur des cérémonies. Mathieu Basarab avait été imposé par les armes des boïars ; mais Basile lui-même, qui s’était réfugié à Constantinople pour échapper aux persécutions de son maître, Moïse Movila, commença son règne dans l’ombre de la Porte ottomane. Georges Etienne et Constantin Basarab, premiers successeurs de ces princes rivaux, durent le pouvoir seulement à la volonté du pays, et tel fut aussi le cas pour Etienne Petriceicu, d’une vieille famille moldave, élu par l’armée, après le refus d’Elie Sturdza ; pour Brâncoveanu, neveu de Serban Cantacuzène, proclamé par les siens aussitôt après la mort de son prédécesseur ; enfin pour ce jeune Démétrius Cantémir, le futur auteur célèbre de l’Histoire de l’Empire ottoman, qui fut choisi par les nobles partisans de sa famille avant l’enterrement de son vieux père, le prince Constantin. Mais tous les autres Voévodes des deux pays, un petit-neveu d’Elie Rares, qui ne connaissait pas même la langue de ses sujets, puis le Rouméliote Duca, fils d’un simple paysan grec, l’Albanais Ghica, un Ro-setti, Levantin qui vivait en parasite sur la décadence et la pourriture turque, le Constantinopolitain Demètre Cantacuzène, qui avait habité jusqu’à son avènement la Capitale ottornane, étaient des anciens clients des dignitaires turcs qu’ils avaient su gagner par leurs présents. Officier polonais d’aventure, absolument illettré, Constantin Cantémir avait du son trône uniquement aux relations avec le séraskier, le généralissime turc, et il fut proclamé, en 1685, dans le camp d’Isaccea. Ces princes ne pouvaient que reproduire la vie brillante et vide dont ils avaient été les témoins dans les rues de l’impériale Stamboul.

En même temps, une influence européenne, occidentale, venant de la France de Louis XIV, se réunissait à l’autre pour inspirer à ces princes de courte durée et d’un sort si incertain l’ambition d’une belle Cour imposante, réunissant, non seulement ce que le pays avait de plus important, mais aussi l’apport de prestige de l’Orient entier, avec ses Patriarches, ses archevêques, ses prédicateurs, ses didascales et ses lettrés. Un portrait de Démétrius Cantémir dans sa jeunesse, lorsqu’il fréquentait à Constantinople aussi bien les dignitaires turcs et les sages de l’Orient que les ministres de la chrétienté, en commençant par celui de France, un Fériol, un Châteauneuf, montre, dans la coififure et le costume, le mélange, bizarre en apparence, de ces deux influences, qui cependant se confondaient dans la vie réelle, formant une parfaite unité. Le prince porte un turban sur sa perruque française aux longues boucles, une petite moustache relevée en pointe orne sa lèvre supérieure ; le surplis de dentelles, le justaucorps, l’épée sont aussi français, mais la ceinture de châle précieux rappelle cet Orient musulman dont il allait se détacher violemment en 1711, lorsque, convaincu de la prochaine catastrophe turque, il s’allia au Tzar Pierre-le-Grand pour partager sur le Pruth sa mauvaise fortune.

Le plus brillant type de cette société nouvelle, paisible et soumise, dominée par une prudence excessive lorsqu’il s’agissait de prendre une décision, tergiversant, négociant, revenant sur ses décisions jusqu’au dernier moment, prête à se féliciter d’avoir tardé et de se repentir d’avoir pressé le pas, et, cependant, avide d’influence, de prestige, de domination, rêvant, sinon de la couronne byzantine qui avait séduit Basile et Serban, au moins d’une auréole visible pour tous les chrétiens de l’Orient, est Constantin Brâncoveanu dont le règne d’un quart de siècle fit bien voir tous les côtés de sa personnalité superbe et toutes les aspirations variées de la société qui pouvait se reconnaître en lui. Fils d’un père qui avait été tué dans une révolte, d’un grand-père qui avait eu le même sort, destiné à périr lui-même sous les coups du bourreau, avec tous ses fils, il a la pensée sereine, la volonté assurée ; il distribue d’une main libérale ses propres ressources et celles du pays — qu’il ne ménage pas lorsqu’il s’agit de satisfaire les exigences des Turcs, comme au moment où ils le menèrent presque prisonnier à An-drinople — pour des fondations qui suffiraient, par leur nombre et leur beauté, à rendre célèbre le prince d’un pays plus large que son petit État valaque. Il répara les anciens couvents qui menaçaient ruine et en éleva d’autres, dans lesquels la sculpture des chapiteaux, des linteaux, des cadres qui entourent les portes et les fenêtres atteignent une beauté supérieure, due aussi aux éléments nouveaux qu’on avait empruntés à l’art vénitien, alors que jamais la peinture intérieure n’avait été plus riche et plus soignée, bien qu’elle fût inférieure à celle des anciens cloîtres moldaves sous le rapport de la finesse et de l’invention. A Hurezi, dans les forêts du district de Vâlcea, où il avait espéré pouvoir dormir d’un sommeil tranquille, il fit bâtir pendant plusieurs années un monastère dont les fondateurs furent ses fils et sa femme Marie, monastère qui ne le cède à aucun autre en ce qui concerne la qualité des matériaux et le fini de l’exécution. Son successeur grec, Nicolas Maurocordato, put bien l’imiter dans sa fondation de Vacaresti, dernier grand monument de l’architecture valaque, mais non pas le dépasser.

Entouré d’une brillante société de boïars, appartenant aux anciennes familles, dont il était tellement le représentant incomparable qu’il n’y eut presque pas d’intrigues contre son trône, de secrétaires occidentaux comme le Florentin Del Chiaro, qui a laissé, dans ses Rivoluzioni délia Valachia, la meilleure description de la principauté qui fût jamais sortie de la plume d’un étranger, béni souvent, dans des cérémonies religieuses d’un caractère grandiose, par les prélats de l’Orient, ayant à leur tète Dosithée, Patriarche de Jérusalem, puis son érudit neveu, Chrysanthe Notaras, il offre des festins de gala dans ses palais de Potlogi, de Mogo-soaia, dont les façades ornées de belles fenêtres sont marquées surtout d’un trait d’élégance supérieure par la loggia aux colonnes sculptées qui vit tant de fois la belle figure du prince au grands yeux clairs et à la barbe ronde contemplant les beautés de cette nature valaque à laquelle toute son âme était si intimement liée.

Aidé par un moine du Caucase, Anthime l’Ibérien, qui devait être évêque, Métropolite et finir comme « traître » noyé par les Turcs dans une rivière balcani-que, il fit travailler avec une activité incessante ses presses à Snagov, à Bucarest même et dans les résidences épiscopales de Râmnic et de Buzau. Son peuple roumain obtint de sa munificence de beaux livres religieux, capables de soutenir la comparaison avec ceux de Venise ; mais, bien qu’il eût fait travailler à l’histoire de son règne le boïar Radu Greceanu, le langage vulgaire n’était pas sa principale préoccupation. Dès l’époque de Basile et de Mathieu, les professeurs slaves de l’école des Trois Hiérarques, envoyés par Pierre Movila, et le propre frère de la princesse valaque, Oreste Nasture, avaient renouvelé la connaissance du slavon, qui reprit ses droits dans les publications et dans tout document de quelque importance, surtout en Moldavie. A l’époque de Brâncoveanu cependant, les derniers disciples des anciens maîtres commençaient à disparaître, et le grec, principal instrument d’influence en Orient, remplaçait le slavon au moment où le gymnase hellénique, fondé par Serban, prospérait sous la direction de Sébastos de Trébizonde et de ses collaborateurs, parmi lesquels Jean Comnène, Métro-polite de Silistrie. En dehors des publications grecques qui popularisèrent le nom du riche Voévode, celui-ci fit travailler, dans son pays même, ou jusqu’au Caucase, par les disciples de ses imprimeurs, des livres d’Église en langue arabe et en langue géorgienne. Mais le roumain prenait possession de l’office divin.

Comme la Moldavie, théâtre, depuis 1683 déjà, des guerres entre Turcs et Polonais, qui ne finirent que seize ans plus tard par la paix de Carlowitz, était complètement ruinée, comme la nouvelle aristocratie grecque d’importation : des Cantacuzène, des Rosetti, remplaçait dans beaucoup de domaines les anciennes familles, comme des Voévodes pauvres ne faisaient que passer sur un trône dénué de prestige, pendant que Miron Costin et son frère appelaient de tous leurs vœux une autonomie sous la domination polonaise, Bràncoveanu était souvent le vrai maître des deux principautés. Son influence s’étendait aussi sur la Transylvanie, où il faillit être prince et qu’il traversa en vainqueur (1691) pour y imposer, avec les Turcs et les Tatars, le règne éphémère d’Eméric Tököly, client du Sultan. Dans un autre sens et sous une autre forme, il rappelait Michel-le-Brave et Etienne-le-Grand.

L’interprétation littéraire de ce règne brillant se trouve dans une œuvre dont il ne nous est malheureusement parvenu que des fragments ; elle est due à l’oncle même du prince, le Grand-Stolnic Constantin Can-tacuzène, dont la sœur avait été la mère de Brânco-veanu. Cet autre petit-fils de Radu Serban et descendant des empereurs byzantins, qui n’oubliait guère sa glorieuse généalogie, avait fait des études à Constanti-nople, puis, cas très rare encore, à Venise et à Padoue, où il s’initia à la civilisation latine de la Renaissance. Mêlé à toutes les affaires de la principauté, conseiller respecté d’un neveu qu’il réussit plus tard à renverser, il ne trouva pas trop de loisirs pour donner la forme écrite à une pensée large et fière. Dans son Histoire des Roumains, dont la conception est plus vaste que celle de l’ouvrage de Miron Costin, car il comprenait aussi les congénères des Balcans et comptait exposer dans son ensemble unitaire le passé de la race entière, le Cantacuzène fit preuve d’une érudition critique que le Grand-Logothète moldave n’avait pas possédée ; il sut classer et discuter avec sagacité les témoignages des sources intérieures et extérieures, des chartes de donation, des chants populaires, dont il appréciait l’importance. Plus d’une fois sa voix s’éleva, éloquente.

pour combattre ces étrangers qui, sans connaître le passé d’une nation, s’empressaient de condamner, avec autant de sévérité que d’injustice son état actuel.

Lorsque Brâncoveanu eut fini ses jours d’une manière si tragique, le fils de cet historien, Etienne, fut élu par le parti vainqueur et confirmé par les Turcs. Deux années plus tard cependant, le nouveau prince succombait à une sentence portée par le cruel Grand-Vizir Dschine-Al, ennemi déclaré des chrétiens, contre cet autre ami des Impériaux allemands, contre cet autre « traître » des intérêts ottomans, et l’auteur de l’Histoire des Roumains partagea ce sort. C’était comme si la fatalité avait voulu marquer d’un trait de sang que la fin de l’absolutisme royal des princes indigènes devait être aussi celle de cette civilisation roumaine, sûre de son unité et fière de ses origines, qui s’était développée dans le calme prospère d’un long règne.