Histoire des Sciences/01

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Histoire des Sciences
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HISTOIRE
DES SCIENCES

I.
LA PHYSIQUE DE VOLTAIRE.

Nous sommes très fiers de l’état actuel de nos sciences. Qui sait si dans cent ans nos neveux seront aussi contens de nous que nous paraissons l’être de nous-mêmes? Qui sait ce qui restera des conceptions auxquelles nous attachons le plus d’importance, et qui nous guident dans nos travaux scientifiques? Il est bon en tout cas de jeter de temps en temps un regard en arrière sur cette grande route du savoir où l’humanité s’avance d’une allure irrégulière, ralentissant le pas à certains momens et dévorant quelquefois le terrain. C’est en considérant ainsi le passé que nous pouvons juger du chemin parcouru, et constater si nous sommes vraiment en train, comme on le dit, de faire une forte étape. Voyons donc quel était l’état général des sciences il y a cent ans, au milieu du XVIIIe siècle? Voilà une recherche qu’on pourrait aborder de front, et qui donnerait lieu à un tableau des plus intéressans; mais on ne se propose pas, dans les pages qui suivent, un travail si complet : on veut seulement éclairer la question dans une certaine mesure par un exemple particulier. A toute époque, il y a un petit nombre d’hommes, une élite, qui possèdent, au moins dans leurs données essentielles, les connaissances acquises avant eux. Parmi les grands esprits du XVIIIe siècle, nous prendrons le plus ouvert à toutes les idées, le plus apte à les embrasser et à les rendre toutes, le plus encyclopédique en un mot, nous prendrons Voltaire; nous nous demanderons ce qu’il a su et pensé sur les principaux problèmes qui composent le domaine des sciences proprement dites.

L’esquisse que nous ferons ainsi nous donnera un aperçu de l’état des choses; mais elle sera nécessairement incomplète et tout empreinte de la personnalité de notre auteur. Voltaire en effet est avant tout un homme de combat; sa vie est une lutte de soixante ans, lutte incessante pour le triomphe de la raison. Il a cherché des armes de toutes parts; il a discipliné pour les mènera la guerre tous les genres de littérature, la prose et les vers, la tragédie et la comédie, la philosophie et le roman, l’histoire et l’épopée. Les sciences lui ont aussi fourni leurs bataillons; elles prennent donc entre ses mains l’allure militante, elles courent sus à l’ennemi, elles s’occupent de détruire au moins autant que d’édifier. On sait ce que Voltaire répondait à ceux qui lui reprochaient de ne faire que des ruines. « Eh quoi! disait-il, je vous délivre des monstres qui vous dévoraient, et vous me demandez ce que je veux mettre à leur place! » C’est ainsi qu’en fait de sciences il s’attaque souvent aux systèmes sans prétendre à les remplacer.

Quant à la physionomie même de Voltaire, il y a sans doute quelque inconvénient à la présenter sous un jour où l’on n’est pas accoutumé de la voir. Il n’est pas, à proprement parler, un homme de science, et la science ne joue dans sa vie qu’un rôle secondaire. En n’éclairant qu’un seul côté, et le côté même qui reste ordinairement dans l’ombre, on risque de faire grimacer le modèle. Heureusement les traits en sont assez connus pour que chacun puisse les rétablir sans peine. Il est donc entendu que le Voltaire qu’on va voir est présenté non de face, de trois quarts ou de profil, mais sous un angle très effacé et presque de dos. Nous tâcherons cependant de le placer de façon qu’on puisse à la rigueur le reconnaître en apercevant un coin de sa lèvre moqueuse.


I.

Voltaire n’avait reçu chez les jésuites, au collège de Louis-le-Grand, qu’une instruction purement littéraire; s’il y avait acquis quelques notions sur les élémens des sciences, il les avait sans doute perdues dans les premiers entraînemens de sa carrière. La tragédie d’Œdipe et le poème de la Henriade avaient dû faire tort au peu qu’il pouvait savoir de géométrie ou de physique. L’incident qui le fit exiler en Angleterre après ses premiers succès contribua puissamment à lui ouvrir des voies nouvelles; il prit à Londres le goût des sciences. C’est en 1725 que Voltaire fut bâtonné par les gens du chevalier de Rohan. Il avait alors trente et un ans. Sa gloire était déjà établit, et, mécontent sans doute du nom d’Arouet, qu’il tenait de son père, il s’en était choisi un autre mieux fait pour les bouches de la renommée; il l’avait emprunté d’un petit domaine que sa mère possédait dans le Poitou. Ce détail choqua le chevalier de Rohan, et, rencontrant à l’Opéra l’auteur de la Henriade: « Ah çà! lui dit-il, comment vous appelle-t-on décidément? Est-ce mons Arouet ou mons de Voltaire? — Monsieur le chevalier, répondit Voltaire, il vaut mieux se faire un nom que de traîner celui qu’on a reçu. » On sait comment le chevalier se vengea de cette repartie. Un jour que Voltaire dînait chez le duc de Sully, on vint l’avertir qu’un carrosse l’attendait devant la porte de l’hôtel. Il descendit aussitôt, et fut saisi par des laquais qui le frappèrent à coups de bâton. Le chevalier, du fond de son carrosse, assistait à cette exécution et encourageait ses gens. « Frappez, frappez, disait-il ; seulement ménagez la tête, il en peut encore sortir quelque chose de bon. » Ce chevalier de Rohan, comme on voit, avait le mot pour rire. Il avait aussi l’oreille des ministres et celle du lieutenant-criminel, si bien que Voltaire, pour avoir voulu poursuivre la réparation de son injure, fut d’abord embastillé, puis contraint de passer de l’autre côté de la Manche.

L’Angleterre était dès lors un pays libre, où la nation faisait elle-même ses affaires, et où la dignité des citoyens était inviolablement garantie par les lois. Les institutions politiques d’une pareille nation étaient faites pour exciter l’intérêt d’un exilé qui venait de quitter une terre où florissait le régime du bon plaisir. La littérature anglaise lui offrait en même temps de riches sujets d’étude; mais surtout l’Angleterre se distinguait par une sorte de rénovation des sciences. Depuis cent ans, Bacon avait posé les principes de la méthode expérimentale. On s’était habitué à considérer directement la nature, à l’interroger sans parti-pris et à ne lui demander que les enseignemens qu’elle peut donner. Au moment même où il mettait le pied sur le sol anglais. Voltaire put voir les splendides funérailles que la nation faisait à un homme de génie qui avait su arracher à la nature quelques-uns de ses secrets; la dépouille mortelle de Newton était portée en terre avec tout l’éclat d’une magnificence royale; on eût dit d’un souverain « qui aurait fait le bonheur de ses peuples. » Cette nation qui s’administrait elle-même se faisait donc remarquer par les soins qu’elle donnait aux sciences; elles s’y développaient comme des fruits spontanés du génie national. La Société royale de Londres s’était fondée, comme on sait, avec tous les caractères d’une institution privée. C’est à ce mouvement que rendait hommage quelques années plus tard le rédacteur de la préface de l’Encyclopédie. « Les savans, disait-il, n’ont pas toujours besoin d’être récompensés pour se multiplier, témoin l’Angleterre, à qui les sciences doivent tant, sans que le gouvernement fasse rien pour elles. Il est vrai que la nation les considère, qu’elle les respecte même, et cette espèce de récompense, supérieure à toutes les autres, est sans doute le moyen le plus sûr de faire fleurir les sciences et les arts, parce que c’est le gouvernement qui donne les places et le public qui distribue l’estime... L’amour des sciences, qui est un mérite chez nos voisins, n’est encore à la vérité qu’une mode parmi nous, et ne sera peut-être jamais autre chose. »

Les impressions variées que la société anglaise fit sur Voltaire se retrouvent dans les Lettres philosophiques ou Lettres sur les Anglais, qu’il écrivit pendant son séjour à Londres. Publiées en anglais dès l’année 1728, elles ne parurent en France que vers 1735, et devinrent alors pour l’auteur la cause de mille tracas. Ces lettres, ces correspondances vives et légères, — comme nous dirions maintenant, — passent en revue la politique, la religion, la condition des gens de lettres, la littérature proprement dite sous toutes ses formes. Voltaire y trouve mille occasions de signaler et de combattre les préjugés de la société française; mais on peut dire que le mouvement scientifique y occupe une place d’honneur. Voltaire sent vivement que, sous le rapport des sciences et de la méthode philosophique, la France est fort en retard sur l’Angleterre, et il s’applique à le faire comprendre à ses concitoyens. Trois noms lui servent surtout à cet usage, trois noms illustres, ceux de Bacon, de Locke et de Newton.

Bacon était fort estimé en France, mais plus estimé que connu, et, si l’on y approuvait sa méthode, on ne la suivait guère. Il avait tracé le premier les véritables règles de la philosophie expérimentale; il avait montré comment les hommes doivent établir l’édifice de leurs sciences par l’observation et l’expérimentation; il avait dressé le bilan bien modeste des connaissances positives de son temps et indiqué les voies où l’on devait s’engager pour en acquérir de nouvelles. L’œuvre de Bacon avait porté ses fruits en Angleterre, ses conseils avaient été entendus et suivis, ses livres mêmes en étaient venus à ce point où arrivent beaucoup de travaux éminens qu’on néglige parce qu’on en a tiré tout le profit qu’ils peuvent donner. En France au contraire, il y avait opportunité à les rappeler à un public trop épris de chimères, et qui avait encore beaucoup à apprendre dans le Novum Organum et dans le traité De dignitate et augmentis scientiarum.

Locke avait appliqué à l’étude de l’homme le principe de restauration des sciences inauguré par Bacon. Pourvu de connaissances médicales aussi étendues que son temps le comportait, il avait étudié sévèrement le mécanisme de notre intelligence. Descendant profondément en lui-même, il s’était longtemps contemplé, et il avait présenté aux hommes, dans son traité de l’Entendement humain, le miroir dans lequel il s’était vu. Il avait créé une sorte de physique expérimentale de l’esprit, et marqué ainsi l’origine d’une science qui n’a guère reçu que de nos jours, c’est-à-dire après un siècle et demi d’attente, ses premiers développemens. Avant Locke, de grands philosophes avaient décidé positivement ce que c’est que l’âme; mais, comme ils n’en savaient rien du tout, ils avaient tous été d’avis différens. Locke apprit aux hommes à ne pas prendre le problème de si haut, à l’étudier patiemment dans ses détails, à l’éclairer par des faits lentement accumulés, et à se passer d’une solution radicale aussi longtemps qu’il n’y aurait pas d’élémens pour la formuler. L’homme est un corps matériel, et il pense. Faut-il décider pour cela que la matière est incapable de penser? A ceux qui n’hésitent pas à l’affirmer, Voltaire présente la réponse de Locke : « votre imagination ni la mienne ne peuvent concevoir comment un corps a des idées; mais comprenons-nous mieux comment une substance telle qu’elle soit, comment un esprit peut en avoir? Nous ne concevons ni la matière ni l’esprit; comment osez-vous assurer quelque chose ? » C’est ainsi que Voltaire vulgarisait des idées qui devaient ruiner en France la métaphysique de Descartes.

Descartes du reste devait tomber tout entier, sa physique devait disparaître comme sa métaphysique. Les Lettres sur les Anglais sont pleines de la gloire de Newton. Le système newtonien, encore peu répandu en France, allait faire une campagne victorieuse contre le cartésianisme et en triompher avec éclat. « Un Français qui arrive à Londres, dit la lettre XIVe, trouve les choses bien changées en philosophie comme dans tout le reste. Il a laissé le monde plein, il le trouve vide. A Paris, on voit l’univers composé de tourbillons de matière subtile; à Londres, on ne voit rien de cela. Chez nous, c’est la pression de la lune qui cause le flux de la mer; chez les Anglais, c’est la mer qui gravite vers la lune... Chez vos cartésiens, tout se fait par une impulsion qu’on ne comprend guère; chez M. Newton, c’est par une attraction dont on ne connaît pas mieux la cause. A Paris, vous vous figurez la terre faite comme une boule; à Londres, elle est aplatie des deux côtés. La lumière pour un cartésien existe dans l’air; pour un newtonien, elle vient du soleil en six minute., et demie... Voilà de sérieuses contrariétés. » Voltaire ne se pique point d’ailleurs d’être entré fort avant dans les vérités nouvelles qu’il veut faire connaître au public français. Comme il est encore fort novice dans les sciences, il se borne à énoncer les résultats généraux, les faits qu’il a pu comprendre. Il y met une grande modestie. « Je vais vous exposer, dit-il, si je puis sans verbiage, le peu que j’ai pu attraper de toutes ces sublimes idées. » Sa seule ambition est d’être clair « comme les petits ruisseaux, qui sont transparens parce qu’ils sont peu profonds. » Bientôt cependant nous le retrouverons mieux armé, plus instruit et plus capable d’aller au fond des choses.

Il saisissait en tout cas les idées pratiques des Anglais et les nouveautés qu’il pouvait être utile d’introduire en France. C’est ainsi que les Lettres philosophiques recommandent vivement deux mesures hygiéniques pour lesquelles Voltaire fit pendant toute sa vie une propagande active. Les Anglais avaient pris l’habitude d’enterrer leurs morts hors des centres de population, et il y avait Là un exemple salutaire à suivre, car en France non-seulement les cimetières étaient situés au milieu des villes, mais les églises mêmes, remplies de sépultures, devenaient souvent de véritables foyers d’infection. La seconde des mesures dont Voltaire se montra le zélé défenseur est l’inoculation de la petite vérole. Les Circassiens avaient les premiers, à ce qu’il paraît, imaginé de donner la petite vérole à leurs enfans sous une forme bénigne pour les empêcher de subir ensuite le fléau dans toute sa violence. Ils avaient été conduits à cette coutume par le désir de préserver la beauté de leurs filles, destinées aux grands harems de la Turquie et de la Perse. Répandue à Constantinople par les femmes circassiennes, la pratique de l’inoculation y avait été recueillie par une ambassadrice d’Angleterre, lady Wortley Montagne, qui n’avait pas hésité à l’appliquer à son jeune fils. De retour à Londres vers 1720, lady Montague gagnait à ses idées la princesse de Galles, qui fit elle-même inoculer ses enfans. L’Angleterre entière suivit cet exemple, et Voltaire, après avoir constaté de ses propres yeux les bons résultats de l’inoculation, n’eut pas de cesse qu’il ne l’eût fait adopter en France, Il y dut mettre une grande persévérance, car les « Welches » avaient la tête dure, et d’ailleurs les médecins aussi bien que le clergé s’opposaient vivement à cette nouveauté.


II.

Voltaire revint d’Angleterre en 1733, et c’est à cette époque qu’il se lia avec la marquise du Châtelet, la docte Emilie, celle que le grand Frédéric, dans la langue galante de l’époque, appelait Vénus-Newton. Cet attachement, qui remplit quinze années de la vie de Voltaire, devint pour lui un puissant motif de cultiver les sciences. La marquise, au moins dans le commencement de leur liaison, ne laissait pas d’exercer sur lui un grand ascendant. Passionnée pour la géométrie et la physique, elle entraînait Voltaire à sa suite: c’est pendant les années de leur séjour commun à Cirey que Voltaire s’initia réellement au mouvement scientifique de son temps et produisit même, comme nous le verrons, quelques travaux originaux. Ce ne fut pas cependant Newton qui servit à rapprocher la marquise et Voltaire. Le poète avait connu autrefois Mlle de Breteuil avant son mariage avec le marquis du Châtelet-Laumont. Quand il revint d’Angleterre, il avait trente-neuf ans et la marquise en avait vingt-sept; il paraît bien qu’elle fit les premiers pas et qu’elle eut la plus grande part dans les incidens qui les attachèrent l’un à l’autre. Voltaire s’était installé rue de Long-Pont, en face de l’église Saint-Gervais, et avait repris à Paris sa vie laborieuse. Mme du Châtelet était liée alors avec la duchesse de Saint-Pierre, qui avait pour amant le duc de Forcalquier. Les deux jeunes femmes se faisaient accompagner par le duc et venaient relancer le poète dans son logis; on saccageait ses alexandrins, on mettait en déroute ses notes historiques, et on faisait des collations au vin de Champagne. Bientôt recommencent pour Voltaire les inquiétudes, les persécutions. Les Lettres sur les Anglais, qui avaient touché à tant de sujets politiques et philosophiques, offraient assez de prise à ses ennemis pour lui susciter de sérieux embarras. Il avait pour un temps conjuré le danger en s’engageant envers le cardinal de Fleury et le garde des sceaux à ne pas publier ces lettres en France; mais on en faisait des éditions en Hollande, on en faisait même à Rouen et ailleurs sous la rubrique d’Amsterdam. En vain Voltaire cherchait à dégager sa responsabilité, tonnait contre les libraires; on le soupçonnait, on l’accusait d’une secrète connivence avec eux, si bien que les Lettres furent enfin condamnées par un arrêt de la grand’chambre du parlement et brûlées au pied du grand escalier du palais. Pendant ces démêlés, Voltaire avait cru devoir se retirer en lieu sûr. Le marquis du Châtelet, un mari des moins gênans, un vrai mari de la régence, lui offrit un asile en Champagne au château de Cirey, près de Chaumont; c’était une retraite commode, à deux pas de la frontière de Lorraine, et d’où l’on pouvait fuir à la première alerte. Voltaire courut s’y cacher, et Mme du Châtelet vint l’y rejoindre. Cirey était fort délabré. Il fallut d’abord le rendre habitable. Voilà Voltaire changé en architecte, faisant construire des corps de bâtimens, mettant des cheminées où il y avait des escaliers et des escaliers à la place des cheminées, faisant peindre, lambrisser, vernisser, dorer les murs, présidant à la plantation des jardins, installant les écuries. C’est ainsi qu’il organisa cette résidence de Cirey, où, sauf quelques excursions à Paris et en Hollande, une visite au prince royal de Prusse et quelques séjours à la cour du roi Stanislas, il demeura jusqu’en 1749.

Comme les années passées à Cirey sont celles qui marquent le plus dans la carrière scientifique de Voltaire, comme nous nous proposons d’examiner avec quelques développemens les divers travaux qu’il y produisit, on nous pardonnera de donner avant tout, pour n’y plus revenir, quelques indications sur les lieux mêmes, sur les hôtes du château, sur la vie qu’on y menait. On aura ainsi le cadre où se place plus particulièrement la figure de Voltaire physicien. Cette retraite de Cirey, où l’auteur de la Henriade et son amie passèrent près de quinze années, était devenue pour les beaux esprits du temps un objet de curiosité, et plusieurs séries de mémoires nous en ont transmis la description détaillée. Mme de Grafigny, l’auteur des Lettres d’une Péruvienne, qui fut quelque temps l’hôtesse de Cirey, nous en fait connaître l’intérieur par le menu. Voltaire occupait une petite aile adossée au principal corps de bâtiment. Voici d’abord une petite antichambre « grande comme la main; » vient ensuite la chambre, qui est petite, basse, tendue de velours cramoisi : — des glaces, des encoignures de laque admirables, peu de tapisseries, mais beaucoup de lambris dans lesquels sont encadrés des tableaux charmans. La pièce principale de l’appartement était une galerie longue de quarante pieds environ, et qui acquit une sorte de célébrité historique; elle nous touche en tout cas, car c’était, à proprement parler, le laboratoire de physique de Voltaire. La galerie donnait sur les jardins par une porte formant grotte à l’extérieur. Sur le panneau opposé se dressaient d’une part une bibliothèque et de l’autre une vaste vitrine pleine d’instrumens de physique, entre les deux une grande statue de l’Amour lançant une flèche et dont le piédestal portait ce distique :

Qui que tu sois, voici ton maître;
Il l’est, le fut ou le doit être.


C’était comme un madrigal permanent à l’adresse de la maîtresse de la maison. Enfin à l’extrémité de la galerie se trouvait une chambre obscure pour les expériences d’optique. Quant à l’appartement de la marquise, nous pourrions le décrire aussi, et l’on verrait qu’il était du dernier galant : la chambre était boisée en vernis du Japon et tendue de moire bleue, le boudoir garni de panneaux peints par Watteau; c’étaient les cinq sens et les trois grâces, puis deux contes de La Fontaine, le Baiser pris et rendu et les Oies du frère Philippe. Ajoutez une cheminée en encoignure, des encoignures partout avec mille brimborions luxueux, ici en évidence un encrier d’ambre envoyé par Frédéric de Prusse, et vous aurez l’aspect de ce boudoir où Emilie passait ses nuits à étudier et à commenter Newton.

Quant au portrait même de la dame du lieu, il a été fait plusieurs fois, et notamment par des plumes féminines, celle de Mme Du Deffand, celle de Mlle de Launay. Ce ne sont point là des esquisses flattées, et tout y est poussé au laid. A travers ces peintures perfides, nous pouvons nous représenter la marquise comme une femme grande et un peu raide, mais non sans élégance, ayant quelque chose de viril dans les allures, avec un goût très vif pour la parure et surtout pour les diamans, avide de tous les plaisirs, aimant le jeu plus encore que la géométrie, la danse au moins autant que la métaphysique[1], extrême d’ailleurs en tout, et ne connaissant guère de milieu entre l’attitude la plus sérieuse et la gaîté la plus bruyante. Mme Du Deffand ne manque pas de prétendre qu’Emilie, née sans goût et sans imagination, ne s’était faite géomètre que pour se singulariser et se donner une supériorité sur les autres femmes. « Sa science, dit-elle, est un problème difficile à résoudre; elle n’en parle que comme Sganarelle parlait latin, devant ceux qui ne le savaient pas. » En regard de ce jugement, il faut placer celui de Voltaire. « Elle joignait au goût de la gloire une simplicité qui ne l’accompagne pas toujours. Jamais personne ne fut si savante, et jamais personne ne mérita moins qu’on dît d’elle : c’est une femme savante. Elle ne parlait jamais de science qu’à ceux avec qui elle croyait s’instruire, et jamais elle ne parla pour se faire remarquer. Elle a vécu longtemps dans des sociétés où l’on ignorait ce qu’elle était, et elle ne prenait pas garde à cette ignorance. Les dames qui jouaient avec elle chez la reine étaient loin de se douter qu’elles fussent à côté du commentateur de Newton. On la prenait pour une personne ordinaire; seulement on s’étonnait de la rapidité et de la justesse avec laquelle on la voyait faire des comptes et terminer les différends. Dès qu’il y avait quelque combinaison à faire, la philosophe ne pouvait plus se cacher. Je l’ai vue un jour diviser neuf chiffres par neuf autres chiffres, de tête et sans aucun secours, en présence d’un géomètre étonné qui ne pouvait la suivre. » Il nous faut prendre la moyenne, comme il convient ordinairement de le faire, entre ces jugemens de témoins intéressés. L’aptitude naturelle de Mme du Châtelet pour les sciences ne peut être contestée; mais il y avait bien aussi dans sa constance à les cultiver quelque chose d’un rôle soutenu avec effort

Au reste Emilie n’était pas seulement sensible aux sciences, elle goûtait tous les genres de travaux auxquels Voltaire appliquait son activité. Mme de Grafigny l’accuse bien d’exercer une pression constante sur Voltaire pour le détourner de la littérature. « Elle lui tourne la tête, dit-elle, avec la géométrie : elle n’aime que cela; » mais Emilie s’est défendue elle-même de ce reproche. « Nous sommes bien loin d’abandonner ici la poésie pour les mathématiques, écrit-elle à l’ami de Voltaire, au comte d’Argental. Ce n’est pas dans cette heureuse solitude qu’on est assez barbare pour mépriser aucun art. C’est un étrange rétrécissement d’esprit que d’aimer une science pour haïr toutes les autres; il faut laisser ce fanatisme à ceux qui croient qu’on ne peut plaire à Dieu que dans leur secte. On peut donner des préférences, mais pourquoi donner des exclusions? La nature nous a laissé si peu de portes par où le plaisir et l’instruction peuvent entrer dans nos âmes! Faudrait-il n’en ouvrir qu’une? » Quant à Voltaire, on pense bien que son génie était capable de mener de front toutes les études et tous les travaux. Il écrit à ses amis de Paris, à Cideville, à Thiriot, au comte d’Argental : « Nous étudions le divin Newton à force. Vous autres vous n’aimez que les opéras. Eh! pour Dieu! aimez les opéras et Newton. C’est ainsi qu’en use Emilie. » Et encore : « J’aime les gens qui savent quitter le sublime pour badiner. Je voudrais que Newton eût fait des vaudevilles, je l’en estimerais davantage. Celui qui n’a qu’un talent peut être un grand génie, celui qui en a plusieurs est plus aimable. » Il écrit encore à Cideville : « Newton est ici le dieu auquel je sacrifie, mais j’ai des chapelles pour d’autres divinités subalternes, » Il y a cependant des momens où la physique et la géométrie l’absorbent complètement; l’époque de sa plus glande ferveur est entre les années 1736 et 1738. Les travaux littéraires sont alors délaissés par instans. Il écrit à Thiriot : « Les comédiens comptaient qu’ils auraient une pièce de moi cet hiver, mais ils ont très mal compté. Je me casse la tête contre Newton, et je ne pourrais pas à présent trouver deux rimes. » M. d’Argental et son frère, M. de Pont-de-Veyle, le pressent du moins de corriger l’Enfant prodigue¸ qui n’a besoin que d’être revu pour être remis aux comédiens. Il leur répond : « Je vis en philosophe, j’étudie beaucoup, je tâche d’entendre Newton et de le faire entendre. Il n’y a pas moyen de refondre à présent l’Enfant prodigue. Je pourrais bien travailler à une tragédie le matin et à une comédie le soir; mais passer en un jour de Newton à Thalie, je ne m’en sens pas la force. Attendez le printemps, messieurs, la poésie servira son quartier; mais à présent c’est le tour de la physique. Si je ne réussis pas avec Newton, je me consolerai bien vite avec vous. » Toutefois la poésie n’a pas besoin d’attendre le printemps pour reconquérir son empire. Il reçoit un poème de Cideville, la Déesse des songes. « Aussitôt, dit-il, j’ai jeté par terre les livres de mathématiques dont ma table était couverte, et je me suis écrié :

Que ces agréables mensonges
Sont au-dessus des vérités!
Et que la déesse des songes
Vaut mieux que les réalités! »


La muse tragique reprend ses droits. « Une tragédie nouvelle, écrit-il en décembre 1737, est actuellement le démon qui tourmente mon imagination (c’était Mérope). J’obéis au dieu ou au diable qui m’agite. Physique, géométrie, adieu jusqu’à Pâques. Sciences et arts, vous servez par quartier chez moi. »

Les mémoires du temps, ceux de Mme de Grafigny surtout, nous ont dépeint la vie laborieuse que menaient chacun de leur côté la châtelaine de Cirey et son illustre ami. Sauf les heures de repas, Voltaire ne se laissait pas approcher. Faisait-il une visite à quelque hôte du château, il avait soin de ne pas s’asseoir pour ne pas être entraîné à perdre un temps précieux. Quant à la dame du lieu, non-seulement elle travaillait le jour, mais elle passait les nuits à son secrétaire, n’entrait dans son lit qu’à cinq ou six heures du matin, et n’y restait jamais que deux ou trois heures. Dans les premiers temps du séjour à Cirey, ce régime de travail était tempéré par quelques exercices hygiéniques. Mme du Châtelet faisait de longues promenades à cheval; quant à Voltaire, il chassait le chevreuil, il avait fait venir par l’entremise de l’abbé Moussinot, qui était son agent d’affaires à Paris, un attirail complet de chasse, des armes perfectionnées, un costume de Nemrod élégant. Le cheval et la chasse furent bientôt abandonnés, et les journées de Cirey restèrent entièrement consacrées au travail. Cette existence à la fois calme et remplie a été peinte par Mme du Châtelet dans le quatrain suivant, qui resta longtemps gravé au milieu des jardins du château :

Du repos, une douce étude,
Peu de livres, point d’ennuyeux,
Un ami dans la solitude,
Voilà mon sort; il est heureux.

Comme Emilie n’était point très portée à faire des vers, il est

bien possible que ceux-là, quoique mis sous son nom, ne soient point de sa fabrique; elle n’avait pas loin à chercher pour trouver un faiseur de quatrains. La solitude n’était point telle d’ailleurs qu’on n’eût toujours quelque hôte de distinction; c’était à tour de rôle Clairaut, Maupertuis, le Vénitien Algarotti, Bernoulli, La Condamine, Helvétius, le président Hénault, dom Calmet, pour ne mentionner que les plus illustres; nous ne parlons pas de M. du Châtelet, qui venait soigner sa goutte à Cirey quand son régiment ne le retenait pas, ni de l’abbé de Breteuil, le frère de la marquise, vicaire-général de l’archevêché de Sens, bon vivant, toujours farci de contes drolatiques qui faisaient pousser des cris effarouchés à Voltaire même. Quelle que fût la société réunie à Cirey, l’emploi des journées était uniformément réglé. Vers onze heures, on se réunissait pour déjeuner dans la fameuse galerie de Voltaire, une conversation d’une demi-heure environ suivait le déjeuner; puis Voltaire se levait et faisait une grande révérence aux personnes présentes; on savait ce que cela voulait dire, et chacun se retirait. On ne se réunissait plus que vers les neuf heures du soir, pour le souper. Presque toujours il fallait arracher Voltaire à son écritoire pour l’amener à table, et il n’y arrivait qu’au milieu du repas. Est-il besoin de dire qu’il allumait tout de suite l’esprit des convives, et que sa verve intarissable faisait les frais du souper? Il y avait des jours pourtant où les habitans de Cirey sortaient de ces habitudes régulières : c’étaient les jours de représentation ou de répétition dramatique. Cirey avait son théâtre, une petite galerie de bois légèrement construite, et, quand le vent était à la tragédie, on y jouait quelquefois jusqu’à vingt et vingt-cinq actes de suite; au besoin, à défaut de tragédies, on y faisait venir les marionnettes, et même Voltaire ne dédaignait pas d’y montrer la lanterne magique en tirant de son sac pour ces occasions quelques grosses bouffonneries.


III.

Dans la période qui nous occupe surtout maintenant, c’est-à-dire dans les années qui s’écoulent de 1736 à 1740, la galerie de Voltaire ou plutôt le laboratoire de physique et de chimie qu’il y avait installé était l’objet de tous ses soins. Il voulait mettre ce laboratoire sur un excellent pied. A chaque instant il commandait à l’abbé Moussinot de nouveaux instrumens, tantôt une machine pneumatique, tantôt un télescope; le roulage était incessamment occupé à transporter à Cirey des livres et des colis scientifiques. Il ne reculait devant aucune dépense. Ayant appris que S’Gravesande, un célèbre professeur de mathématiques qu’il avait connu en Hollande, venait d’inventer un instrument (nommé héliostat) pour fixer un rayon de soleil, il lui en demande aussitôt le dessin et se hâle de faire construire l’appareil ; il se réjouissait de pouvoir entreprendre ainsi des expériences d’optique que la mobilité du soleil lui rendait auparavant fort difficiles. « Depuis Josué, écrivait-il à S’Gravesande, personne avant vous n’avait arrêté le soleil. » Non-seulement il mettait des instrumens dans son laboratoire, mais il voulait y placer aussi des préparateurs, des jeunes gens capables de l’aider dans ses expériences. À l’abbé Moussinot, il demandait de lui chercher un jeune chimiste ; il est vrai qu’il voulait un chimiste à deux fins qui fût en état de dire la messe dans la chapelle de Cirey. À son ami Thiriot, il demandait un aide-physicien versé dans la pratique de l’astronomie. Moussinot ne paraît pas avoir trouvé de chimiste ; mais Thiriot fournit son physicien : ce fut un jeune homme, du nom de Cousin, que Voltaire entretint quelque temps à Paris en lui donnant l’ordre de suivre les travaux de l’Observatoire et de s’habituer à la manipulation des instrumens.

Pour compter comme physicien, c’est déjà quelque chose que d’avoir un laboratoire et aussi un préparateur. Pourtant ce n’est pas tout, et il est temps que nous jugions Voltaire d’après ses travaux. Deux œuvres principales, deux petits traités, marquent la période pendant laquelle il s’adonna aux sciences dans la retraite de Cirey : ce sont d’une part les Elémens de la philosophie de Newton et d’autre part un Essai sur la nature du feu. Le premier de ces livres est ce que nous appelons maintenant une œuvre de vulgarisation ; cependant Voltaire n’a pas laissé d’y introduire quelques vues personnelles. Quant à l’essai sur le feu, c’est un travail tout à fait original et le résultat d’études intéressantes.

Les Élémens de la philosophie de Newton sont divisés en trois parties, dont la première se rapporte à la métaphysique, la seconde contient l’exposé des travaux de Newton sur l’optique, la troisième est consacrée à la grande découverte de l’attraction universelle. La première partie était le résumé d’une polémique qui avait été soulevée vers 1715 par Leibniz au sujet des idées de Newton. Newton, déjà vieux et affaibli, avait laissé Clarke, son disciple, entrer en lice à sa place, et les deux adversaires avaient donné au monde littéraire le spectacle d’une sorte de tournoi philosophique. On y avait traité des principales questions qui intéressent la conception de l’univers, et qui formaient dans les idées du temps les préliminaires obligés de toute théorie physique.

D’accord sur l’existence de Dieu et sur la preuve qu’on en peut donner par l’ordre qui règne dans l’univers, les deux adversaires se séparaient sur la question de la liberté divine. Newton soutenait que Dieu, infiniment libre comme infiniment puissant, a fait toutes choses sans autre raison que sa seule volonté. Par exemple, que les planètes se meuvent d’occident en orient plutôt qu’en sens inverse, que les animaux, que les étoiles, les mondes, soient en tel nombre plutôt qu’en tel autre, ce sont là des choses dont la volonté de l’être suprême est la seule raison. Leibniz, se fondant sur cet ancien axiome que « rien ne se fait sans cause ou sans volonté suffisante, » prétendait que Dieu avait été nécessairement déterminé à faire en tout le meilleur. Il n’y a pas de meilleur, disait Clarke, dans les choses indifférentes. — Mais il n’y a pas de choses indifférentes, répondait Leibniz. — Votre idée mène à la fatalité absolue, disait le philosophe anglais; votre Dieu est un être qui agit par nécessité. — Le vôtre, répondait le philosophe allemand, est un ouvrier capricieux qui se détermine sans raison suffisante. — En somme, ajoutait Voltaire par manière de conclusion, l’étude de l’univers nous montre bien qu’il y a un Dieu; mais elle est impuissante à nous apprendre ce qu’il est, ce qu’il fait, comment et pourquoi il le fait, s’il est dans le temps, s’il est dans l’espace, s’il a commandé une fois, s’il est dans la matière, s’il n’y est pas : il faudrait être lui-même pour le savoir. — Si la question de la liberté divine demeure obscure, celle de la liberté humaine n’est pas plus claire. Suivant Newton et Clarke, l’être infiniment libre a communiqué à l’homme, sa créature, une portion limitée de cette liberté, de telle sorte qu’il peut vouloir, au moins de temps en temps, sans autre raison que sa volonté; mais c’est là un point de vue auquel refuse de se placer l’auteur du système de la raison suffisante.

Sur la constitution de l’homme, c’est-à-dire sur les rapports de l’âme et du corps, Leibniz avait émis sa théorie bizarre de l’harmonie préétablie. Cette théorie avait une sorte de précédent dans le système des causes occasionnelles imaginé par Descartes et développé par Malebranche. Suivant Malebranche, l’âme ne peut pas avoir d’influence sur le corps ni réciproquement. Qu’arrive-t-il donc? La matière, comme cause occasionnelle, fait une impression sur notre corps, et alors Dieu produit une idée dans notre âme. Réciproquement l’homme produit un acte de volonté, et Dieu agit immédiatement sur le corps en conséquence de cette volonté. Tous les actes humains ont ainsi Dieu pour intermédiaire, l’homme n’agit et ne pense que par une sorte de réflexion en Dieu. Leibniz résolvait le problème d’une façon encore plus bizarre. « Dans son hypothèse, dit Voltaire, l’âme n’a aucun commerce avec son corps; ce sont deux horloges que Dieu a faites, qui ont chacune un ressort, et qui vont un certain temps dans une correspondance parfaite : l’une montre les heures, l’autre sonne. L’horloge qui montre l’heure ne la montre pas parce que l’autre sonne; mais Dieu a établi leur mouvement de façon que l’aiguille et la sonnerie se rapportent continuellement. Ainsi l’âme de Virgile produisait l’Enéide, et sa main écrivait l’Enéide sans que cette main obéit en aucune façon à l’intention de l’auteur; mais Dieu avait réglé de tout temps que l’âme de Virgile ferait des vers et qu’une main attachée au corps de Virgile les mettrait par écrit. » Newton et Clarke, en entendant parler d’une telle opinion, jetèrent les hauts cris; ils ne s’étaient point fait d’ailleurs de système sur la manière dont l’âme est unie au corps, et ils s’en tenaient à peu près aux sages hésitations de Locke, tt Si l’on veut savoir, dit Voltaire, ce que Newton pensait sur Lame et sur la manière dont elle opère, et quel sentiment il embrassait parmi ceux qui ont été émis à cet égard, je répondrai qu’il n’en suivait aucun. Que savait donc sur cette matière celui qui avait soumis l’infini au calcul et qui avait découvert les lois de la pesanteur? Il savait douter. »

Quant à la nature de la matière, Leibniz avait essayé de l’expliquer au moyen des monades. Tout corps, disait-il, est composé de parties étendues; mais les parties étendues, de quoi sont-elles composées? Quelle est leur raison suffisante? Chercher dans l’étendue la raison suffisante de l’étendue, ce serait faire un cercle vicieux; il faut donc trouver la raison, la cause des êtres étendus dans des êtres qui ne le sont pas, dans des êtres simples, dans des monades; la matière n’est ainsi qu’un assemblage de monades. Était-il bien facile de comprendre comment un composé n’a rien de semblable à ce qui le compose ? Leibniz se comprenait-il lui-même quand il produisait ce système? Ce qui est certain, c’est que ni les Anglais ni Voltaire ne le prirent au sérieux. Newton, sans prétendre à connaître l’essence de la matière, prenait pour base de ses calculs l’existence d’atomes à peu près semblables à ceux qu’admettent les chimistes de nos jours. Il s’en tenait à la conception des quatre élémens, — air, eau, terre et feu, — qui était celle de la physique de l’époque; mais il inclinait pourtant à penser qu’il y a une matière unique, uniforme, qui par des arrangemens divers produit tous les corps. Cette vue le conduisait à admettre la transmutabilité des élémens. Une expérience autrefois célèbre et due à l’illustre Robert Boyle, le fondateur de la physique en Angleterre, avait beaucoup contribué à confirmer Newton dans cette dernière pensée. En chauffant de l’eau distillée dans un vase de verre hermétiquement clos, Boyle finissait par trouver une poudre fine qu’il regardait comme de l’eau changée en terre. Newton avait pu vérifier cette expérience; il en tirait cette conclusion que les divers élémens pouvaient se changer les uns dans les autres, et que ce qu’il constatait ou croyait constater sur deux d’entre eux arriverait à se vérifier d’une façon générale. Voltaire, ennemi des hypothèses, se prononce énergiquement contre la conception newtonienne. Il commence par arguer des progrès de la chimie, qui retirent à Newton le bénéfice de l’expérience sur laquelle il s’appuyait. Boerhaave, célèbre médecin et chimiste, est venu prouver que le résidu trouvé au fond du vase provenait, pour la plus grande partie au moins, de la substance même du verre, décomposé par l’eau à la longue; il n’y a donc plus là de transmutation d’élémens; ce ne sont pas les parties primitives de l’eau qui se changent en parties primitives de terre. Aussi bien Voltaire ne voit nulle part de transmutation d’élémens, et ce n’est pas lui qui admettra un système sans preuve. Il s’en tient prudemment aux données vulgaires de l’expérience, et non-seulement il regarde les élémens comme irréductibles, mais il attribue la même vertu à un certain nombre d’espèces qui correspondent à peu près à ce qu’on appelle maintenant en chimie les corps simples. « Pour que les parties primitives de sel se changent en parties primitives d’or, il faut, je crois, deux choses, anéantir les élémens du sel et créer les élémens de l’or : voilà au fond ce que c’est que ces prétendues métamorphoses d’une matière homogène et uniforme admises par certains philosophes. »

La seconde partie de l’essai de Voltaire contient l’exposé des travaux de Newton sur l’optique. Ici Voltaire se contente d’exposer avec clarté les lois de la réflexion et de la réfraction; il donne, d’après Newton, la théorie générale des couleurs et quelques théories particulières, comme celles des anneaux colorés et de l’arc-en-ciel. S’il faut en croire Voltaire, les physiciens français n’admettaient encore qu’avec répugnance la différente réfrangibilité des rayons lumineux. Il prétend que Mariotte, un des expérimentateurs les plus autorisés du XVIIe siècle, ayant essayé de reproduire les expériences de Newton sur le prisme et les ayant manquées, sans doute par l’imperfection de ses appareils, les savans français étaient restés étrangers aux nouvelles théories de l’optique. Il les accuse même d’y mettre une sorte d’amour-propre national, et il les objurgue en leur disant : « Il n’y a, pour quiconque pense, ni Français ni Anglais; celui qui nous instruit est notre compatriote. »

Ici Voltaire est entraîné trop loin par son zèle; il ne tient aucun compte d’une controverse qui s’était élevée au sujet des idées de Newton sur la nature de la lumière, et dont l’initiative revenait à Malebranche et à Huyghens, c’est-à-dire à la France. Newton, pour rendre compte de la lumière, avait supposé que les corps lumineux lancent de petits corpuscules dont le choc vient émouvoir notre rétine. C’est la théorie de l’émission. À cette théorie, on ne laissait pas de faire de graves objections. On demandait à Newton : « Où va la lumière quand elle s’éteint? que deviennent à la longue ces corpuscules qui sortent sans cesse des sources lumineuses? » Descartes avait, comme on sait, émis l’idée qu’une matière subtile remplit les espaces planétaires. On s’empara de cette conjecture à l’aide de laquelle il avait vainement essayé d’expliquer les phénomènes astronomiques, on l’appliqua à la lumière. Malebranche fut des premiers à soupçonner que la lumière est produite par les ondulations d’un éther, et que les différences des longueurs d’ondes constituent les couleurs. Huyghens adopta ce système et en soumit les déductions au calcul. Newton et Clarke, ayant eu connaissance de ces travaux, défendirent énergiquement leur théorie de l’émission. Huyghens faisait remarquer que, si l’on ouvre un très petit trou dans le volet d’une chambre obscure, on reçoit un faisceau lumineux qui diverge du trou sous forme conique; or des corpuscules qui viendraient directement du soleil suivant l’opinion newtonienne et qui passeraient par le trou du volet devraient former, au sortir de ce trou, un cylindre étroit et non un cône. Newton retournait l’argument. Si la lumière est le mouvement d’une matière subtile, disait-il, elle ne devrait pas rester confinée dans un cône étroit, elle devrait se répandre dans tous les sens et se disperser en sphère autour de chaque point d’ébranlement. — Sans doute, répondait Huyghens, en chaque point du rayon lumineux des ondulations sphériques partent latéralement à ce rayon et se répandent dans tout l’espace environnant; mais elles ne sont pas assez répétées pour produire la sensation de lumière, elles n’obéissent pas à une discipline aussi forte que celles qui se trouvent dans le sens même du rayon, et elles se détruisent les unes les autres dans leur confusion. — Ainsi la théorie des ondulations lumineuses se présentait déjà dans ses lignes principales, et bien que le triomphe ne dût en être assuré que beaucoup plus tard, grâce aux travaux de Young, de Malus et de Fresnel, elle faisait déjà bonne figure en regard de la théorie de l’émission; mais elle échappe complètement à Voltaire, qui ne la mentionne même pas. Il n’y vit sans doute qu’une des rêveries qu’inspirait aux cartésiens l’hypothèse de la matière subtile.

Voltaire reste donc sur les traces de Newton, il s’en tient à la théorie de l’émission lumineuse; mais en même temps il exagère sur un point la pensée de son guide. Dès l’instant que Newton supposait que le soleil et les autres sources lumineuses émettent incessamment des corpuscules, il était naturel de regarder ces corpuscules comme soumis à l’attraction universelle; c’est ce que fait Newton sans s’attacher d’ailleurs à cette vue. Voltaire au contraire s’enflamme à cette idée, et s’ingénie à expliquer toutes les lois de la lumière par l’action attractive des milieux qu’elle traverse. Ainsi, quand un rayon lumineux tombe d’une substance plus légère, comme l’air, dans une substance plus dense, comme l’eau, s’il se brise en se rapprochant de la perpendiculaire, c’est que la matière de l’eau l’attire dans ce sens. Il y a plus. Voltaire montre que la lumière peut être attirée, déviée de sa route, par un milieu dans lequel elle ne pénètre pas; il suffit que le rayon passe dans le voisinage de l’arête d’un prisme pour qu’il s’infléchisse par attraction. C’est à cet ordre d’idées que se rapporte une expérience que Voltaire avait organisée dans la chambre obscure de sa galerie de Cirey, et dont il aimait à donner le spectacle à ses visiteurs. Cette expérience est basée sur ce que nous appelons maintenant la réflexion totale. Si l’on place un prisme de verre de façon qu’une des faces soit horizontale et qu’on reçoive un rayon lumineux sur un des autres côtés, sous un angle invariable, une partie du rayon réfracté dans le prisme se réfléchit sur la face horizontale, et vient ressortir par le troisième côté; cette portion de rayon qui suit ainsi une sorte de ligne courbe dans le cristal varie avec l’angle d’incidence; le maximum a lieu pour une incidence donnée. Voltaire supposa, d’après des indications de Newton, que, si on pouvait enlever l’air de dessous la face horizontale du prisme, le rayon en viendrait à se réfléchir entièrement, et que toute la lumière ressortirait ainsi par le prisme même. « J’en ai fait l’expérience, dit-il. Je fis enchâsser un excellent prisme dans le milieu d’une platine de cuivre; j’appliquai cette platine au haut d’un récipient ouvert posé sur la machine pneumatique; je fis porter la machine dans ma chambre obscure. Là, recevant la lumière par un trou sur le prisme et la faisant tomber à l’angle requis, je pompai l’air très longtemps : ceux qui étaient présens virent qu’à mesure qu’on pompait l’air, il passait moins de lumière dans le récipient, et qu’enfin il n’en passa presque plus du tout. C’était un spectacle très agréable de voir cette lumière se réfléchir par le prisme tout entière au plancher. » Voltaire explique ce phénomène par l’attraction que la substance du verre exerce sur le rayon lumineux, et qui n’est plus contre-balancée par rien dès que l’air a été enlevé sous le prisme. Cette explication est plus qu’arbitraire, et Voltaire montre ici trop d’enthousiasme pour l’attraction; mais du moins nous le voyons dès maintenant, comme nous le verrons mieux tout à l’heure, jaloux de faire lui-même des expériences et de mesurer les phénomènes avec des instrumens précis.

Aussi bien c’est l’exposé complet de cette grande découverte de l’attraction universelle qui constitue, à vrai dire, le principal titre scientifique de Voltaire. Cet exposé remplit la troisième et dernière partie des Élémens de philosophie de Newton. Sans avoir poussé l’étude de la géométrie et de l’analyse mathématique aussi loin que Mme du Châtelet, Voltaire en avait appris assez pour pouvoir suivre la pensée de Newton et pour la traduire fidèlement[2]. Ce n’était pas là une œuvre inutile, car, même parmi les savans, il y avait alors bien peu de gens qui eussent une idée nette de l’attraction, et qui comprissent exactement la nature des problèmes que Newton avait résolus dans une vaste synthèse. Les indications données par Voltaire furent décisives. La publication de son livre assura le triomphe définitif du newtonianisme et la ruine de la physique cartésienne.

Les élémens dont Newton avait pu disposer étaient d’une part les trois grandes lois astronomiques proclamées par Kepler et de l’autre les lois de la chute des corps découvertes par Galilée. Voltaire rapporte, conformément à la tradition, que Newton, retiré à la campagne pendant l’année 1666, vit une pomme tomber d’un arbre, et que, sa pensée s’étant alors dirigée vers le système du monde, il conçut l’idée que cette force qui attirait les corps vers la surface du sol était aussi celle qui faisait tourner la lune autour de la terre et les planètes autour du soleil. Combinant alors les lois de Kepler, il s’éleva au principe d’où elles dérivent toutes les trois. Chaque planète est soumise à une attraction constamment dirigée vers le soleil, et qui varie en raison inverse des carrés des distances. Il établit en outre que toutes les planètes, à masses et à distances égales, devaient être attirées de la même façon par le soleil. La même égalité de pesanteur existe dans tous les systèmes de satellites, et Newton s’en assura pour la lune ainsi que pour les satellites de Jupiter.

C’est par l’attraction lunaire qu’il commença la vérification de sa théorie. Il s’agissait de déterminer si la force qui dévie sans cesse la lune vers la terre est identique à la pesanteur terrestre. Dans ce cas, les actions de ces forces rapportées au centre de la terre devaient être dans le rapport du rayon terrestre pris pour unité au carré de la distance qui sépare les deux astres. Newton entreprit cette vérification en partant des expériences de Galilée sur les corps graves; mais on n’avait alors qu’une mesure grossièrement inexacte du rayon terrestre. Newton s’en tint à l’estime erronée des pilotes, qui comptaient 60 milles d’Angleterre, c’est-à-dire 20 lieues de France, pour 1 degré de latitude, tandis qu’il fallait compter environ 70 milles; il arriva donc, au bout de son calcul, à un résultat qui était en désaccord avec son hypothèse. Persuadé dès lors que des forces inconnues s’ajoutaient à la pesanteur lunaire, il renonça pour un temps à ses idées. Quelques années plus tard, en 1677, notre Académie des Sciences chargea l’astronome Picard de mesurer à nouveau un degré du méridien, et, une nouvelle mesure du rayon terrestre étant résultée de ce travail, Newton reprit ses recherches. Cette fois il trouva que la lune était retenue dans son orbite par le seul pouvoir de la gravité. La vue de ce résultat, dont il avait désespéré, lui causa, au dire de ses biographes, une si vive excitation qu’il ne put vérifier son calcul, et qu’il dut confier ce soin à un ami. Ainsi une même loi, une loi unique et grandiose, expliquait tous les mouvemens des corps à la surface des planètes et ceux des astres dans l’espace.

Voltaire indique ainsi avec une grande netteté la route qu’a suivie Newton pour s’élever à un principe qui embrasse l’ensemble de l’univers; il fait voir comment s’est opérée cette grande synthèse, la plus puissante que l’esprit humain ait encore faite. Une fois en possession du principe de l’attraction, Newton en tira de brillantes conséquences. Il montra comment la terre, par suite de la rotation, a dû s’aplatir vers les pôles, et il détermina la mesure suivant laquelle doivent varier les degrés du méridien. Il vit comment les actions du soleil et de la lune font naître et entretiennent dans l’océan les oscillations qui en constituent le flux et le reflux. Il analysa enfin le phénomène de la précession des équinoxes, et montra qu’il s’explique naturellement par le renflement de la terre à l’équateur et l’inclinaison de l’axe terrestre sur l’écliptique. L’ensemble du rendement terrestre, tout ce qui forme la partie extra-sphérique, peut être considéré, pour la facilité de la démonstration, comme une sorte d’anneau concentré à l’équateur. Le plan de cet anneau fait ainsi avec celui de l’écliptique un angle de 23 degrés environ. Or la partie de l’anneau qui est la plus proche du soleil en est plus attirée que la plus éloignée ; le plan de l’anneau tend donc à se redresser pour se confondre avec l’écliptique et à redresser en conséquence l’axe des pôles. Il en résulterait, si la terre ne tournait pas sur elle-même, un mouvement oscillatoire de cet axe des pôles ; il se déplacerait comme un pendule dont la course aurait 23 degrés de chaque côté de sa position moyenne. La rotation de la terre intervient pour transformer ce mouvement pendulaire en un mouvement conique ; l’axe terrestre décrit en réalité un cône de 23 degrés d’ouverture, entraînant avec lui la ligne des équinoxes, c’est-à-dire la ligne suivant laquelle l’écliptique est coupée par l’équateur terrestre. Ce déplacement de l’axe polaire s’accomplit d’ailleurs avec une extrême lenteur, puisque la révolution n’en est complète qu’au bout de vingt-six mille ans. Newton étudia aussi quelques-unes des perturbations que les planètes exercent les unes sur les autres. Si l’on considère une seule planète gravitant vers le centre du soleil, elle doit obéir strictement aux lois de Kepler ; mais il n’en est plus de même, si l’on considère l’attraction de plusieurs astres les uns vers les autres, si au lieu de deux corps on en prend trois ; les conditions changent alors, et les mouvemens se compliquent jusqu’à devenir très difficilement abordables à l’analyse. Newton put cependant assigner la valeur numérique de quelques-unes des perturbations les plus simples ; mais en considérant la complication de ces phénomènes, en voyant que d’une part les orbites sidérales ne restent pas toujours également inclinées sur un plan fixe, qu’elles coupent l’écliptique suivant des lignes qui se meuvent dans l’espace, et que d’autre part les ellipses planétaires se déforment à la longue, qu’elles s’approchent ou s’éloignent successivement de la forme circulaire, une pensée décourageante entra dans son esprit : il craignit pour l’ordre du monde qu’il venait de découvrir, il lui sembla que les faibles valeurs de toutes ces variations, en s’ajoutant à la suite des siècles, doivent bouleverser l’univers, et il déclara que le monde a besoin d’être remis en place à certains intervalles par une puissance supérieure (manum emendatricem desiderat). Aussi bien il fallut par la suite de longs et mémorables travaux pour que l’ordre constant du système solaire parût conciliable avec les perturbations planétaires ; cela ne demanda pas moins que les efforts accumulés de Clairaut, d’Euler, de d’Alembert, de Lagrange, de Laplace, et encore ne peut-on pas dire que tout soit fait à l’heure qu’il est.

Les Elémens de la philosophie de Newton furent imprimés en 1738, et il semble, d’après l’analyse que nous venons d’en faire, qu’un pareil livre dût voir le jour sans difficulté. C’était ainsi que l’entendait Voltaire ; il écrivait à M. d’Argental : « C’est un ouvrage purement physique où le plus imbécile fanatique et l’hypocrite le plus envenimé ne sauraient rien entendre et rien trouver à redire. » Cependant le chancelier Daguesseau refusa l’autorisation d’imprimer le livre, et Voltaire dut aller en Hollande pour en publier une édition. Quel était le motif de la sévérité du chancelier ? Était-il offusqué des doctrines de Locke sur la matière pensante ? était-il scandalisé de quelques-uns de ces traits que Voltaire savait toujours, quelque sujet qu’il traitât, décocher par occasion contre le fanatisme et l’intolérance ? C’étaient peut-être là des motifs secondaires ; mais la principale raison pour laquelle le chancelier proscrivit les Elémens, c’est l’irrévérence avec laquelle y étaient traitées les doctrines cartésiennes. Il se faisait, la loi à la main, le champion de Descartes. Le cartésianisme, comme il a été dit tout à l’heure, était encore en pleine faveur à cette époque, et la physique même de Descartes n’avait été que faiblement ébranlée par les doctrines nouvelles. Toute la société polie était cartésienne ; il était de bon ton de faire acte de foi aux trois élémens et aux tourbillons. Les grandes dames et les petites-maîtresses avaient sur leur toilette les Entretiens sur la pluralité des mondes de Fontenelle, où toutes les grâces du style étaient mises au service du système astronomique de Descartes. On défendait Descartes dans les cercles les plus élégans, on l’étudiait à la petite cour de Sceaux, chez la duchesse du Maine, comme en témoigne ce couplet du marquis de Saint-Aulaire, un des « bergers » de Sceaux, qui, lui du moins, met Descartes et Newton dans le même sac :

Bergère, détachons-nous
De Newton et de Descartes.
Ces deux espèces de fous
N’ont jamais vu le dessous
Des cartes, des cartes, des cartes.


Et ce n’étaient pas seulement les gens du monde, c’étaient les savans mêmes qui étaient cartésiens ; à peine comptait-on à l’Académie des Sciences trois ou quatre jeunes géomètres, comme Clairaut et Maupertuis, qui fissent profession de connaître et de comprendre Newton.

Les bases mêmes de la théorie newtonienne, les faits élémentaires, les lois de Kepler, par exemple, n’étaient pas encore à l’abri de la discussion. Dans les premières années du XVIIIe siècle, le célèbre Dominique Cassini, le directeur de l’observatoire de Paris, prétendait encore que l’ellipse de Kepler rend imparfaitement compte de la marche des planètes, et il essayait d’y substituer une courbe qui a pris le nom de cassinoïde. Dans l’ellipse, la somme des rayons vecteurs menés d’un point aux deux foyers est constante; dans la cassinoïde, c’est le produit des deux rayons qui est constant. Faire cette substitution dans la théorie des orbites planétaires, c’était neutraliser la synthèse de Newton. Les fils de Cassini, héritiers des traditions paternelles, niaient les principales conséquences que Newton avait tirées de la gravité universelle, l’aplatissement des pôles par exemple. Non-seulement les Cassini contestaient cet aplatissement, mais ils prétendaient que la terre était un sphéroïde allongé dans le sens des pôles, et les faits semblaient leur donner raison. La géométrie montre que dans un sphéroïde aplati la longueur des degrés va en augmentant à mesure qu’on avance de l’équateur vers les pôles. On avait mesuré plusieurs arcs de méridien dans les premières années du siècle, on avait fait notamment une mesure en France, entre les Pyrénées et Dunkerque, et l’on trouvait que les degrés étaient d’autant plus petits qu’on approchait plus du nord; on en concluait naturellement qu’on avait affaire à un sphéroïde allongé. C’était là une circonstance d’un grand poids et qui tenait à elle seule en échec les partisans de Newton. Cependant la mesure du méridien faite en France inspirait des doutes. En 1735, l’Académie des Sciences organisa une grande expédition pour étudier cette question tant controversée. Bouguer et La Condamine partirent pour le Pérou. Clairaut et Maupertuis allèrent en Laponie, accompagnés de Camus et de Lemonnier comme assistans. En mesurant un arc près de l’équateur, un autre près du pôle, et comparant les résultats ainsi obtenus aux mesures exécutées en France, on devait avoir tous les élémens nécessaires pour trancher le litige. Cette vérification solennelle donna raison à ceux qui tenaient pour l’aplatissement du sphéroïde terrestre. Les travaux des quatre associés ne purent être réunis et comparés que vers 1740, la mission du Pérou ayant été retardée par divers contre-temps; mais dès l’année 1736 Maupertuis revint, rapportant les mesures prises en Laponie, et dont la comparaison avec les mesures françaises suffisait à la rigueur pour décider la question. Les degrés voisins du pôle étaient décidément les plus longs. Maupertuis proclama ce résultat, en fit retentir tous les échos; dès l’année 1738, sans attendre le retour de Bouguer et de La Condamine, il publia un livre sur la Figure de la terre qui fut considéré comme décisif. Il usurpa ainsi auprès du public la gloire de l’œuvre commune. Les gravures du temps le représentent, en costume de Lapon, écrasant de sa main le pôle du monde, et Voltaire, dont il était alors l’ami. put le féliciter hautement d’avoir « aplati les pôles et les Cassini. » Ainsi tomba la principale défense que le cartésianisme opposait à la physique de Newton. Celle-ci dès lors ne cessa de gagner du terrain, et les Elémens de Voltaire, répandus en France malgré les prohibitions du chancelier Daguesseau, la portèrent dans tous les esprits.


IV.

Examinons maintenant la seconde des œuvres scientifiques que Voltaire produisit à Cirey, l’Essai sur la nature du feu. L’Académie des Sciences avait proposé pour sujet d’un prix à décerner en 1738 une étude sur la nature et la propagation du feu. Voltaire résolut de concourir, et rédigea une dissertation qu’on peut lire encore aujourd’hui avec intérêt. Mme du Châtelet, mise au fait du travail de son ami pendant qu’il le préparait, n’en approuva pas les conclusions, et fit de son côté, sans prévenir Voltaire, un mémoire qu’elle envoya au concours. On raconte que, pressée par le temps, elle l’écrivit en huit nuits, se plongeant les mains dans l’eau glacée pour combattre la fatigue qui l’accablait. Ni Voltaire ni Mme du Châtelet n’obtinrent le prix. Il fut partagé entre trois dissertations, dont l’une avait été envoyée de Saint-Pétersbourg par Euler, mathématicien déjà célèbre à cette époque ; les deux autres lauréats étaient le père Lozerande de Fiesc, jésuite, et le comte de Créqui-Canaple. Les deux mémoires de Cirey eurent du moins l’honneur d’être imprimés par l’Académie à la suite des travaux couronnés. Le mémoire d’Euler ne contenait sur la nature du feu aucune vue neuve, ni aucune expérience remarquable. Il s’en tenait, suivant la méthode de l’ancienne physique, à de pures spéculations. Pour lui, la matière ignée est un fluide spécial emprisonné dans les molécules des corps comme le serait de l’air fortement comprimé dans de petites bulles de verre ; les molécules éclatent à un moment donné, comme le feraient les bulles de verre, et se brisent les unes les autres : c’est là la combustion. Si le mouvement ne va pas jusqu’à rompre les enveloppes, le corps s’échauffe sans brûler. Le mémoire d’Euler contenait seulement un détail de haut intérêt ; il apportait une formule pour déterminer la vitesse des ondes dans les milieux élastiques : c’était là une question que Newton avait étudiée en vain, et qu’il avait renoncé à résoudre. La solution d’Euler n’était qu’à demi exacte, et il fallut la corriger plus tard ; c’en était assez cependant pour frapper les juges du concours, et cette circonstance explique la décision de l’Académie en ce qui concerne Euler. On comprend moins le succès des deux autres mémoires couronnés, ou plutôt on ne peut en rendre compte que par cette considération qu’ils étaient écrits de façon à flatter l’esprit cartésien de l’Académie. Le père de Fiesc explique tout par les petits tourbillons et le comte de Créqui par deux courans contraires d’un fluide éthéré qui produisent également un tourbillonnement. Ces tourbillons entraînèrent les juges. Quant au mémoire de Voltaire, il était en avance sur la physique du temps, et on ne devait en apprécier la valeur que plus tard. Condorcet n’hésite point à affirmer qu’il méritait le prix.

La dissertation de Voltaire portait pour épigraphe ce distique :

Ignis ubique latet, naturam amplectitur omnem,
Cuncta parit, rénovat, dividit, unit, alit.


D’Alembert lui demandait plus tard dans une de ses lettres quel était l’auteur de ces deux vers, et Voltaire répondait : « Mon cher philosophe, ces deux mauvais vers sont de moi. Je suis comme l’évêque de Noyon, qui disait dans ses sermons : Mes frères, je n’ai pris aucune des vérités que je viens de vous dire ni dans l’Écriture ni dans les pères; tout cela part de la tête de votre évêque. » Cette raillerie s’applique très exactement aux physiciens de l’époque, qui prenaient leur physique dans leur tête, au lieu de la prendre dans la nature; mais le mérite de Voltaire est précisément d’avoir donné dans ce travers beaucoup moins que les autres, et d’avoir nourri sa dissertation d’un certain nombre de faits bien observés. Ce n’est pas à dire qu’en réagissant contre la tendance générale il s’en soit tout à fait affranchi. Il fait aussi ses théories; il faut bien qu’il parle de la nature du feu, puisque le programme même le demande, et qu’il en parle sans la connaître, puisqu’on ne connaît guère la nature des choses. En fait d’hypothèse, il va du moins au plus simple, et il ne se met pas en frais d’imagination. Le feu pour lui est un élément, un des quatre élémens qu’admet la tradition, et nous avons déjà dit que Voltaire, contrairement à l’opinion de Newton, se prononçait contre la transmutabilité des élémens. Le feu « ne change donc aucune substance en la sienne propre, et n’est transformé en aucune des substances auxquelles il se mêle. » Tout de suite Voltaire se demande quelles sont les propriétés de cette substance inaltérable, et d’abord si elle est pesante. Ici il a recours à l’expérience, et il expérimente sur une grande échelle. Il va dans une forge, à Chaumont, il fait réformer les balances, remplacer les cordes par des chaînes, afin de ne pas être trompé par le dessèchement du chanvre; il pèse ensuite depuis une livre jusqu’à deux mille livres de fer ardent et refroidi. Il trouve le même poids pour le métal chaud et pour le métal froid. Il recommence alors ses essais avec de la fonte; il fait suspendre trois marmites à trois balances très exactes, et fait puiser de la fonte en fusion dans un fourneau; on porte cent livres de ce feu liquide dans une marmite, trente-cinq livres dans une autre, vingt-cinq livres dans la troisième. Au bout de six heures, il constate qu’en se refroidissant la première marmite a acquis quatre livres, la seconde une livre environ, la troisième une livre une once et demie. Il fait ainsi avec de la fonte blanche une série d’épreuves qui lui donnent toujours le même résultat; puis il opère avec de la fonte grise, et celle-ci, soit froide, soit ardente, lui donne un même poids. Que conclure de ces expériences en apparence contradictoires[3] ? Voltaire les discute avec soin et incline à donner au feu une certaine pesanteur; mais dans cette discussion il entrevoit, chemin faisant, une vérité de haute conséquence. Il s’aperçoit que les cas où l’augmentation de poids a été incontestable sont ceux où le métal a pu le mieux attirer à lui une partie de la matière répandue dans l’atmosphère. Il insinue que la masse métallique a bien pu fixer quelques-uns des élémens contenus dans l’air. Notez que Voltaire, tout en considérant l’air proprement dit comme un élément, c’est-à-dire comme un corps indécomposable, considère l’atmosphère comme composée de substances diverses, à L’air de notre atmosphère, dit-il, est un assemblage de vapeurs de toute espèce qui lui laissent très peu de matière propre. » On voit qu’ail fut bien près de comprendre le phénomène de l’oxydation, et cette sagacité paraîtra d’autant plus remarquable que la France ne connaissait pas même encore la doctrine de Stahl sur la combustion, qui devait précéder la découverte de l’oxygène.

En continuant à examiner les propriétés spéciales du feu, Voltaire arrive à émettre, sur la constitution moléculaire des corps, des vues qui offrent plus d’une analogie avec celles des physiciens de nos jours. Et d’abord ce que Voltaire, conformément au programme de l’Académie, désigne sous le nom de feu, c’est ce que plus tard on a pris l’habitude d’appeler le calorique. Il en fait une substance répandue partout, logée dans l’intérieur des corps. Quel effet produit elle sur les particules de ces corps? Elle les met dans un état incessant de mouvement et de vibration. « Les parties élémentaires, étant nécessairement très solides et se repoussant avec force proportionnellement à leur choc, doivent faire des vibrations continuelles dans les corps. » Supprimez cet agent intérieur, ce calorique matériel, et vous avez à peu près la notion de nos physiciens modernes, pour qui la chaleur est le mouvement même des molécules. Il est même des cas où Voltaire comprend la chaleur exactement comme nous le faisons. « Les rayons du soleil ou le feu ordinaire ajoutent de la matière ignée au fer; mais l’attrition causée par un caillou n’y ajoute que du mouvement sans nouvelle matière. Ce mouvement seul fait un si grand effet par les vibrations qu’il excite dans ce fer qu’une partie en tombe incontinent brûlante, lumineuse et vitrifiée. La conception de Voltaire devient surtout nette quand il l’applique aux corps gazeux, à l’air par exemple, parce que là en effet les phénomènes sont moins compliqués et plus faciles à saisir. Il se représente l’air comme un assemblage de petites balles élastiques qui rebondissent les unes contre les autres, et qui, ainsi écartées en tous sens, pressent également tout ce qu’elles rencontrent. N’est-ce point là précisément la façon dont nous concevons actuellement les fluides aériformes? « Si l’air était absolument privé de feu, dit-il, il serait sans mouvement et sans action. » Voilà ce que nous appelons le zéro absolu de température, dont la notion précise n’a été introduite dans la science que depuis vingt-cinq ans. On pourrait pousser encore ces rapprochemens, et il ne faudrait pas beaucoup d’artifice pour montrer dans le livre dont nous parlons des signes avant-coureurs de notre théorie moderne de la chaleur. Toutefois n’exagérons pas le mérite de l’Essai sur la nature du feu. Il faut se défier de cette facilité avec laquelle on trouve dans un écrit ancien des vérités qui n’ont été reconnues que plus tard; il y suffit souvent de quelques passages arbitrairement commentés, de quelques phrases dont parfois on force involontairement le sens. Ne prêtons rien à Voltaire; il est assez riche de son propre fonds. Il y a en tout cas une remarque dont on ne peut se défendre en lisant les notes que les éditeurs ont placées au bas des pages de l’Essai. Ces notes ont pour objet de signaler les principales erreurs qui tiennent à la physique et à la chimie du temps et d’indiquer comment les idées de l’auteur doivent être rectifiées en raison des progrès de la science. L’édition de Kehl porte ainsi des commentaires de Condorcet; ils sont exacts et judicieux pour la plupart; dans plusieurs cas cependant, les corrections faites au nom de la science de 1780 paraissent inopportunes et surannées; le temps a donné raison au texte, c’est l’annotation qui est en retard et l’auteur qui est en avance.

Au reste Voltaire n’attache qu’une médiocre importance à cette métaphysique des molécules, et il poursuit son essai en exposant les lois de la propagation du feu. Ce sont des lois expérimentales auxquelles l’ont conduit ses recherches personnelles. Il en formule huit, et il en ajoute même par prudence, en véritable expérimentateur, une neuvième qui exprime que les autres ne doivent être considérées que comme approximatives. « On pourrait mettre pour neuvième loi qu’il doit y avoir des variations dans la plupart des lois précédentes. » C’est ainsi qu’il démontre l’égale propagation de la chaleur en tout sens. C’était encore là une question controversée. Le vulgaire, en voyant monter la flamme, déclarait que le feu se communique de bas en haut; les physiciens prétendaient au contraire que le feu tend toujours en bas, parce qu’un tison mis sur des matières sèches s’y enfonce en propageant la combustion. Voltaire fit rougir un fer qu’il plaça entre deux fers exactement semblables, et par des mesures précises il s’assura que ceux-ci étaient également échauffés; le feu se communique donc également en tout sens quand il ne trouve pas d’obstacle. Voltaire découvre aussi qu’une même quantité de chaleur produit, suivant les corps où elle est introduite, des effets thermométriques différens; en un mot, il entrevoit ce que l’on a appelé depuis la capacité calorifique des corps. Il mêle ensemble par portions égales de l’huile bouillante et de l’eau froide, de l’huile bouillante et du vinaigre, et il constate que la température du mélange n’est pas la température moyenne des élémens; il cherche même la loi de ce phénomène, il dresse des tables de valeurs. « J’ai préparé des expériences sur la quantité de chaleur que les liqueurs communiquent aux liqueurs, les solides aux solides, et j’en donnerai la table si messieurs de l’Académie jugent que cela puisse être de quelque utilité. » Voilà des expériences certaines, des faits nouveaux habilement découverts, des travaux marqués au bon coin, et dont la valeur ne peut être contestée.


V.

Nous venons de voir Voltaire étudiant la physique de Newton et faisant lui-même une théorie de la chaleur; nous allons le trouver maintenant aux prises avec une question de mécanique qui eut le privilège de passionner les savans du XVIIIe siècle : nous voulons parler de la mesure de la force. En 1741, il soumit à l’Académie des Sciences un mémoire intitulé : Doutes sur la mesure des forces motrices et sur leur nature. Ce mémoire peut prendre rang après les Élémens et l’Essai sur le feu ; c’est la troisième des œuvres sorties du laboratoire de Cirey, si on les classe d’après l’importance. Cette question de la mesure de la force était depuis longtemps à l’ordre du jour et partageait le monde savant. Les uns prétendaient qu’on doit estimer la force par la quantité de mouvement qui est dans les corps, et qui est le produit de la masse par la vitesse ; les autres soutenaient qu’il faut la mesurer par la force vive, qui est le produit de la masse par le carré de la vitesse. Descartes s’était servi le premier de cette notion de la quantité de mouvement. « Je tiens, disait-il, qu’il y a une certaine quantité de mouvement dans toute matière créée qui n’augmente et ne diminue jamais, et ainsi, lorsqu’un corps en fait mouvoir un autre, il perd autant de mouvement qu’il en donne, comme lorsqu’une pierre tombe de haut contre la terre, si elle ne retourne pas et qu’elle s’arrête, je conçois que cela vient de ce qu’elle ébranle cette terre et ainsi lui transfère tout son mouvement. » Pour Descartes, la force se trouvait déterminée par la quantité de mouvement qu’elle communique à un corps. Newton s’en était tenu à cette manière de voir, et avec lui ses principaux disciples, Clarke par exemple ; mais Leibniz vint présenter la question sous un nouvel aspect. Ayant introduit dans la science la notion de la force vive telle que nous la définissions tout à l’heure, il montra qu’elle donne la mesure de l’effet, du travail mécanique qu’un corps peut produire, et il déclara que c’était là, non ailleurs, qu’il fallait chercher la véritable estimation de la force. Une longue controverse s’engagea au sujet de la doctrine de Leibniz entre les savans de l’Europe entière. Cette question était une de celles qui étaient le plus souvent agitées dans le petit cénacle de Cirey. Mme du Châtelet avait été convertie aux idées de Leibniz par un mathématicien suisse nommé Kœnig ; elle se prononçait pour la force vive ; Clairaut et Maupertuis étaient dans le même camp. Voltaire tenait pour la quantité de mouvement ; une fois par hasard il suivait l’étendard de Descartes. Il est vrai qu’en cette circonstance Descartes et Newton se trouvaient du même côté.

Il nous serait difficile d’entrer dans le détail des argumens qu’on présentait de part et d’autre ; nous pouvons du moins Indiquer d’une façon sommaire, par un exemple familier, comment la question se posait. On jette une balle en l’air en lui imprimant une certaine vitesse ; la balle monte à dix pieds, — parlons par pieds, puisque nous sommes en plein XVIIIe siècle. On jette de nouveau la balle en lui imprimant une vitesse double. À quelle hauteur montera-t-elle ? Ira-t-elle au double, à vingt pieds ? Non, elle montera quatre fois plus haut, elle atteindra quarante pieds. Les forceviviers, — c’est Voltaire qui les appelle ainsi, — trouvaient là la confirmation de leur théorie. Pour une vitesse double, l’élévation de la balle, c’est-à-dire le travail produit par elle, est quadruple; il est comme le carré de la vitesse. Il semblait donc que la question fût tranchée; mais les adversaires de Leibniz ne restaient pas sans réponse. La balle, disaient-ils, met dans le premier cas un certain temps pour s’élever à dix pieds. Combien de temps met-elle dans le second cas pour s’élever à quarante? Elle met un temps double. Il y a donc deux temps pendant chacun desquels agit la vitesse double, et de là vient l’effet quadruple; mais la vitesse n’agit que par sa première puissance et non par son carré. La controverse ne finissait pas là : il restait à voir ce qui se passe dans chacun des deux temps et si le raisonnement qui précède n’a pas quelque vice rédhibitoire; mais ce n’est point ici le lieu de pousser bien loin cet examen : il nous suffit d’avoir fait comprendre la nature du litige. D’ailleurs la discussion portait surtout sur des cas plus compliqués; on argumentait sur ce qui se passe dans le choc des corps soit mous, soit élastiques; comme on n’avait alors sur la théorie des chocs que des données fort incomplètes et même fort erronées, on raisonnait sur des faits ou faux ou incertains, et on n’échangeait en somme que de fort médiocres argumens.

Dans son Mémoire sur la mesure des forces motrices et sur leur nature. Voltaire examine le problème en algébriste expert. Nous avons dit déjà dans quel sens il se prononce sur la mesure de la force. Il le fait avec une certaine vivacité, car il avait pris cette question fort à cœur, et il n’épargnait pas d’ordinaire les quolibets aux « forceviviers. » En ce qui concerne la nature même de la force, il a çà et là des aperçus très justes, et il semble près d’indiquer le nœud même de la difficulté en proposant de renoncer à la notion de force pour s’attacher uniquement aux phénomènes; puis bientôt, entraîné par les idées courantes, il en revient à vouloir saisir la force dans son principe interne, et il fait alors de la métaphysique aussi stérile que celle des leibniziens. Nous disons que Voltaire obéit à une heureuse inspiration quand il tend à rejeter l’idée même de force, et qu’il est fâcheux qu’il ne s’en tienne pas à ce bon mouvement. La notion de force est de celles en effet qui n’ont pas porté bonheur aux géomètres et qui ont beaucoup obscurci les origines de la mécanique; il y aurait tout profit à la supprimer. Nous voyons les phénomènes et nous pouvons les mesurer; quant aux causes de ces phénomènes, ce sont d’autres phénomènes. Qu’on donne à ces causes le nom de forces, il n’y a pas grand mal, si on le fait avec prudence et en sachant bien ce qu’on fait; mais il faut craindre une certaine tendance qui nous porte à regarder les forces comme des êtres de raison, des manières d’entités distinctes des corps et capables de les animer. Ainsi, pour ne parler que de la querelle qui nous occupe en ce moment, les deux partis s’efforçaient en vain d’atteindre ce principe abstrait qu’ils appelaient la force; en dehors de cette recherche, il n’y avait plus entre eux qu’un malentendu, une pure chicane de mots. Certains effets produits par un corps en mouvement dépendent de la simple vitesse et sont ainsi en rapport avec la quantité de mouvement. D’autres dépendent du carré de la vitesse; de ce nombre est l’effet principal, celui qui a une importance tout à fait prépondérante, nous voulons dire le travail mécanique que produit le corps et qui peut se mesurer par l’élévation d’un poids. À ce point de vue, les partisans de la force vive étaient dans le vrai, et l’avenir devait développer les conséquences de leur doctrine; mais encore une fois il n’y avait rien que de chimérique dans la prétention qu’on élevait de part et d’autre d’atteindre le principe même du mouvement. Les faits allégués par les deux partis avaient les uns et les autres leur valeur; il suffisait de ne pas les détourner de leur signification propre et de ne pas les rapporter à une cause d’ordre transcendant.

L’Académie fit un rapport au mois d’avril 1741 sur le mémoire de Voltaire. Elle était elle-même assez divisée sur la question de la force. Le secrétaire perpétuel, Dortous de Mairan, tenait pour l’opinion de Voltaire. Des deux commissaires chargés du rapport, l’un, Clairaut, était, comme nous avons vu, partisan de Leibniz; l’autre, Pitot de Launay, était de l’avis contraire. Le rapport fut donc assez éclectique, et se garda bien de décider la question. On louait Voltaire d’avoir présenté d’une façon claire et abrégée toutes les raisons qui peuvent être données contre la force vive; mais on le félicitait surtout d’avoir dit, en forme de conclusion, que « la véritable physique consiste à tenir registre des opérations de la nature avant que de vouloir tout asservir à une loi générale. »

On se demandera peut-être ce qui portait Voltaire à adresser à l’Académie des Sciences un mémoire sur une question de pure mécanique, sur un sujet qui semblait réservé aux géomètres de profession. Cela peut s’expliquer par un certain désir de toucher à tout et de ne se montrer étranger à aucune branche d’études; mais nous inclinons à penser que Voltaire avait un motif plus spécial en s’adressant à l’Académie et en cherchant à faire auprès d’elle ses preuves de géomètre. Divers indices nous font supposer qu’à l’époque où nous sommes parvenus il avait conçu secrètement la pensée d’entrer lui-même à l’Académie des Sciences. Il y voyait sans doute un double avantage, une malice à faire et une mesure de précautions à prendre. En 1741, Voltaire n’avait encore aucune attache officielle; ce n’est que quatre ou cinq ans plus tard que, par la faveur de Mme de Pompadour, il fut coup sur coup nommé historiographe du roi, puis gentilhomme de la chambre et enfin appelé à l’Académie française. Tout cela lui vint, comme il dit, pour « une farce de la foire; » c’est ainsi qu’il nommait l’opéra-ballet de la Princesse de Navarre, qu’il composa à l’occasion du premier mariage du dauphin. Dès l’année 1741, l’auteur de la Henriade, de Zaïre, de Mérope, était un des hommes de lettres les plus illustres de l’Europe, et il était choquant qu’il ne fût point entré à l’Académie française; il avait fallu tout le crédit de ses ennemis et l’aversion de Louis XV pour l’en éloigner. Dans ces conditions, c’était un bon tour que de fausser compagnie aux quarante et de se glisser chez leurs voisins. Là était le côté malicieux du projet; quant à la pensée de prudence, c’est une chose avérée qu’à cette époque Voltaire désirait un titre quelconque comme un bouclier contre ses ennemis, et, faute de mieux, il devait trouver quelque sûreté à se placer sous l’égide officielle de la science. Il est certain qu’il affecte à ce moment de tenir les quarante en petite estime et de réserver tout son intérêt pour l’autre académie. On trouve ce point de vue marqué à diverses reprises dans sa correspondance. Un jour, par exemple, il a demandé à l’abbé Moussinot de lui envoyer les mémoires de l’Académie des Sciences où sont insérés les pièces qu’elle a couronnées. Moussinot annonce l’envoi de trente et un volumes. Voltaire se récrie ; il lui semble impossible que la collection dont il parle soit si volumineuse; il faut que Moussinot ait fait quelque confusion; ce sont sans doute les quarante qui ont mis leurs archives en trente et un volumes, l’Académie des Sciences en a bien moins. « Si l’on a fait le quiproquo, dit-il, il faut vite acheter les volumes des pièces qui ont remporté les prix à la véritable académie, et je vous renverrai les ennuyeux complimens de la pauvre Académie française. Franchement il serait dur d’avoir des complimens, que je ne lis pas, au lieu des bons ouvrages dont j’ai besoin. » Moussinot ne recevait pas seulement des railleries de ce genre, il était chargé aussi de commissions plus directes; il avait ordre, — est-ce par hasard? — de faire des avances d’argent à plusieurs savans de l’Académie qui se trouvaient dans une position embarrassée. Voltaire songeait à tout, et il estimait peut-être que ces petits moyens ne pouvaient pas nuire à sa candidature. Aussi bien ses titres sérieux ne laissaient pas d’être assez respectables, comme on a pu en juger par ce qui précède, et nous ne voyons pas qu’il eût fait trop mauvaise figure à côté des Clairaut et des Maupertuis.

Toutefois, hâtons-nous de le dire, si Voltaire eut réellement l’intention que nous lui prêtons, ce ne fut qu’un dessein passager. Bientôt même il renonça complètement aux études de physique. On dit que Clairaut fut pour beaucoup dans cette résolution. « Laissez les sciences, lui disait-il, à ceux qui ne peuvent pas être poètes. » Voltaire trouva sans doute que ses progrès dans les sciences ne répondaient pas à ses efforts, et il cessa d’y consacrer un temps qu’il trouvait facilement à mieux employer pour sa gloire. « Tous les hommes, écrivait-il plus tard, ne sont pas nés avec toutes les sortes d’intelligence. J’ai connu le nombre prodigieux de choses pour lesquelles je n’avais aucun talent. J’ai trouvé que mes organes n’étaient pas disposés à aller bien loin dans les mathématiques. J’ai éprouvé que je n’avais nulle disposition pour la musique. Dieu a dit à chaque homme : Tu pourras aller jusque-là, et tu n’iras pas plus loin. Non omnia possumus omnes... Dieu a donné la voix aux rossignols et l’odorat aux chiens. » Dans sa réaction contre l’entraînement de la physique. Voltaire apporte la vivacité et la passion qu’il met à tout. Après avoir déployé tant d’ardeur à répandre les idées de Newton, il trouve tout à coup que Paris s’occupe trop d’un pareil sujet. Il écrit à M. d’Argental à la fin de 1741 : « La supériorité qu’une physique sèche et abstraite a usurpée sur les belles-lettres commence à m’indigner. Nous avions, il y a cinquante ans, de bien plus grands hommes en physique et en géométrie qu’aujourd’hui, et à peine parlait-on d’eux. Les choses ont bien changé. J’ai aimé la physique tant qu’elle n’a point voulu dominer sur la poésie; à présent qu’elle écrase tous les arts, je ne veux plus la regarder que comme un tyran de mauvaise compagnie... On ne saurait parler physique un quart d’heure et s’entendre. On peut parler poésie, musique, histoire, littérature, tout le long du jour. » Et en effet, à partir de 1742, Voltaire ne s’occupe plus guère de Newton et consorts; les études historiques reprennent chez lui tout le terrain que la physique a perdu. Voici venir d’ailleurs l’année 1743, pendant laquelle il devient une manière de diplomate; il court sur les bords du Rhin avec une mission secrète obtenue par le crédit de Mme de Châteauroux; il va à La Haye, il va à Potsdam; il est chargé de brouiller les états-généraux de Hollande avec le roi de Prusse et d’amener ce prince à recommencer la guerre contre l’Autriche. Les quatre ou cinq dernières années du séjour à Cirey sont consacrées à de nombreux voyages à Paris, puis à des excursions fréquentes à la cour du roi Stanislas. Nous arrivons ainsi aux incidens qui coûtèrent la vie à Mme du Châtelet, et qui, en brisant tout à coup les liens qui retenaient Voltaire depuis quinze années, vinrent le jeter dans une nouvelle existence.

On a maintes fois raconté la mort de Mme du Châtelet, et tout le monde connaît les épisodes singuliers qui l’amenèrent; nous pouvons cependant rappeler en quelques mots ces incidens bizarres, burlesques parfois, qui devaient aboutir à une catastrophe; ils sont, à vrai dire, dans notre sujet, tant les souvenirs de Cirey et de la marquise sont inséparables de tout ce qui touche aux études scientifiques de Voltaire. La marquise et Voltaire se trouvaient en 1747 à Lunéville, où se tenait la cour du roi Stanislas. C’est là que Mme du Châtelet fit la connaissance du marquis de Saint-Lambert, capitaine aux gardes lorraines, officier brillant et spirituel. Treize années de liaison avec Voltaire avaient amené quelque langueur dans l’affection d’abord si ardente de la marquise; peut-être avait-elle été un peu refroidie par la tiédeur même de son amant, qui mettait dans ses tragédies le plus vif de son tempérament, et qui avait d’ailleurs cinquante-trois ans bien sonnés. Saint-Lambert fut-il pressant, irrésistible? Bref, elle prit feu pour lui, et elle se jeta dans ce nouvel attachement avec tout l’entrain d’une passion née sur le tard (la marquise avait elle-même quarante et un ans). Voltaire ne vit rien d’abord ou fit semblant de ne rien voir jusqu’à ce qu’un soir, à Cirey, pour être entré trop brusquement dans la chambre où se tenaient les deux nouveaux amans, force lui fut d’éclater. Il se répand en injures, insulte Saint-Lambert, qui se met à sa disposition, puis il va s’enfermer chez lui, donnant l’ordre, à son valet de tout préparer pour son départ dès le lendemain matin. Cependant Mme du Châtelet, le premier moment de surprise passé, monte à l’appartement de Voltaire; il s’était mis au lit, elle s’assied à son chevet, et alors commence une scène qu’il faut lire dans les mémoires laissés par Longchamp, le valet de chambre de Voltaire; il ne fallait rien moins qu’un pareil historiographe pour nous transmettre ce récit intime. Avec une audace toute féminine, elle veut faire croire à Voltaire qu’il s’est exagéré les choses et qu’elles n’ont pas été aussi loin qu’il l’imagine; mais Voltaire est sûr de son fait, il a vu, ce qui s’appelle vu. Elle se retourne alors, elle avoue ce qui ne peut être nié, mais elle explique la situation, a Faut-il pour si peu renoncer aux douceurs d’un commerce où tous deux ont trouvé de tels charmes? Que Voltaire y réfléchisse. Rien ne désunit leurs esprits, leurs tempéramens seuls sont devenus différens; elle n’est pas comme lui, que l’âge et les maladies ont attiédi et à qui sa santé commande le repos. Pourquoi dès lors ne pas s’accommoder de la situation que les circonstances ont créée et qui n’est pas faite pour porter atteinte à leur amitié? » Voltaire, décontenancé, à demi furieux, à demi attendri, finit par rire à travers ses reproches. Il était désarmé, et Mme du Châtelet triomphait. Il restait encore à calmer Saint-Lambert, qui se regardait comme grièvement offensé. Ce ne fut pas difficile ; elle lui représenta ce qu’il y aurait de monstrueux, de ridicule même pour un homme comme lui, — il avait trente ans, — à provoquer un vieillard illustre dans toute l’Europe. Dès le lendemain, Saint-Lambert, convenablement chapitré, assez embarrassé pourtant de sa contenance, vient s’expliquer avec Voltaire. Il commence quelques mots d’excuse, mais Voltaire ne le laisse pas achever ; il lui prend les mains, les serre avec effusion. « Mon enfant, s’écrie-t-il, j’ai tout oublié, et c’est moi qui ai eu tort. Vous êtes dans l’âge heureux où l’on aime, où l’on plaît ; jouissez de ces instans trop courts : un vieillard, un malade comme je suis, n’est plus fait pour les plaisirs. »

Dès lors la liaison avec Saint-Lambert fut acceptée, et Voltaire n’en continua pas moins de vivre à Cirey ou à la cour de Lorraine, auprès de l’amie qui avait pris une si grande part dans les habitudes de son esprit ; mais voici qu’à quelque temps de là il se produit un émoi secret à Cirey. Mme du Châtelet mande Saint-Lambert, alors absent, elle appelle Voltaire ; elle tient conseil avec eux. Pourquoi ce mystérieux conciliabule ? C’est qu’elle était enceinte et qu’il s’agissait de savoir sous quelle rubrique on mettrait l’enfant. Dans cette consultation cynique. Voltaire, il faut l’avouer, jouait un rôle essentiellement bizarre ; il était le premier à le sentir et à en rire. « Mettez l’enfant, disait-il, parmi les œuvres mêlées de madame. » On décida enfin qu’on ferait venir M. du Châtelet à Cirey, pour se couvrir de son pavillon. Le brave marquis, mandé auprès de sa femme, reçu à bras ouverts par les trois complices, cajolé à qui mieux mieux dans des scènes de haute comédie, resta le temps nécessaire pour assumer la paternité qu’on lui avait faite. Tout alla bien d’abord. La marquise, pendant sa grossesse, continuait ses habitudes de travail entremêlé de divertissemens mondains. À l’approche de l’hiver de 1749, les châtelains de Cirey s’étaient rendus à Lunéville, où l’on menait joyeuse vie. « Mme du Châtelet, écrivait Voltaire, joue la comédie et travaille à Newton sur le point d’accoucher. » Il envoyait à ses nombreux correspondans le bulletin de cette grossesse ; il écrivait à Mme d’Argental : « La marquise, qui vous fait des complimens, compte accoucher ici d’un garçon, et moi d’une tragédie (il travaillait à Catilina ou Rome sauvée) ; je crois que son enfant se portera mieux que le mien. » — Au roi de Prusse : « Mme du Châtelet n’accouche encore que de problèmes. » — À M. d’Argenson : « Mme du Châtelet est plus grosse que jamais ; elle a plus de peine à faire un enfant qu’un livre. » Elle accoucha enfin le à septembre, dans des conditions de vigueur et de santé dont Voltaire rendait compte à ses amis avec sa gaîté habituelle. « Mon cher abbé Greluchon, écrivait-il le jour même à l’abbé de Voisenon, saura que Mme du Châtelet, étant cette nuit à son secrétaire, selon sa louable coutume, a dit : Mais je sens quelque chose! Ce quelque chose était une petite fille, qui est venue au monde sur-le-champ. On l’a mise sur un gros livre de géométrie qui se trouvait là tout ouvert, et la mère est allée se coucher... Pour moi, qui ai accouché d’une tragédie de Catilina, je suis cent fois plus fatigué qu’elle. » Quelques jours à peine écoulés, l’abbé recevait une lettre de douleur et de lamentation. « Mon cher abbé, mon cher ami, que vous avais-je écrit! Quelle joie malheureuse, quelle suite funeste! Quelle complication de malheurs qui rendraient encore mon état plus affreux, s’il pouvait l’être ! Je viendrai bientôt verser dans votre sein des larmes qui ne tariront jamais. » L’événement que Voltaire avait d’abord pris si gaîment avait eu soudain une issue funeste. Une imprudence de l’accouchée, une boisson glacée prise dans l’ardeur de la fièvre, détermina une crise mortelle, et six jours après sa délivrance Mme du Châtelet expirait subitement au milieu de ses amis consternés. La douleur de Voltaire fut vive et emportée; il versa des larmes amères sur cette amie de quinze ans pour qui, malgré son infidélité dernière, il avait conservé un profond attachement; le commerce d’amitié qui avait survécu à cette épreuve critique tenait une telle part dans son existence qu’il semblait que tout lui manquât. Il s’enfuit de Lunéville, et, ne faisant que traverser Cirey, il vint se réfugier à Paris.

Ainsi finit par un brusque dénoûment cette période de la vie de Voltaire qui nous a plus particulièrement occupé aujourd’hui et à laquelle se rattachent ses travaux sur la physique proprement dite. De nouveaux objets vont s’emparer de son esprit. Il ne retournera plus à Cirey ; son laboratoire, ses instrumens, seront abandonnés. Nous ne retrouverons plus dans sa vie une phase où la science joue un rôle si soutenu. Toutefois, dans sa longue existence, il aura mainte occasion de manifester sa pensée sur les querelles des savans de son siècle ; il dira son mot sur la géologie, sur l’histoire du globe, sur la genèse des êtres, sur toutes les questions qui constituent, dans notre langage contemporain, le domaine des sciences naturelles. Il nous reste à le suivre sur ce terrain, et c’est ce que nous ferons dans une prochaine étude.


EDGAR SAVENEY.

  1. On connaît les vers où Mme de Boufflers peignait la variété des goûts de Mme du Châtelet :

    Tout lui plaît, tout convient à son vaste génie,
    Les livres, les bijoux, les compas, les pompons,
    Les vers, les diamans, le biribi, l’optique,
    L’algèbre, les soupers, le latin, les jupons,
    Les grâces, l’opéra, le bal et la physique.

  2. On a signalé, dans un recueil de lettres inédites de Voltaire imprimées pour la première fois en 1856, une lettre adressée à Pitot de Launay, de l’Académie des Sciences, et qui montre qu’à l’époque où elle fut écrite (1736) Voltaire n’était encore qu’un écolier médiocre en géométrie. « Il faut, monsieur, dit-il à son correspondant, que je vous importune sur une petite difficulté. Mme la marquise du Châtelet me faisait, il y a quelques jours, l’honneur de lire avec moi la Dioptrique de Descartes ; nous admirions tous deux la proportion qu’il dit avoir trouvée entre le sinus de l’angle d’incidence et le sinus de réflexion ; mais en même temps nous étions étonnés qu’il dît que les angles ne sont pas proportionnels, quoique les sinus le soient. Je n’y entends rien ; je ne conçois pas que la mesure d’un angle soit proportionnelle et que l’angle ne le soit pas. Oserai-je vous supplier d’éclairer sur cela mon ignorance ? » Voltaire, comme on voit, ne savait pas alors ce que c’est qu’un sinus, puisqu’il regardait les sinus comme proportionnels aux angles. Tout ce qu’on peut dire, c’est qu’à cette époque même (1736-1738) il compléta son instruction géométrique, et apprit ce qu’il avait besoin de savoir. Quant à Mme du Châtelet, on éprouve quelque étonnement à voir qu’à ce moment, jouissant déjà d’une réputation de géomètre, elle ne fût pas en état de lever une pareille difficulté ; mais remarquons que ce n’est point elle qui consulte Pitot. Peut-être Voltaire fait-il ici quelque confusion, et nous présente-t-il la marquise comme plus ignorante qu’elle n’était.
  3. Non content de ses propres expériences, Voltaire ouvrait par lettres une sorte d’enquête sur cette question. Il charge entre autres son agent, l’abbé Moussinot, de prendre des renseignemens auprès d’un savant modeste, Geoffroy, apothicaire et membre de l’Académie des Sciences. « Entrez, lui écrit-il, chez votre voisin, le sieur Geoffroy; liez conversation avec lui au moyen d’une demi-livre de quinquina que vous lui achèterez et que vous m’enverrez... Interrogez-le sur les expériences de Lémeri et de Homberg (relatives à la calcination) et sur les miennes. Vous êtes un négociateur très habile, vous saurez aisément ce que M. Geoffroy pense de tout cela, et vous m’en direz des nouvelles, le tout sans me commettre. » Quelques jours après, il écrit de nouveau à l’abbé : « Encore une petite visite, mon cher ami, au sieur Geoffroy. Remettez-le encore, moyennant quelques onces de quinquina, ou de séné, ou de manne, ou de tout ce qu’il vous plaira acheter pour votre santé ou pour la mienne, remettez-le, dis-je, sur le chapitre du plomb et du régule d’antimoine augmenté de poids après la calcination.»