Histoire des Trois Royaumes/IV, V

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Traduction par Théodore Pavie.
Duprat (2p. 61-82).


CHAPITRE V.


Tsao-Tsao attaque et bat Liu-Pou.


I.


[Règne de Hiao-Hien-Ty. Année 198 de J.-C.] C’était un homme maigre, nerveux et fortement constitué, qui avait rendu d’importants services à l’époque de la révolte des Bonnets-Jaunes ; il se nommait Ly-Tong[1]. Tsao, après l’avoir récompensé et élevé en grade, le chargea d’occuper le Jou-Nan pour arrêter les deux rebelles.

Le premier ministre, reçu à l’entrée de la capitale par Sun-Yo (qui l’y avait rappelé), alla droit au palais impérial et fit valoir les services de Sun-Tsé devant Sa Majesté, qui nomma celui-ci général de premier rang[2] et prince de Ou, en lui ordonnant de réduire Liéou-Piao. L’envoyé chargé de porter cet ordre fut expédié vers le Kiang-Tong.

Quand Tsao-Tsao rentra dans son hôtel, tous ses officiers et ses conseillers s’empressèrent autour de sa personne ; Sun-Yo lui demanda comment, arrivé à Ngan-Tsong, il avait été sûr de vaincre[3] : « L’ennemi nous suivait de près, répondit le grand capitaine, nous ne savions par où passer ; il fallait donc combattre en désespérés. Voilà sur quoi je fondais mes secrètes espérances ; d’ailleurs c’est un des préceptes de Sun-Tsé[4] ; d’après cela je n’ai pas douté que je ne fusse victorieux. » Le conseiller s’inclina respectueusement et se retira.

Là-dessus entra Kouo-Kia : « Quelle affaire pressante vous amène, lui demanda Tsao ? — Youen-Chao a envoyé vers votre excellence un émissaire, pour lui annoncer qu’étant prêt à marcher contre Kong-Sun-Tsan[5], il désire emprunter des vivres et des soldats. — Ah ! répliqua Tsao en riant, on m’avait dit qu’il méditait un coup de main sur la capitale ; aujourd’hui qu’il m’y sait arrivé, le voilà qui veut soumettre un rebelle et nous demande à cet effet des renforts, des secours ! » Il lut la lettre de Youen-Chao ; la trouvant hautaine et presque insolente, il fit conduire l’émissaire à l’hôtel des Postes et interrogea le conseiller Kouo-Kia : « Ce Youen-Chao n’est qu’un insolent qu’il faudrait mettre à la raison ; je voudrais le châtier, mais je crains de n’en avoir pas la force ! — Le fondateur de la dynastie des Han, Kao-Tsou était moins fort que Pa-Wang qui s’était déclaré Empereur de Tsou[6] ; votre excellence connaît ce fait. Pa-Wang grandit en puissance et Kao-Tsou le dompta ; ce fut par la prudence qu’il sut triompher de son compétiteur. Or, en y réfléchissant bien, je m’assure qu’il y a dix infériorités dans Youen-Chao et dix supériorités en votre excellence[7]. Car si son armée est forte, il lui manque le talent.

« 1° Youen-Chao s’entoure d’un cérémonial exagéré et tient trop à l’étiquette ; vous, seigneur, en toute occasion, vous savez agir avec convenance. Vous l’emportez par la raison.

» 2° Youen-Chao est un rebelle ; vous, seigneur, vous dirigez l’Empire sans cesser d’obéir au souverain. Vous l’emportez par la justice de votre cause.

» 5° La dynastie des Han, sur son déclin, se perd par excès de faiblesse ; Youen-Chao ne fait que suivre cet exemple et le pousse jusqu’à l’abus : aussi n’est-il guère respecté. Vous, seigneur, vous gouvernez avec autorité ; les grands et les petits reconnaissent la force des lois. Vous l’emportez par la manière de gouverner.

» 4° Tout en montrant des dehors de magnanimité, au fond Youen-Chao est défiant et envieux ; il redoute ceux dont il se sert, et ne se confie qu’à ses proches. Vous, seigneur, sous des dehors simples et ordinaires, vous cachez la ruse[8] et la sagacité. Vous ne prenez point d’ombrage de ceux qui vous servent ; s’ils ont du talent, vous les employez, qu’ils vous soient parents ou non. Vous l’emportez par la mesure de votre conduite.

» 5° Youen-Chao forme bien des plans, mais par son indécision il manque le but qu’il se propose. Vous, seigneur, à peine avez-vous formé un plan que vous le mettez à exécution ; les circonstances vous trouvent toujours prêt. Vous l’emportez par les ressources de l’esprit.

» 6° Youen-Chao, grâce au rang élevé qu’il tient de ses aïeux, s’est entouré d’une fausse auréole de gloire ; aussi beaucoup d’hommes aux paroles apprêtées, aux dehors prétentieux, s’attachent à lui. Vous, seigneur, vous montrez dans vos rapports avec les hommes des sentiments plus élevés ; vous agissez dans des vues sincères, sans chercher une renommée qui serait vaine. Économe dans les petites circonstances, vous n’épargnez rien quand il s’agit de récompenser le mérite. Aussi les héros au cœur droit, ceux qui voient loin, ceux qui ont un vrai talent, demandent tous à servir sous vos ordres. Vous l’emportez par la vertu[9].

» 7° Si Youen-Chao voyait des hommes mourir de faim et de froid, la compassion se peindrait sur son visage ; mais les misères dont il n’est pas témoin ne le touchent guère ; c’est ce qu’on appelle avoir de l’humanité à la manière des femmes ! Vous, seigneur, loin de prendre à cœur la plus petite chose qui se passe devant vos yeux, vous vous élevez jusqu’aux grandes affaires de tout l’Empire. Vos bienfaits s’étendent au-delà de la portée des regards ; des misères qui se dérobent à votre vue, il n’y en a aucune que vous ne soulagiez. Vous l’emportez en humanité.

» 8° Youen-Chao a autour de lui des mandarins qui se disputent le pouvoir ; par des calomnies et des médisances, ils troublent le jugement de leur maître. Vous, seigneur, habile a maintenir vos inférieurs dans la droite voie, vous ne vous laissez point conduire par des paroles de médisance et de calomnie. Vous l’emportez en clairvoyance.

» 9° Youen-Chao ne sait point faire la différence du bien et du mal ; vous, seigneur, vous savez honorer selon les rites ce qui est bien et punir selon les lois ce qui est mal. Vous l’emportez dans la science des livres anciens[10].

» 10° Youen-Chao se plaît à étaler une vaine puissance ; il ignore l’art de tirer tout le parti possible de la force militaire. Vous, seigneur, aidé de peu de moyens, vous avez conquis la multitude en employant vos soldats avec un talent surnaturel. L’armée a mis sa confiance en vous ; les ennemis vous redoutent. Vous l’emportez dans les connaissances de l’art militaire.

» Tels sont, seigneur, les dix points capitaux par lesquels vous lui êtes supérieur. Que peut espérer votre rival ? — Ainsi donc, reprit Tsao en souriant, selon vous qui m’accordez tant de talents extraordinaires, je puis venir à bout de Youen-Chao ; mais comment ? — Ce Liu-Pou, établi dans le Su-Tchéou, est pour nous un cruel sujet d’inquiétude. Dès que Youen-Chao sera en marche contre Kong-Sun-Tsan, profitons d’une occasion aussi favorable, commençons par nous débarrasser de lui, pacifions les provinces de l’est et du sud. Après cela, nous songerons à prendre nos mesures contre Youen-Chao ; il en sera temps encore. Si nous nous mettions maintenant en campagne dans le but de l’attaquer, Liu-Pou ne manquerait pas de se porter sur la capitale ; ce qui serait un très grand malheur. »

Tsao approuva ce conseil ; cette même nuit il appela dans ses appartements retirés son conseiller intime Sun-Yo, et lui dit : « Savez-vous ce que médite Youen-Chao ? — Je sais seulement qu’il a envoyé aujourd’hui un émissaire, mais dans quel but, je l’ignore. » — Et Tsao lui ayant montré la lettre, Sun-Yo reprit : « Les expressions de Youen-Chao ne sont pas très modestes ! — Eh bien, dit Tsao (pour sonder à son tour le conseiller Sun-Yo), je voudrais marcher contre lui ; mais suis-je assez fort pour cela, je n’en sais rien ! — Parmi les hommes de l’antiquité, répondit Sun-Yo, voyez ceux qui ont réussi et ceux qui ont échoué ; avec du talent, le faible a fini par devenir fort ; sans talent, le fort est devenu faible. Kao-Tsou de Han n’avait pas une grande puissance et pourtant il triompha ; Pa-Wang de Tsou, bien plus redoutable (au début de la lutte), fut vaincu cependant. Aujourd’hui, seigneur, si vous avez un rival dans l’Empire, c’est Youen-Chao et nul autre ; (là-dessus il énuméra tous les défauts de ce personnage ambitieux représentés chez Tsao-Tsao par les qualités opposées, et conclut en disant)[11] : « Vous êtes ministre de l’Empereur ; au nom de la fidélité due au souverain, marchez contre le rebelle ; qui donc serait assez hardi pour ne pas vous obéir ? Non, ni Youen-Chao ni ses pareils ne doivent vous inspirer la moindre crainte ! — Puissé-je posséder véritablement les talents que vous m’accordez, reprit le premier ministre ! Les choses étant ainsi, il faut que je lève des troupes pour châtier le rebelle ?… — Non, pas encore, répliqua le conseiller. Dans le Su-Tchéou, il y a Liu-Pou, toujours prêt à faire quelque méchante action ; si vous marchez contre Youen-Chao, très certainement il profitera de l’occasion pour vous nuire. Écrivez plutôt à Youen une lettre qui le tranquillise ; nommez-le à quelque emploi élevé, promettez-lui des secours en vivres, et quand il sera bien occupé dans cette guerre avec Kong-Sun-Tsan, tombez tout d’abord sur Liu-Pou ; après cela vous en finirez d’un seul coup avec Youen-Chao. »

« Ah ! s’écria Tsao tout joyeux en frappant dans ses mains, Kouo-Kia par sa prudente sagacité, et vous par les ressources de votre esprit, vous surpassez Tchin-Ping et Tchang-Léang, si célèbres dans l’antiquité[12]. Bien, je cours attaquer Liu-Pou. — Auparavant, interrompit Sun-Yo, envoyez dire à Hiuen-Té qu’il se tienne prêt à vous seconder, et attendez sa réponse pour entrer en campagne. »

Tsao traita parfaitement l’envoyé de Youen-Chao, et, d’après ses nouveaux plans, il le chargea de porter à son maître les titres de gouverneur de quatre districts, de général de première classe et de ministre d’état[13], avec l’ordre de réduire Kong-Sun-Tsan, secrètement joint à la lettre et suivi de ces mots : « J’irai en personne joindre mes forces aux vôtres. » La joie de Youen-Chao fut grande à l’arrivée de l’envoyé ; il se hâta d’obéir.

Cependant Liu-Pou, toujours établi à Su-Tchéou, passait sa vie dans les festins. Un soir qu’il traitait Tchin-Kouey et son fils[14], ces deux personnages (attachés à sa perte) le flattaient par leurs discours. Tchin-Kong s’en irritait ; il trouva même l’occasion de dire tout bas à l’oreille de Liu-Pou : « Les deux hommes qui vous encensent, général, veulent vous perdre, j’en ai peur…. Prévenez leurs mauvais desseins, il le faut… — Et vous, répliqua le guerrier d’une voix irritée, arrière avec vos calomnies, qui tendent à ruiner des mandarins fidèles et vertueux ! Qui d’eux ou de vous est le flatteur ? Si je n’avais égard à d’anciens services, je vous ferais décapiter à l’instant. — J’ai un cœur loyal et fidèle, reprit Kong en soupirant ; il ne veut pas y lire la vérité… ; avant peu il sera puni de son aveuglement ! »

Kong était prêt à donner sa démission (à quitter ce maître aveugle et insouciant pour retourner près de Tsao) ; la[15] crainte de s’exposer à la risée de tout l’Empire l’arrêta. Plongé dans de tristes réflexions, silencieux, il s’en alla chasser du côté de la ville de Siao-Pey (ou résidait Hiuen-Té), emmenant avec lui une dizaine de cavaliers. Tout à coup passa devant lui un homme à cheval qui galopait ventre à terre ; agité de quelques soupçons, Kong s’éloigne des chasseurs avec ses affidés, se jette sur les traces de ce courrier par une route écartée, et l’aborde en lui criant : « Pour le service de qui faites-vous cette course ? »

À la vue d’un mandarin aux ordres de Liu-Pou, le messager se trouble et ne peut répondre un seul mot ; ce qu’il portait, c’était la réponse de Hiuen-Té au premier ministre ! Amené par Tchin-Kong près de Liu-Pou, il répondit aux questions de ce dernier : « Son excellence Tsao m’a envoyé porter, à Liéou-Hiuen-Té qui réside à Siao-Pey, un message dont je vais lui remettre la réponse ; j’ignore de quoi il s’agit !… » Tchin-Kong, se doutant bien que cette mystérieuse correspondance cachait quelque important dessein, n’hésita pas à conclure qu’on devait briser le cachet ; tout épouvanté de ce qu’il soupçonnait déjà, Liu-Pou donna la lettre au conseiller pour qu’il en fit lecture ; voici ce qu’elle contenait :

« J’ai reçu les ordres de votre excellence ; oserais-je ne pas mettre tout le zèle possible à les exécuter !…… Seulement, ayant trop peu de soldats et de généraux, je ne puis entrer en campagne ; et j’attends que votre excellence vienne me soutenir à la tête des troupes impériales. Je marcherai en avant-garde[16] ; Liu-Pou est une bête fauve de l’espèce du tigre et du loup ; il faut se garder de l’attaquer sans précaution… Mes troupes sont prêtes, et j’attends les nouveaux ordres de votre excellence ! »

À cette lecture, Liu-Pou laissant éclater sa fureur, traita Tsao-Tsao de brigand effronté. Il fit décapiter le messager, et prit ses mesures pour aller attaquer Hiuen-Té à l’instant[17]. Celui-ci, voyant arriver Kao-Chun, général de Liu-Pou, se hâta de rassembler son conseil ; Sun-Kien fut d’avis qu’on envoyât au plus vite un courrier au premier ministre, et que l’on mit les murs de la ville en état de résister jusqu’à ce qu’on eût une réponse. « Qui veut aller à la capitale porter le message, demanda Hiuen-Té ? — Moi », répondit un officier en s’avançant au milieu de l’assemblée ! C’était un homme d’un extérieur imposant, habile à parler, du nom de Kien-Yong[18] ; depuis le jour où il avait embrassé sa cause, Hiuen-Té lui témoignait de grands égards. Il le chargea donc aussitôt de la difficile mission ; quand la ville fut garnie de troupes capables de la défendre, et à l’abri d’un coup de main, Sun-Kien garda la porte du nord. Celles de l’ouest et de l’est furent confiées à Yun-Tchang et à Tchang-Fey, frères d’armes de Hiuen-Té, qui lui-même veillait à celle du sud. Le conseiller My-Tcho[19], et My-Fong, son frère cadet, avaient ordre de se tenir près du palais avec leurs troupes, pour protéger la famille de Hiuen-Té.

Déjà Kao-Chun entourait la ville ; du haut des remparts Hiuen-Té lui cria : « Je n’avais avec Liu-Pou, votre maître, aucun sujet de querelle ; pourquoi donc amenez-vous ici vos soldats ? — Ah ! reprit Kao-Chun, vous nouez des intrigues avez Tsao pour ruiner notre maître, mais le ciel vous a trahi ! Osez-vous bien mentir encore ? Sortez des murs ; livrez-vous pieds et poings liés ! » Hiuen-Té ne répondit rien.

Tout un jour, Kao-Chun provoqua les assiégés par ses injures ; mais personne ne venait livrer bataille. Devant la porte de l’ouest se trouvait Tchang-Liéao ; Yun-Tchang qui la gardait, lui dit : « Vous avez les traits, l’aspect d’un homme distingué ; comment se fait-il que vous vous avilissiez au service d’un bandit ? » Liéao baissa la tête sans répondre, et Yun comprit aussitôt qu’il y avait dans cet officier des sentiments de fidélité et de loyauté. Pendant le reste du jour, il se tint sous les armes en face de la porte, sans tourmenter les assiégés par des paroles piquantes, sans donner aux siens l’ordre d’attaquer les remparts. Là-dessus, Yun envoya, vers la porte de l’est, des espions qui lui rapportèrent que Tchang-Fey (son frère d’armes), poussé à bout par les provocations, s’était lancé hors des murs et voulait se battre à outrance. Yun accourt sur les lieux ; et voyant le bouillant capitaine aux prises avec Tchang-Liéao, il se hâte de faire rentrer les troupes dans les murailles. — « Frère, lui cria Tchang-Fey, Liéao avait peur de moi ; il était en fuite, pourquoi m’avez-vous forcé de revenir ? — Celui que vous poursuiviez, répondit Yun, est un héros qui ne le cède en rien ni à vous ni à moi ; hier soir je lui ai dit de bonnes paroles, et j’ai vu qu’au fond de son cœur il incline à se ranger de notre parti. Voilà pourquoi j’ai empêché que le combat entre vous deux n’allât plus loin. »

Tchang-Fey calma son emportement et ne sortit plus des murs ; d’un autre côté, Liu-Pou, ennuyé de voir que le siège n’aboutissait à rien, vint en personne conduire l’attaque. Du haut des murs, Hiuen-Té lui dit : « Je ne suis point coupable en tout ceci ; son excellence m’a envoyé un ordre de Sa Majesté, et devant un pareil message que pouvais-je faire, sinon obéir ? J’ai dû agir en dépit de mes propres intentions ! » Ces paroles firent une certaine impression sur l’esprit de Liu-Pou ; il se contenta de tenir la place bloquée sans plus presser l’assaut, et revint lui-même à Su-Tchéou[20].

Aussitôt il envoya Hou-Mong, l’un de ses mandarins, vers Youen-Chu, pour s’excuser d’avoir rompu l’alliance projetée et lui promettre de nouveau sa fille[21]. Son message ne fut pas accueilli ; Hou-Mong rapporta la réponse suivante : Youen-Chu exigeait ayant tout que la jeune épouse destinée à son fils lui fut amenée. Ceci embarrassa Liu-Pou et le rejeta dans ses perplexités.

Sur ces entrefaites, arrivait à la capitale Kien-Yong ; il déclara au premier ministre que Liu-Pou, après avoir décapité le courrier (arrêté sur la route), assiégeait la ville de Siao-Pey. A cette nouvelle, Tsao s’empressa d’assembler le conseil. « Ce n’est pas Youen-Chu qui me donne de l’inquiétude, dit-il aux mandarins réunis, ce sont Liéou-Piao et Tchang-Siéou ; tant que j’ai derrière moi ces deux bandits, je n’ose marcher !... — Ils ont été récemment battus, répliqua Sun-Yéou ; seront-ils assez hardis pour recommencer les hostilités ? Liu-Pou est un homme entreprenant, redoutable ; s’il s’allie à Youen-Chu, le voilà maître d’une partie de l’Empire[22]. Certainement les hommes de guerre se joindront à lui ! profitons de cette agression inattendue qui nous met en droit d’agir, et puisque la multitude ne s’est pas encore déclarée pour lui, il faut au plus vite l’écraser avec nos troupes. »

Tsao, adoptant cet avis, détacha en avant-garde trois divisions (aux ordres de Hia-Héou-Tun, Liu-Kien et Ly-Tien), tandis qu’il les suivait en personne à la tête de tous ses généraux et de ses conseillers. L’envoyé de Hiuen-Té, Kien-Yong, retourna en sa compagnie vers la ville de Siao-Pey.

Quand Héou-Tun arriva devant Su-Tchéou avec cinquante mille hommes, Kao-Chun se hâta d’avertir Liu-Pou, qui fit avancer trois de ses officiers (Héou-Tching, Hou-Mong et Tsao-Seng) avec deux cents cavaliers, en leur ordonnant de soutenir Kao-Chun. Ce dernier, reculant à la distance de trois milles de Siao-Pey, rencontra l’armée impériale ; ce mouvement rétrograde fit comprendre à Hiuen-Té que le premier ministre venait a son secours. Il s’élança donc hors des murs avec ses deux frères adoptifs (Yun-Tchang et Tchang-Fey), laissant la place sous la garde de Sun-Kien, et vint établir ses trois camps derrière Kao-Chun. Il commandait la gauche, et Yuu-Tchang la droite ; Tchang-Fey était à l'avant-garde.

Cependant, Héou-Tun sortait des rangs pour provoquer au combat les divisions de Liu-Pou ; Kao-Chun s’avança à cheval en l’injuriant, et Héou-Tun transporté de colère accepta le défi. Cinquante fois ils s’attaquèrent ; enfin, incapable de résister plus longtemps, Kao-Chun prit la fuite, et tourna autour des rangs, ne sachant par où se glisser au milieu des siens. Son ennemi le poursuivait toujours sans le lâcher, quand tout à coup un officier sortit des lignes de Liu-Pou ; c’était Tsao-Seng. Il lance son cheval au galop, tend son arc, y pose la flèche et le trait va percer l’œil gauche de Héou-Tun qui passait près de lui.

Héou-Tun arrache la flèche et avec elle la prunelle de son œil, puis il s’écrie à haute voix : « Ce qui a été formé du sang de mon père et de ma mère ne doit pas être perdu !.. » Il avale son œil, et cesse de poursuivre Kao-Chun, pour s’attacher à celui qui l’a blessé ; d’un coup de lance il le renverse expirant aux pieds de son cheval ; cela fait, il rentre dans les rangs.

Dans le combat que donna Liu-Pou avec toutes ses troupes, l’armée impériale fut complètement battue ; tandis que Hia-HéouYouen suivait son frère si grièvement blessé, les généraux vaincus (Liu-Kien et Ly-Tien) allaient, avec leurs soldats en déroute, camper en un lieu nommé Tsy-Pé.


II[23].


Aussitôt Liu-Pou, revenant sur ses pas, attaqua le camp de Yun-Tchang, tandis que Tchang-Liéao et Kao-Chun attaquaient celui de Tchang-Fey. Hiuen-Té divisa ses troupes en deux corps pour secourir les deux points menacés ; mais les soldats de ses lieutenants étaient déjà en déroute ; lui-même, suivi de quelques cavaliers, il retourna vers sa ville de Siao-Pey. Liu-Pou, qui le suivait de près, arriva aussitôt que lui ; de sorte que quand il parut sous les murs de la place, et cria qu’on lui ouvrît les portes, ses gens n’osaient lancer des flèches d’en haut dans la crainte de le blesser lui-même, quelque envie qu’ils eussent de repousser l’ennemi. Profitant de cette occasion, Liu-Pou se jette aussi dans la ville, renversant et dispersant tous ceux qui en gardaient l’entrée, appelant ses soldats sur ses traces. Tout à coup Hiuen-Té voit derrière lui les flammes de l’incendie, il ne peut arriver jusqu’à sa propre maison ; le voilà qui fuit et sort par la porte de l’ouest.

Quand Liu-Pou arriva devant la demeure de Hiuen-Té, My-Tcho (à qui la garde en était confiée) vint se précipiter à genoux à la tête de son cheval en lui disant : « Mon maître est le jeune frère adoptif de votre seigneurie[24] ; j’ai entendu dire que les héros de l’antiquité ne faisaient point porter le poids de leur colère aux femmes et aux enfants d’un ennemi. Celui qui vous dispute l’Empire, c’est Tsao-Tsao ; que vous fait Hiuen-Té ? j’espère donc que vous vous montrerez clément. Mon maître se rappelle bien le service éminent que vous lui avez rendu, en perçant d’une flèche la tige de votre lance[25] ; il ne l’a pas oublié !… — Oui, répliqua Liu-Pou, j’ai pour lui les sentiments d’un frère, et en souvenir de cette affection, je me garderai bien de maltraiter sa famille. Emmenez ses femmes, ses enfants, tous les siens ; ils ce retireront en paix dans ma ville de Su-Tchéou. Prenez ce sabre, et faites tomber la tête de quiconque voudra franchir le seuil de la maison. »

Sun-Kien (autre lieutenant de Hiuen-Té) avait pu aussi sortir de la ville ; Liu-Pou y laissa ses généraux, Kao-Chun et Tchang-Liéao, se dirigeant lui-même vers Yen-Tchéou, cheflieu du Chan-Tong. Déjà (les deux frères d’armes de Hiuen-Té), Yun-Tchang et Tchang-Fey, s’étaient jetés dans les montagnes avec les débris de leurs divisions ; Hiuen-Té, qui fuyait seul à cheval à travers les défilés, aperçut un groupe de soldats galopant sur ses traces ; il se détourna et reconnut Sun-Kien. Se précipitant dans les bras l’un de l’autre, ils fondaient en larmes : « Ah ! s’écria Hiuen-Té, que sont devenus mes frères d’adoption ; qu’est devenue ma famille ! C’en est fait de moi !… — Reprenez courage, dit Sun-Kien ; que n’allez-vous, seigneur, chercher un refuge près de Tsao, en attendant l’occasion de former de nouveaux desseins ? »

Décidé par ces paroles, Hiuen-Té s’acheminait vers la capitale ; mais il n’avait rien à manger et, sur la route, il entrait dans les villages pour y demander un peu de riz : les habitants qui entendaient prononcer son nom, s’agenouillaient en lui présentant à boire et à manger. Un soir, à la nuit, il frappa à une porte et réclama un abri jusqu’au lendemain ; un vieillard s’étant avancé avec respect, Hiuen-Té sut qu’il vivait du produit de sa chasse et se nommait Liéou-Ngan ; il était donc de la même famille que lui[26] ! Ce jour-là le vieillard avait parcouru et battu la plaine sans rien rapporter ; il tua sa propre femme pour soulager la faim de Hiuen-Té[27] ! « Quelle est cette chair, demanda Hiuen-Té ? — C’est du loup.... », lui répondit le vieux chasseur ; et ils soupèrent. Le lendemain, à l’aurore, Hiuen-Té prêt a partir, étant allé derrière la maison prendre son cheval dans l’écurie, s’aperçut qu’on avait tué en ce lieu un être humain, dont le corps portait des traces de coupures nombreuses. Les questions qu’il adressa à son hôte lui firent connaître la vérité, et les larmes aux yeux, il le supplia de le suivre. « J’ai ma vieille mère à soigner, il ne faut pas que je m’éloigne d’elle », répondit le chasseur ; Hiuen-Té le salua affectueusement et continua sa route.

Arrivé près de Liang-Tching, il voit une grande poussière qui obscurcit le soleil, une armée nombreuse qui couvre la plaine et les montagnes, et distingue bientôt les bannières de Tsao-Tsao ; courant à sa rencontre, il se jette à bas de son cheval et se prosterne devant lui. Le premier ministre mit aussi pied à terre pour le recevoir, et voulant récompenser le chasseur du dévouement qu’il avait montré, il lui envoya par Sun-Kien cent pièces d’or. Hiuen-Té venait de raconter à Tsao tous ses malheurs et la tragique aventure de la veille.

Après leur défaite, deux lieutenants du premier ministre s’étaient retirés à Tsy-Pé ; quand celui-ci approcha de leur camp, l’un d’eux, Héou-Youen, vint à sa rencontre avec tous les soldats de sa division, et lui dit que son frère Héou-Tun souffrait beaucoup de sa blessure à l’œil. Tsao alla lui-même voir le malade et voulut qu’on le ramenât aussitôt à la capitale, afin qu’il pût y être convenablement soigné.

Les espions, chargés de recueillir des nouvelles sur les mouvements de Liu-Pou, rapportèrent qu’il avait envoyé Tchin-Kong et Tsang-Pa rassembler les brigands des montagnes avec lesquels ils devaient menacer Yen-Tchéou. Mettant sous les ordres de (son parent) Tsao-Jin, trois mille hommes qui devaient lui servir à ressaisir la place de Siao-Pey, le premier ministre prit avec lui Hiuen-Té et une armée de deux cents mille soldats, pour aller attaquer Liu-Pou en personne. Dès son arrivée au passage fortifié de Siéou-Kouan[28], il le trouva gardé par une division de trente mille combattants, que commandaient quatre généraux ; en un instant ce nombreux corps d’armée fut dispersé ; un héros de l’armée impériale, Hu-Tou, avait à lui seul fait reculer les quatre chefs. Tsao-Tsao avança rapidement sur ses pas et parvint au pied même du passage ; là il apprit que Liu-Pou était retourné dans son chef-lieu de Su-Tchéou.

Or ce dernier, voulant aller secourir son premier général KaoChun, confia la défense de sa principale ville à Tchin-Kouey, et emmena avec lui le fils de ce dernier, Tchin-Teng (les deux mandarins qui cherchaient à le perdre). « Autrefois, dit Kouey à son fils, son excellence Tsao vous a chargé de conduire les affaires dans les provinces orientales[29] ; en toutes choses il s’en est remis à vous. Liu-Pou approche du moment de sa ruine ; voici l’occasion de lui porter le dernier coup ? — Mon père, reprit Teng, je vais m’occuper des affaires du dehors ; si Liu-Pou rentre ici après une défaite, dites à My-Tcho[30] de fermer les portes de la ville, et de lui en refuser l’entrée ; quant à sortir moi-même de ces difficultés, j’en trouverai le moyen. — Toute la famille de Liu-Pou est dans ces murs ; il doit avoir ici des partisans dévoués, et en grand nombre...... — J’ai un projet, laissez-moi faire ! »

Déjà Liu-Pou se préparait à partir ; Teng lui dit : « L’ennemi menace de toutes parts les murailles de cette ville ; certainement Tsao nous attaquera à outrance. Croyez-moi, général, faites transporter vos trésors et vos vivres dans Hia-Pey. Si la ville de Su-Tchéou succombe, vous aurez au moins la un asile, une place approvisionnée où vous pourrez tenir encore.— Excellente idée[31], répliqua Liu-Pou ; je vais y envoyer à l’instant ma propre famille ! » Les généraux Song-Hien et Oey-Siéou eurent ordre de protéger, dans leur émigration, tous les parents de Liu-Pou ; les grains et les fourrages, l’or et l’argent, les étoffes précieuses, furent transportés sur des bateaux à Hia-Pey.

Ces dispositions prises, Liu-Pou se mit en marche pour aller secourir le passage attaqué ; à moitié chemin, Teng lui dit encore : « Laissez-moi courir en avant, afin que j’observe les démarches de Tsao ; et vous, général, venez tout doucement derrière moi !.. — Pourquoi cela ? — Parce que votre lieutenant Sun-Kouan et ses trois collègues ont d’assez mauvaises intentions ; il ne faut guère se fier à ces gens-la ! »

« Teng, mon ami, s’écria Liu-Pou, vous m’êtes bien utile ; allez, allez !» Et il l’envoya aussitôt vers le passage. Bientôt celui-ci rencontra Tchin-Tong et Tsang-Pa : « Notre maître, leur dit-il[32], est indigné de ce que vous ne marchez pas bravement en avant ; il arrive en personne pour vous châtier !.... — L’ennemi avait trop de monde, répliqua Kong, nous n’avons pas dû livrer un combat téméraire. Ce passage, nous le gardons de notre mieux ; notre maître ferait bien maintenant d’aller protéger la ville de Siao-Pey. »

Tchin-Teng monta sur les remparts qui fermaient le passage ; l’ayant vu entouré par les troupes impériales établies tout auprès, quand la nuit fut venue, il écrivit trois lettres qu’il attacha à une flèche et lança ainsi dans le camp de Tsao[33]. Le lendemain, comme il allait se retirer, Kong lui dit : « Notre maître n’a point à craindre pour ce passage ; il peut, en toute sûreté, retourner à Siao-Pey et défendre cette ville. »

Au grand galop, Teng revint auprès de Liu-Pou et lui murmura à l’oreille : « Seigneur, ceux à qui vous avez confié la garde de cet important défilé, ont l’intention de le livrer à Tsao ; j’ai cru devoir dire à Tchin-Tong d’aller plutôt au chef-lieu ; vous, seigneur, attaquez cette nuit les troupes impériales avec vigueur ! — Sans vous, répliqua Liu-Pou, sans vous, je donnais dans le piège de ces traîtres ! » Et il le dépêcha vers Tchin-Kong, pour dire à celui-ci qu’il eût à allumer un feu, signal convenu auquel Liu-Pou répondrait lui-même en soutenant sa sortie.

Arrivé près du passage, Teng au contraire donna ce faux avis : « Les soldats de Tsao ont pris un chemin détourné ; déjà ils sont dans le défilé ; j’ai peur que le chef-lieu ne tombe au pouvoir de l’ennemi ; retournez à Su-Tchéou, commandant, vous et vos collègues.... » Quittant aussitôt le passage, Kong obéit, et Teng montant sur le rempart, alluma le feu. Liu-Pou, qui comptait sur les ténèbres, s’avança avec ses troupes ; mais celles de Tsao (averti lui-même par la lettre de la veille) étaient déjà maîtresses du point fortifié. Les divisions de Sun-Kouan et de Ou-Tun, prises à l’improviste, se dispersent ; au milieu de l’obscurité, les soldats de Tchin-Kong, rencontrant ceux de Liu-Pou, ne les reconnaissent pas ; il s’en suit un combat acharné qui dure jusqu’au jour[34].

Ce fut alors que Liu-Pou vit clairement le piège dans lequel il était tombé ; il prit donc avec Tchin-Kong la route de Su-Tchéou. Mais quand il crie qu’on ouvre les portes, une grêle de flèches pleut sur lui du haut des remparts. My-Tcho, qui se tenait sur la plate-forme de l’une des portes, répond d’une voix indignée : « Tu as volé cette ville à mon maître ; aujourd’hui elle retourne a celui qui la possédait autrefois ! — Où est Tchin-Kouey, demanda Liu-Pou tout surplis ? — Le vieux brigand est mort, je l’ai décapité[35] ! —Mais, reprit Liu-Pou en se tournant vers Kong, où est Teng, où est-il allé ? — Seigneur, répondit ce fidèle mandarin, à quoi bon vous obstiner dans l’erreur et chercher encore ce scélérat qui vous a trompé ! »

En vain, Liu-Pou parcourut-il tous les rangs de son armée en demandant Tchin-Teng ; il lui fallut se retirer avec Kong dans la direction de Siao-Pey. Sur sa route il rencontre deux de ses divisions, celles de Kao-Chun et de Tchang-Liéao. — « Où allez-vous, leur crie-t-il ? — Tchin-Teng nous a donné avis que vous étiez dans une situation désespérée, répondirent lés deux généraux, et que nous devions ; seigneur, voler à votre secours. Ainsi faisions-nous en toute hâte ! — C’est encore un tour que nous a joué ce traître, murmura Kong ! — Ah ! reprit Liu-Pou en fureur, je le tuerai, certes, je le tuerai ! »

En approchant de Siao-Pey, il s’aperçut que Tsao-Jin (parent et général du premier ministre) s’en était déjà emparé ; du pied des murailles il éclata en invectives contre Teng, et celui-ci, du haut des remparts, lui répondit tranquillement : « Je suis un ancien serviteur des Han ; pouvais-je consentir à recevoir plus longtemps les ordres d’un rebelle ! » Dans sa rage, Liu-Pou voulait enlever la ville d’assaut ; derrière lui s’élèvent tout à coup de grands cris ; une division parait. Kao-Chun, envoyé en reconnaissance, annonce qu’il a vu Tchang-Fey (frère d’armes de Hiuen-Té) au premier rang. En vain il tente de lutter contre ce héros, qui le force à fuir et enfonce ses lignes. A son tour, Liu-Pou se précipite contre lui. Tandis qu’ils sont aux prises, de nouveaux cris se font entendre ; l’armée impériale culbute les bataillons de toutes parts, et Liu-Pou, traînant sa pique abaissée, fuit vers l’orient. Déjà Tsao est sur ses traces, qui le harcèle avec ses divisions ; il galope toujours, épuisé de fatigue et fouettant son cheval harassé. Un ennemi encore lui barre la route : c’est Yun-Tchang, le héros au grand sabre (l’autre frère d’armes de Hiuen-Té), qui s’élance vers lui en criant : « Arrête, arrête ! »

Liu-Pou marche bravement à sa rencontre ; mais Tchang-Fey le poursuivant toujours, il n’a que le temps de se jeter furtivement dans la ville de Hia-Pey ; un de ses lieutenants, Héou-Tching, l’y reçoit avec ses troupes. Alors aussi, Yun-Tchang et Tchang-Fey, séparés après la récente défaite de leur maître[36], se retrouvent et se racontent ce qu’ils ont fait depuis ce jour fatal. Le premier s’était retiré sur le chemin de Hay-Tchéou ; là, se tenant aux aguets et averti de ce qui se passait, il avait pu prendre part aux événements. Le second, caché dans les monts Mang-Teng, y avait mené la vie de chef de partisans. Tous les deux, ils allèrent saluer Tsao-Tsao, et quand ils virent près du premier ministre (leur frère d’adoption, leur aîné) Hiuen-Té, ils se prosternèrent à ses pieds avec des sanglots, en lui prodiguant de sincères hommages.

Dès qu’ils furent tous entrés dans la ville de Su-Tchéou, My- Tcho se présenta aussi devant Hiuen-Té et lui annonça, ce qui le combla de joie, que sa famille et sa demeure avaient été respectés[37]. Kouey et Teng vinrent à leur tour s’agenouiller devant le premier ministre, qui ordonna un splendide festin pour régaler et honorer toute sa suite. Il occupait lui-même la place du milieu ; Hiuen-Té s’assit à sa gauche, le vieux Kouey à sa droite ; les mandarins civils et militaires étaient rangés selon l’ordre de leurs grades et de leurs dignités. Tsao exalta les services que (les deux traîtres) Kouey et Teng venaient de rendre à la cause impériale ; au père il accorda le revenu de dix districts ; au fils, le titre de général en campagne.

La possession de Su-Tchéou causa une grande joie à Tsao ; il voulait sur l’heure enlever la ville de Hia-Pey ; le conseiller Tching-Yu lui dit : « Cette place est la dernière qui reste à Liu-Pou ; ne l’y serrons pas de trop près ; poussé à bout, le brigand se battrait comme un bon et irait chercher un refuge près de Youen-Chu. Une fois réuni à cet autre rebelle, il redeviendrait très puissant, et fort difficile à prendre. N’y a-t-il pas une route pour arriver à Hoay-Nan, où réside Youen-Chu ? Faites-la garder par des généraux capables ; au dehors vous tiendrez en respect Youen-Chu, au dedans vous empêcherez Liu-Pou de sortir. D’ailleurs, seigneur, dans la province de Chan-Tong, se trouvent des chefs ennemis qui n’ont pas encore fait leur soumission, Tsang-Pa, Sun-Kouan et d’autres ; ne négligez pas de vous prémunir contre eux. — Je me charge de bloquer les abords de ce pays, répondit Tsao ; vous, Hiuen-Té, veuillez fermer la route qui va de Hia-Pey à Hoay-Nan, ne me refusez pas ! — Quand votre excellence ordonne, reprit Hiuen-Té, oserais-je ne pas obéir ? »

Le lendemain ce plan fut mis à exécution ; tandis que Tsao se dirigeait avec tous ses lieutenants vers le Chan-Tong, Hiuen-Té, laissant dans la ville prise My-Tcho et Kien-Yong, allait occuper le poste qui lui était assigné, en compagnie de Sun-Kien, de Yun-Tchang et de Tchang-Fey. Quant à Liu-Pou, enfermé dans Hia-Pey, il avait au dedans, à sa disposition, des vivres assez abondants pour se maintenir ; au dehors, il s’appuyait sur la rivière Ssé, qui lui servait de défense ; aussi se croyait-il à l’abri de tout danger. « Seigneur, lui dit Tchin-Kong, Tsao ne fait guère qu’arriver ici ; son camp n’est point encore fortifié ; profitons de cette circonstance ; avec des troupes fraîches, attaquons vivement ses soldats fatigués ; la victoire ne peut nous échapper. — J’ai été battu, répliqua Liu-Pou, et je l’ai été à plusieurs reprises ; dois-je risquer une sortie imprudente ? J’aime mieux attendre que l’ennemi tente un assaut, et culbuter dans la rivière ses divisions. C’est un piège que je tends à Tsao-Tsao, et il s’y prendra ! » Tchin-Kong se retira en riant de pitié.

A cinq ou six jours de là, Tsao ayant bien établi ses retranchements, s’approcha des fossés avec une vingtaine de généraux, et se mit à entamer des conversations avec Liu-Pou, qui se tenait debout sur les remparts. A l’ombre de son parasol, le premier ministre montrant avec son fouet le chef assiégé, lui cria : « Naguère tu projetais de marier ta fille avec le fils de Youen-Chu ; voilà pourquoi j’ai amené ces soldats contre toi. Youen-Chu, en se révoltant d’une façon éclatante, a commis le plus grand des crimes. C’est à toi que revient la gloire d’avoir tué le tyran Tong-Tcho ; aujourd’hui, si tu voulais déposer la lance et m’aider a soutenir la dynastie, tu conserverais ton titre de prince ; de nouveaux honneurs te seraient accordés, de nouveaux mérites accroîtraient ta renommée. Mais, si dans ton aveuglement tu fermes l’oreille à mes paroles, la ville qui t’abrite tombera tout à l’heure, et pour n’avoir pas su distinguer le jade de la pierre, tu te prépareras de tardifs et inutiles regrets ! Réfléchis.... — Que votre excellence retire un peu ses troupes, répondit Liu-Pou (déjà troublé dans ses résolutions) ; qu’elle me laisse délibérer quelques instants. »

Mais Tchin-Kong, qui se tenait à ses côtés, éclata e n invectives contre Tsao-Tsao : « Tu n’es qu’un bandit qui te joues de ton Empereur, et tu voudrais tromper les autres par de belles paroles.... » En achevant cette phrase injurieuse, il décocha une flèche qui perça le parasol de Tsao. Celui-ci, jetant sur TchinKong un regard de colère, s’écria : « Tu mourras de ma main, je le jure ! » Et il ordonna l’assaut.

« Seigneur, reprit Liu-Pou, attendez que j’aille me prosterner aux pieds de votre excellence, et me remettre entre ses mains ! » Tchin-Kong changea de couleur à ces mots, et reprit avec l’accent de la colère : « Ce brigand de Tsao, ce vil rebelle, pour qui donc le prenez-vous ! A quoi vous servirait-il de vous rendre à lui maintenant ? il vous écraserait comme un œuf sur une pierre. »

Liu-Pou tirait son sabre pour abattre la tête de Tchin-Kong.


  1. Son surnom Wey-Ta ; il était de Ping-Tchun dans le Kiang-Hia, et avait le titre de gouverneur militaire du Tchen-Oey. Il se trouvait dans le Jou-Nan, quand, averti des combats livrés aux deux rebelles par Tsao, il s’empressa de lui porter ce secours inattendu. Tsao le nomma général en second et lui fit accorder le titre de prince de Kien-Kong.
  2. Littéralement : général qui châtie les rebelles, c’est-à-dire chargé d’une mission spéciale, hors des limites dans lesquelles un chef doit communiquer en toute occasion avec l’Empereur. Voir vol. Ier, page 316. Ce mot Ou, est le nom d’un ancien royaume que Sun-Tsé chercha à faire revivre.
  3. Voir plus haut, page 58.
  4. Auteur des Treize-Articles sur l’art militaire, traduits au tome VII des Mémoires sur les Chinois. A l’Art. VIII, intitulé des neuf changements (page 100), on reconnaît le passage auquel Tsao fait allusion dans ces lignes : « Si vous êtes dans un lieu de mort, cherchez l’occasion de combattre ; j’appelle lieu de mort ces sortes d’endroits ou l’on a aucune ressource, etc., etc... Si vous vous trouvez dans de belles circonstances, hâtez-vous de livrer combat ; je vous réponds que vos troupes n’oublieront rien pour se bien battre. »
  5. Voir vol. Ier, livre III, chapitre Ier.
  6. Voir, sur la lutte de ces deux compétiteurs, l’Histoire générale de la Chine, tome III, page 423 ; les portraits des Chinois célèbres, tome III des Mémoires sur les Chinois, pages 51 et 53 ; et la Chine de M. Pauthier, p. 233.
  7. Les Chinois affectionnent cette manière dogmatique et un peu pédante de raisonner, ce qui tient à l’habitude qu’ils ont de subdiviser les idées philosophiques et toute sorte de doctrine, d’une façon un peu imaginaire ; ainsi, les neuf changements, les neuf sortes de terrains, le plein et le vide en art militaire, les trois puissances en théogonie, les cinq relations en morale, etc. De pareils morceaux sont trop dans le genre de la langue chinoise et dans le caractère de la nation, pour qu’on puisse les supprimer ; de plus, ils se rapprochent toujours du style ancien et, par conséquent, ils présentent des difficultés qu’on doit essayer de vaincre, et non pas éluder.
  8. Le lecteur a pu se convaincre que la ruse n’est pas prise en mauvaise part par les Chinois.
  9. Le mot , vertu, signifie aussi talent, capacité, qualités utiles à celui qui les possède autant qu’au reste des hommes. Rien n’est plus difficile que de traduire exactement les idées philosophiques des Chinois.
  10. Littéralement : par les talents civils, par opposition à ce qui suit. L’édition in-18 simplifie parfois le texte plus étendu que nous suivons ici ; elle fait suivre chaque paraphrase de notes tendant à prouver que Tsao ne mérite aucun de ces éloges. Cette réduction, moins classique, est empreinte d’un esprit critique assez curieux à observer : une grande animosité contre Tsao, ministre trop puissant, usurpateur de l’autorité impériale, sinon du trône des Han, s’y trahit à chaque page.
  11. Il le fit en des termes si pareils à ceux que venait d’employer l’autre conseiller Kouo-Kia, que les répéter ici ce serait pousser l’amour du texte jusqu’au fétichisme. Ce chapitre, presque tout en entier en dialogues (d’un fort beau style chinois), paraîtra au lecteur français assez long encore.
  12. Le texte dit : Les ressources de Fong-Sien et la sagacité de Wen-Yo ; ce sont les surnoms de Sun-Yo et de Kouo-Kia ; un supérieur qui parle familièrement à son inférieur, un ami qui cause avec un ami, s’appellent volontiers par cette dénomination qui entraîne avec elle une certaine intimité ; pour la même cause, en l’absence de quelqu’un, on s’en sert avec un sentiment de mépris ou de colère. — Tchin-Ping, l’an 205 avant J.-C., vint demander du service à Liéou-Pang, fondateur de la dynastie des Han, après avoir quitté son compétiteur Hiang-Yu ; Tchang-Léang, qui fut ministre de ce grand monarque, se rallia à sa cause la même année. Voir l’Histoire générale de la Chine, tome II, page 461 ; et les Mémoires sur les Chinois, tome III, page 56.
  13. Le mot ministre d’état est pris tel quel dans Morrison.
  14. Voir plus haut, page 34.
  15. Voir plus haut, page 10. Nous avons développé ici le sens du texte. Si Tchin-Kong craint de s’attirer la risée de ses contemporains, il lui passe donc dans l’esprit de retourner auprès de Tsao, qu’il a déjà abandonné une fois (vol. Ier, page 79), et dont il a été plus tard fort mal reçu (vol. Ier, p. 174) ; enfin devant qui il ne peut reparaître sans honte.
  16. Le mot impérial est très significatif dans la bouche de Hiuen-Té, allié à la famille régnante et invariablement attaché à la dynastie par cette même cause. Remarquons que la petite phrase suivante est omise dans l’édition in-18 ; peut-être serait-il mieux de supposer que Hiuen, en écrivant une lettre confidentielle, n’a pas mis tout au long le nom de Liu-Pou, en y ajoutant une épithète injurieuse.
  17. Il dit à Tchin-Kong et à Tsang-Pa : allez rassembler les brigands des monts Tan-Chan, Sun Kouan, Ou-Tun, Yn-Ly, Tchang-Hy ; et emparez-vous de la ville de Yen-Tchéou, dans le Chan-Tong. Les généraux, Kao-Chun et Tchang-Liéao, durent marcher contre la place forte de Siao-Pey, résidence de Hiuen-Té ; Song-Hien et Œy-So, contre Jou-Hing ; Liu-Pou en personne les seconderait à la tête du principal corps d’armée, partagé eu trois divisions. — La multiplicité des noms propres nous a fait rejeter ce passage au bas de la page.
  18. Son surnom honorifique Hien-Ho ; il était du même pays que Hiuen-Té.
  19. Il était beau-frère de Hiuen-Té, qui avait épousé sa sœur cadette. Voir l’histoire de My-Tcho, vol. Ier, page 179. La phrase qui précède a été retournée pour plus de clarté et de précision.
  20. On ne doit pas perdre de vue que l’auteur fait de Liu-Pou, en toute occasion, un guerrier turbulent. impétueux, incapable de se conduire par lui-même et obéissant aux impulsions qui lui viennent du dehors.
  21. Voir plus haut, page 10.
  22. Littéralement : il traverse en maître l’espace compris entre Hoay et Tsé. Ce sont deux rivières : la première coule dans le Kiang-Nan, la seconde dans le Chan-Tong ; il y avait aussi deux provinces de ce nom.
  23. Chapitre VII, page 105, verso du texte chinois.
  24. Voir vol. Ier, page 220.
  25. Voir plus haut, page 7.
  26. On sait que le nom de famille de Hiuen-Té est Liéou-Pcy ; Liéou était le nom patronymique de la dynastie impériale des Han.
  27. Cet atroce épisode n’offusque pas les Chinois ; Hiuen-Té est parent de l’Empereur ; ce titre suffit pour qu’on se dévoue jusqu’à la mort, soi et les siens. L’édition in-18 fait là-dessus une foule de réflexions et rapproche le dévouement de cet homme, parent de son hôte, du crime commis par Tsao au temps de sa fuite, dans des circonstances à peu près analogues. (Voir vol. Ier, page 78). Hiuen-Té et Sun-Kien mangèrent seuls.
  28. Voir sur ces passages fortifiés la note du vol. Ier, page 316. Les quatre généraux de Liu-Pou sont Sun-Kouan, Ou-Tun, Yn-Y et Tchang-Hy ; les détails du combat sont abrégés. Dans ce morceau, il n’y a de vraiment digne d’intérêt que la trahison de Tchin-Kouey et de son fils Tchin-Teng, opposée à la fidélité inébranlable de Tchin-Tong. Puisse la similitude d’une partie de ces noms doubles ne pas décourager et troubler le lecteur.
  29. Voir plus haut, pages 28 et 52.
  30. My-Tcho, surpris dans Siao-Pey où il protégeait la demeure et la famille de Hiuen-Té, avait été emmené à Su-Tchéou avec tous ceux qui étaient confiés à sa garde. Voir plus haut, page 73.
  31. Le petit nom de Tchin-Teng est Youen-Long ; littéralement : « Les paroles de Youen-Long sont excellentes. »
  32. Il y a dans le texte : Le prince de Ouan, titre honorifique de Liu-Pou. Tchin-Teng, qui était un traître, le désigne ici par son plus beau nom, afin de mieux simuler le zèle et l’obéissance. Ce sont là des nuances que l’auteur chinois fait toujours sentir ; l’embarras que causent les noms propres dans une traduction ne permet pas de les exprimer, si ce n’est en note.
  33. Quand Artabaze assiégeait la ville de Potidée, Timoxène, stratège des Scionéens convint de lui livrer la place.... Toutes les fois que Timoxène et Artabaze voulaient correspondre l’un avec l’autre, ils attachaient la lettre à une flèche et l’entortillaient autour de son entaille, de façon qu’elle lui servit d’ailes ; on tirait ensuite cette flèche dans un endroit convenu. Hérodote, Uranie,§ CXXVIII.
  34. Il y a quelque embarras et même un membre de phrase inutile dans ce passage du texte chinois. Le tartare-mandchou est plus clair et plus conforme à la petite édition in-18. Au lieu de Teng, il a mis le mot Kong, qui est la véritable leçon.
  35. Ceci était un mensonge, comme on le verra plus bas : il veut faire croire à Liu-Pou qu’il n’a pas été trahi par les deux mandarins, afin de détourner ses soupçons et de laisser à Tchin-Teng le temps de bien accomplir ses projets. On se rappelle que Liu-Pou avait enlevé cette ville à Hiuen-Té ; voir vol. Ier, livre III, chap. V.
  36. Voir plus haut, page 73.
  37. Voir plus haut, page 73.