Histoire des Trois Royaumes/VI, II

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Traduction par Théodore Pavie.
Duprat (2p. 222-240).


CHAPITRE II.


Yun-Tchang va rejoindre Hiuyen-Té


[ Règne de Hiao-Hien-Ty. Année 220 de J.-C. ] Dans celui qui parlait ainsi, les assistants reconnurent le général Tsay-Yang, guerrier aux longs bras[1]. Seul parmi les généraux subordonnés au premier ministre, il voyait Yun-Tchang d’un mauvais œil et cherchait toutes les occasions de le décrier ; aussi s’offrit-il pour l’arrêter dans sa fuite. « Il n’a point oublié son ancien maître, dit Tsao-Tsao, et je le tiens pour un sage plein de droiture ! Il est parti, mais au grand jour, ce qui est d’un héros ! Vous tous, imitez sa conduite ! » Et il rejeta brusquement les offres de Tsay-Yang.

« Mais, reprit le conseiller Tching-Yo, cet homme n’a pas pris congé de votre excellence ; il est parti sans y être autorisé par ordre supérieur… — En allant rejoindre son ancien maître, dit Tsao, n’a-t-il pas obéi au premier des devoirs ? — Si votre excellence le laisse s’en aller, elle mécontentera tous les généraux qui sont sous ses ordres. — Et pourquoi ? — Le voici, continua le conseiller ; Yun-Tchang a commis trois grandes fautes qui indisposent contre lui tous les mandarins. Quand il s’est soumis après sa défaite de Hia-Pey, vous l’avez honoré du titre de général[2] ; au troisième jour, vous le traitiez dans un banquet particulier ; au cinquième jour, dans un repas solennel ; quand il montait à cheval, vous lui donniez de l’or, et de l’argent quand il mettait pied à terre[3]. Pour une action d’un éclat médiocre, vous l’avez salué du titre de prince. Enfin, vous l’avez comblé d’égards et de distinctions, et un matin il vous quitte, excellence, il s’en va ; je dis que c’est manquer de loyauté et voilà son premier tort. »

« Sans en avoir obtenu la permission de votre excellence, il s’éloigne effrontément et menace au passage les gardiens de la porte ! Je dis que c’est manquer aux lois de l’Empire ; voilà sa seconde faute. »

« Au souvenir des minces bienfaits qu’il a reçus de son ancien maître, il oublie la générosité bien autrement grande de votre excellence. Dans une lettre qui ne contient qu’un bavardage condamnable, il ne craint pas de se montrer impudent ; voilà sa troisième faute. Enfin, s’il va se joindre à Youen-Chao, vous pourrez dire avoir lâché vous-même le tigre qui fera la désolation du monde. Croyez-moi, lancez cet officier sur ses traces, afin de détourner des malheurs à venir ! »

« Non, reprit Tsao ; si je le laisse aller, c’est que j’ai fait autrefois mes conditions avec lui. Qu’on le poursuive et qu’il périsse, voilà que tous les hommes de l’Empire m’accuseront d’avoir manqué à ma parole. Quant à lui, il a agi dans l’intérêt de son maître ; je défends qu’on le poursuive[4]. »

« Il est parti de son chef, répliqua Tching-Yo ; et en cela surtout il a manqué aux lois établies. — Deux fois il s’est présenté à mon hôtel sans que je le fisse entrer, dit Tsao ; les présents que je lui avais envoyés, il me les a rendus ; ni l’or ni l’argent n’ont pu ébranler sa fidélité. S’attacher invariablement à ses devoirs et repousser la richesse, c’est le fait d’un héros ! Quant à moi, j’estime grandement des hommes de cette trempe. »

« Si plus tard des malheurs atteignent votre excellence, ajouta le conseiller, elle ne s’en étonnera pas !. — Yun-Tchang est incapable de méconnaître la justice, répliqua Tsao ; en toute occasion il se dévoue à son maître, pourrait-il s’arrêter à d’autres considérations ? Après tout, il n’est pas encore bien loin ; je veux par une nouvelle marque d’égards, m’attirer son affection. Tchang-Liéao ira en avant le prier de m’attendre, afin que j’aie le plaisir de le reconduire ; je lui offrirai, pour les besoins de la route, un vase précieux avec une tunique rouge de soie brochée, convenable en cette saison d’automne ; l’engageant ainsi à se souvenir sans cesse de moi ! — Vous aurez beau faire, dit Tching-Yo, il ne reviendra pas en arrière. — Eh bien, répondit Tsao, je pars avec dix cavaliers. »

Tchang-Liéao prit donc les devants : quant au héros, monté sur son cheval fameux, d’une vitesse incomparable, il pouvait facilement se mettre hors de toute atteinte ; mais sa sollicitude à veiller sur le char l’empêchait de lancer l’animal ; il retenait la bride afin de marcher plus doucement. Derrière lui une voix se fit entendre, qui criait : « Yun-Tchang, ne va pas si vite ! — On m’appelle, pensa le héros ; certainement c’est quelqu’un qui a de mauvaises intentions ! »

Il recommande aux gens de l’escorte de suivre la grande route, en accompagnant avec soin le chariot ; puis il se détourne et voit Tchang-Liéao qui frappe son cheval et galope vers lui. De son côté il arrête le Lièvre-Rouge ; déjà le cimeterre recourbé brille dans sa main. « Ami[5], crie-t-il à Liéao, tu viens pour me saisir, n’est-ce pas ? — Je suis sans cuirasse, répond le mandarin, et ne porte aucune arme offensive ; qui peut motiver de pareils soupçons ? Son excellence, sachant que mon frère est parti, s’avance tout exprès pour lui faire la conduite, bien loin de former contre lui des desseins hostiles. »

« Si son excellence vient en personne, reprit Yun-Tchang, sans aucun doute elle a une autre pensée que celle-la ! — Non, dit le mandarin ; le premier ministre a déclaré que chacun était en droit d’agir dans l’intérêt de son maître, et qu’il ne fallait pas vous poursuivre ; il reconnaît qu’en partant de votre propre volonté, vous n’avez fait qu’obéir aux devoirs les plus impérieux. C’est parce qu’il n’avait pas eu l’honneur de vous reconduire comme un hôte de distinction, qu’il se donne la peine de venir ; il m’a envoyé en avant pour vous prier de l’attendre. — Eh bien, répliqua Yun-Tchang, il aura des cavaliers avec lui, et moi je suis seul ; mais je combattrai jusqu’a la mort ! »

Marchant donc quelques pas en arrière, il se plaça sur la défensive au milieu du pont de Pa-Ling, et vit paraître Tsao accompagné de quelques cavaliers, suivi de plusieurs de ses généraux[6], qui galopait vers lui. Quand Tsao de son côté l’aperçut le sabre en travers sur la selle, et à cheval à l’entrée du pont, il cria à ses officiers de faire halte. Ceux-ci se rangèrent à droite et à gauche de leur maître, et comme ils ne portaient aucune arme, Yun-Tchang se rassura sur leurs intentions.

« Général, lui cria Tsao, pourquoi cet empressement à nous quitter ? — J’ai déjà expliqué mes motifs à votre excellence, répondit le héros, en saluant avec courtoisie sans descendre de cheval ; mon ancien maître est près de Youen-Chao, je dois, avec toute la rapidité possible, me joindre à lui. A plusieurs reprises, je me suis présenté à votre hôtel sans avoir l’honneur d’être reçu ; en désespoir de cause, je vous ai écrit une lettre d’adieux ; le sceau de mon titre de prince, je l’ai déposé ; tous les cadeaux que m’a faits votre excellence, je les ai rendus. Quant à vous, seigneur, je l’espère, vous n’oublierez pas d’anciennes promesses ? »

« J’ai promis à la face du monde, reprit Tsao-Tsao ; pourrais-je manquer à ma parole ? La pensée qu’il vous manque probablement certains objets indispensables dans ce voyage, m’a seule engagé à venir vous les offrir comme présents d’adieux. » Et l’un des généraux de sa suite tendait au héros un vase d’or. « Quoi, seigneur, répliqua celui-ci, vous me comblez encore de vos libéralités ? Non, gardez plutôt ces choses précieuses pour en distribuer


la valeur aux soldats ; dans ma retraite, je ne puis et ne veux rien emporter ! »

Tsao insista, alléguant les immenses services rendus par le héros, et dont ce faible présent ne payait pas la millième partie : « Non, répliqua celui-ci ; je ressens une profonde reconnaissance pour les bienfaits de votre seigneurie, et le peu de peine que j’ai endurée à son service n’a pu m’acquitter envers elle. Un jour, si nous nous rencontrons sur le courant de la vie, je tâcherai de nieux payer ma dette ! »

« Ah ! s’écria Tsao avec un sourire joyeux, vous êtes aussi loyal que fidèle, général[7] ! Quel malheur pour moi de ne pas pouvoir vous combler d’égards et d’honneurs ! Au moins, que cette tunique rouge de soie brochée arrête vos regards ! »

Et par son ordre, un des généraux présents tendait à Yun-Tchang la belle tunique ; celui-ci craignant un piége ne descendit point de cheval. Il reçut le vêtement sur la pointe de son cimeterre, s’en couvrit les épaules, se retourna une minute pour remercier son excellence de ce cadeau qu’il acceptait, puis fouetta son cheval et traversa le pont dans la direction du nord.

« En vérité, s’écria l’un des généraux, cet homme est de la dernière impolitesse ! Arrêtons-le… — Il est seul, répartit Tsao, et nous sommes vingt ; devons-nous nous étonner de la défiance qu’il manifeste ? Je l’ai dit déja ; qu’on s’abstienne de le poursuivre ! » Et reprenant avec ses officiers le chemin de la capitale, il leur dit d’un ton de tristesse : « O vous tous, généraux, imitez-le, si vous voulez jouir dans les siècles à venir d’une réputation sans tache ! » Or, Yun-Tchang s’était mis sur les traces du char (qui portait les deux dames) ; après avoir galopé l’espace de plusieurs milles sans le rejoindre, il promenait de toutes parts des regards inquiets, quand du haut d’une colline une voix frappa son oreille ; elle criait : « Arrête, arrête ! » Le héros aperçoit un jeune homme de vingt ans environ, coiffé d’un bonnet jaune[8], vêtu d’une tunique de soie brochée, la lance au poing, à cheval et suivi d’une centaine de fantassins. « Qui es-tu ? » lui demanda-t-il en le voyant galoper vers la plaine à sa rencontre ; le jeune guerrier jetant sa lance, sauta à bas de son cheval et se prosterna. Yun-Tchang ne se fiait pas à ces démonstrations ; cependant il fit halte, abaissa son cimeterre et questionna l’étranger.

« Je suis de Hiang-Yang, répondit le jeune homme ; je me nomme Léao-Hoa (mon petit nom Youen-Kien) ; les troubles de l’Empire m’ont conduit à mener la vie d’un vagabond et d’un brigand ; avec cinq cents hommes qui se sont réunis à moi, je maintiens mon indépendance. En rôdant au bas de cette colline, mon compagnon To-Youen a, par erreur, enlevé deux dames que nous avons conduites sur la hauteur ; mais en apprenant qu’elles sont les épouses de sa seigneurie Hiuen-Té, je me suis prosterné à leurs pieds. Elles m’ont dit comment elles se trouvaient en ce lieu ; elles m’ont raconté les exploits de votre seigneurie, et j’ai voulu aussitôt descendre de la colline pour me présenter à vous. Mon compagnon s’opposait à mes desseins, je l’ai tué ; voici sa tête que je vous présente ; j’attends le châtiment de mon crime[9] ! »

« Où sont les deux dames, demanda Yun-Tchang ? — Dans la montagne, où je les ai transportées afin de les mettre à l’abri de tout danger. — Ramenez-les, » dit le héros, et aussitôt cent hommes d’entre les brigands parurent, escortant le petit char. Yun-Tchang avait mis pied à terre ; le cimeterre dans le fourreau, les mains croisées sur la poitrine, il alla au-devant du char et pria les dames de lui pardonner d’avoir été la cause (involontaire) de la terreur qu’elles venaient de ressentir. « Sans ce jeune guerrier, répondirent-elles, l’autre chef de la troupe nous eût déshonorées ! — C’est donc vraiment lui qui a sauvé ces dames, demanda Yun-Tchang aux gens de l’escorte ? — Oui, répliquèrent-ils ; l’autre brigand les ayant emmenées sur la montagne, ils voulurent d’abord se les partager comme des captives et s’en adjuger chacun une. Quand Léao-Hoa sut qui elles étaient, et comment elles se trouvaient dans ce lieu, il leur témoigna un grand respect ; puis comme son compagnon persistait dans ses mauvais desseins, il le tua. »

À ces mots, Yun-Tchang salua avec reconnaissance Léao-Hoa qui s’offrit de l’escorter avec toute sa bande ; mais le héros songeait qu’il s’attirerait la risée du monde, en employant à son service un homme qui n’était au fond qu’un brigand de l’espèce des Bonnets-Jaunes ; il le remercia donc. « Je vous suis infiniment obligé, répondit-il ; mais j’ai juré à Tsao le premier ministre que je m’en retournerais seul. Un jour, si je vous rencontre, soyez sûr que vous recevrez des preuves de ma gratitude. » Là-dessus, le jeune chef de brigands ayant offert de l’or et des étoffes précieuses, qui ne furent point acceptées du héros, prit congé de celui-ci et se retira de nouveau dans les montagnes avec sa troupe.

La tunique donnée par Tsao, Yun-Tchang l’offrit aux deux femmes de son frère, puis il continua sa route, escortant de près le petit char. Le soir étant venu, il ne se présenta d’autre abri qu’une maison isolée dont le maître, vieillard aux cheveux et à la barbe blanchis par l’âge, vint les accueillir avec la plus grande politesse. Yun-Tchang ayant mis pied à terre, répondit avec courtoisie à ses prévenances et satisfit à ses questions en se nommant.

« Oh ! reprit le vieillard, seriez-vous celui qui a décapité Yen-Léang et Wen-Tchéou[10] ? – Précisément ! » Le vieux campagnard tout joyeux le pria d’entrer. « Dans ce char, dit le guerrier, il y a deux dames. » Et le vieillard appela aussitôt ses femmes pour qu’elles fissent descendre et passer dans la salle les deux voyageuses ! Yun-Tchang se tenait près d’elles, debout, les mains croisées sur la poitrine, et comme le paysan, son hôte, l’engageait à s’asseoir : « Comment me permettrais-je de m’asseoir, répondit-il, en présence des deux femmes de mon frère aîné ; je leur dois trop de respect ! — Mais, observa le campagnard, vous n’êtes pas de la même famille, vous ne portez pas le même nom ! » — La-dessus Yun-Tchang lui expliqua quel lien, quels serments l’unissaient à Hiuen-Té à la vie et à la mort, puis il ajouta : « Mes deux belles-sœurs étant obligées de me suivre au milieu d’une troupe de gens armés, est-ce la le cas de manquer aux plus rigoureuses exigeances des rites ? »

Le vieillard loua hautement des sentiments si pleins de délicatesse ; il recommanda a ses femmes de tenir compagnie aux deux dames dans la grande salle qu’il leur cédait, tandis qu’il s’installait lui-même avec le héros dans une petite chambre. Sur la demande de son hôte, le campagnard se nomma et conta son histoire en peu de mots : « Je m’appelle Hou-Hoa ; sous le règne de l’Empereur Hiuen-Ty, j’occupais une place dans le conseil impérial ; mais j’ai donné ma démission et maintenant mon fils Hou-Pan est l’un des commandants de Jong-Yang, et conseiller du gouverneur Wang-Ky. Sans doute, général, vous passerez par cette ville ; permettez-noi de vous charger d’une lettre pour lui. » Yun-Tchang accueillit cette demande et expliqua comment il avait quitté le premier ministre, ce qui épouvanta beaucoup le vieillard.

Les deux dames ayant passé la nuit dans cette maison, Yun-Tchang ne se coucha pas et garda une lumière allumée dans sa chambre[11]. Le lendemain le vieillard offrit le repas d’adieu aux belles-sœurs du héros qui les fit remonter sur le char, prit congé de son hôte et s’élança à cheval le sabre au poing, revêtu de sa cuirasse. En approchant de Lo-Yang, il eut à traverser le passage de Tong-Ling, défendu par un officier dépendant de Tsao, du nom de Kong-Siéou, lequel se tenait sur le point le plus élevé du défilé, avec cinq cents hommes. Ce passage avait trois entrées ; Yun-Tchang s’aventura avec le char par les hauteurs qu’occupaient les soldats : Kong-Siéou, averti de son arrivée, parut en avant du sentier, armé de son cimeterre.

Sommé par lui de mettre pied à terre, Yun-Tchang obéit et vint le saluer. « Youen-Chao, dit l’officier quand il sut d’où il venait et quel était le but de son voyage, est en hostilité avec mon maître ; vous ne pouvez vous diriger de ce côté, sans avoir une permission écrite de Tsao-Tsao. — Dans mon empressement à partir, reprit le héros, je n’ai pas eu le temps de me munir d’un pareil ordre[12]. — En ce cas, descendez, cria l’officier ; restez au pied du passage jusqu’a ce que j’aie envoyé vers le premier ministre un exprès qui me rapporte ses instructions écrites ; alors je vous laisserai passer. » Yun-Tchang déclara que ces préliminaires retarderaient trop son voyage : « Cependant, répliqua l’officier, qu’il vous faille attendre un jour ou un an, vous attendrez ! — Pourquoi me traitez-vous avec si peu d’égards, répondit le héros en colère ? — La discipline le veut ainsi, dit Kong-Siéou, je ne puis faire autrement que de m’y conformer. L’Empire est déchiré par les dissentions ; le dragon et le tigre sont en guerre ; dans un pareil temps, je ne puis laisser passer sans ordre écrit, un héros qui n’a de recommandation que sa propre parole. » « Vous ne voulez pas me laisser passer, cria Yun-Tchang ? — Je ne m’y oppose pas, dit l’officier, pourvu que vous m’abandonniez comme otage votre famille (qui est la dans ce char[13]) ! »


II.[14].


Transporté de fureur, Yun-Tchang leva son cimeterre pour tuer le commandant ; celui-ci dans son trouble battit en retraite derrière les portes[15], les ferma, rassembla ses soldats au son du tambour et les plaça en armes, couverts de leurs cuirasses, à ses côtés. Ces préparatifs une fois faits, l’officier monta à cheval ; il ouvrit même les portes en criant à Yun-Tchang : « Passe si tu l’oses ! »

Sans répondre un mot, le guerrier fait reculer le char ; fouettant son cheval, le glaive au poing, il s’élance au-devant du commandant qui, dès la première attaque, tombe mort. Les soldats s’étaient dispersés : « Ne fuyez pas, leur dit le héros victorieux ; j’ai tué votre chef, mais je ne pouvais faire autrement et je n’ai rien contre vous ! » — Puis, comme ils se prosternaient devant son cheval, il ajouta : « Allez à la capitale et répétez ceci de ma part : Tandis que son excellence le premier ministre a pris la peine de venir me faire des présents pour la route, cet officier a voulu me tuer. Voila pourquoi je lui ai tranché la tête[16] ! »

Aussitôt il achemina les deux dames hors du passage, se dirigeant vers Lo-Yang (l’ancienne capitale). Déjà des soldats avaient averti de son approche Han-Fou, gouverneur de cette ville ; ce mandarin se hâta de rassembler ses officiers pour délibérer avec eux. « S’il n’a pas d’autorisation écrite, dit un de ces guerriers nonmé Meng-Wan, c’est qu’il est parti de sa propre volonté et nous ne pouvons le laisser passer sans être coupables ! — Un héros de sa trempe n’est pas facile à affronter en face, reprit Han-Fou ; deux des premiers capitaines de Youen-Chao[17] sont tombés sous ses coups. Usons plutôt de stratagème pour nous rendre maîtres de lui. »

Meng-Wan proposa de boucher la sortie du passage avec des chevaux de frise, une fois que le fugitif s’y serait engagé. Lui-même, il irait l’attaquer avec ses propres soldats ; pendant ce temps-la, Han-Fou, placé sur une hauteur, le ferait assaillir à coups de flèches par ses troupes embusquées à ses côtés ; et si par bonheur Yun-Tchang était renversé de cheval, ils le prendraient vivant pour le conduire à la capitale, où certainement ils obtiendraient une belle récompense… Au même instant, on annonce que le héros s’avance avec le char.

Han-Fou va s’établir en avant avec mille hommes rangés en lignes ; comme ce passage commandait l’entrée d’une plaine, on y arrêtait les voyageurs le jour comme la nuit, afin de les questionner et de découvrir qui ils étaient. Sur les murs flottent des étendards, les piques et les cimeterres brillent de tous côtés. Yun-Tchangvoit ces préparatifs de défense ; déja Han-Fou fouette son cheval en criant : « Qui va la ? » Le héros s’incline sur sa selle et répond : « Kouan-Yun-Tchang, prince de Chéou-Ting, qui demande passage ! »

« Avez-vous un permis du premier ministre ? »

« Je suis parti trop précipitamment pour lui en demander un ! »

« Nous avons reçu de son excellence l’ordre de garder attentivement l’ancienne capitale, de surveiller tous ceux qui passent. Si vous n’avez pas de permis, c’est que vous fuyez !... — J’ai déjà tué le commandant de l’autre passage, s’écria Yun-Tchang avec colère ; si vous m’arrêtez, le même sort vous menace ! »

A ces mots, Han-Fou lança sur lui l’officier Meng-Wan qui, le sabre au poing, courut à sa rencontre. Yun-Tchang, après avoir mis le char en sûreté, fouette son cheval. A la troisième attaque, Meng-Wan tourne bride pour l’attirer sur ses pas ; mais il oubliait quel coursier incomparable montait son adversaire. Avec cet animal qui semble avoir des ailes, le héros est bientôt sur les talons du fuyard ; il le serre de près, l’atteint et le coupe en deux.

Après cet exploit, Yun-Tchang revenait en arrière, quand Han-Fou, caché le long du rempart au-dessus des portes, décochant des flèches sur lui, le frappe au bras gauche. Il arrache avec sa bouche le trait de sa blessure d’où le sang coule en abondance, et se fait jour à travers les troupes jusqu’à Han-Fou ; celui-ci ne peut se soustraire à sa poursuite ; il tombe renversé par un coup de sabre qui lui fend la tête et les épaules. Les troupes sont taillées en pièces : Yun-Tchang escorte de nouveau le petit char et franchit le passage après avoir bandé sa plaie, chemin faisant, avec un morceau de sa ceinture ; car il n’ose s’arrêter en route, dans la crainte de quelque autre embûche.

Ce fut donc en pleine nuit qu’il marcha vers le passage de Y-Chouy, confié à la garde d’un officier (natif de Ping-Tchéou), du non de Pien-Hy, fort habile à manier le fléau de fer, ancien chef des Bonnets-Jaunes, élevé à cet emploi par Tsao, en récompense de sa soumission. Averti de la mort du commandant de l’autre passage, Pien-Hy tendit un piége à Yun-Tchang. Deux cents hommes embusqués dans un temple bouddhique[18], à quelques pas en avant des portes, devaient attendre, pour agir, le signal qu’il leur donnerait en frappant sur une assiette (au milieu d’un repas).

Quand Yun-Tchang vit s’avancer vers lui cet officier aux manières empressées, il descendit de cheval pour l’aborder plus poliment : « Général, lui dit le commandant, votre réputation s’est étendue dans tout l’Empire ; qui ne s’humilierait devant vous ? Aujourd’hui vous allez rejoindre le parent de l’Empereur, Hiuen-Té, obéissant ainsi au premier devoir d’une inaltérable fidélité ! » Pour toute réponse, le héros lui raconta le sort que venaient d’éprouver les commandants des deux autres passages ; Pien-Hy ajouta : « Vous avez fort bien fait de les tuer ; quand je verrai son excellence le premier ministre, je vous excuserai moi-même ! »

Le héros remonta à cheval plein de joie, et s’avança vers le passage en compagnie de l'officier. Arrivés au temple bouddhique, il mit pied à terre ; la, les bonzes, au nombre de trente environ, venaient à leur rencontre en frappant les cloches. Il se trouva parmi eux un vieillard[19], né au même village que Yun-Tchang, qui prit les devants pour lier conversation avec lui, car il connaissait les mauvais desseins de Pien-Hy. « Général, lui demanda-t-il, il y a longtemps, n'est-ce pas, que vous êtes sorti du hameau de Pou-Tong ? — Vingt ans bientôt, répliqua le héros ! — Connaissez-vous le pauvre religieux qui vous parle ? — Après une si longue séparation, ce serait difficile ! — Eh bien, la maison du pauvre religieux était tout à côté de la vôtre, sur le bord de la rivière.... »

Pien-Hy voyant le religieux en train de rappeler à Yun-Tchang d'anciens souvenirs, craignit qu'il ne lui dénonçât le piége  : « Je veux emmener mon hôte pour lui offrir un banquet, dit-il (en interrompant la conversation), vous avez assez parlé, vieux bonze ! — Non, reprit Yun-Tchang, non ; quand deux hommes d'un même village se retrouvent, il est si naturel qu'ils relient connaissance ! »

Le vieillard le pria d'accepter un repas dans sa cellule : « Je ne puis rien prendre, répondit-il, qu'après que les deux femmes de mon frère aîné, enfermées dans le chariot, auront reçu de vous quelque nourriture ! » Des aliments[20] maigres furent envoyés aux deux dames ; Yun-Tchang alors suivit son hôte dans sa petite chambre, et celui-ci le regardant d'un air significatif, serra entre ses doigts un grand couteau à hacher les herbes. Cet avis, Yun-Tchang le comprit à l'instant ; il appela les gens de sa suite pour leur dire de prendre en main leurs poignards. Bientôt entra le commandant Pien-Hy, qui l'invita à passer au réfectoire où le repas l'attendait.

Yun-Tchang remarqua, derrière les tentures de la muraille, une grande quantité d'hommes rangés en lignes et armés de sabres : « Commandant, dit-il à Pien-Hy, en m'invitant à ce repas, vos intentions sont-elles loyales ? »

« Oserais-je ne pas vous traiter avec les plus grands égards ! »

« Je vous avais pris pour un homme de bien, reprit Yun-Tchang en faisant paraître sa colère, pourquoi agissez-vous de la sorte ?... »

Comprenant que ses desseins étaient dévoilés, le commandant cria aux soldats de frapper. Les plus hardis d'entre eux firent un pas en avant, mais ils tombèrent sous les coups du héros. Pien-Hy prit la fuite ; comme il s'était secrètement muni de son fléau de fer, il essaya d'en porter des coups à Yun-Tchang qui, abandonnant le sabre de bataille pour prendre un grand couteau, le poursuivit, écarta son arme avec le dos de sa lame et l'étendit mort. Tout à coup il vit le chariot des deux dames entouré de soldats qui l'arrêtaient. Mais à peine eut-il paru, que ces brigands se dispersèrent ; il les chassa et les frappa à outrance.

« Sans vous, docteur, dit-il alors au vieux bonze en lui témoignant sa reconnaissance, sans vous je périssais sous les coups de ce traître ! — Et comme il allait prendre congé, le vieillard répliqua  : — Cet endroit n'est plus habitable pour le pauvre religieux ; le sac sur l'épaule, l'écuelle à la main, il va partir en mendiant. Un jour nous nous retrouverons, général, soyez heureux ! »

Le héros escortant le petit char, se dirigea vers le passage de Yong-Yang, commandé par Tchang-Ky ; ce dernier était parent de Han-Fou (décapité quelques jours auparavant par Yun-Tchang) ; aussi des gens de la famille de ce mandarin lui avaient-ils annoncé l'arrivée du fugitif. Il posta devant le passage des soldats en sentinelles, et lui-même avec un visage riant, il se présenta au-devant de Yun-Tchang. « Je vais rejoindre mon frère aîné, dit le héros. — Bien, reprit le mandarin ; puisque votre seigneurie voyage et qu’il y a deux dames dans ce chariot, daignez entrer dans le logement des voyageurs de distinction, pour vous y reposer une nuit ; demain vous vous remettrez en route. » Encouragé par l’aspect franc et les paroles hospitalières du mandarin, le héros fugitif fit entrer les deux dames dans les murs du passage. Dans l’hôtel des Postes, il trouva tout disposé pour le recevoir, mais quand l’officier le pria de s’asseoir à table : « Les femmes de mon frère aîné sont la, répondit-il, je n’ose rien porter à ma bouche ! » En vain le commandant insista-t-il ; YunT-chang refusa de manger jusqu’a ce qu’on eût servi le repas des deux dames.

Comme il ne perdait pas de vue les dangers du voyage, Yun-Tchang fit d’abord entrer ses compagnes dans leurs appartements ; puis il permit à ses soldats de se reposer et veilla à ce qu’on donnât de la nourriture à son Lièvre-Rouge, ainsi qu’aux autres animaux. Cela fait, il délia sa cuirasse pour dormir un instant. Cependant, Tchang-Ky appela en secret son assesseur nommé Hou-Pan, et lui dit : « Ce guerrier s’éloigne du premier ministre comme un traître ; sur son chemin, il égorge les commandants et les officiers chargés de la défense des passages. Il a mérité la mort et même davantage ; ce terrible héros n’est pas facile à prendre ; ce soir, faites cerner l’hôtel des Postes par mille hommes ; chacun d’eux sera muni d’un paquet d’herbe sèche ; on mettra le feu d’abord aux portes extérieures, et bientôt l’incendie enveloppera tout l’hôtel. Tout le monde périra sans distinction d’âge ni de sexe. A la seconde veille de la nuit, que tout soit préparé ; j’aurai aussi mille hommes prêts à vous seconder. »

Hou-Pan entre dans le complot ; mille hommes sont munis de paquets d’herbes ; la paille sèche, le bois sec, tout est déjà disposé devant la porte de l’hôtel. « Mais, se dit alors le jeune lieutenant, je n’ai jamais vu ce héros, je ne sais pas quel aspect il a… Il faut que je le voie ! »

Arrivé à l’hôtel des Postes, il demande aux gardiens où est Yun-Tchang ? — « Dans la grande salle, occupé à lire, » lui répondirent-ils. — L’officier s’avance et regarde… ; la barbe roulée autour de sa main gauche, la tête inclinée, le héros fixe ses regards sur un livre à la lueur d’une lampe. « Ah ! s’écria Hou-Pan frappé d’admiration, c’est en vérité un immortel ! — Qui est-la ? » demanda Yun-Tchang.

« Je suis l’assesseur de Tchang-Ky, répond le jeune officier, je me nomme Hou-Pan. — Alors vous êtes le fils de Hou-Hoa, n’est-ce pas…, de Hou-Hoa qui habite hors des murs de Hu-Tou ? — Cet homme en effet est mon père. » La-dessus le héros appelle les gens de sa suite et se fait apporter la lettre que lui avait remis le vieux campagnard. « Oh ! se dit Hou-Pan en lisant cette lettre, sur de perfides conseils j’allais tuer un homme aussi irréprochable ! » Sans plus tarder il déclare au héros « que le commandant Tchang-Ky nourrit des desseins criminels, qu’il a juré la perte du fugitif, que mille torches vont incendier l’hôtel sur tous les points.A la seconde veille, le feu doit éclater ; je vais ouvrir les portes, fuyez, sortez de l’enceinte des murs. »

Yun-Tchang, hors de lui, fait précipitamment monter les deux dames sur le char ; revêtu de sa cuirasse, tout armé, il saute à cheval et se précipite hors de l’hôtel. Il en voit les abords gardés par des soldats munis de matières inflammables ; d’un élan rapide il arrive aux portes de la ville ; elles étaient fermées. Mais il presse l’ardeur de ses compagnons, et déjà il est hors des murs quand Hou-Pan donne le signal de l’incendie.

À peine Yun-Tchang avait-il fait quelques milles, qu’il se sent poursuivi par le commandant du passage, qui lui crie : « Kouan, ne fuis pas !… » Le héros s’arrête pour l’accabler d’amers reproches : « Quelle vengeance avais-tu à tirer de moi, pour vouloir me faire ainsi périr dans les flammes ! » — Tchang-Ky fouette son coursier, brandit sa pique ; à la lueur de l’incendie, son redoutable adversaire armé du glaive recourbé, ayant esquivé le coup qu’il lui porte, l’étend mort à ses pieds. Tous les soldats se dispersent sans que le vainqueur les poursuive ; il se contente de presser la marche du chariot, et d’exprimer sa gratitude à Hou-Pan, puis se dirige vers la ville de Houa-Tchéou. Le commandant de cette place, Liéou-Yen, vint à sa rencontre avec dix cavaliers.

« Commandant, dit Yun-Tchang en saluant sur son cheval avec courtoisie, vous vous portez bien depuis notre séparation ! — — Où allez-vous de ce pas, répondit l’officier ? — J’ai dit adieu au premier ministre et je vais rejoindre mon frère aîné. — Mais Hiuen-Té est près de Youen-Chao, et comme ce dernier est en hostilité avec le premier ministre, vous concevez que je ne puis vous livrer passage ! — Ce sont la des questions réglées d’avance, interrompit le héros. » Le commandant objectait enfin que Héou-Tun[21] avait établi sur les bords du fleuve Jaune son lieutenant Tsin-Ky pour en garder les deux rives. Ce dernier s’opposerait donc très certainement à ce que le fugitif traversât le fleuve.

« Voulez-vous me prêter un bateau pour passer sur l’autre bord, demanda Yun-Tchang ? — J’en ai quelques-uns, mais je n’ose les mettre à votre disposition[22] ! — Naguère, n’ai-je pas décapité deux généraux célèbres dans l’armée de Youen-Chao ? Vous-même, je vous ai délivré d’un grand péril, et aujourd’hui vous refusez de me livrer une barque ! — Le général Héou-Tun serait averti de cette complaisance et m’en ferait un crime… »

Voyant qu’il n’y avait rien à tirer de cet homme, Yun-Tchang fit partir le char en avant et marcha droit vers le lieu qu’occupait Tsin-Ky. Cet officier, loin de lui accorder passage, le reçut comme les autres, et lui demanda s’il était porteur d’un ordre signé du premier ministre. « Je ne suis pas son subordonné, reprit Yun-Tchang, quel ordre aurais-je de lui ? — Et moi, dit l’officier, je suis chargé par Héou-Tun de veiller a la garde de ce passage ; à moins de voler par-dessus, vous ne le franchirez pas. — Sais-tu, interrompit le héros, que j’abats ceux qui veulent m’arrêter dans mon chemin ? — Ah, oui ; tu as tué des officiers de rien, mais moi !… tu n’oserais ! »

« Tu te crois donc supérieur à Yen-Léang et à Wen-Tchéou, » hurla le héros ; et fouettant son cheval avec rage, l’officier se précipite vers lui le sabre au poing ; mais au premier choc, il tombe sous le cimeterre de Yun-Tchang.

« Je tue ceux qui s’opposent à mon passage, cria Tchang victorieux ; vous tous, rassurez-vous, amenez-moi un bateau pour que je gagne l’autre rive. » Les soldats s’empressèrent de lui obéir ; il pria les deux dames de monter sur une grande barque, et en touchant l’autre bord, il se trouva fouler le territoire soumis à Youen-Chao. Ainsi, il avait franchi, de vive force, cinq passages et fait sauter la tête de six commandants.

« Hélas ! s’écria-t-il avec un soupir et sans ralentir sa marche, je n’ai fait que me défendre en tuant ceux qui entravaient mon voyage ! J’y étais contraint !… Cependant Tsao-Tsao l’apprendra ; il me jurera une haine éternelle… ; il me regardera comme un homme ingrat et déloyal… » Et le héros, qui trottait toujours en gémissant avec amertume, vit arriver vers lui, du côté du nord, un cavalier. Cet inconnu lui criait à haute voix : « Yun-Tchang, attends-moi un peu !… » Il s’arrête et reconnaît aussitôt Sun-Kien[23].

« Mon ami, lui dit-il, depuis que nous nous sommes vus dans le Jou-Nan, quoi de nouveau ? — Les deux chefs indépendants qui étaient maîtres de cette province (Liéou-Py et Kong-Tou), m’avaient envoyé au nord du fleuve, près de Youen-Chao, pour concerter avec Hiuen-Té les moyens de porter un grand coup à Tsao-Tsao. Mais, hélas ! (dans tout le pays soumis a Youen-Chao), dans les provinces situées au nord du fleuve, la discorde règne entre les conseillers et les généraux. Tien-Fong gémit en prison ; Tsou-Chéou s’est retiré et[24] refuse d’agir ; Chen-Pey et Kouo-Tou ont usurpé la direction de toutes les affaires. Plein de défiance à l’égard de chacun, Youen-Chao ne fait que changer d’avis. Il est instruit de votre retour, et à peine aurez-vous paru qu'il voudra vous mettre à mort ; j'en suis sûr. Hiuen-Té et moi, nous avons résolu de chercher un moyen de vous arracher à ce péril. Déja, votre frère aîné est allé dans le Jou-Nan, se joindre aux deux chefs indépendants ; depuis trois jours il vous y attend ; et effrayé de ne point vous voir arriver, craignant que vous ne soyiez allé vous mettre dans la gueule du loup, il m'a envoyé à votre rencontre. Grâce au ciel, il m'a été donné de vous trouver ! Venez donc, venez dans le Jou-Nan, rejoindre votre frère ; que je vous conduise près de lui. »

Yun-Tchang présenta son ami aux deux dames qui lui demandèrent des nouvelles ; elles pleurèrent abondamment en apprenant que deux fois Youen-Chao avait menacé leur époux de la mort. Déterminé par ces raisons, Yun-Tchang, au lieu de continuer sa route au nord du fleuve, se dirigea vers le Jou-Nan. Mais derrière lui s'élevait un nuage de poussière ; un groupe de cavaliers s'acharnait à sa poursuite. C'étaient trois cents hommes, commandés par Hia-Héou-Tun qui criait a haute voix  : « Arrête, fugitif, arrête ![25] »


  1. Littéralement : aux bras de singe ; expression qui rappelle le mot sanscrit mahabâhou.
  2. Général sans commandement fixe, général adjoint, comme l’indique l’épithète pien, de côté, illégitime, ce qui n’est pas en titre ; en mandchou asha-i.
  3. Voir plus haut, page 190.
  4. Youen-Chao avait voulu mettre à mort Hiuen-Té, et Tsao-Tsao ne veut pas qu’on poursuive Yun-Tchang ; comme depuis le commencement jusqu’à la fin le ministre se montre supérieur à Youen-Chao ! (Note de l’édit. in-18).
  5. Il l’appelle par son petit mom Wen-Youen.
  6. Si le lecteur veut savoir leurs noms, nous lui dirons que c’étaient : Hu-Tchu, Su-Hwang, Yu-Kin et Ly-Tien.
  7. C’est là que Tsao en voulait venir ; n’osant violer sa promesse et garder de force ce guerrier (assez difficile d’ailleurs à contrarier dans l’exécution de ses projets), au moins essaya-t-il de se l’attacher par des bienfaits, afin de ne pas le retrouver trop terrible dans les rangs ennemis. On comprend qu’à ce point du récit, l’auteur prépare pour l’avenir des scènes animées où ces nuances, ces délicatesses du cœur humain joueront le premier rôle.
  8. Le bonnet jaune que portait ce chef de partisans était devenu le symbole de l’indépendance, maintenue au moyen du brigandage dans cet Empire en proie aux guerres civiles.
  9. On sait que c’est la formule usitée pour dire : Je suis à vos ordres, je me rends à discrétion, etc.
  10. Voir plus haut, pages 201 et 208.
  11. L'écrivain voulait en arriver là et introduire dans son récit cette allusion historique que les lecteurs chinois aiment à rencontrer. Lou-Nan-Tsé ayant été obligé de passer la nuit seul dans une maison avec une dame, resta jusqu'au jour, un livre à la main, une lumière allumée, pour mettre à l'abri de tout soupçon la réputation de cette femme aussi bien que la sienne. Voir le Hao-Kiéou-Tchouen, the fortunate union, vol. I°, chap. VI, page 128 ; traduction de M. Davis.
  12. L’édition in-18 dit en note : Tsao à son départ lui avait bien offert de l’or et donné une riche tunique, mais il ne lui avait pas remis d’ordre écrit. Ainsi c’était le retenir, sans le retenir, le laisser partir, sans le laisser partir.
  13. « Réponse fort impolie, » dit en note le même texte.
  14. Vol. II, livre VI, chap. IV, page 41 du texte chinois.
  15. Sur les passages, voir vol. I°, la note de la page 85.
  16. L’éditeur de l’exemplaire in-18 fait tout ce qu’il peut pour donner raison à Yun-Tchang. Aux phrases qui précèdent, il ajoute les notes que voici : — Il y avait bien là de quoi l’exaspérer. — Cet officier se montre poli, puis arrogant ; Yun-Tchang est d’abord respectueux, puis il a recours à la force — En voilà un de décapité ! — On pourra voir à propos des cinq officiers auxquels il fait éprouver le même sort, que le héros était vraiment forcé d’agir ainsi.
  17. Yen-Léang et Wen-Tchéou ;voir plus haut, pages 201 et 208.
  18. Le temple se nommait Tchin-Koué-Ssé ; une note insérée dans les deux textes explique qu’il était consacré à Bouddha. Le mot ssé ( Basile, 2,188), dit la note, signifie temple dédié à Bouddha (à Foe), tandis que miao (Basile, 2,511 et 2,564)se prend pour un temple consacré aux Esprits. L’éditeur du texte in-18, qui tenait pour la secte de Confucius, en sa qualité de lettré, ajoute l’observation suivante  : Dans un pays bouddhique, il se trouve des bandits qui conspirent contre la vie des honnêtes gens ; ce qui ne prouve pas que les religieux fussent incapables d’un pareil crime.
  19. Son nom de religion était Pou-Tsing-Tchang-Lao, le grand religieux de la pureté universelle.
  20. On sait que les religieux Bouddhistes ne mangent jamais de viande. A propos de la conversation du supérieur avec Yun-Tchang, l'édition in-18 dit en note  : Les gens des pays éloignés aiment à parler de la patrie avec des compatriotes ; les gens entrés dans la vie religieuse (littéralement : sortis de la maison) aiment à causer avec les gens du monde (littéralement  : les hommes du siècle) des choses de leur famille. Leur but est de savoir en détail les affaires les plus importantes, et cependant, ils ont l'air dans leurs paroles de questionner négligemment.
  21. Voir plus haut, page 206.
  22. Voir plus haut, page 198.
  23. Voir plus haut, page 211. Pour comprendre ces soupirs de Yun-Tchang, il ne faut pas oublier qu’aux yeux des Chinois, ce chevalier sans peur et sans reproches, accomplissait les plus héroïques actions et les plus légitimes exploits en sacrifiant tous ces officiers qui, de leur côté, au nom du même principe d’obéissance absolue, l’empêchaient de se réunir à son frère adoptif. Aussi à chaque fois qu’il abat un de ces officiers, l’édition in-18 dit en note : Et d’un, et de deux, et de trois, etc.
  24. Voir plus haut, page 197.
  25. L'édition in-18 termine ce chapitre par les vers suivants  :

    « Il se démit de son grade et restitua les présents en s'éloignant du ministre des Han ;
    » Il alla chercher son frère aîné à travers les plus lointains espaces,
    » Monté sur son Lièvre-Rouge à la marche rapide,
    » Armé du Dragon-Vert, il franchit cinq passages ;
    » Plein de fidélité, loyal, d'une bravoure proverbiale par toute la terre,
    » Héros sans égal, capable de faire trembler les fleuves et les montagnes,
    » A lui seul il abattit tous les commandants qui voulurent lui résister avec arrogance.
    » Depuis l'antiquité il a servi de texte à ceux qui se servent de l'encre et du pinceau. »