Histoire des doctrines économiques/1-5-1

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CHAPITRE V

LES MERCANTILISTES

I

LE MERCANTILISME AVANT COLBERT

Le moyen âge n’avait pas, à proprement parler, un système douanier quel qu’il fût. Les seigneurs féodaux pratiquaient volontiers sur les céréales ce que l’on appelle « la politique de l’approvisionnement », en interdisant ou en taxant l’exportation des grains ; ils établissaient plus volontiers encore des droits fiscaux sur le transit des marchandises ; enfin les corporations des villes, fortes de leurs privilèges municipaux, les exerçaient en écartant autant qu’elles le pouvaient la concurrence des produits du dehors. Mais toutes ces mesures n’appartenaient pas à un système économique homogène et raisonné, et elles ne procédaient, pas du désir de créer ou de diriger des courants industriels, et commerciaux. Venise, cependant, qui était aux XIVe et XVe siècle le principal entrepôt entre l’Orient et l’Occident, pratiquait alors un régime nettement restrictif, avec de véritables « actes de navigation » destinés à réserver à ses nationaux tout le fret d’entrée et de sortie.

Au XVIe siècle, lorsque la facilité croissante des communications fait surgir la question de la liberté du commerce extérieur, c’est le mercantilisme qui tend à dominer d’une manière exclusive, remplacé çà et là, il est vrai, par de simples formules de protection du travail national. D’ailleurs le nom de mercantilisme ne doit être trouvé que par Adam Smith, et le mercantilisme lui-même, s’il existe dans les faits et les procédés, n’existe pas encore dans la doctrine. On disserte peu, mais on agit ; et l’on agit comme si la certitude des axiomes sous-entendus dispensait de les exposer et de les démontrer. Ces axiomes, c’est que l’or et l’argent sont la richesse par excellence ; c’est que le souverain doit s’attacher à en accroître l’existence dans son royaume ; c’est enfin qu’on les y fera affluer par les ventes à l’extérieur et le bas prix de la production à l’intérieur. Au besoin, des lois somptuaires empêcheront l’appauvrissement des nationaux, en même temps que les exportations de métaux précieux seront directement interdites. Suivant les périodes et les hommes, ce sera à l’agriculture, ou au commerce, ou plus habituellement encore à l’industrie manufacturière que l’on s’adressera pour constituer par eux le trésor ou stock métallique national[1]. Les mêmes principes inspireront les gouvernements dans les relations avec les colonies, et c’est de là que naîtra le pacte colonial.

Nous avons vu Bodin, qui est l’expression de la doctrine la plus libérale de son temps. Revenons un peu en arrière et glanons quelques faits.

Les mesures que l’on prenait alors pour développer la richesse ne visaient point le travail à encourager, mais bien tout simplement l’or et l’argent à retenir où à attirer. L’aveu en est fait aussi crûment que possible, par exemple, dans l’édit du 23 novembre 1466, par lequel Louis XI instituait la « fabrique de Lyon[2] ».

Plus d’un siècle plus tard, c’est aussi le seul avantage ou à peu près le seul qu’une brochure anonyme de la fin du XVIe siècle trouve au développement que cette fabrique pourrait prendre[3]. La brochure est peut-être de Laffémas de Humont, qu’Henri IV, en 1600, nomma contrôleur général du commerce : Laffémas, en tout cas, dans son « Règlement général » de 1597, n’hésite pas à dénoncer le commerce international comme la cause de la pauvreté du royaume[4]. Il n’est pas même à dire que Bodin ait été exempt de tort préjugé mercantiliste[5]. En tout cas, l’Anglais William Stafford ou plutôt John Hales, dont Stafford, en 1581, reproduit les idées déjà vieilles d’une génération, professe un mercantilisme certainement assez étroit[6].

D’ailleurs, le mercantilisme fondé, comme d’ordinaire nous le croyons, sur l’axiome que monnaie vaut richesse et que les existences de monnaie dans un pays se constituent ou s’accroissent par les excédents d’exportations, avait en ces temps là une excuse qui plus tard lui a été enlevée. Les impôts rentraient jadis fort mal, le crédit n’était pas encore organisé, et ceux-là même qui possédaient de grands biens trouvaient difficilement de l’argent comptant[7]. Il faut voir comment Botero, dont le livre avait alors une grande autorité, recommande au prince, non pas de thésauriser sans fin[8], mais bien de constituer un trésor avec lequel il puisse soutenir une guerre inopinée sans qu’il soit contraint ou bien de lever des impôts de circonstance, qui rentreraient mal, ou bien d’emprunter à intérêts — car « les intérêts sont la ruine des États » — ou bien enfin d’emprunter sans intérêts, ce que Botero veut encore éviter, quoiqu’il ne juge pas le moyen trop difficile à employer[9]. Aussi, si l’on est mercantiliste, ce n’est pas que la monnaie soit la richesse par excellence : c’est tout simplement parce qu’elle en est la forme la plus facilement réalisable et qu’à cet égard on a bien vite conclu de l’économie privée à l’économie publique, pour étendre à l’État tous ces avantages que la possession de la monnaie procure aux particuliers.

À ce titre l’Italien Antonio Serra, par exemple, répondait bien à la préoccupation des gouvernements, quand il intitulait son livre : Breve trattato delle cause che possono fare abbondare li regni d’oro e d’argento dove non sono miniere[10]. Serra y soutient la supériorité des manufactures sur l’agriculture au point de vue du développement de la richesse nationale, et il oppose à l’exemple de Naples celui de Gênes, de Florence et de Venise, quoique de ces trois villes les deux premières au moins fussent déjà bien déchues.

Cette tendance à préconiser l’industrie aux dépens de l’agriculture est d’ailleurs, suivant la judicieuse remarque de Roscher, un des traits caractéristiques des théories mercantilistes. L’agriculture n’est susceptible que de progrès lents et presque insensibles ; ce n’est pas en quelques années que les impôts levés sur elle auront pu remplir le trésor royal. Les mercantilistes, cherchant à augmenter le commerce extérieur et surtout le commerce d’exportation, espéraient trouver en lui une élasticité plus grande et surtout plus rapide, parce que c’est sur la production industrielle que l’action de l’État devait pouvoir s’exercer ; plus facilement et d’une manière plus efficace. Colbert, un peu plus tard, ne s’écartera pas de cette conception.

Le Traité d’économie politique de Montchrétien de Vatteville révèle un notable progrès, bien que l’auteur ait dû la plus grande partie de sa renommée à l’heureuse fortune qu’il eut d’inventer ce mot d’économie politique, réservé à de si hautes destinées[11].

Antoine Mauchrétien, né en 1575 ou 1576, fils d’un apothicaire de Falaise, débuta dans la littérature avec autant d’ardeur que de succès : il s’y annonça à vingt ans par une tragédie de Sophonisbe, suivie de plusieurs autres, dont une Marie Stuart où se rencontrent de fort belles scènes ; il fit des bergeries et des sonnets ; puis, une fois lancé dans la haute société de Caen, il se fit annoblir pour devenir le Montchrétien de Vatteville que l’on connaît[12]. À la suite d’un duel dans lequel il tua son adversaire, il fut obligé de se réfugier en Angleterre en 1605, jusqu’à ce que les sollicitations de Jacques Ier, roi d’Angleterre, l’eussent fait gracier par Henri IV. Il était parti poète ; il revint homme d’affaires. On le retrouve fabricant de coutellerie et de quincaillerie à Ousonne d’abord, puis à Châtillon-sur-Loire. En 1615, il fait paraître le fameux Traité d’économie politique, qu’il dédie au roi (Louis XIII) et à la reine-mère (Marie de Médicis). Les guerres de religion remplissent la fin de sa carrière déjà si mouvementée. Montchrétien, à peu près certainement catholique jusque là, mais aigri peut-être de ne point voir suivre ses conseils, se jette dans le parti protestant, se bat avec des fortunes diverses à Jargeau, à Sancerre, à Sully et à la Rochelle, organise un soulèvement des huguenots en Normandie, et finalement se fait battre et tuer le 7 octobre 1621, à Tourailles, près de Domfront, par Claude Turgot, capitaine du parti du roi et ancêtre du fameux ministre Turgot.

Le Traité d’économie politique est divisé en quatre livres. Le premier traite des arts économiques, de leur ordre et de leur utilité, du règlement des manufactures et de la distinction des métiers les plus profitables aux communautés. Le deuxième est consacré au commerce intérieur et extérieur — ce qui amène l’auteur à étudier la question de la monnaie. : — Le troisième livre s’occupe de la navigation, des colonies et du commerce avec l’Orient. Enfin, le quatrième, intitulé « de l’exemple et des soins principaux du prince », est rempli par des conseils donnés au prince sur les sujets les plus variés, la piété et la charité, la milice et les finances, les charges et les magistratures, etc. Dans son ensemble, d’ailleurs, le traité n’est qu’un recueil d’avis pratiques : Montchrétien, en effet, n’a ni théorie, ni méthode didactique, et s’il a inventé le nom de l’économie politique, personne ne peut revendiquer pour lui la gloire d’en avoir fondé, ni même d’en avoir entrevu la science. Il doit être placé encore parmi les écrivains mercantilistes[13] ; mais çà et là aussi émergent des idées très saines, fécondes non moins qu’originales, par exemple sur le travail, source de la richesse nationale[14], sur la concurrence, qui est une heureuse émulation portant à bien faire, et sur le progrès industriel et mécanique, qui diminue le travail des hommes et abaisse le prix des choses[15]. C’est pousser cependant l’hyperbole un peu loin, que d’oser dire : « Rien n’y manque, depuis les définitions les plus élémentaires jusqu’à l’exposition des lois les plus vastes[16] ».

Faut-il ranger Sully parmi les précurseurs de l’économie politique ? Il nous répugne de l’y mettre. C’est l’administrateur vigilant et le financier sévère ; mais ses volumineux mémoires — les Économies royales — ne renferment qu’un assez petit nombre d’idées économiques, disséminées dans le long exposé de toutes les mesures qu’il avait prises ou conseillées.

Sully — ou plus exactement Maximilien de Béthune, baron de Rosny — né en 1560, à Rosny, près de Mantes, avait été mis, dès l’âge de douze ans, à la suite du jeune Henri de Bourbon, qui devait être plus tard Henri IV. Il s’attacha dès lors à la fortune d’Henri, sans autre interruption qu’un assez court service auprès du duc d’Alençon, quand celui-ci, en 1581, eut été élu prince des Pays-Bas.

Sully, qui ne suivit pas Henri IV dans son abjuration et dont le caractère froidement calculateur était tout l’opposé de celui du roi, posséda toute sa confiance et cumula auprès de lui les honneurs et les fonctions. Successivement membre du Conseil du Roi en 1595, capitaine des canaux et rivières en 1597, grand-voyer de France et grand-maître de l’artillerie en 1599, surintendant des finances en 1601, surintendant des fortifications et bâtiments du roi en 1602, grand-maître des ports et havres de France en 1606, il fut fait encore duc de Sully.

Au cours de cette longue carrière, il releva l’agriculture et les finances, ruinées par les guerres extérieures et les guerres de religion.

Retiré dans ses terres à la suite de la mort d’Henri IV en 1611, il y fit rédiger les Économies royales par des secrétaires sous sa propre dictée. Une partie de ce vaste travail, n’allant que jusqu’en 1605, fut publiée pour la première fois en 1638 ; l’ensemble ne fut donné qu’en 1665, vingt-quatre ans après la mort de Sully. Par une bizarrerie sans exemple, Sully n’y parle de lui ni à la troisième personne comme César, ni à la première comme il est d’usage : ce sont ses secrétaires qui lui racontent à lui-même sa propre histoire, en entremêlant d’abondantes citations de pièces le narré qu’ils lui font de ses entretiens avec le roi.

Sully se fait remarquer par la prédominance qu’il accorde à l’agriculture, comme si les physiocrates devaient plus tard s’inspirer de lui, et par ses préjugés en faveur des lois somptuaires. Sa maxime favorite était que « labourage et pastourage sont les deux mamelles de la France, les vrayes mines et trésor du Pérou ». Sévère contre tout ce qui ressemblait à la prodigalité, il n’était pas même juste pour l’industrie. « On peut être assuré, disait-il, que si j’avais été cru, je n’aurais toléré ni les carrosses, ni les autres inventions de luxe, qu’à des conditions qui auraient coûté cher à la vanité. » Selon lui, on aurait dû nommer dans chaque juridiction des censeurs ou réformateurs pour dénoncer aux juges « tous pères, enfants de famille et telles autres personnes occupées de porter la dissolution au-delà des bornes de l’honneur et les dépenses superflues au-delà de leurs besoins », avec prise à partie contre les juges négligents et avec mise sous séquestre du tiers des biens des prodigues, en vue de l’acquittement forcé de leurs dettes. Sully aurait voulu également que tout prêt qui eût été considérable par rapport aux facultés de l’emprunteur, fût nul et dépourvu d’action, si les parties n’avaient pas exprimé dans le contrat lui-même la destination que les fonds devaient recevoir.

    d’argent, de manière à ne pas avoir besoin de recourir à l’emprunt, ce qui serait le dernier degré d’abaissement. — Sur les difficultés du crédit au moyen âge, voyez d’Avenel, Histoire économique de la propriété, des salaires, des denrées et de tous les prix en général, 1. I, ch. iv.

  1. Sur la distinction du mercantilisme ou agricole ou manufacturier ou commercial, voyez Schatz, Individualisme économique, 1907, pp. 17 et s. — Dubois distingue : 1° les bullionnistes ; 2° les industrialistes (Colbert, etc.) ; 3° un bullionniste agrarien (Sully) ; 4° l’école de la balance du commerce (Mun, etc.)(Dubois, Précis de l’histoire des doctrines économiques, 1.1, p. 225).
  2. Édit de Louis XI du 23 novembre 1466 créant la Fabrique de Lyon : « Comme Nous considérons là grant vuidange dor et dargent que chacun an se fait de nostre royaume es moyen et occasion des draps dor et de soye, qui sont débitez et exploictez en nostre dict royaume en diverses manières, qui peut monter par chacun an ainsi que remonstre nous a este a la somme de quatre a cinq cent mille escus Ou environ… » (Voyez Justin Sodart, l’Ouvrier en soie, 1re partie, Lyon, 1899, p. 4).
  3. La brochure est ainsi intitulée : « Moyens pour monstrer que des maintenant les Français se peuvent passer des manufactures dor, dargent et de soye étrangères et de leurs soyes crues et greges au bout de douze ou quinze ans, et par ce moyen empescher le transport de plus de douze millions de livres hors du royaume et attirer en iceluy la plus liquide richesse de l’Italie, partie de celle de l’Espagne et du Levant. »
  4. « Jugez s’il vous plaist, dit Laffémas, ce qu’est la douane qu’a establie le duc de Savoie a la Suze, aux frontières de son pays, qui luy vaut tous les ans grand nombre de deniers, a cause des draps de soye, toilles dor et dargent et autres telles marchandises qui viennent a Lyon ; je vous laisse a penser s’ils apportent les deniers d’Italie pour payer ladite somme et si ce ne sont pas des deniers clairs de la France. Et par l’industrie de ceux qui ont envoyé si grand nombre de draps de soye manufacturez en France, ils ont fait un grand service aux ennemis du Roy et de l’Etat, car ils ont tire les thresors hors de France, que l’on dit estre le nerf de la guerre. Voila pourquoy le Roy et son peuple sont dénués de tous moyens » (Cité par Godart, op. cit., p. 34).
  5. « L’abondance d’or et d’argent, disait-il, est richesse d’un pays » (Réponse à M. de Malestroit, p. 59).
  6. Publié à nouveau en 1893 sous le titre : A discourse on the Common Weal of this Realm of England (voyez Schatz, op. cit., pp. 17, 19 et s.).
  7. De même saint Thomas, dans le De regimine principum (I. II, ch. VII), avait recommandé au prince d’avoir une caisse toujours bien remplie d’or et
  8. Della ragione di stato, 1. VII, ch. II, 5e édition, 1608, p. 194.
  9. Ibid., ch. m, pp. 196 et 201.
  10. Antonio Serra, de Cosenza en Calabre : Bref traité des causes qui peuvent multiplier l’or et l’argent dans les royaumes qui n’ont pas de mines (1613). — Serra, qui passa presque inaperçu de son temps, fut pour ainsi dire révélé par Galiani, dans la seconde édition de son traité Della moneta, 1780. — Voir l’éloge de Serra par de Villeneuve-Bargemont, dans son Histoire de l’économie politique, t. I, pp. 395 et s., et par Cossa, Histoire des doctrines économiques, tr. fr., pp. 192-194.
  11. Montchrestien, longtemps oublié et même injustement discrédité, a été remis en lumière et popularisé de nouveau par M. Funck-Brentano, qui l’a réédité avec une introduction et des notes (Paris, 1889). Mais M. Funck-Brentano en a supprimé « tous les passages, dit-il, sans rapport avec le sujet » (p. 21). Ce n’est donc pas du Montchrétien original et complet.
  12. Ce nom est diversement écrit.
  13. « Que Vos Majestés ne permettent point que l’on apporte les ouvrages de main qui procèdent de l’art des hommes, ni que l’on emporte les matières et denrées crues de ce royaume » (Livre II).
  14. « L’heur des hommes consiste principalement en la richesse, et la richesse au travail » (Livre I).
  15. « Engins et mécaniques soulagent infiniment le labeur des hommes et diminuent les forces de la besogne. Ce qui permet, plutôt que la grande abondance et diligence des artisans, de nous donner les marchandises à si petit prix » (Ibid.).
  16. Funck-Brentano, op. cit., introduction, p. XXIII.