Histoire des doctrines économiques/2-6

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CHAPITRE VI

LA THÉORIE DE LA VALEUR INTERNATIONALE

Stuart Mill avait repris et longuement développé la théorie de la valeur internationale, qui, fameuse en Angleterre, est restée assez peu approfondie en France[1]. Dans notre langue, en effet, Cherbuliez et l’économiste mathématicien Cournot, avec M. Vilfredo Pareto, de Lausanne, seraient les seuls qui l’auraient étudiée[2] ; même M. Maurice Block n’a pas craint de dire que « les économistes du continent ont bien fait de la laisser de l’autre côté de la Manche ». Quoi qu’il en soit, elle est trop importante pour ne pas avoir droit à une place dans une histoire des doctrines économiques ; elle est en même temps trop difficile à saisir pour ne pas mériter une étude isolée et distincte. Stuart Mill y voyait à bon droit « les questions les plus compliquées qu’il y ait en économie[3] politique… et une de ces matières qu’il est presque impossible de rendre élémentaires[4] ».

Le mercantilisme, plaçant la richesse dans la possession de l’or et de l’argent, avec lesquels s’achètent toutes choses, s’attachait finalement, dans le commerce international, à l’excédent des exportations sur les importations.

Adam Smith ébauchait la théorie des débouchés ; puis J.-B. Say la mettait après lui en plus complète lumière : mais l’un et l’autre, d’après l’opinion expresse de Stuart Mill sur Adam Smith, ne trouvaient au commerce extérieur d’autre mérite que celui de fournir des débouchés à l’excédent — des produits du pays et celui de permettre à une partie des capitaux indigènes des placements non moins utiles que lucratifs en dehors du pays[5]. Dans un cas comme dans l’autre, le pays devait importer seulement : 1° les richesses qu’il ne pouvait aucunement produire ; 2° les richesses que, capable sans doute de produire, il aurait pu seulement produire avec plus de peine que les autres pays.

Bastiat ne s’est pas élevé au dessus de cette conception, malgré sa formule du travail épargné : et il faut bien reconnaître que la simplicité de cet énoncé lui a valu beaucoup d’adhésions, surtout dans le monde des affaires et parmi les hommes qui ont la vanité d’être économistes plutôt qu’ils n’en ont la science.

Au contraire, la forme ardue de la théorie de la valeur internationale a rebuté forcément quiconque ne pouvait fixer longuement son attention sur des problèmes assez semblables, par intervalles, à la discussion des valeurs positives et négatives des équations algébriques.

Ricardo, James Mill, Stuart Mill et Cairnes — ce dernier cependant avec quelques corrections fort importantes — sont les principaux et les plus anciens représentants de la théorie de la valeur internationale.

Comme les libre-échangistes disciples de Say et de Bastiat, ils reconnaissent bien qu’entre nations les produits s’échangent entre eux et que, abstraction faite des envois de numéraire, qui ne sont jamais très considérables ou jamais continus dans le même sens, et abstraction faite aussi des lettres de change, qui ne sont que des instruments de compensation entre localités différentes, le commerce international vu de haut n’est pas autre chose qu’un échange de marchandises contre marchandises, autrement dit lin simple troc. Mais sur quelles bases de valeur, demande Ricardo, ce troc a-t-il lieu ? Car il est, avant tout, « nécessaire de fixer le mode de détermination de la valeur des marchandises dans les échanges internationaux, ou, pour mieux dire, d’énoncer le taux d’échange international[6] ».

C’est ainsi que la question se posait.

N’oublions pas que Ricardo fondait la valeur de chaque richesse sur le travail que coûtait la production courante des richesses de ce genre ; il en était ainsi, avait-il dit, au moins pour toutes les « marchandises dont la quantité peut s’accroître par l’industrie de l’homme[7] ». La formule était fausse sans doute : mais il n’y a pas lieu de s’arrêter à cette erreur de Ricardo sur la valeur causée par le travail. On sait, en effet, que les choses se passent ordinairement comme si elle était juste, puisque la valeur, au lieu d’être engendrée par le travail, procède comme lui de notre sentiment du besoin, qui inspire à la fois l’acte du travail et l’estime de la valeur — ce qui maintient l’harmonie de fait entre ces deux quantités d’ordre différent.

Donc les richesses, comme le veut Ricardo, s’échangeront bien ordinairement entre elles d’après la quantité de travail que des richesses de ce même genre — car je ne dis pas les richesses mêmes qui sont in specie l’objet du troc — renfermeront couramment en elles-mêmes. Partant, c’est donc tout naturellement par la quantité de travail que Ricardo va vouloir mesurer la valeur internationale des marchandises — un certain nombre de journées de travail en Angleterre achetant un certain nombre de journées de travail en Pologne ou bien en Portugal.

Dans l’intérieur d’une nation, l’échange se ferait sur un pied d’égalité, en ce sens que nous ne donnerions pas vingt journées de travail, ancien ou nouveau, incorporées en une certaine marchandise, pour nous procurer une certaine autre marchandise que nous aurions pu fabriquer nous-mêmes en quinze journées. Autrement dit, le travail acheté serait toujours tout au plus égal au travail épargné. Voilà bien la théorie du coût absolu. « Dans un même pays, ajoute Ricardo, les profits sont, en général, toujours au même niveau, ou bien ils ne diffèrent qu’en raison de ce que le capital peut être consacré à un emploi plus ou moins sûr et agréable[8]. » La raison en est que, si une partie du pays avait un avantage marqué pour produire une certaine richesse avec moins d’efforts, le travail et le capital y afflueraient vers cette production jusqu’à ce que les producteurs les moins favorisés des autres régions se fussent arrêtés de produire, ce qui nivellerait à nouveau les profits. « S’il y avait, dit Stuart Mill, un avantage spécial à fabriquer des chaussures sur la rive gauche de la Tamise, on n’en fabriquerait point sur la rive droite : car les cordonniers, s’ils n’étaient pas établis dès l’origine sur la rive gauche, s’empresseraient d’y transporter leur travail et leurs capitaux[9]. »

« Mais il n’en est pas de même d’un pays à l’autre », se hâte d’ajouter Ricardo, parce que, de pays à pays, ni le travail, ni le capital n’ont cette même mobilité[10].

Notons ici le caractère beaucoup trop tranché de ce contraste entre deux provinces du même pays, d’une part, et deux pays différents, d’autre part. Il nous semble téméraire d’affirmer qu’entre deux provinces le capital et le travail se déplacent tout naturellement et qu’au contraire ils ne le puissent pas entre deux nations. L’une et l’autre de ces deux propositions est trop absolue pour être rigoureusement exacte.

Aussi bien Stuart Mill lui-même remarque-t-il que « les capitaux deviennent de jour en jour plus cosmopolites[11] » ; quant à Cairnes, il combattra radicalement la théorie sur ce point là[12].

Nous signalons au passage cette concession de l’un et de l’autre : venant de libre-échangistes comme eux, elle peut être exploitée avec fruit contre le libre-échange lui-même. En tout cas, il est simultanément vrai que les capitaux, le travail et les populations aussi peuvent émigrer de nation à nation, et que dans l’intérieur d’une même nation les salaires et le standard of life présentent — en France particulièrement — d’immenses dénivellements. Ricardo avait donc le double tort de croire que l’émigration et par conséquent le nivellement sont impossibles dépeuplé à peuple, et de croire qu’ils sont nécessaires et pour ainsi dire immédiats au sein de chaque nationalité. Aussi Sidgwick, pour distinguer le commerce intérieur et le commerce extérieur, s’attachera-t-il à la question des distances et des frais mutuels de ; transport, plutôt qu’à la différence ethnographique ou politique des nationalités[13].

Mais revenons à la thèse que nous voulons exposer : à savoir que la comparaison du coût absolu, qui commande les échanges à l’intérieur, doit être remplacée, à l’extérieur, par la comparaison des coûts relatifs. Le théorème à démontrer, c’est que la condition nécessaire et suffisante d’un échange international est la différence de la valeur relative de deux marchandises dans les deux pays, quand, même l’une et l’autre de ces deux marchandises seraient à la fois plus chères dans un pays et moins chères dans l’autre[14].

Torrens paraît avoir été le premier à entrevoir cette formule[15], que Ricardo, puis James Mill ont illustrée, que Stuart Mill, enfin, a développée d’abord dans ses Unsettled questions[16] avant d’y revenir dans ses Principes[17].

A. Condition nécessaire. — Mettons le théorème en exemple en prenant pour commencer les chiffres mêmes de James Mill, reproduits par son fils.

Une certaine quantité de blé et une certaine quantité égale de drap coûtent et valent toutes deux 150 jours de travail en Angleterre et 100 jours en Pologne. Y aura-t-il commerce sur ces deux articles, à supposer qu’ils soient seuls ? Non, malgré la différence de coût absolu. Le commerce extérieur ne s’ouvrira, que le jour où interviendra une troisième marchandise, qui réaliserait les données du théorème par rapport au blé et au drap considérés dès lors comme un seul et même article de trafic. En attendant donc, les échanges n’auront pas lieu, parce que la valeur relative du blé et du drap est uniforme dans les deux pays, au rapport de 1/1, quoique le coût absolu de ces deux articles soit 1 en Pologne contre 1,5 en Angleterre.

Mais supposons que le blé produit en Angleterre coûte 200 jours de travail. Alors la valeur relative des deux marchandises, au lieu d’être la même en Angleterre et en Pologne, reste 1/1 en Pologne et devient 1/0,75 en Angleterre.

Cette fois ci, les relations des valeurs entre elles étant différentes dans les deux pays, l’échange international pourra commencer : il se fera par l’exportation du blé de Pologne échangé contre le drap d’Angleterre, c’est-à-dire que chaque pays exportera une marchandise en échange de laquelle il en recevra une autre qui pourra coûter à l’étranger plus de travail que lui-même n’en mettrait.

L’Angleterre importera du blé (pour lequel l’unité de quantité payée en drap représentera 150 journées de travail anglais contre 200 en blé du pays), et la Pologne importera du drap (pour lequel l’unité de quantité, payée en blé, représentera 100 journées de travail polonais).

Bien entendu, pour ne pas compliquer le problème, nous faisons abstraction des frais de transport, non sans faire observer que ceux-ci neutralisent jusqu’à due concurrence la différence des efforts épargnés : l’échange même n’aurait pas lieu, s’ils la faisaient disparaître ; car nous ne parlons pas, il va sans dire, de richesses que le pays importateur fût totalement inapte à se procurer sur son territoire et pour lesquelles il subît le monopole de l’autre.

D’ailleurs, si la thèse de la valeur internationale basée sur la comparaison des coûts relatifs est exacte prise en soi-même, les modifications ou les complications pratiqués que la question, des ports y peut apporter, ont perdu beaucoup de leur importance parle bon marché des frets et le perfectionnement général des voies de,communication. Les douanes doivent être envisagées comme les transports.

Bref, l’inégalité des relations de valeurs est la condition nécessaire du commerce international.

Déjà la conséquence générale qui en résulte, c’est qu’une égale quantité de richesses est obtenue avec une somme moindre d’efforts : car, sans l’échange international, la Pologne aurait dépensé 200 journées de travail pour avoir blé et drap, et l’Angleterre en aurait dépensé 350 : total, 550 journées ; au contraire, avec l’échange, la Pologne en dépense bien encore il est vrai 200, mais l’Angleterre n’en dépense plus que 300 chez elle : total, 500. D’où cette formule de Stuart Mill, que « les avantages du commerce consistent dans l’augmentation de la puissance de production du monde ». C’est le fruit de la « division territoriale du travail, achevant l’œuvre de la division professionnelle, puis mécanique, qui est d’abord pratiquée dans chaque pays[18].

Cette différence dans les relations des valeurs entre elles est aussi, disions-nous, la condition suffisante du trafic international, et l’échange peut impliquer une importation de richesses pour lesquelles le pays importateur aurait sur l’autre l’avantage d’un coût absolu moins élevé.

B. Condition suffisante. — Pour le démontrer on n’a qu’à modifier les chiffres précédents.

La Pologne produit la quantité de blé dont il s’agit avec 100 journées de travail et la quantité de drap avec 150 : donc là valeur respective de ces deux richesses y est de 1/1, 5 ; par contre, en Angleterre, le blé coûte et vaut 200 journées, et le drap, 175 seulement, soit le rapport 1/0, 875. En l’état, la Pologne importe du drap anglais, quoique le coût absolu en soit plus élevé que chez elle (175 contre 150), et elle exporte du blé. Sans échange, les deux pays auraient dépensé en blé et en drap 625 journées () ; avec l’échange (abstraction toujours faite des transports), ils n’en dépensent que 550 ()[19].

— Nous avions vu tout à l’heure[20] dans quels deux cas, selon l’opinion courante, un pays importerait de l’étranger. Ce devrait être seulement, disait-on : 1° pour avoir ce qu’il ne peut pas produire ; 2° pour avoir ce qu’il ne peut pas produire avec aussi peu de travail que n’en met l’étranger.

Or, la formule des valeurs relatives laisse bien subsister la première de ces deux explications, parce que celle-ci ne lui est point contraire ; mais elle infirme et renverse la seconde toutes les fois qu’elle ne pourrait pas s’accorder avec elle. Plus exactement elle s’y substitue d’une manière universelle, puisqu’elle donne elle-même les conditions nécessaires et suffisantes de tout échange.

Stuart Mill étendait ses raisonnements à l’hypothèse de plus de deux marchandises et de plus de deux pays[21]. Mais, sans que nous entrions dans cette analyse, on conçoit que, dès que la théorie est acceptée, les choses doivent se passer de même dans ces cas là, quoique avec des complications toutes nouvelles, à travers lesquelles on sera amené à conclure que « plus le nombre des pays pratiquant l’échange est grand, et mieux se répartissent les avantages qui en dérivent[22] », puisque les hypothèses des inégalités de coûts comparatifs doivent bien davantage se réaliser.

On a vu plus haut que l’avantage de l’échange international se résout — avec la formule de Ricardo et de Stuart Mill, comme avec celle de Bastiat — en une économie de travail total. La question la plus délicate est celle de savoir comment va se partager cette économie. La thèse un peu trop simpliste de Bastiat admettait que le gain fût pour tout le monde ; mais la théorie anglaise n’oblige pas à le penser. Il y a un gain sans doute : toutefois, il peut ou bien se partager, soit également, soit inégalement, entre les deux pays, ou bien, au contraire, aller entièrement à l’un des deux. La solution, d’après Stuart Mill, est commandée :

1° Par la nature des industries dont les produits sont échangés entre eux, selon que ces industries obéissent à la loi du rendement plus que proportionnel ou bien qu’elles sont au contraire, placées sous le régime des revenus décroissants[23]. L’avantage, ici, sera pour les pays dont l’exportation répondra à la première hypothèse[24]. D’où cette conséquence, dans l’opinion de Stuart Mill, que ce seraient les pays d’industrie manufacturière, comparés aux pays d’industrie agricole, qui devraient le plus gagner à la réciprocité ; des échanges. « Il y a lieu de croire, dit M. Fontana-Russo, que le développement agricole des pays nouveaux s’est effectué sous la loi du rendement plus que proportionnel, et que les effets de la concurrence de cette agriculture nouvelle dans les pays européens ont été plus, sensibles parce que l’agriculture européenne était régie, au contraire, par la loi du rendement moins que proportionnel. Les mêmes considérations expliquent la constante suprématie d’un pays manufacturier sur tout autre ; car sa production est presque toujours aiguillonnée par le stimulant qu’est le rendement plus que proportionnel[25] » ;

2° Par les conditions ; de « l’équation des demandes entre nations », ce qui va nous introduire dans un nouvel ordre de considérations non moins abstraites. Cette loi de « l’équation des demandes entre nations» est le théorème d’après lequel « les produits d’un pays s’échangent contre les produits des autres pays à un rapport de valeur tel que la somme des exportations de ce pays égale exactement la somme de ses importations[26] ». Autrement dit, « le fait même de l’échange suppose que les exportations de chaque pays sont compensées exactement par les importations[27] », les unes et les autres se faisant équilibre en dépit des tensions inégales de l’offre et de la demande des unes, de la demande et de l’offre des autres.

Cette formule, cependant, ne serait-elle point contredite par la simple lecture d’une balance du commerce se soldant en différence ? Non, répond la théorie ; car on lit les deux pages de cette balance toutes deux en poids d’or et d’argent supposés de pouvoir partout égal, tandis que ce serait en pouvoirs différents de monnaie qu’on devrait lire une page d’abord, puis l’autre.

Voilà, à proprement parler, la théorie de la valeur internationale.

« En tout lieu, dit Stuart Mill, la valeur d’une chose dépend de ce qu’elle coûte à acquérir dans ce lieu ; et par conséquent celle d’un article d’importation dépend du coût de l’article d’exportation dont le prix a servi à payer l’article importé[28]. »

Ainsi dans chacun des deux pays les valeurs des marchandises entrées et des marchandises sorties s’adaptent d’elles-mêmes aux quantités de ces marchandises, pour pouvoir être égales de part et d’autre : voilà pourquoi nous avions admis tout à l’heure que 100 journées du travail de la Pologne, exprimées en blé, achetaient 150 journées du travail de l’Angleterre, exprimées en drap. Et cette adaptation n’épargne pas non plus la monnaie, puisque celle-ci n’est pas autre chose qu’une marchandise. Si elle est bien cela entre acheteur et vendeur d’un même pays, qui la prennent comme évaluateur général et qui en ceci ne l’envisagent que sous son pouvoir marchand, on ne voit pas pourquoi elle serait autre chose entre deux nations assimilées à un acheteur et à un vendeur[29]. La théorie des débouchés de Say ne s’occupait pas du mouvement international de la monnaie : la théorie ricardienne de la valeur internationale l’embrasse au contraire dans ses applications[30]. Or — nous sommes bien obligés de le reconnaître — Ricardo a pour lui le sentiment commun, quoique la pure théorie libérale voulût, bon gré mal gré, mais certainement à tort, nous désintéresser de cette observation des entrées ou des sorties de numéraires[31].

Tout cela se comprend mieux si l’on songe que la monnaie, étant une marchandise comme une autre, obéit comme une autre à la loi de comparaison des valeurs relatives et que, à supposer qu’elle soit exportée au début des opérations commerciales, bientôt la raréfaction en élèvera la valeur par rapport aux autres marchandises du même pays, à tel point que la quantité restante, retenue par cette inversion des rapports, ne puisse plus émigrer[32]. Voilà pourquoi, dirons-nous, si la loi faussement dite de Gresham peut dépouiller un pays de toute sa bonne monnaie en présence d’une mauvaise, le défaut d’équilibre commercial manifesté par la tension considérable du change n’y parvient jamais, s’il n’y a pas, à côté de la monnaie métallique franche, une monnaie dépréciée ou fictive qui permette à la loi de Gresham de s’appliquer. La monnaie, dit Bastable, est ainsi « employée comme un agent prêt à remédier à toute rupture dans l’équation ; des demandes internationales » : autrement dit, elle est un instrument qui s’ajuste de lui-même aux conditions dans lesquelles il doit servir[33]. De faibles quantités de métaux précieux, entrant dans le pays ou bien en sortant, suffisent à compenser des écarts qui, considérables en apparence, sont déjà beaucoup atténués et presque détruits par les taux de l’échange international, et c’est ainsi que « la circulation internationale de la monnaie figure pour des sommes minimes dans la valeur totale des échanges[34] ».

« Chaque pays, disait Ricardo, ne possède que la quantité de numéraire nécessaire pour régler les opérations d’un commerce avantageux d’échanges… L’or et l’argent ayant été choisis comme agents de la circulation, la concurrence du commerce les distribue parmi les différentes nations du monde dans des proportions qui s’accommodent au trafic naturel qui aurait eu lieu si de tels métaux n’existaient pas et si le commerce de pays à pays se bornait à l’échange de leurs produits respectifs[35]. »

L’axiome que « chaque pays n’a que la quantité de numéraire nécessaire pour régler les opérations d’un commerce avantageux d’échange », va nous acheminer ensuite vers la solution du problème des changes internationaux.

De ce théorème de l’ajustement spontané des prix aux valeurs internationales, Ricardo tirait en bonne logique les déductions suivantes : 1° que le progrès industriel d’un pays tend à changer la distribution des métaux précieux parmi les divers peuples ; 2° qu’il tend à accroître en quantité et à renchérir en prix les denrées dans le pays dont les manufactures progressent ; 3° que ce progrès et cette hausse amènent une hausse des salaires nominaux sans variation des salaires réels ; 4° que l’afflux du numéraire n’augmente ni le capital national, ni ses profits (quoique ce capital puisse augmenter par le nouveau matériel industriel, s’il y en a réellement un qui soit introduit ou créé)[36]. Toutefois ces deux dernières déductions de la théorie de Ricardo, relatives à la répartition, ont été longuement discutées par Cairnes, qui ne les admet point avec leur rigidité[37].

Bref, « l’argent n’a jamais une même valeur dans deux pays différents[38]. » Cela vient-il de ce que la valeur des marchandises change par rapport à lui ou bien de ce que la sienne change par rapport à elles ? Ricardo étudie encore cette question-là, quoique assez confusément[39]. En tout cas, quand le change à Londres sur Hambourg monte ou descend, on ne peut pas aisément affirmer si c’est à Londres ou bien à Hambourg que se produit le changement absolu d’où procède le changement relatif constaté par la cote[40]. D’ordinaire aussi le problème du change est envisagé d’une manière incomplète, parce que l’on n’y distingue pas, d’une part, le change proprement dit, impliquant un envoi possible de monnaie et limité par conséquent dans ses écarts par le point d’or (gold-point) pris comme maximum de la perte ou de la prime ; d’autre part, l’agio proprement dit, qui est constitué par la dépréciation d’une monnaie par rapport à une autre[41].

Il est hors de doute que toute cette théorie, dans sa partie relative à la valeur comparée de la monnaie en divers pays et à l’équation des dettes internationales (ou balance des comptes), a jeté beaucoup de jour sur la question des changes internationaux. On a même conclu parfois[42] que l’ajustement spontané des prix et l’orientation qui en résulte pour le sens général du commerce extérieur, ramènent forcément le change au pair et que tout dérangement d’équilibre y est essentiellement momentané. Faut-il aller jusque là, devant les exemples obstinément contraires de toutes ces dernières années ? Faut-il penser qu’il suffise, pour les expliquer, d’accuser une politique protectionniste qui ferait obstacle à rajustement des prix ? Non : mais ces variations du change, intenses et persistantes comme elles sont avec certains pays, sont elles-mêmes l’instrument de cet ajustement des prix, puisque le vendeur du pays à change déprécié gagne tout l’écart sur le pair, en même temps qu’à côté de lui il voit perdre cet écart par les négociants importateurs[43]. Au contraire, l’hypothèse de la nécessité d’un retour du change aux cours du pair est incompatible avec la théorie de Ricardo sur la valeur internationale et sur l’ajustement des pouvoirs de la monnaie. Et ici, c’est à Ricardo que l’expérience de la fin du XIXe siècle a donné raison — contre l’optimisme par exemple de M. Gide[44].

Telle est dans ses traits essentiels la célèbre théorie de la valeur internationale d’après Ricardo et Stuart Mill. Elle est certainement beaucoup supérieure à la théorie des débouchés et à celle de l’économie des efforts : mais peut-être bien, comme dit Cairnes[45], n’est-elle pas irréprochable. À coup sûr elle a besoin d’être sérieusement examinée.

Cairnes fait remarquer d’abord que si l’économie dans les efforts est la raison dernière de l’échange international, ce n’en est pas moins la différence des prix absolus qui en est la cause prochaine pour le marchand : car « toute transaction commerciale — comme dit Ricardo lui-même — est une opération indépendante[46] ». Or, dans chaque pays le marché intérieur obéit à la loi du coût de production, si la concurrence est libre, et à celle de l’offre et de la demande, si la concurrence ne l’est pas. Il en sera de même entre nations, celles-ci étant considérées, les unes par rapport aux autres, comme des non-competing groups[47]. Précisément Ricardo a toujours compté des quantités de travail ; et il n’a pas examiné les taux de salaires, parce qu’il avait constamment affirmé que les variations des salaires n’influent que sur les profits des capitalistes et nullement sur les prix des marchandises. Mais si Ricardo a raison pour l’intérieur d’un même pays, c’est-à-dire dans un competing group où les salaires et les prix, selon lui, se nivellent assez rapidement, et même se tiennent au même niveau, il n’en est pas de même sur le marché du monde, où les diverses nations, considérées comme non-competing groups, ont des salaires réels et des standards of life absolument différents. Donc ce n’était pas par des quantités effectuées de travail que la valeur internationale devait être, mesurée. Première observation[48].

Nous ne croyons pas cependant que l’on doive adopter sans réserve la formule que la différence des prix absolus soit pour le marchand la cause immédiate de l’échange international, ni que cette formule soit imposée par le motif — donné plus haut — que toute transaction commerciale est une opération indépendante.

Pour bien nous expliquer, revenons à l’hypothèse des deux Mill citée déjà plus haut[49]. L’Angleterre produit le drap avec 150 jours de travail et le blé avec 200 ; la Pologne produit blé et drap également avec 100 jours : néanmoins la Pologne achète le drap anglais. On dira que c’est pratiquement impossible, parce qu’il n’y aura pas de marchand polonais qui veuille payer 150 journées aux Anglais plutôt que 100 aux Polonais, et parce que, d’autre part, les coûts relatifs ne pourraient être comparés que par un marchand universel et unique faisant à la fois tous les articles. L’objection est sérieuse : elle n’est pas décisive cependant si l’on se souvient que les échanges internationaux se règlent en lettres de change, que ces lettres de change sont libellées en monnaies du pays où la traite est payable, et que cette monnaie du pays tiré peut être cotée au dessus du pair au pays tireur, conformément au principe de l’ajustement du pouvoir de la monnaie d’après le besoin qu’on en a.

Vient une autre critique. Stuart Mill a supposé un équilibre obtenu par la seule balance des importations et des exportations[50]. Cairnes critique très justement cette formule, en montrant les effets des placements faits à l’étranger ou reçus de l’étranger. En un mot, à l’étude d’une balance du commercé même rectifiée par la comparaison des valeurs relatives de la monnaie, il substitue l’étude d’une balance complète des comptes internationaux ou balance économique[51]. Il a parfaitement raison.

Il subsiste cependant ici une grave lacune. On a oublié de dire ou de faire assez remarquer que l’équilibre des comptes — autrement dit l’équation des demandes internationales — peut être obtenu par des mouvements de capitaux aussi bien que de produits, et que par conséquent cet équilibre n’est pas inconciliable avec l’appauvrissement de l’un des deux pays au profit de l’autre[52]. En ce cas, comme le dit très sagement M. Fontana-Russo, « une émigration des instruments de production remplacerait le commerce des produits[53] ». Nous en avons fait déjà la remarque en critiquant ce qu’il y a d’incomplet dans la fameuse théorie des débouchés de J.-B. Say[54].

C’est là la grande menace de la politique du libre-échange. Les partisans de la théorie de la valeur internationale, c’est-à-dire Ricardo, Stuart Mill et même Cairnes — quoique ce dernier dans une moindre mesure[55] — avaient moins à se préoccuper de ce danger, puisque d’après eux le critérium de la différence entre la nation et l’étranger, entre le commerce intérieur et le commerce international, était précisément l’impossibilité ou du moins la très grande difficulté d’un déplacement du capital et du travail[56]. Mais leur opinion importe peu, si en fait elle est fausse ; et il est bien difficile de nier qu’elle le soit, puisque les facilités matérielles et morales des déplacements de population et de capitaux ont été toujours en augmentant et ne peuvent qu’augmenter encore davantage.

Les derniers doctrinaires du libre-échange absolu ont été plus cyniques ; ils ont proclamé nettement que l’émigration des habitants et des capitaux, lorsqu’elle est amenée par les conditions naturelles de la concurrence internationale, est un bien pour le pays qui les voit émigrer et qui les perd. Par conséquent ils ne contestent plus qu’elle puisse avoir lieu. « Lorsque la différence, dit Bastable, entre le taux des salaires et des profits dans deux nations est considérable, alors un mouvement de capital et de travail aura probablement lieu vers le pays de productivité plus grande… ; et le pays inférieur verra sa situation améliorée, puisque sa population sera réduite d’autant et que les portions les moins productives de son capital auront été envoyées au loin[57]. » D’ailleurs, selon lui, « si une nation ne possède pas de manufactures, ce seul fait est une preuve concluante que, économiquement parlant, il vaut mieux pour elle s’en passer. » On voit donc qu’ici la théorie des droits éducateurs, quoique admise par Smith, est énergiquement répudiée. Quant à la protection agricole, il est difficile, dit Bastable, de prétendre que l’un ou l’autre des résultats qu’elle doit entraîner, augmente la puissance ou le bien-être d’une nation[58] ».

    et plus cher surtout que sur vagon à destination de Lausanne ou de Marseille (à cause de la concurrence des charbons allemands en Suisse, des charbons anglais et du Gard à Marseille).

  1. Sur ce point, outre Ricardo, Stuart Mill et Cairnes, on peut étudier la Théorie du commerce international, par Bastable (1re éd., 1887), traduction française de M. Sauvaire-Jourdan, 1900 ; Cet ouvrage, disons-le, est malheureusement fort obscur, même sur les points où il serait facile de se faire comprendre, par exemple sur la distinction capitale entre la balance du commerce et la balance des comptes — ce que Bastable appelle l’équation des dettes (Op. cit., pp. 99 et s.). — À recommander tout particulièrement, le Traité de politique commerciale de M. Fontana-Russo, 1907 (Paris, 1908, traduit de l’italien), et plus spécialement, dans le livre I, les chapitres ii, iii et iv. M. Fontana-Russo se sert des termes « balance commerciale » et « balance économique » (op. cit., p. 53) comme synonymes des mots « balance du commerce » et « balance internationale des comptes » (ou « équation des dettes » ), en donnant une excellente analyse des facteurs de la « balance économique » (pp. 55 et s.).
  2. Cherbuliez, Précis de la science économique et de ses principales applications, 1862, t. I, 1. II, ch. viii ; — Cournot, Principes de la théorie des richesses, 1863, 1. III, ch. iv-vi ; — Vilfredo Pareto, Cours d’économie politique, 1897, nos 852-892.
  3. Block, Progrès de la science économique depuis Adam Smith, 2e éd., 1897, t. II, p. 171.
  4. Stuart Mill, Principes d’économie politique, 1. III, ch. xviii, § 1, éd. Guillaumin, t. II, p. 117.
  5. Stuart Mill, op. cit., 1. III, ch. xvii, § 4. t II, p. 112.
  6. Fontana-Russo, Politique commerciale, tr. fr., p. 37.
  7. Principes de l’économie politique et de l’impôt, ch. i, sect. ii.
  8. Principes de l’économie politique et de l’impôt, ch. vii, éd. Guillaumin, p. 95.
  9. Stuart Mill, Principes d’économie politique, 1. III, ch. xvii, § 1, t. II, p. 107.
  10. Ricardo et Stuart Mill, loc. cit.
  11. Stuart Mill, loc. cit.
  12. Cairnes, Some leading principles, 1. III, ch. i, § 1, p. 362 : « The assumption commonly made in treatises of political economy is that, as between occupations and localities within the same country, the freedom of movement for capital and labour is perfect, while, as between nations, capital and labour move with difficulty or not at all. In strictness neither member of this assumption can be maintained. » — Voyez aussi Bastable, Théorie du commerce international, ch. i, tr. fr., pp. 12 et s. — « Mill et Ricardo, dit M. Fontana-Russo, crurent que cette mobilité était très grande à l’intérieur, alors qu’elle est au plus d’une facilité relative et animée seulement d’un mouvement modéré. Ils admirent, d’autre part, que le capital et le travail ne pourraient jamais se détacher du marché intérieur et que l’exportation leur était interdite. En raisonnant ainsi, ces économistes croyaient que les termes de l’échange, susceptibles de fluctuations continuelles à l’intérieur d’un pays, ne l’étaient point pour les marchandises produites sur des marchés différents. Mais l’expérience de chaque jour prouve précisément le contraire » (Fontana-Russo, Traité de politique commerciale, tr. fr., p. 28).
  13. Sidgwick, Principles of political economy, 1. II, ch. iii.
  14. « The one condition, therefore, at once essential to, and also sufficient for, the existence of international trade, is a difference in the comparative, as contradistinguished from the absolute cost of producing the commodities exchanged » (Cairnes, Some leading principles, I. III, ch. i, § 3, pp. 371-372). — « La condition essentielle pour qu’un commerce quelconque s’établisse entre des pays étrangers, est qu’il y ait une différence entre les coûts comparatifs des marchandises qui sont l’objet de l’échange, tandis qu’à l’intérieur d’un pays il suffit que cette différence existe entre les coûts absolus » (Fontana-Russo, op. cit., p. 34).
  15. « Le colonel Torrens, — dit Stuart Mill, — en réimprimant un de ses premiers écrits (les Économistes réfutés), a établi qu’il avait droit de partager avec Ricardo l’honneur d’avoir découvert cette doctrine et de l’avoir publiée le premier » (Stuart Mill, Principes d’économie politique, loc. cit., t. II, p. 108 en note).
  16. Essai Ier.
  17. Principes d’économie politique, 1. III, ch. xvii, § 2, t. II, pp. 108 et s.
  18. Stuart Mill, Principes d’économie politique, 1. III, ch. xvii, § 3, t. II, p. 110 ; — Torrens, The Economists refuted, p. 14.
  19. Cairnes, Some leading principles, 1. III, ch. 1, § 3, p. 369 : « Under the circumstances supposed (the superiority in producive power lying in the case of every branch of industry on the side of one country), it may yet be for the interest of both to satisfy their wants by engaging in trade, provided only that the advantage enjoyed by the country possessing the superior industrial ressources be not equally great in each instance, in other words, provided that each country possesses, in respect to the other, a greater advantage or a less disadvantage in the production of some than in that of other commodities. » — Comparez Stuart Mill, loc. cit., pp. 106, 107, 109, etc. — Voyez aussi Bastable, op. cit., p. 77.
  20. Supra, p. 398.
  21. Stuart Mill, Principes d’économie politique, 1. III, ch. xviii, §4, pp. 124 et s.
  22. Fontana-Russo, Politique commerciale, p. 47.
  23. Op. cit., 1. III, ch. xviii, §§ 4-5, t. II, pp. 124 et s.
  24. Unsettled questions et Principes d’économie politique, 1. III,. ch. xviii, § 2, t. II, p. 121. « Il est possible de concevoir un cas extrême dans lequel tous les avantages de l’échange profiteraient à une seule des deux nations, sans que l’autre y gagnât rien. » — Item, Principes, loc. cit., § 4, p. 125 : « Si l’on demande lequel des deux pays retire le plus grand avantage du commerce avec les autres, il faut répondre : le pays dont les produits sont le plus demandés dans les autres et dont la demande est le plus susceptible de s’étendre par l’abaissement du prix. » — Item, Bastable, Théorie du commerce international, tr. fr., pp. 37 et s.
  25. Fontana-Russo, op. cit., p. 44.
  26. Stuart Mill, loc. cit., § 4, t. II, p. 127.
  27. Fontana-Russo, op. cit., p. 47.
  28. Stuart Mill, Principes d’économie politique, I. III, ch. xviii, § 1, t. II, p. 117.
  29. Fontana-Russo, op. cit., pp. 70 et s.
  30. Sauvaire-Jourdan, Préface à la traduction de la Théorie du commerce international de Bastable, pp. x et s.
  31. En ce sens, de Laveleye, la Monnaie et le bimétallisme international, 2e édition.
  32. Bastable, Théorie du commerce international, tr. fr., pp. 72 et s.
  33. Bastable, loc. cit.
  34. Fontana-Russo, Politique commerciale, tr. fr., p. 110.
  35. Ricardo, Principes de l’économie politique et de l’impôt, ch. vii, p. 98 ; voyez aussi p. 101. M. Sauvaire-Jourdan dans la traduction de Bastable (p. 75 en note) critique la traduction de Ricardo (par Fonteyraud) comme étant ici « inexacte et peu intelligible ». — Ricardo avait déjà professé cette opinion dans son High price of bullion (1809).
  36. Ricardo, loc. cit., pp. 102, 103.
  37. Cairnes, Some leading principles, 1. III, ch. ii, §§ 3-5.
  38. Ricardo, loc. cit., p. 103.
  39. Loc. cit., pp. 104-105.
  40. Loc. cit., p. 109.
  41. Fontana-Russo, op. cit., pp. 114 et s.
  42. Gide, Principes d’économie politique, 1re édit., pp. 275-276. — Voyez nos Éléments d’économie politique, 2e édit., p. 446.
  43. Les raisonnements sur l’équation des demandes internationales et sur les problèmes du change extérieur ne peuvent pas être disjoints de l’observation attentive des phénomènes tels que la pratique les produit. — Prenons des chiffres. Je suppose que les douanes françaises de Marseille, de Cerbère et d’Irun ont constaté une sortie de 100 millions de francs en marchandises allant de France en Espagne et une entrée de 200 millions de francs de marchandises venant d’Espagne en France. Nous admettons que les prix de la statistique administrative soient les prix exacts des contrats, que les transports soient faits en proportions égales par chacune des deux nations et que le change à Paris sur Barcelone et Madrid cote 35 % de perte (c’était vrai à l’heure où nous écrivions ces lignes). En ce cas, les deux pays régleront leurs opérations par traites payables au domicile de l’acheteur, c’est-à-dire payables à Paris pour les marchandises espagnoles et à Madrid ou Barcelone pour les marchandises françaises. Puis, dans la prévision de la perte au change, les négociants français auront vendu en dessous du pair de la monnaie espagnole, et au lieu d’être créanciers de 100 millions de piécettes, ils le seront de 135 millions ; Inversement les marchandises espagnoles importées en France et évaluées en monnaie française par la douane française, auront été vendues au dessus du pair de la monnaie espagnole ; elles auraient valu 270 millions de piécettes en Espagne, pour être seulement vendues 200 millions payables en France, parce que ces 200 millions sont représentés en Espagne par des traites sur Paris, qui sont susceptibles, à Madrid, d’être vendues pour 270 millions de piécettes. — À considérer les statistiques douanières, on ne voit pas autre chose. Mais, si l’on fait intervenir la théorie de la valeur internationale, le problème est bien autrement complexe : alors, en effet, il s’agit d’apprécier les différences relatives des coûts de chacune des marchandises sortant de l’un des deux pays pour aller dans l’autre ; il s’agit également d’apprécier le pouvoir de la monnaie dans l’un et l’autre pays. — Alors une autre hypothèse se présente aussi à l’esprit. Si la douane française évalue les importations à 200 millions de francs, et si la piécette vaut théoriquement le franc, qu’est-ce qui prouve que la douane espagnole ait évalué ses exportations à plus de 200 millions de piécettes (c’est-à-dire à plus de 148 millions de francs) ? Il semble naturel qu’elle n’ait pas évalué, à beaucoup près, ses exportations à 270 millions de piécettes : car, la monnaie étant plus rare en Espagne qu’en France, il pourrait paraître étrange que la piécette y eût un moindre pouvoir que le franc en France. S’il en est ainsi, l’écart qui nous apparaît de 100 millions de francs dans la balance du commerce, ne sera plus, en France, que de 48 millions de francs et en Espagne de 65 millions de piécettes. — Enfin, dans ce qui précède, nous avons supposé que le vendeur français laisse à l’acheteur espagnol toute la perte au change. Or, il n’est pas sûr qu’il en soit ainsi, et dans ce cas malgré une vente de 100 millions de francs, ce sera pour moins de 135 millions de piécettes qu’il sera tiré sur l’Espagne. On sait, en effet, que l’industrie abaisse souvent ses prix pour l’exportation lointaine, afin de garder une production abondante qui laisse appliquer la loi du revenu plus que proportionnel. Même à l’intérieur, la même pratique est souvent observée : par exemple les Compagnies de mines ont des zones concentriques de débouchés à prix décroissants ; et celles de Saint-Étienne vendent plus cher à Saint-Étienne que sur vagon à destination de Lyon (à cause de la concurrence du bassin de Saône-et-Loire)
  44. Gide, Principes d’économie politique, l. II, ch. vii, § 9, 4e édit., p. 423.
  45. « The doctrine, dit Cairnes, though undoubtedly comprising the more fondamental conditions determining the interchange of nations, is, nevertheless, in certain respects defective » (Some leading principles, l. III, ch. ii, § 1, p. 382).
  46. Cairnes, loc. cit., pp. 382-383.
  47. Ibid., § 2, p. 388.
  48. Ibid., § 3, pp. 389 et [illisible]
  49. Supra, p. 403.
  50. Supra, p. 384. — Stuart Mill, il est vrai, avouait un peu plus loin qu’il y a d’autres causes de payements « dont l’origine n’est point commerciale et en échange desquels on n’attend et ne reçoit ni monnaie, ni marchandises ». Et il citait « les rentes envoyées à des propriétaires absents, les intérêts payés à des créanciers étrangers ou des dépenses de gouvernement au dehors » (Principes d’économie politique, 1. III, ch. xxi, § 4, t. II, p. 167). Mais, outre que Stuart Mill ne parlait de cela qu’en passant, il se trompait gravement en supposant qu’on ne reçoit pour ces motifs « ni monnaie, ni marchandises ». Au contraire, grâce aux négociations des papiers de change, c’est en marchandises et en excédents favorables de la balance du commerce que se payent toutes ces créances sur l’étranger.
  51. Cairnes, Some leading principles, 1. III, ch. iii, § 5, pp. 424 et s., et particulièrement p. 429.
  52. Voyez sur ce point nos Éléments d’économie politique, 2e édition, pp. 386-388.
  53. Fontana-Russo, op. cit., p. 33.
  54. Supra, p. 288.
  55. Voyez supra, p. 379. — Item, pp. 262-263.
  56. Voyez supra, p. 401.
  57. Bastable, Théorie du commerce international, tr. fr., pp. 217-218.
  58. Op. cit., pp. 192 et 199.