Histoire des doctrines économiques/3-2-2

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II

LA QUESTION DES LOIS ÉCONOMIQUES

Mais si certains écrivains catholiques, comme nous venons de le voir, ont contesté et nié l’existence des lois économiques, ce n’est point assurément à la théorie de l’évolution qu’il faut rattacher ces controverses.

Les arguments dont elles s’inspiraient étaient d’un ordre tout opposé. Nous les ramenons nettement à trois : 1° la supériorité de la morale sur l’économie politique et, par conséquent, la subordination des lois économiques aux lois morales, qui les domineraient ou mieux encore les effaceraient derrière elles ; 2° le libre arbitre, par opposition au déterminisme ; enfin, 3° la nécessité d’une intervention efficace et directe de l’État pour l’amélioration immédiate du sort des classes ouvrières. De ces arguments, les deux premiers sont tirés de données inexactes empruntées à la philosophie ; le troisième est moins une raison qu’un sentiment, mais il nous achemine à un socialisme d’État qui a été très effectivement insinué et même professé par des catholiques. Nous ne nous arrêterons ici qu’aux deux premiers arguments, en ajournant un peu la discussion du troisième.

I. — Les lois économiques et la morale.

Très souvent donc, comme nous disions, l’économie politique a été rattachée à la morale, pour en être regardée comme une dépendance[1]. La morale enseigne à l’homme comment il doit se conduire en général ; l’économie politique lui enseignerait en particulier comment il doit, au point de vue de la conscience, se conduire et être conduit en matière commerciale, industrielle et financière, et ce ne serait que pour formuler cet enseignement que l’économie politique aurait à étudier les phénomènes de la production, de la répartition et de la consommation[2]. Ainsi envisagées, les lois économiques n’existeraient que comme une classe particulière des lois morales, pour apprendre à l’homme comment, après s’être procuré les biens extérieurs, il doit se comporter dans l’usage qu’il en fait. À part cela, l’économie politique cesserait d’être une science pour devenir seulement un art — l’art d’organiser la société, comme on a dit parfois. — Puis, de ce que l’homme doit toujours conformer sa conduite à son devoir — ce qui est parfaitement vrai — on a conclu que les lois économiques sont subordonnées aux lois morales — ce qui est parfaitement faux.

De là vient le dédain habituellement professé pour celles des lois économiques qui régissent, entre autres choses, la monnaie, le change, la circulation fiduciaire et le commerce international, par le motif que l’indifférence théorique de la morale sur ces questions de pure « chrématistique » lui impose pratiquement l’indifférence à l’égard des procédés usités dansées divers ordres de matières[3].

L’erreur a ici des causés bien diverses. Par vice de logique, on a fait une confusion entre la moralité de nos actes et les conséquences économiques que ceux-ci doivent avoir sur les actes de nos semblables ; puis, par le même vice de logique, on a exploité les équivoques qui existent, soit sur le sens du mot « science morale », soit sur le sens du mot « loi ».

Le mot « science morale » peut désigner toute science qui d’une façon quelconque s’occupe de la pensée de l’homme. Ainsi la logique est une science morale, et l’économie politique en est une au même titre, par opposition aux sciences physiques et aux sciences naturelles, qui étudient la matière et son organisation, mais non pas la pensée. Mais de ce que l’économie politique est une science morale en ce sens là, il ne doit nullement s’ensuivre que l’économie politique doive, être dans un rapport quelconque d’infériorité ou de supériorité avec la morale proprement dite. Un rapport de parallélisme lui suffit, et le mot « amoral » qu’on a inventé, exprime bien cette situation. L’économie politique étudie d’abord comment le jugement de valeur est déterminé dans la pensée humaine lorsqu’il s’agit de richesses ; et elle étudie ensuite quels actes il inspire à la volonté, fût-ce même dans la plus stricte limite du bien moral. Elle laisse donc à la morale proprement dite, non seulement le soin de déclarer ce qui est licite ou illicite, vertueux, indifférent ou vicieux, mais encore le soin de mouvoir l’homme par d’autres ressorts que le jugement de valeur et la recherche de l’intérêt économique. Sur tous ces derniers points, l’économiste se déclare incompétent, aussi bien que le moraliste doit se déclarer incompétent quand on le consulte sur le bimétallisme, sur la loi de Gresham ou sur le moyen de ramener le change au pair, ou même quand on le consulte tout simplement sur les conséquences que la réduction des heures de travail, de dix à neuf ou de neuf à huit ou de huit à sept, peut entraîner pour la productivité économique d’un pays ou d’une industrie. Voilà comment l’économie politique est indépendante de la morale, c’est-à-dire comment elle est amorale tout en étant une science morale.

II. — Les lois économiques et la liberté.

Pour le mot « loi », il existe une confusion analogue.

Dans la morale, « loi » signifie un commandement impératif : avec les sciences physiques et naturelles, le même mot signifie un rapport constant et régulier dans la succession des phénomènes, rapport d’où la logique a induit une relation de causalité. Quel sens appliquer ici ? L’économie politique étant une science morale, ne serait-ce point le premier sens et non pas le second ? Eh bien non : et le terme « loi » y est pris pour signifier un rapport de cause à effet, comme il en serait dans une science physique ou naturelle[4].

C’est donc ici qu’on se heurte au second argument cité plus haut, je veux dire l’argument tiré du libre arbitre, par opposition au déterminisme qui résulterait, dit-on, de la tendance nécessaire et constante que nous aurions à rechercher notre intérêt économique selon la loi du moindre effort.

On nous concède bien que la nature extérieure limite le pouvoir et l’action de l’homme et que cette limite est calculable. On nous concède même encore que les actes économiques entraînent après eux certaines conséquences naturelles et que, par exemple, la prodigalité d’un homme oisif entraînera la dispersion de ses biens (ce qui, d’ailleurs, n’est pas une loi économique et constitue tout simplement un vulgaire truisme). Mais là, comme on nous dit à juste titre, n’est pas la question, puisque celle-ci est de savoir si là liberté existe ou n’existe pas contre la poussée de l’intérêt économique.

Nous répondons par la loi constamment observée de l’abondance qui abaisse les prix et de la disette qui les hausse.

Prenez garde ! nous va-t-on répliquer. L’abondance ou la disette a bien agi pour modifier la valeur (la valeur est considérée ici comme objective) : mais il reste encore à connaître l’effet de ce jugement sur votre volonté. Or, bien que ce jugement vous inspire ordinairement la volonté, soit d’acheter même cher, soit de vendre même bon marché, le phénomène ne se produit pas avec une régularité qui rappelle le moins du monde celle des lois physiques et naturelles. Donc, ajoute-t-on, les économistes ont tort de croire que des lois de ce genre, toutes tirées du principe de l’intérêt personnel et de la loi du moindre effort, régissent invariablement et en détail, toujours et partout, les phénomènes les plus compliqués du commerce, de la banque et de l’industrie, à tel point que les relations historiques et les formes diverses des civilisations soient tout simplement des conditions plus ou moins favorables à l’exercice de ces lois universelles et constantes. De plus, poursuit-on, si le principe du moindre effort était exact, la renonciation à un avantage quelconque serait une absurdité et un non-sens : pourtant les actes généreux de dépouillement volontaire sont des faits historiques qui ne peuvent pas être niés. Enfin il est faux que l’intérêt personnel, comme les économistes l’entendent ; soit l’unique moteur du genre humain, puisque l’unique force impulsive à laquelle les volontés obéissent, est la recherche du bonheur, par quelques voies diverses que chacun s’efforce d’atteindre ce bonheur qu’une nécessité irrésistible de sa nature le contraint de convoiter : et moindre effort ou bonheur ne sont pas la même chose[5].

Voilà l’argumentation, présentée loyalement, croyons-nous et dans toute sa force[6]. Cependant nous la jugeons impuissante à renverser la théorie des lois économiques, telles que les économistes les ont décrites.

Voici ce qu’il faut répondre :

1° En ce qui concerne la rigidité de ces lois et l’unité du mobile de nos actes, nous ferons remarquer que les économistes n’ont jamais exclu les mobiles autres que l’intérêt économique, quoiqu’ils se soient attachés à décrire seulement l’action de celui-ci comme si l’étude des autres ne relevait pas de leur science[7]. Jamais non plus ils n’ont présenté les lois économiques comme opérant avec la force toujours mathématiquement égale des lois de la physique et de la chimie ;

2° En ce qui concerne le déterminisme, il ne faut pas oublier que même le choix de la volonté entre les divers moyens qui nous semblent devoir servir notre intérêt économique si c’est lui qui nous guide, et cela très honnêtement, laisse toujours subsister en chacun de nous la plénitude du libre arbitre, tout aussi bien que la nécessité naturelle où nous sommes de tendre à notre bonheur, ne renferme en soi aucun principe condamnable de déterminisme, puisque chacun est libre de mettre son bonheur où il veut ;

3° Enfin, en ce qui concerne la diversité des actes de chaque individu pris à part, les économistes ne se sont jamais arrêtés aux actes individuels pour affirmer la certitude d’un seul d’entre eux ; au contraire, ils se sont toujours bornés à décrire ou à prévoir des actes moyens et généraux. Par exemple, il est très vrai que je ne puis affirmer de personne en particulier qu’il fera l’année prochaine le voyage de Paris, puisque d’ailleurs il peut tomber malade ou mourir ; mais si je connais combien, d’hommes ont fait ce voyage l’année dernière et de quelle quantité moyenne ce nombre varie chaque année, je peux prédire, entre deux limites extrêmes très rapprochées l’une de l’autre, le nombre des voyages de l’année prochaine, à la condition d’ailleurs que j’aie bien soin d’exclure de mes prévisions les cas d’événements exceptionnels comme une guerre ou une épidémie. Ainsi l’incertitude sur les actes individuels est remplacée par une véritable certitude sur les actes moyens et généraux. Le nier, ce serait s’interdire tout art économique ou politique ; ce serait tirer du principe du libre arbitre la nécessité inéluctable de l’anarchie dans l’histoire, en condamnant partout toute prévision sur les conséquences de nos actes, comme aussi sur les conséquences des événements de la nature ou de la politique.

Digression peut-être, cette discussion nous semblait utile pour expliquer l’attitude que selon nous l’on doit tenir en face de l’école historique, lorsque celle-ci apparaît forte de l’assentiment de quelques hommes bien intentionnés.

  1. Voyez particulièrement sur ce point le P. Liberatore, Principes d’économie politique, 1889 ; — R. P. Ch. Antoine, Cours d’économie sociale, lre éd., 1896 ; — et généralement ceux des théologiens qui ont voulu écrire sur l’économie politique avant d’avoir observé et compris les phénomènes économiques sous leur forme réelle et concrète. — Qu’il nous soit permis de noter que les ouvrages plus judicieux et fort bien documentés du R. P. Gastelein. (Socialisme et droit de propriété, Paris, 1897 ; Institutiones philosophiæ moralis et socialis, Bruxelles, 1899, et Droit naturel, 1903) et du R. P. Ghabin (Vrais principes de droit naturel, politique et social, Paris, 1901) sont heureusement conçus dans un sens tout opposé. Aussi faut-il se garder de trop généraliser la critique que nous venons de faire des théologiens.
  2. Le P. Liberatore, qui semble être l’auteur le plus autorisé de cette école, ne reconnaît pas la circulation comme une branche spéciale de l’économie politique.
  3. Ainsi le P. Liberatore a cru pouvoir écrire des Principes d’économie politique sans agiter la question du commerce international, et il a — je ne dis pas résolu — mais tranché toutes les questions de banque et de crédit en préconisant purement et simplement le monopole de l’État, sans plus de détails (Op. cit., tr. fr., p. 106). En matière de salaires, il a conclu à une tarification légale et internationale qui, selon lui, aurait d’une part l’avantage de faire disparaître dans chaque région celles des industries locales qui ne gagnent pas assez pour bien payer leurs ouvriers, d’autre part, aussi, l’avantage d’empêcher qu’on ne donne un demi-salaire à des individus à qui leur âge ou leurs infirmités ne permettent qu’un demi-travail (Op. cit., tr. fr., p. 288 ; — item, Civiltà cattolica, n° du 4 mai 1889). — Voyez nos Éléments d’économie politique, 2e éd., pp. 340 en note et 553 en note.
  4. Voyez nos Éléments d’économie politique, 2e édition, pp. 5 et 6.
  5. Le R. P. Pesch, adversaire des lois économiques, a particulièrement développé cet argument dans ses Philosophische Grundlagen des œkonomischen Liberalismus, Fribourg-en-Brisgau, 1899, pp. 163 et s.
  6. Nous avons résumé ici, aussi brièvement que possible, une quarantaine de pages du R. P. Pesch. Elles renferment en faveur de l’historisme un long plaidoyer contre les Irrthümer des Historismus de Karl Menger.
  7. Voyez supra, pp. 296 et s., la « Critique générale de l’école orthodoxe ou classique » et particulièrement p. 300.