Histoire des doctrines économiques/3-2-3

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III

L’IDÉE DE SOLIDARITÉ

Si la nature humaine peut et doit changer au cours des siècles, ce doit être, a-t-on dit, par la substitution du mobile de l’amour au mobile de l’intérêt[1]. L’économie politique classique reposait sur les calculs de l’égoïsme, que venaient servir toutes les applications du principe économique : on veut inventer toute une économie politique nouvelle qui, dégagée de l’ancien appareil scientifique, soit tout entière un art inspiré par l’altruisme et qui réside elle-même tout entière dans un merveilleux agencement des institutions solidaristes.

Nous touchons ainsi au mot essentiel qui caractérisera le nouvel ordre de choses : ce sera la solidarité. Le mot, il est vrai, ne date pas d’hier, au moins dans la langue du droit, puisque les anciens jurisconsultes le possédaient déjà, sans avoir eu autre chose à faire qu’à le tirer presque tout formé du droit romain, et puisque Joseph de Maistre, dans ses Soirées de Saint-Pétersbourg, en 1804, le signalait déjà comme « le plus propre à exprimer la réversibilité des mérites[2] ». Mais, malgré un essai inaperçu tenté par Pierre Leroux en 1840[3], dans son livre l’Humanité, ce n’est que dans ces dernières années que ce terme a conquis son nouveau sens[4]. C’est une révolution que l’on a voulu faire avec lui. On ne se contente pas, en effet, de dire que la solidarité est supérieure à la charité[5] : car certaines des sommités du monde des œuvres sociales se font un plaisir parfois de proclamer, comme faisait M. Mabilleau au congrès de l’éducation sociale de 1901, que « la solidarité est incompatible avec les principes du christianisme[6] ». Nous ne cherchons pas ici à pénétrer sous quel patronage le néologisme a été lancée[7]. Ce que nous ne pouvons pas cependant nous empêcher de regretter, c’est de voir que le calcul ou l’instinct de la courtisanerie démocratique font adopter trop souvent ce mot de solidarité par des hommes que leur caractère devrait tenir élevés au dessus des complaisances de l’esprit ou du langage.

Quel est du moins le fondement de cette solidarité ?

La charité avait une base logique : la solidarité, au contraire, à moins qu’on ne se prononce nettement pour le panthéisme, n’en a pas. À la charité, en effet, les croyances chrétiennes donnaient un principe dans l’unité de l’origine humaine et dans la communauté des destinées auxquelles sont appelés tous les hommes. La bienfaisance elle-même reposait sur une loi naturelle, que le témoignage de la conscience nous révélait comme imposée par un législateur placé en dehors et au dessus de nous. Voilà précisément les points d’appui qui font défaut à la solidarité. D’ordinaire, en effet, ceux qui la préconisent sont matérialistes en philosophie, ou bien en cosmogonie ils appartiennent aux diverses écoles issues du darwinisme : et comment donc la simple similitude de nature, après un long processus de transformations semblablement traversées, suffirait-elle pour nous rendre solidaires les uns des autres ? Et ne faudrait-il pas, pour qu’il en fût ainsi, soit une communauté de substance, une véritable consubstantialité, à laquelle ni nous, ni beaucoup des évolutionnistes nous ne voulons croire, soit la notion d’un devoir supérieur, je veux dire une morale métaphysique ou théologique, à laquelle nous croyons et non pas eux et qui précisément inspire la charité ou au moins la bienfaisance ?

Différente dans son principe ou plutôt dépourvue de tout principe, la solidarité ne diffère pas moins de la charité dans les conséquences de doctrine qu’elle entraîne après soi. La charité implique le devoir individuel de celui qui aime et soulage son prochain : la solidarité implique surtout le droit de celui qui réclame — on dit même « revendiquer » — et elle présuppose une sorte de communauté antérieure à laquelle il faut retourner peu à peu. Il est donc très vrai que la solidarité doit logiquement incliner au socialisme. En tout cas, même avant qu’on n’arrive jusqu’à lui, elle aura complètement éteint tout sentiment de gratitude chez l’individu qui s’en sera réclamé ; par conséquent elle aura déjà fait disparaître un des nœuds du lien social.

La morale de la solidarité n’est pas moins différente de la morale de la charité dans les résultats qu’elle engendre et les œuvres qu’elle accomplit. Elle a inspiré des programmes, des discours, des livres et des lois ; elle a fondé des académies et réuni des congrès : mais il lui a manqué de susciter et de vivifier des dévouements où ni la gloire, ni les ambitions humaines n’eussent rien à prétendre. Elle n’a jamais fait éclore quelqu’une de ces grandes institutions comme nos innombrables communautés religieuses vouées au soulagement des misères. Dans les familles de ceux qui en professent les doctrines avec le plus d’éclat, on n’a jamais vu la vie tout entière d’une jeune fille pu l’âge mûr d’une veuve se consacrer à des pauvres dont leurs mains devaient panser les plaies. À cet égard, l’altruisme solidariste fait chaque jour ses preuves sous nos yeux, avec les revendications des infirmiers et infirmières de nos hôpitaux laïcisés, avec l’esprit syndicaliste qui les pénètre et avec les essais de grève dont ils nous ont donné plus d’une fois le spectacle.

Ce problème — solidarité, ou charité et bienfaisance — qui semblerait jusqu’ici n’appartenir qu’à la philosophie, touche au contraire de très près à l’économie politique.

Les idées de solidarité sont parfaitement étrangères à l’école classique comme à tous les écrivains qui l’ont précédée. Le XVIIe siècle avait cru aux devoirs de la charité ; le XVIIIe siècle, dans ce qu’il avait eu de philosophique, avait cru à la bienfaisance ou exalté la sensibilité ; et la Théorie des sentiments moraux d’Adam Smith, de quelques erreurs qu’elle procède en ce qui touche le fondement même de la morale, est tout aussi loin cependant de supprimer la notion d’obligation pour y substituer celle de droit. Ainsi, même dans le passage de la morale chrétienne à la morale indépendante, on avait simplement essayé d’amoindrir et de naturaliser, sous le nom de bienfaisance ou sous d’autres expressions analogues — mais non pas encore de détruire — ce sentiment et ce devoir de charité que le christianisme avait apportés avec lui comme une vertu surnaturelle[8].

Ce fut cette transformation qui fut jugée insuffisante. Toutefois nous serions entraîné trop loin si nous entreprenions ici d’étudier la morale de la solidarité. Nous voulons simplement noter que si l’idée nouvelle de solidarité est contemporaine de l’idée non moins nouvelle de «justice sociale », l’une comme l’autre aboutissent à un affaiblissement de la notion du devoir chez l’individu. Car, si c’est la société qui doit la justice et non pas ; nous la charité, et si nous sommes tous solidaires les uns des autres pour donner ou pour demander, les uns dans la limite de nos ressources et les autres dans celle de nos appétits, il est bien clair, ce me semble, que je n’ai, moi, le devoir de soulager autrui que dans cette mesure infiniment petite où je concours moi-même à constituer la société. C’est sur l’idée de la solidarité que reposent actuellement toutes nos lois ouvrières déjà votées ou prêtes à l’être. On poursuit par elles un bien général et moyen, fait d’une masse d’injustices particulières, comme si la mise en commun de tous les intérêts et de tous les droits devait consoler chacun de nous d’une moindre justice observée à son égard, par le spectacle de satisfactions, gratuites accordées à d’autres hommes en dehors de ce même domaine de la justice.

La loi du 9 avril 1898 sur les accidents du travail admet pour partie cette explication. Avec l’ancien régime de l’article 1382 du Code civil, l’ouvrier victime d’un accident était dans l’alternative d’obtenir une réparation théoriquement intégrale s’il y avait une faute du patron, ou bien de n’en obtenir aucune si cette faute n’avait pas été commise. Maintenant la loi donne à l’ouvrier dans tous les cas une satisfaction moyenne, dont l’insuffisance peut être-une injustice envers lui : seulement cette injustice a sa contre-partie dans les réparations indues qui sont accordées à d’autres au cas de force majeure ou de risque impossible à empêcher ou à prévoir.

La même remarque s’applique à nos projets de loi sur les retraites ouvrières, comme à tout ce qui concerne l’assurance obligatoire. Quand l’assurance est libre et spontanée, soit qu’il s’agisse de mutualité ou de primés fixes, elle constitue un contrat aléatoire à titre onéreux, par échange d’une perte certaine contre l’indemnité stipulée d’une perte incertaine. Mais il en est autrement dans l’assurance obligatoire. Contraindre les ouvriers à verser, d’une manière directe ou indirecte, des primes actuelles en vue de retraites futures, que certains d’entre eux seront seuls appelés à recueillir dans des conditions déterminées de services, voilà une combinaison qui suppose au préalable une solidarité sous-entendue de tous ceux qu’on fait entrer de force dans ces combinaisons tontinières. La solidarité introduit ici une prévoyance collective dont les uns seront les victimes pour que les autres en soient les bénéficiaires. Prévoir, épargner, s’assurer le pain des vieux jours n’est, plus l’œuvre de chacun, pour que les satisfactions obtenues correspondent aux sacrifices acceptés et voulus : tout cela n’est plus qu’une œuvre solidaire, mais spoliatrice, dans laquelle quelques-uns sont destinés à profiter des sacrifices arrachés à tous par les voies de la contrainte. Et comme l’État seul peut exercer cette contrainte, comme l’État n’accorde aussi qu’à lui seul la confiance pour garder et gérer les sommes immenses que ces institutions devront recevoir et mettre en réserve, il s’ensuit que l’idée de la solidarité nous conduit dès maintenant au socialisme d’État, jusqu’à ce que, analysée et fouillée plus avant, elle nous conduise jusqu’au socialisme absolu.

Tout cela se tient avec l’évolution du droit. « Dans la conception socialiste, a dit M. Schatz, le droit est la traduction sociale d’une justice idéale que découvre la Raison intuitive… Le caractère essentiel du droit sera donc une perpétuelle mobilité. La nouvelle tactique du socialisme… consistera à encourager et à utiliser les évolutions de la jurisprudence et de la doctrine juridique, en élargissant par exemple la responsabilité patronale par la notion du risque professionnel, en généralisant la théorie de l’abus de droit, en développant le droit collectif, destiné à soutenir dans le conflit du travail et du capital la créance ouvrière vis-à-vis de la créance capitaliste… Ainsi la société capitaliste fera place à la société collectiviste[9]. »

  1. Voyez plus haut, p. 504, la citation des Principes d’économie politique de M. Gide.
  2. Op. cit., édit. de 1831, t. II, p. 336.
  3. infra, IVe partie, ch. iv.
  4. « Il y a dans notre pays, dit très spirituellement M. le comte d’Haussonville, toute une école qui croit que depuis la Révolution (avec un grand R) les choses ne peuvent plus se passer en France comme elles se passaient autrefois. Aux adeptes de cette école il semble que le mot de charité écorche la bouche ; et comme, d’autre part, ils sont gens trop intelligents pour ne pas comprendre que l’assistance aux malheureux doit reposer sur un principe, ils se sont mis à la recherche d’un mot nouveau pour exprimer ce principe. Ils ont été tentés successivement par celui de philanthropie et par celui de fraternité. Mais le malheur a voulu que la première République ait rendu ridicule le premier de ces deux mots, et que la seconde ait ensanglanté le second. Celui d’altruisme sonnait dur à l’oreille. Ils étaient donc dans l’embarras quand un mot nouveau a été inventé… Ce mot est celui de solidarité » (M. le comte d’Haussonville, Assistance publique et bienfaisance privée, 1901, pp. 11-12).
  5. « Le principe contemporain et utilitaire de solidarité n’est pas seulement plus haut et plus compréhensif que le principe chrétien de charité : il est aussi plus fécond — » (Paul Louis, l’Ouvrier devant l’État, 1904, p. 20).
  6. Cité par Bouglé, le Solidarisme, 1907, p. 19.
  7. À titre de renseignement, nous pouvons donner cette curieuse citation de l’Action maçonnique (n° de mai 1869, p. 163) : « La charité n’étant pas à nos yeux un mode maçonnique, nous préférons celui qui représente le mieux les idées humanitaires : solidarité ». — C’est la réalisation du projet que Pierre Leroux avait exprimé dans sa Grève de Samarez (voyez infra).
  8. Nous signalons une discussion fort instructive de la morale progressiste et humanitaire d’après les arguments de M. Hector Denis, dans le R. P. Castelein (Appendices (en français) aux Institutiones philosophise moralis et socialis, 1899, pp. 579 et s.).
  9. Schatz, l’Individualisme, pp. 314-315. — Cette marche logique et fatale de la solidarité vers le socialisme est très bien décrite dans la Solidarité sociale, ses nouvelles formules, par Eugène d’Eichtal, 1903 (voyez pp. 18-20). La solidarité de M. Bourgeois, selon M. Paul Leroy-Beaulieu, nous ramène au garantisme de Fourier (ibid., p. 96) ; et au dire de M. de Tarde, « la doctrine solidariste, telle qu’on l’entend, verse dans le collectivisme » (ibid., p. 140). Tout cela, c’est fort exact.