Aller au contenu

Histoire des relations entre la France et les Roumains/La Révolution de 1848 et les émigrés

La bibliothèque libre.
Texte établi par préface de M. Charles BémontPayot et cie (p. 194-223).


CHAPITRE X

La Révolution de 1848 et les émigrés.


La Révolution de février eut après quelques mois un écho à Jassy et à Bucarest. Si dans la capitale moldave on se borna, sous la conduite de Kogalniceanu et de ce Basile Alexandri, dans lequel Billecocq voyait seulement un « boïar de la Moldavie », prêt cependant à déclarer solennellement qu'il est « Français de cœur et adore la France comme sa propre patrie », à demander l'observation exacte du Règlement Organique contre les abus du prince Michel Sturdza, il y eut dans la capitale valaque un attentat contre le prince Bibesco, des démonstrations violentes, une insurrection formelle et, à la suite de tous ces troubles, un régime républicain qui dura jusqu'au mois de septembre.

Un des chefs de cette République, professeur respecté et écrivain de réputation, fut Eliad, qui jouissait d'une certaine popularité au milieu d'une bourgeoisie naissante; mais la plupart des coryphées appartenaient à la jeunesse qui avait fait ses études à Paris. Certains d'entre eux quittèrent même les bancs de l'Ecole de droit pour lever à Bucarest le drapeau tricolore de la liberté : c'étaient C. A. Rosetti, déjà connu comme poète, les frères Bratianu (Bratiano), Démètre et Jean, et quelques autres « Parisiens » d'éducation[1].

D'ailleurs ces novateurs ne s'entendaient guère. Eliad aurait voulu diriger en dictateur ce mouvement qui aurait ajouté des institutions libérales à l'ancienne société presque absolument maintenue. D'autres professaient les idées révolutionnaires qui avaient triomphé en février. Un Nicolas Balcescu, historien de grand renom, un Jean Ionescu, ancien élève de l'école d'agriculture de Grignon, représentaient une nuance de la révolution qui visait à transformer l'ordre social ; d'autres ambitionnaient plutôt le rôle de libéraux républicains. Une Commission de la propriété, qui contenait aussi un certain nombre de paysans, fournit seulement l'occasion de faire entendre aux privilégiés les doléances, éloquemment exprimées, de la classe laborieuse, qui offrait de racheter sa liberté ; les séances, présidées par Ionescu, furent closes peu après.

Comme la Russie, contre le régime consulaire de laquelle le mouvement était dirigé, sommait le suzerain turc de faire son devoir contre les rebelles, les membres du gouvernement provisoire, qui avaient emprunté leur titre aux chefs de la révolution parisienne, agirent à Constantinople même, auprès du général Aupick, ambassadeur de France ; ils lui demandèrent son appui contre les ennemis des libertés publiques et des droits nationaux. La fameuse déclaration de Lamartine avait présenté la France démocratique comme l'alliée naturelle de tous les soulèvements populaires qui invoquaient le droit des nations à une vie indépendante ; les Roumains implorèrent sa protection pour leur cause : ils n'obtinrent du grand poète, qui avait dû abdiquer tout pouvoir, que des assurances de sympathie et des mots vagues d'espérance[2].

Bientôt aux Moldaves qui avaient échappé aux mains de leurs princes, trop pratiques pour se laisser surprendre par les événements, s'unirent dans un exil commun leurs frères de Valachie, qui, pris par les Turcs de Soliman-Pacha, avaient été embarqués sur des bateaux de transport et déposés sur la rive hongroise. Ainsi se forma à Paris un groupe d'émigrés « moldo-valaques » — le terme avait été mis en circulation par Billecocq, — dont tous les efforts furent consacrés à faire connaître leur cause nationale.

Il est vraiment étonnant que des jeunes gens, disposant à peine des moyens nécessaires à l'existence et n'ayant auparavant d'autres relations qu'avec quelques camarades d'école et avec certains de leurs professeurs, eussent pu se gagner si facilement dans tous les cercles de la société française, éprise de liberté et de nationalisme, des sympathies et, ce qui est plus, un appui réel et constant. Il serait malaisé, avec les documents dont on dispose aujourd'hui, de retrouver le fil de ces attaches, nombreuses et variées. On pourrait cependant fixer des catégories dans les groupes qui se formèrent à Paris.

Eliad vivait à part, entouré de quelques fidèles ; parmi les plus importants de ses amis, on compte un Tell, membre du gouvernement provisoire, et Georges Magheru, commandant des troupes de l'Olténie; un d'eux, Nicolas Rousso ( Lacusteanu), publia un Supplément à l'ouvrage, dont il sera question plus bas, d'Elias Regnault. Perdu de plus en plus dans les nuages de l'admiration qu'il avait de soi, résumant en sa propre personne ambitieuse et soupçonneuse le passé et le présent de la cause révolutionnaire, portant à son propre compte toute la lutte contre le Tzar et dénonçant comme suppôts du tyran les jeunes gens rebelles à son autorité. Eliad publiait en français des livres assez bien écrits, dans le jargon spécial, si plein d'emphase, du romantisme politique : Le protectorat du Czar ou la Roumanie et la Russie (1850), Mémoires d'un proscrit, etc. ; — mais ils étaient lus plutôt par ses adversaires indigènes que par les amis de la révolution valaque.

Nicolas Balcescu (Balcesco), après avoir passé quelque temps en Transylvanie, essayant au nom du libéralisme international d'un compromis entre Hongrois et Roumains, était venu aussi échouer à Paris, où il cherchait des matériaux pour son Histoire de Michel-le-Brave. Il y publia un ancien mémoire, rédigé pour la Porte sur la question paysanne, opuscule sérieux et solide qui porte le titre de Question économique des Principautés danubiennes. Des renseignements supplémentaires furent fournis par un des frères Golescu, Alexandre, dans un écrit d'une moindre importance. Les deux ouvrages trouvèrent un bon accueil auprès de la presse parisienne, à cause de l'intérêt lié au sujet lui-même.

Il faut rapprocher de la noble figure de Balcescu celle de Constantin Filipescu, qui, après avoir publié un Mémoire sur les conditions d'existence des Principautés danubiennes, s'éteignait à Paris, à peine âgé de quarante-sept ans, au mois de juin 1854[3]. Mais Eliad devait se rendre un peu plus tard en Turquie pour être plus près des cercles par lesquels il entendait recouvrer le pouvoir perdu lors de la catastrophe subie par la Révolution ; quant à Balcescu, une maladie de poitrine l'envoya d'abord dans le Midi, puis à Constantinople et enfin à Naples., où il succomba, avec le regret cuisant de n'avoir pu rentrer dans sa patrie. Jean Ghica devint bey de Samos, gouverneur au nom du Sultan de cette île hélénique, et, s'il publia à Paris, sous le pseudonyme de Chainoi, un écrit sur la « dernière occupation russe », il ne chercha guère à s'attirer des partisans. . Tout autre fut la ligne de conduite des « Parisiens », des anciens étudiants valaques mêlés au mouvement révolutionnaire. Rosetti, les frères Bratianu, les Golescu, Voinescu formèrent un groupe à part, qui n'avait qu'un souci : délivrer leur pays de la tyrannie des « protecteurs », reprendre l'œuvre révolutionnaire sans y rien changer, refaire la république démocratique de 1848, avec le concours de la Turquie, s'il le fallait, mais contre l'Autriche aussi bien que contre la Russie. Tout en publiant en leur langue une revue minuscule intitulée la République roumaine, et des pamphlets destinés à entretenir dans la patrie lointaine la foi dans une victoire finale des idées de régénération, ils pensaient aussi au public français. Démètre Bratianu publiait un des meilleurs mémoires qui aient été écrits en français sur la question des Roumains de Transylvanie, dans ses Lettres hongro-valaques, et l'étude de son frère Jean sur l'Autriche et les Principautés est de tout point remarquable. Jean Balaceanu donnait àla publication française, éditée à Bruxelles, du parti de l'Union des Principautés, des articles cinglants contre cette même Cour de Vienne auprès de laquelle il devait servir plus tard, pendant de longues années, la politique de Charles Ier.

A côté de cette propagande par les Roumains au milieu du public français, il y en eut un autre, beaucoup plus active et ayant un plus puissant écho : celle des écrivains philo-roumains. Lamartine avait accepté déjà avant 1848 la présidence de la société des étudiants « moldo-valaques ». Edgar Quinet avait épousé la fille de l'écrivain moldave Georges Asachi, veuve d'un Mourousi. Asachi même s'était décidé à publier en français et en roumain sa revue le Glaneur, à la direction de laquelle il s'était associé un Français, Gallice, appelé à Jassy, à ce qu'il paraît, comme professeur. Déjà en 1843, la Revue Indépendante donnait un article d'Elias Regnault, Français élevé en Angleterre et traducteur de Thomas Carlyle, qui réclamait pour les provinces danubiennes un peu de l'attention qu'on accordait si libéralement à l'Egypte de Méhémed-Ali, et il rappelait l'origine latine des Roumains, le sang celte qu'ils avaient par des infiltrations arrivées jusqu'au Danube inférieur, la participation des chevaliers de France à côté des boïars du prince Mircea, en 1396, à Nicopolis. Ému par les souffrances et le courage de Mme Rosetti, Anglaise et Française d'origine (elle était née Grant), Michelet lui-même avait revêtu dans les plus impressionnants atours de son style la légende du passé roumain et le récit des événements 1848. L'Illustration avait accepté en l848 la publication de l'Album moldo-valaque, et le tirage à part trouva un si bon accueil qu'il fallut mettre sous presse une seconde édition.

Les émigrés et leurs amis de France étaient trop peu nombreux pour essayer même de provoquer des événements dans le sens de leurs désirs.

Ces événements venaient cependant d'eux-mêmes. Ce ne fut pas Napoléon III, à peine établi sur son trône, qui eut l'idée de susciter la querelle des moines de Jérusalem entre Latins et Grecs ; ce ne fut pas lui qui essaya le premier d'en tirer un profit politique aux dépens du Tzar, qui rêvait déjà de s'assurer la protection des Gréco-Slaves vivant dans l'Empire du Sultan, et ce ne fut pas sa faute si l'occupation des Principautés, la catastrophe de la flotte turque à Sinope et enfin les paroles blessantes de Nicolas Ier à l'adresse du premier Napoléon rendirent inévitable une guerre qui devait changer la face de l'Orient. Aussitôt qu'elle commença, les radicaux-roumains, ennemis, par principe, de la Russie, commencèrent à s'agiter plus énergiquement. Comme le but des efforts faits par la France et l'Angleterre était de restituer la Turquie dans son ancienne liberté, de reprendre aux Russes la domination qu'ils avaient gagnée aux bouches du Danube, d'annuler leur protectorat sur les Principautés et de fonder sur leur frontière occidentale un état de choses capable d'arrêter leur avance vers Constantinople, les émigrés devenaient déjà les informateurs et les conseillers les plus indispensables des publicistes aussi bien que des diplomates. Ils comprirent leur mission et surent la remplir. Ce fut à cette époque que parurent les principales brochures des émigrés[4] : la presse s'en occupa avec un intérêt d'autant plus vif qu'il était plus nouveau. Les plus grands journaux acceptèrent leur collaboration ou laissèrent au moins pénétrer leurs idées. Une alliance étroite en résulta bientôt entre les jeunes représentants des idées nationales et libérales en France et les proscrits, qui n'en étaient déjà plus à considérer le pauvre Billecocq comme le seul écrivain capable parler en leur faveur.

Quinet, auquel, au commencement de l'année 1857, les Roumains offrirent les moyens de publier ses Œuvres complètes, donna une nouvelle édition de son livre sur le passé et les aspirations de cette nation, dans laquelle il avait recueilli laborieusement les renseignements, plus ou moins exacts, que lui avait fournis son beau-père, les assaisonnant à sa manière, dans un style fatigant par la permanence de son emphase. L'ouvrage, très apprécié en Moldavie et en Valachie, eut deux traductions, dont celle par Asachi, avait été dûment expurgée ; il ne resta pas sans influence sur l'opinion publique, bien qu'il ne contienne ni faits nouveaux, ni conceptions personnelles.

L'ouvrage d'Elias Regnault est d'une information plus sérieuse et d'une originalité de beaucoup supérieure. Cette Histoire politique et sociale des Principautés, qui trouva aussitôt un traducteur, à Jassy, s'appuie sur une utilisation diligente de nombreuses sources dont l'auteur sait tirer l'essentiel. L'administration des princes qui se succédèrent sous le régime du Règlement Organique y est exposée, avec des révélations crues et des jugements impitoyables, d'après les écrits de Billecocq et probablement aussi d'après des rapports diplomatiques communiqués par ce dernier. Bibesco y apparaît comme un ennemi de son propre pays. Quant aux coryphées de la Révolution, si les jeunes sont présentés avec une légère nuance de satire, comme « un peu trop parisiens », Eliad est critiqué vivement pour ses « défauts de tempérament », son esprit soupçonneux, sa manie de ne voir que des traîtres dans ceux qui ne partageaient pas ses opinions, sa fatuité de s'ériger en adversaire personnel du Tzar. Les princes Stirbey et Grégoire Ghica, nommés après la fin des troubles et la signature de la convention de Balta-Liman, y font, surtout le premier, assez mauvaise figure.

Quant aux solutions, Regnault démontre l'inévitable catastrophe turque, la nécessité de remplacer cet Etat moribond par une autre formation politique, si on ne veut pas céder les régions qui appartiennent au Sultan à un rival beaucoup plus puissant et plus durable, le grand rôle qui revient aux Roumains dont l'existence même en Orient est une « bonne fortune » inattendue pour la latinité. Les réunir dans un royaume, une principauté, un duché sur le Danube ne serait pas ce qu'il faut pour créer un état de choses définitif. Tous les Roumains, ceux des Principautés aussi bien que leurs congénères, de Transylvanie, du Banat, de la Bucovine, de la Bessarabie, doivent former un Empire de 10.000.000 d'habitants, qui, au lieu d'être protégé par une Europe toujours tardive à l'appel, formerait lui-même une digue protectrice à cette Europe menacée par l'avance fatale des peuples de la steppe orientale.

Il est vrai que certaines conceptions de l'auteur furent abandonnées bientôt sous les influences qu'on devine. Non seulement la manière dont Régnault envisageait les événements de la révolution de 1848, mais aussi la solution dernière qu'il proposait furent changées par la propagande d'Eliad. Régnault en arriva à désirer uniquement — pour ne pas blesser à mort la Turquie — la création d'une seule principauté sous la suzeraineté du Sultan.

Pour être tant soit peu complet, il faudrait citer toute une série d'opuscules et d'articles destinés à soutenir cette cause des Principautés. Hippolyte Desprez avait écrit sur les révolutions de Hongrie et sur la Valachie elle-même (La Moldo- Valachie et le Mouvement Roumain, dans la Revue des Deux-Mondes, 1er janvier 1848), signalant le caractère « quasi-français » de la ville de Bucarest, le beau costume des paysans, l'accueil affable fait à tout voyageur français, l'importance réelle de l'histoire et de la littérature naissante des Romains. Bataillard, républicain acharné, ennemi irréconciliable du régime napoléonien, devint un vrai camarade des représentants roumains de la cause de l'Union ; il pensait venir, en 1847, avec Balcescu, dans les Principautés pour y faire son enquête personnelle ; il fréquentait la « Bibliothèque Roumaine », et, « se sentant Roumain dans le cœur », il publiait dans le National et la Revue de Paris (année 1856) des articles dont l'un blessa profondément l'âme sensible du prince Grégoire Ghica, dont la fin tragique était déjà proche. Léon Plée traitait, dans le Siècle (du 3 mars 1858) la (Question des Principautés devant l'Europe il y en a aussi une très rare édition roumaine). Sous le pseudonyme « Un paysan du Danube », Taxile Delord, le futur historien de Napoléon III et, à ce moment rédacteur au même Siècle et au Charivari, attaquait dans l'Étoile du Danube, qui paraissait à Bruxelles, avec Nicolas Ionescu comme seul rédacteur, les Puissances qui s'opposaient à l'union des Principautés ; c'est, à savoir : la Turquie, bien entendu, l'Angleterre protectrice de la Turquie, et l'Autriche, qui redoutait les agissements en Transylvanie et qui convoitait le cours inférieur du Danube. Le Journal des Débats, en 1857, était d'avis que la création d'un « royaume de Moldo-Valachie » était une nécessité européenne et il flétrissait dans ces termes ironiques les abus commis par l'armée d'occupation autrichienne : « L'Autrichien vous demande poliment votre lit, votre feu, votre pain, votre vin, votre drap, vos bœufs, vos moutons, vos vaches, vos chevaux, votre laine, vôtre lin, votre huile, et, pour peu que vous fassiez part de temps en temps au soldat de vos petites économies, il vous laisse le reste ; de quoi vous plaignez-vous ? » Le poète Edouard Grenier, secrétaire de Grégoire Ghica, lai dédiait ses vers, et l'on a conservé sa correspondance avec Basile Alexandri. Le vieux Vaillant lui-même, qui se consacrait alors à l'étude des Bohémiens ou Tziganes, se levait pour dire des vérités cruelles aux partisans du séparatisme moldave[5] . Un avocat à la Cour de Cassation et au Conseil d'Etat, Thibault Lefebvre, écrivait toute une dissertation, Situation diplomatique des Principautés à l'égard des Puissances européennes, pour prouver que les capitulations ne peuvent s'appliquer aux pays roumains qui n'ont jamais fait partie intégrante de l'Empire Ottoman. Enfin Doussault rafraîchissait ses souvenirs dans l'Illustration, et la même revue accueillait les récits d'un voyage fait par Camille Allard dans la Dobrogea, qui mentionnaient plus d'une fois les Roumains. Hommaire de Hell, ingénieur qui fit le voyage de Perse, a publié même dans cette revue des impressions moldaves illustrées par son camarade de route ; le texte et les illustrations vraiment remarquables. Poujade, ancien consul en Valachie et mari d'une Ghica, demanda l'Union des Principautés dans la Revue Contemporaine (15 décembre 1857). Rares étaient les voix qui parlaient pour la Turquie, comme celle de H. Lamarche (l'Europe et la Russie, remarques sur la paix de Paris), auteur d'un projet de confédération ottomane, ou pour le prince Bibesco (Amédée de Géséna dans le Constitutionnel), ou pour le caïmacam Nicolas Vogoridès, qui se faisait appeler Conachi, nom qui appartenait au père de sa femme ; c'était un grand et riche boïar et un poète estimé, qui ambitionnait le trône de Moldavie.

À Bucarest même se trouvait un Français, Félix Colson[6] , qui entreprit d'exposer, en un opuscule écrit dans sa propre langue, les droits des Roumains à l'encontre de la Turquie envahissante. Pour se défendre contre des empiètements plus anciens de la part de cette Puissance suzeraine, des boïars valaques avaient présenté, dès 1770, aux conférences de paix russo-turques, de prétendus traités découverts par le poète Jean Vacarescu dans les archives de la Porte et par lesquels était réglée la situation de la Valachie envers la Porte ; au commencement du siècle, Démètre Cantemir avait fabriqué lui aussi, dans le but d'imposer aux Russes, les nouveaux protecteurs qu'il avait choisis, les clauses les plus favorables à l'autonomie moldave, un « traité » semblable, conclu entre le prince Bogdan, fils d'Étienne-le-Grand, et le Sultan. Il est regrettable que la chaleureuse prédication de Golson s'appuie sur des actes faux, qui furent tenus d'ailleurs à cette époque pour absolument authentiques ; son ouvrage n'en contient pas moins de précieux renseignements sur les Principautés.

Dans ces Principautés mêmes, les salons aussi bien que les écoles, les vieux boïars conservateurs ainsi que la jeunesse qui s'éveillait animée par désir de liberté nationale qui avait jeté au-delà des frontières leurs aînés, restaient soumis à l'influence française, malgré la surveillance du consulat russe restauré. Les pensionnats français continuaient à être la seule pépinière pour les jeunes gens appartenant à la noblesse ; vers la fin de son administration, Georges Bibesco s'était même proposé de « franciser » l'école secondaire, la soumettant — à la grande indignation, pourtant bien légitime, des partisans de l'enseignement national —, aux inspecteurs du roi qui allaient contrôler les institutions scolaires du Levant. Les manuels étaient rédigés d'après des modèles français. Dans le même temps, des professeurs, Aaron et Hill, donnaient un dictionnaire français-roumain, auquel répondait en Moldavie le dictionnaire roumainfrançais d'un journaliste studieux Théodore Codrescu. La littérature parisienne des romans à la mode, de George Sand à Sue et à Ponson de Terrail, passait en main, par le labeur acharné de toute une série ,1e traducteurs, parmi lesquels figurent aussi des femmes. Mais on n'oubliait pas non plus les ouvrages classiques, car on donnait une version du Charles XII de Voltaire et du Télémaque, non plus que les ouvrages d'histoire, comme l'Histoire de la civilisation par Guizot. Bucarest surtout se montra très féconde dans cette œuvre destinée à donner à un public encore très peu formé, non seulement une lecture agréable et attachante, mais, parmi des éphémères produits du jour, aussi des enseignements utiles tirés des meilleures sources.

Peu à peu la grande distance qui séparait les deux pays semblait disparaître pour une société entière, nourrie, sans doute, de ses traditions nationales, mais presqu'au même titre de l'esprit de la France. Citons-en une preuve. « Dans une liste de souscription en faveur des inondés de France », un collaborateur de l'Étoile du Danube écrit en 1857 (page 67) : « je trouve la somme de huit ducats d'Autriche et un quart de ducat provenantdes pauvres villageois de deux petits villages, Hiliseul et Liveni, qui se sont cotisés pour venir en aide, disent-ils, à leurs frères de France .»

Pour renseigner cette grande France lointaine sur le caractère national des Roumains d'après les formes durables et supérieures de la littérature, on pensait à publier un recueil contenant des écrits de tout genre. La même feuille, publiée à Bruxelles, contenait, dans une correspondance de Bucarest, datée 5 janvier 1857, la notice suivante : « Un travail d'une grande importance, qui doit réunir les intelligences des deux Principautés, c'est la collection des documents pour servir à l'histoire des Roumains. Sous ce titre, on va réunir, traduire en français et publier nos historiens, nos chroniqueurs, nos codes, les rè-. glements organiques annotés, un choix de nos meilleurs poètes, en un mot tout ce qui est propre à faire voir au monde que les Roumains des Principautés danubiennes offrent tous les éléments qui constituent une nation ».

Ce recueil ne parut jamais ; les écrivains roumains se trouvaient pour la plupart loin de leurs frontières, occupés d'une propagande nationale qui leur prenait tout le temps. Mais, pendant ce séjour en exil des principaux représentants de l'intellectualité roumaine, le public français eut au moins des éditions françaises des meilleures pièces d'Alexandri et de Bolintineanu ; ce dernier osa donner lui-même une version, médiocre, du reste, comme on pouvait s'y attendre, de ses Brises d'Orient. Ces produits d'un romantisme dirigé vers d'autres cieux furent assez remarqués dans le monde littéraire. César Boliac, qui avait publié un opuscule français sur la Roumanie, préface au récit de ses aventures révolutionnaires, et une nouvelle sur Théodore Vladimirescu, chef du mouvement de 1821, trouva lui aussi un traducteur dans la personne d'un certain Ferrand. La fille du Ban valaque Michel Ghica, Hélène mariée pendant quelques années au prince russe Koltzov-Massalski, parlait avec la même compétence, qui était réelle, des souvenirs de Marathon et du tombeau de Dante, des articles très bien accueillis par les périodiques de Paris, et il lui arriva même une fois, à cette exilée qui consacra trois gros volumes à la Suisse allemande, de dé-crire les beaux paysages d'une douceur pastorale qui s'étendent sur les rives du Danube

La Société orientale de Paris, qui comptait parmi ses membres un Garcin de Tassy, un Victor Langlois, avait songé à confier à son vice-président, Audiffred, une mission en Valachie ; elle lui recommandait, en mai 1856, d'étudier spécialement les Tziganes, le vallum de Trajan et les monnaies[7] . N'oublions pas Lejean, qui parle même dans son voyage en Albanie des observations géologiques faites du côté de Piatra[8].Depuis longtemps déjà des « fragments » de chroniques moldaves avaient été traduits dans la même langue et publiés par Michel Kogalniceanu, ou « de Kogalnitschan », dans deux élégantes brochures parues à Berlin.

En1855, la Revue d'Orient publiait[9]une étude sur « les ballades et chants populaires de la Roumanie ». L'auteur, qui mentionnait les principaux écrivains de la « Roumanie » rêvée et était l'ami de Basile Alexandri, s'appelait Ubicini.

Il appartenait à une famille bourgeoise d'origine lombarde. Né en France, il fut élevé dans le Midi et au bout de ses études il obtient une chaire de rhétorique. Un voyage en Orient lui fit «connaître la Turquie, à ce moment de crise. On connaît la série des beaux ouvrages consacrés par lui à l'Empire ottoman, qui prétendait s'inspirer des conceptions politiques de l'Occident pour renaître a une vie historique active : on ne peut pas trouver un meilleur guide, pour cette époque du Tanzimat, que dans ses Lettres sur la Turquie, dans sa Turquie nouvelle et d'autres écrits, jusqu'à celui où il expliquait en 1877, la constitution ridicule du visionnaire Midhat-Pacha, dans laquelle il s'obstinait à voir un instrument de progrès.

Il fut, assure son biographe, secrétaire du gouvernement provisoire et de la lieutenance princière de Valachie en 1848. Son rôle fut, en tout cas, très modeste dans ces semaines de convulsions politiques qui ne devaient pas produire un nouvel état de choses. Mais ce séjour à Bucarest lia pour toujours ce jeune homme, curieux des choses d'Orient et amoureux de lointaine latinité pittoresque, à l'œuvre ardue de la régénération roumaine.

Dans une lettre inédite à Kogalniceanu, — il continua à être l'intime ami de cet Alexandri, qui n'était pas pour lui, comme pour Billecocq, un simple « boïar moldave » —, il se déclarait Roumain d'âme, regrettant seulement de ne pas connaître la langue du peuple au développement duquel il s'intéressait si chaleureusement. Son discours à l'enterrement de J. J, Voinescu, un des représentants de l'émigration valaque, est un chef-d'œuvre de sentiment : il parle en termes émus de celui qui ne devait plus revoir son pays parce qu'il lavait aimé plus que tout autre, et il prophétise le prochain retour des exilés sous l'égide de la France. Ubicini préparait à ce moment, sur la base de l'ouvrage français de son prédécesseur moldave, une nouvelle histoire des Principautés, qu'il avait l'intention de conduire à travers les événements extraordinaires dont il venait d'être témoin. Encouragé et aidé, sans doute, par Kogalniceanu, il termina bientôt cet ouvrage, qui parut dans l'Univers pittoresque et contribua essentiellement à taire connaître la cause des Moldo-Valaques.

C'est un bon résumé très bien ordonné et d'un style limpide et vivace. De très belles gravures l'accompagnent, représentant la ville de Harsova, dans la Dobrogea turque, ou bien telle colonnade, reste du palais des princes, à Campulung.

L'information est vaste et variée, l'auteur avant connu tous les écrits français des émigré» et même, d'une manière directe, une partie des source» étrangères ; il est en état d'employer le livre grec de Photinos, et l'on trouve même l'indication d'un travail inédit dû à Voinescu ; pas on des voyages récents faits par les Français en Valachie ne lui échappe, et il fera même des emprunts à la description, si superficielle cependant, d'un certain Stanislas Bellanger Voyage en Moldo-Valachie en deux volumes). La partie consacrée aux relations des Principautés avec la Turquie à l'époque moderne est traitée de main de maître, telle qu'on pouvait l'attendre de celui qui a écrit les Lettres sur la Turquie. Un noble sens d'impartialité lui fait rejeter pour l'époque du Règlement Organique les calomnies que les différents partis se jetaient à la tête. Mais, à la suite de Colson, Ubicini est franchement anti-russe, et il n'épargne guère ceux qui, comme Stirbey, devaient leur situation à l'appui de la Puissance protectrice. Pour la révolution de 1848, qui a toutes ses sympathies, il est un témoin oculaire. Il finit en affirmant qu'il n'y a pour les Roumains qu'une seule question sociale : celle des paysans et une seule question politique: celle de l'union des Principautés. Une dernière partie traite des mœurs et de la civilisation. Ubicini, qui s'occupa de la question roumaine dans différents articles publiés par les revues et les journaux du temps, ne devait revenir sur le sujet que plus tard ; il y a une vingtaine d'années, M. Georges Bengesco, auteur d'une utile Bibliographie franco-roumaine, dont les données peuvent compléter à chaque pas notre récit, publiait une exposition, originale parfois dans les arguments employés pour établir le récit, des Origines de l'histoire roumaine par Ubicini. Vers la fin de ses jours, le vieux professeur, qui recevait une pension de l'État roumain, était occupé à recueillir des documents français pour la grande collection des monuments étrangers sur l'histoire des Roumains. Sa correspondance, si elle a été conservée, doit contenir de nombreux renseignements sur la dernière phase de cette histoire.

  1. Le terme appartient à Elias Régnault.
  2. Billecocq, loc. cit., pp. 388 -389.
  3. Voy. sur lui Ubicini, dans l’Univers pittoresque, p. 165, note 1.
  4. Ajoutez : J. Strat, Un. coup d’oeil sur la question roumaine, Paris 1858 ; Bolintineanu, Les Principautés Roumaines. Vaillant traduisait un article de Balcescu dans la Revue d’Orient paru eu 1845.
  5. Etoile du Danube, p. 224. Une notice parle de lui en ces termes : « La Valachic lui dut en partie, en 1830, l’or ganisation de l’instruction publique ; en 1831 la fondation de l’internat du collège national de SaintvSava ; en 1810 l’éta blissement de l’école gratuite des jeunes filles ; en 1838 enfin le spécimen du Dictionnaire universel de la langue roumaine, pour lequel la Chambre valaque lui vota, à l’u nanimité et à titre d’encouragement, la somme de 1000 du cats. Cf. ses paroles émues à la mort de Grégoire Ghica, ibid., p. 256.
  6. II y avait dans l’église de Drajna-de-Jos un grand ta bleau religieux à la mode occidentale signé par un Colson. Ou nous a assuré que ce peintre est différent de notre auteur.
  7. Revue d’Orient, IV.
  8. Dans le Tour du Monde.
  9. Tome i, p. 336 et suiv. ; tome ti, p. 227 et suiv.