Histoire des relations entre la France et les Roumains/La Monarchie de juillet et les Roumains

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Texte établi par préface de M. Charles BémontPayot et cie (p. 153-193).


CHAPITRE IX

La Monarchie de juillet et les Roumains.


Ce que les premiers étudiants roumains à Paris rapportèrent de leur séjour dans cette ville, ce fut surtout les connaissances dont ils avaient besoin pour la carrière à laquelle on les avait destinés ou bien celles qui pouvaient leur servir dans leur carrière politique et sociale. Pandeli, dont il a été question plus haut, se suicida pendant le cours de ses études ; le prêtre Poteca traduisit plus tard des écrits de philosophie et de morale sans aucun rapport avec l'état des choses actuel dans son pays. Des deux fils du logothète Démètre Bibescu, qui devaient être princes de Valachie sous le régime du Règlement, Barbe Stirbey fit ses études dans une institution privée, et Georges Bibesco (Bibescu) fut promu docteur en droit ; ils n'empruntèrent à la France des premières années de la Restauration que le sens de l'ordre et, surtout en ce qui concerne Stirbey, le goût pour le travail utile au pays.

Une nouvelle génération devait chercher à Paris autre chose que d'excellentes leçons de spécialité ou un vernis social de qualité supérieure. Jean Ghica en revint avec un grand enthousiasme pour les beautés de la nature dont il connaissait désormais les secrets, et aussi avec des idées politiques mesurées, mais fermes, convaincu que des libertés publiques étaient nécessaires et que chaque nation avait le devoir de faire sa propre vie. Bien que Michel Sturdza, prince de Moldavie, eût interdit le séjour de Paris à ses enfants et les eût confiés à l'abbé Lhommé, leur ancien précepteur, pour leur faire suivre les cours du lycée de Lunéville, bien qu'il les eût envoyés ensuite à Berlin, où il n'y avait pas à craindre l'influence des courants pernicieux, son protégé, celui qui devait être le grand historien et homme d'état Michel Kogalniceanu (il signait au début : de Kogalnitchan) écrivit, non seulement en français, mais dans un esprit français, son Histoire des Roumains, parue à Berlin en 1834, et les tendances de son activité politique ne sont pas certainement prussiennes, fût-ce même dans le sens supérieur de Ranke, un de ses maîtres. Elevé entièrement à la française, et à Paris même, Basile Alexandri, fils d'un très riche boïar de création plus récente, s'y forma vers 1840 dans une atmosphère tout à fait romantique et, de retour dans son pays, il broya toutes les couleurs de la fantaisie légendaire et historique pour donner dans ses premiers recueils de poésie, sous des noms roumains, avec les souvenirs et les usages moldaves, une édition nouvelle, presque flamboyante, du romantisme, aussi bien d'après Lamartine, dans ses Lamentations, que d'après Hugo, dans ses Odes et Ballades. Avec Rousso, déjà mentionné, et d'autres d'une moindre valeur, Jassy eut aussi sa pléiade de poètes aux longues boucles et aux cravates provocantes pour le philistin. Ici, le philistin était le vieux boïar à pelisse et à bonnet de peau de mouton, plus respectable que ne le croyaient ces mauvais garnements qui devaient être pourtant un jour la gloire littéraire de leur pays et compter parmi ses chefs politiques les plus populaires. La Dacie littéraire de Kogalniceanu, qui tendait surtout à réaliser l'union morale, condition nécessaire de la réunion politique des pays roumains, puis la Feuille scientifique et littéraire de Ghica, de Kogalniceanu et d'Alexandri et enfin la Roumanie littéraire de ce dernier furent les organes de cette jeunesse. Sous sa conduite et grâce au répertoire de comédies de mœurs bâties à la diable d'après les modèles français, le théâtre national de Jassy, très fréquenté, devint la principale scène du pays. Ajoutons que ce même théâtre, sous la direction d'un Français, donnait pour une autre partie de la saison des représentations françaises avec des artistes importés de France.

Dans ces conditions, la vie sociale elle-même devait prendre pour les classes riches et cultivées un aspect plutôt français. Déjà vers 1830 Faca, jeune boïar valaque, avait bafoué dans ses Francisées le ridicule des nobles dames qui se croyaient obligées d'exhiber des modes venues soi-disant de Paris et à entremêler leur conversation de mots français plus ou moins estropiés. Plus tard Alexandri lui-même représenta, dans sa Cocoana Chiritza (Mme Kiritza), la femme du fonctionnaire de province qui, dans un jargon bariolé, se targue de ses manières, de ses idées et de ses voyages, et entend faire dans ce même sens l'éducation de son enfant, le jeune Gulita. La critique venait aussi de la part des étrangers qui ne se bornaient pas à admirer la puissance d'assimilation de ces bons Valaques ; et le précepteur suisse Kohly de Guggsberg recommandait une éducation moins servile, plus pénétrée du sens des réalités et plus utile aux besoins du pays.

Pendant ce temps, la France elle-même n'accordait aucun intérêt au peuple qui avait inspiré à l'abbé d'Hauterive des pages tout étincelantes d'originalité et d'esprit. On pourrait objecter qu'elle s'était repliée sur elle-même pour se refaire après ses malheurs. Mais la faute en était d'abord à ses représentants dans les Principautés, les consuls. Les premiers consuls de France ne furent établis, à Bucarest et à Jassy, qu'après les succès de la Révolution française, car la royauté avait refusé jusqu'au bout de nommer des agents dans les Principautés, malgré les avantages évidents qu'elles offraient au commerce, ces pays ayant un surplus de matières premières et la France pouvant envoyer vers le Danube des tissus de soie, des galons et d'autres fabrications de luxe. Les candidats qui s'offrirent au gouvernement de la République avaient des recommandations peu sérieuses, comme ce Constantin Stamaty dont il été question plus haut. Emile Gaudin, qui joua ensuite un rôle pendant le Directoire, fut plus heureux. Mais ni lui, ni ses successeurs n'étaient des personnalités assez distinguées pour recommander la France dans le pays. En outre ils n'avaient pas du tout la mission de s'intéresser aux conditions politiques dans lesquelles vivaient la Moldavie et la Valachie, de chercher à connaître les besoins et les vœux de ces provinces. Simples fonctionnaires, sans connaissances spéciales et d'une intelligence médiocre, ils se bornaient à défendre contre une administration souvent abusive leurs « Juifs français », nés en Gali-cie ou dans le Levant, et à faire dans leurs rapports le journal des événements, grands ou petits, qui se passaient sous leurs yeux. Quelquefois ces rapports gagnaient un intérêt particulier par des querelles de préséance ou d'autre nature, que ces représentants, dont le caractère s'était abaissé après la chute de Napoléon, avaient avec les agents du pouvoir. Il en fut ainsi jusqu'à l'avènement de Louis-Philippe. A ce moment, en 1830, des changements importants intervinrent dans les relations de la France avec les pays de la rive gauche du Danube. D'un côté, le traité d'Andrinople(1829) avait permis la libre exportation des grains roumains vers l'Occident ; les ports de Galatz et de Brada, délivrés de leur garnison turque, prirent bientôt un grand essor. Des vaisseaux grecs et autrichiens s'y rencontraient avec ceux qui portaient les pavillons de la Sardaigne, de l'Angleterre et de la France. Les ports du royaume y envoyaient déjà en 1830 quelques embarcations.

De l'autre côté, la France, relevée de ses ruines par le régime pacifique de ces Bourbons de la branche aînée qu'on venait de renverser, commençait à manifester un nouvel intérêt pour les grands problèmes politiques de l'Europe, dont faisaient partie les affaires d'Orient. Elle devait aller si loin dans la protection accordée à Méhémed-Ali, vice-roi d'Egypte, qu'une guerre générale fut sur le point d'éclater, guerre dans laquelle le parti de la bourgeoisie nourrie des souvenirs de la Révolution voyait la revanche nécessaire des anciennes défaites. Or, un gouvernement qui se mettait en peine, et d'une manière si sérieuse, pour l'Egypte, devait étendre bientôt son intérêt à la situation de la Turquie entière ; dans cette situation, l'essor national des Principautés formait un élément de troubles qu'on ne pouvait pas ignorer.

Déjà en 1832 Bois-le-Comte, plus tard ambassadeur en Suisse, fut chargé d'une mission en Orient, qui comportait aussi l'étude de la situation politique dans les Principautés. Il employa trois ans à recueillir ses renseignements. Il assure, fait d'un haut intérêt, que le vœu le plus chaleureux des boïars éclairés et patriotes est l'union des deux pays roumains sous un prince d'origine étrangère, qui ne fût ni autrichien, ni russe. Peut-être pensait-il à un des fils de Louis-Philippe, bien que rien de positif ne vienne à l'appui de cette hypothèse, conforme néanmoins à la politique de famille poursuivie avec persévérance par le roi des Français.

Telles étaient les circonstances au moment où, en 1839, les fonctions de consul général créées en 1834, furent confiées, après la retraite de l'honnête Cochelet, à un personnage[1] ambitieux et entreprenant, plein de confiance dans ses vues et dans ses talents, assez hardi pour combattre quiconque aurait voulu contrecarrer son action, Adolphe Billecocq, ancien agent en Suède et secrétaire d'ambassade à Constantinople. Dans cette société qui ne pouvait plus tolérer les abus de la Turquie, impuissante à la défendre, et qui redoutait les intentions de la Russie, dans ce monde façonné depuis une génération à la française, il voulut être le confident de toutes les aspirations, le conseiller de toutes les incertitudes, l'appui de tous les efforts vers un avenir de liberté et de nationalité.

Malgré les défauts de son tempérament, que l'âge devait exaspérer jusqu'aux fureurs les plus ridicules, il arriva un moment où il le fut. Il aimait le pays, où il avait pense même à se marier[2]; il en parlait la langue et il avait entretenu les relations les plus étroites avec tous ceux qui y jouèrent un rôle. Naturellement désireux d'étendre l'influence de sa nation, il ne voyait encore dans la Russie que la Puissance protectrice ayant des droits dont elle devait se prévaloir pour mettre fin aux exactions et aux abus. S'il fait semblant seulement de contester, dans un écrit rédigé en 1847, que le Tzar ait eu, à l'époque où fut rédigé le Règlement Organique, l'intention d'annexer les Principautés, auxquelles il entendait donner, avec le concours des meilleurs parmi les boïars, une vraie Constitution dans le sens occidental du mot, s'il écrit ces lignes simples et claires : « Aucune Puissance, dans des circonstances analogues, n'a donné un si noble exemple de générosité que celui offert par l'Empereur Nicolas, pendant la guerre de Turquie, dans ses larges et bienfaisants desseins en faveur des Principautés[3] et de leur avenir » ; s'il loue les nobles sentiments de « cet illustre monarque » et « la générosité de son caractère » ; si Kissélev est pour lui un « législateur, un organisateur à larges tendances et, en même temps, un administrateur économe, actif, poli et bienveillant », qui partit entouréde bénédictions après avoir accompli son œuvre bienfaisante, il estime en réalité que les choses ont marché mal sous une telle législation politique appropriée, il est vrai, pense-t-il, aux conditions spéciales du pays. La faute en est, d'après lui, aux princes indigènes. Alexandre Ghica, bien intentionné, montre de l'indécision et de la faiblesse. L'Assemblée, qui s'élève contre l'influence russe jugée trop absorbante, manque d'intelligence, de gratitude et de mesure. La Russie, en tout cas, a la responsabilité d'avoir donné comme successeurs au comte Kissélev des hommes nerveux et autoritaires, qui n'avaient pas le sens de la situation. L'opposition systématique faite au prince par Georges Bibesco et l'attitude peu amicale du nouveau consul russe, Dachkov, trouvent seules la désapprobation de Billecocq, qui reconnaît lui-même avoir été considéré comme le principal, le seul conseiller du Hospodar. La chute de Ghica lui paraissait un événement fâcheux, et l'élection de Bibesco, à laquelle il assista aux côtés du consul de Russie, un vrai malheur pour le pays, dont il devait annuler, par ses actes, la constitution[4]. Il n'aimait pas plus la jeunesse qui faisait ses études en Occident et dans laquelle il ne pouvait se décider à voir autre chose qu'une joyeuse bande « qui fait son tour d'Europe pour gagner les éperons de dandy et de lion, et nullement pour s'instruire sérieusement » ; quant aux intellectuels, ils n'étaient pour lui qu' « un essaim de soi-disant lettrés intelligents, puérils et vains », qui s'amusaient à pourchasser les caractères cyrilliques, à détester les étrangers, à parler de l'origine romaine et des exploits de Michel-le-Brave et à rêver d'indépendance. Le peuple roumain lui-même n'est, à son avis, qu'un de ces « peuples morts à toute idée d'ordre et de légalité, croupissant dans la misère de la plus grossière ignorance et sensibles à l'unique aiguillon de la force brutale ». Les relations du consul de France avec le prince au « type bohémien » devinrent si tendues que ce dernier s'en plaignit à Guizot, alors ministre des Affaires-Etrangères. Billecocq fut remplacé en février 1846. 11 fut question un moment de lui donner pour successeur Ferdinand de Lesseps, qui refusa ; on se décida enfin pour Doré de Nion[5].

Aussitôt Billecocq se mit à rédiger un factumd'une saveur très amère contre le prince dont il avait été l'adversaire et auquel il attribuait avec raison sa destitution. Déjà Bibesco lui-même s'était adressé à l'opinion publique, de France et d'ailleurs, en faisant rédiger par un confident, le docteur Piccolo, ancien censeur impérial russe à Bucarest[6], un écrit intitulé Paul Kissèlev et les Principautés de Moldavie et de Valachie, par un habitant de Valachie, et plus tard il fit imprimer un autre pamphlet, assez venimeux, De la situation de la Valachie sous l'administration d'Alexandre Ghica (Bruxelles 1842). Le factum de l'ancien consul, qui signait seulement par ses initiales, B. A.***, comprend les idées ci-dessus exposées et il finit par un appel chaleureux à l'intervention du ministère de Saint-Pétersbourg, « qui poursuit en Orient une pensée civilisatrice »[7].

Billecocq ne s'arrêta pas là dans son œuvre de rancune. Exaspéré par la fin de non-recevoir opposée à ses mémoires par ceux auxquels il s'était adressé pour obtenir satisfaction contre la mesure qui l'avait dépouillé de son poste, il arriva à se croire persécuté partout le monde ; il entreprit alors de raconter ses souffrances, réelles et imaginaires, dans deux gros volumes, pleins de lettres et d’autres pièces, qu’il intitula Le nostre prigioni. Cette fois il se donnait comme le plus grand ennemi de la politique russe en Orient et du protectorat ; il attribuait son remplacement à l’influence du Tzar qui, par le moyen de la princesse de Liéven, avait pesé sur la résolution de Guizot. Leverrier qualifiait cet immense factum de « questions de personnes terriblement insipides par le temps qui court ». Mais ce consul acariâtre et rancunier, qui représentait évidemment les intérêts de la famille rivale des Ghica, n’était pas l’homme qu’il fallait pour établir entre les siens et les Roumains, auxquels il reconnaissait cependant le rôle d’ « avoir formé autrefois, avec les Polonais et les Hongrois, cette muraille d’airain qui préserva l’Occident de l’invasion mongole ou turque », cette liaison étroite qui aurait donné aux Principautés une garantie solide de leur avenir et à la France le seul allié fidèle et permanent qu’elle pouvait avoir en Orient, où elle entendait reprendre désor mais le grand rôle qu’elle y avait joué depuis François Ier. Au lieu de représenter cette littérature, cette vie française qui s’étaient acquis une situation prépondérante, grâce seulement à l’instinctif attachement des boïars du XVIIIe siècle et à l’introduction de la langue française dans le programme des écoles phanariotes, il se mêlait aux intrigues des boïars acharnés à se combattre pour pouvoir se remplacer dans les hautes dignités et sur ce siège de vassalité qui avait toutes les apparences d’un trône sans en avoir les plus hautes et les plus dignes préroga tives[8]. La colonie française ne pouvait pas malheureusement faire par elle-même ce qui devait être inauguré et poursuivi par l’initiative et l’activité de son chef le consul. Il y avait bien, parmi les soixante personnes qui la composaient, des hommes vraiment honnêtes et utiles au pays, comme ce docteur Tavernier, qui rendit de si grands services dans sa lutte contre le choléra en 1831, et qui devait être mêlé bientôt dans une intrigue politique qui finit par le détruire. Mais la plupart étaient attirés uniquement, d’après le témoignage de Billecocq lui-même, par « l’extrême modicité de la vie matérielle » à Bucarest et dans le pays entier, qui devenait par cet avantage « une sorte d’Eldorado à un tas de gens perdus de misère et d’ignominie ». Au moment où les Français déjà mentionnés donnaient une éducation saine et solide à la jeunesse moldave, où la comtesse de Grandpré, veuve d’un capitaine de vaisseau, fondait une bonne école de jeunes filles à Jassy, où l’ingénieur Condemnie commençait une grande exploitation de forêts sur les terres du boïar Stirbey, où enfin l’aide-de-camp des princes Ghica et Bibesco était un vicomte de Grammont, de traditions légitimistes et au teur d’un écrit destiné à défendre ses protecteur il y eut des « domestiques et cuisiniers français », des prêtres défroqués, des comédiens et des ouvriers, des polytechniciens détraqués et criminels, qui s'abattaient comme « instituteurs » sur ce « sol nourricier, où personne n'est mort de faim »[9]. Un faussaire, condamné comme tel, le comte Abrial, se cachait à Jassy sous le beau nom de M. de Saint André, et un M. de La Maisonfort, qui se disait « lieutenant-général du roi de Lahore », joua de son prestige en Orient avant de l'effrayer par ses crimes [10].

Dans cette petite société, ou il y avait tant de transfuges et de naufragés, le seul dont l'activité littéraire pût servir à rapprocher la France lointaine et ce pays latin du Danube, était Vaillant. Il commit la grave erreur de se laisser conquérir, sinon par la méprisable politique des partis de famille et de clique qui déchirait les deux Principautés, mais surtout la Valachie, au moins par ces sourdes agitations nationales qui troublaient les provinces chrétiennes du Sultan, préparant un avenir de liberté aux Grecs et aux Slaves. Les agissements des Bulgares à Braïla, où ils provoquèrent un vrai mouvement insurrectionnel destiné à leur fournir les moyens d'envahir la Dobrogea turque, les ambitions démesurées du vieux cnèze serbe exilé à Bucarest, Miloch Obrénovkch, les tendances conspiratrices de tel boïar remuant comme Michel Filipescu ou de quelques écrivains en mal de jouer un rôle politique, comme Eliad, finirent par le compromettre. Il dut quitter la Valachie, où il avait vécu et travaillé— lui et sa femme, directrice d'un établissement d'éducation pour les jeunes filles, — pendant de longues années. Il chercha vainement par trois fois à se faire pardonner sa faute en reparaissant à Bucarest[11]. En 1844, définitivement retiré à Paris, il y publia un écrit d'une grande importance pour populariser la cause roumaine : La Romanie. Il n'entendait pas y donner seulement une description de la principauté valaque, un résumé de son histoire, des notes d'ethnographie et de folkore, plus quelques anecdotes courantes, selon la recette, à très bon marché, de tous les touristes littéraires, mais bien renseigner le public français sur la vie entière de cette nation roumaine unitaire, dont la Valachie formait seulement un des territoires politiques. Il s'occupe aussi des Moldaves et, pour la première fois, des Roumains de Transylvanie, qu'il nomme, d'après le terme national servant à désigner ce pays d'esclavage, l'Ardeal, d'où Ardialiens (en roumain : Ardeleni). Il fut en outre le premier à lancer ce nom de Romanie, correspondant à notre Romania, pour désigner toutes les régions dont les habitants s'appellent Roumains (Romani) et nomment roumaine leur langue. La nouvelle école littéraire de Kogalniceanu, d'Alexandri, la génération enthousiaste des romantiques, rêvant de cette grande patrie libre qui n'avait pas encore été fondée, adopta cette dénomination, qui, du reste, était déjà employée officiellement pour la principauté de Valachie (România au lieu de Tara-Româneasca, Terra Romanica, l'ancienne dénomination historique) ; mais les Français, qui ne tenaient pas autant que ce bon Vaillant à rappeler l'origine romaine, latine, de la nation, en firent ce nom bâtard de Roumanie (basé peut-être cependant sur la prononciation populaire : Rumân, rumânesc) qui resta.

Il faut retenir ces deux faits : le premier écrivain étranger qui s'occupa de notre nation entière, reconnaissant son caractère unitaire et parfaitement uniforme, fut ce professeur de français à l' « école nationale de Saint-Sabbas », qui s'intitulait aussi, avec orgueil, « fondateur du collège interne de Bucuresci (sic) et professeur à l'école gratuite des filles » ; en second lieu, c'est lui qui risqua le premier ce nom de Roumanie qui devait avoir un avenir, celui d'hier, et en aura certainement un autre, plus grand encore, mais tout aussi légitime, celui de demain.

La Romanie est composée de trois volumes assez amples ; elle contient l'histoire ancienne et l'histoire moderne de la Dacie, des « Romains de la Dacie », la description pittoresque, parfaitement ressemblante, du territoire, et des considérations sur la langue ; une mention spéciale doit être faite de la partie qui concerne ces « Ardialiens », ces Roumains de Transylvanie, dont le sort était alors un sujet de réflexions mélancoliques pour les poètes et les penseurs, avant de devenir une des principales préoccupations des diplomates.

Vaillant admet résolument la continuité de l'élément roumain dans la Dacie, malgré l'évacuation purement administrative et militaire accomplie par ordre de l'empereur Aurélien, vers 270. Il apporte même en sa faveur des arguments nouveaux et qui n'ont pas été remarqués. « Nous avons perdu », dit-il à ses co-nationaux, « le Canada, la Louisiane, etc. ; mais la majeure partie de nos colons y sont encore. Pourquoi donc, parce que lés temps sont loin, vouloir qu'il en fût autrement aujourd'hui ? Le sentiment de la propriété n'était pas moins fort chez les colons d'un peuple conquérant que chez ceux des nations commerçantes de notre époque ». Il relève ce fait que les colons fixés par Trajan dans la Dacie étaient « des citoyens qui, victimes de la grande propriété et n'ayant plus depuis long temps dans leur mère patrie d'autre état que la misère, accouraient dans cette contrée comme dans un Eldorado » : il aurait donc été bien difficile de les enlever à ce sol qui eut bientôt fait de les enrichir. Une argumentation tout aussi saine lui avait fait comprendre que ces bourgeois, ces colons, ces soldats retraités à qui le don d'une modeste propriété payait les efforts d'une vie entière, ne pouvaient pas devenir tout à coup « ces nomades », ces pauvres pâtres errants dans lesquels le slavisant Miklosich, voyait, il y a quelques dizaines d'années encore, la nation roumaine tout entière.

Un phénomène d'histoire est ici invoqué très à propos. Pendant les guerres livrées au XVIIIe et au XIXe siècles sur ce territoire entre les Turcs, d'un côté, les Russes et les Autrichiens, de l'autre, les boïars, les nobles, les marchands, les fonctionnaires, voire même le prince, se retirèrent, de la Valachie etde Moldavie, en Transylvanie ; mais, ajoute Vaillant, « le prolétaire les a-t-il suivis ? Non, pas un seul ; » et il appuie d'une critique serrée sa thèse, qui fait de ces Roumains de Transylvanie les descendants directs — il prétend même leur conserver la pureté du sang — des anciens colons venus d'Italie.

Lorsque, après les grandes migrations, les groupes de la population roumaine prirent un aspect définitif, chacun sur sa base géographique propre, Vaillant s'évertue à chercher dans la terminologie mythologique le nom de l'Ardeal ; ce nom, certainement emprunté aux Magyars, qui nommaient ainsi la province conquise par leur roi au-delà des forêts entre 1000 et 1100,il le dérive de Jupiter lui-même. Pour l'infiltration politique des Hongrois, il prête foi à d'anciens chants de guerre, cousus bout à bout et naïvement interprétés par un compilateur magyar, notaire du roi Bêla, qui vivait dans la seconde moitié du XIIIe siècle. Mais il n'admet guère la tendance de cette légende transformée tant bien que mal en chronique ; il observe que la race magyare, fameuse par sa cruauté sans exemple — Liudprand, l'évêque de Crémone contemporain de l'invasion, l'atteste aussi dans son Antapadosis, -- est représentée par le notaire « comme sage et douce », selon les conceptions, tardivement et grossièrement adoptées, de la religion chrétienne. Mais, tout de même, l'esclavage politique des Roumains de Transylvanie a commencé.

Comme tous les historiens jusqu'aux derniers temps, Vaillant admet que la première principauté roumaine, la Valachie, fut fondée par des réfugiés de Transylvanie chassés par le prosélytisme violent des rois catholiques de Hongrie, ennemis de la religion d'Orient. On sait aujourd'hui à quoi il faut s'en tenir : la Valachie fut créée par la réunion de différents cercles autonomes, administrés par des juges et des Voévodes ; loin d'avoir commencé sur le versant transylvain des Carpathes, elle arriva bientôt à réunir à sa nouvelle couronne des fiefs situés dans le Sud transylvain, les duchés de Fogaras et d'Almas, qui durent leur existence aux intérêts politiques des Angevins de Hongrie dans la seconde moitié du XIVe siècle.

Après la fondation des Principautés, Vaillant ne reviendra plus sur le sort de ces Roumains de Transylvanie ; il aurait dû à tout le moins y signaler l'existence et l'importance des deux classes principales : l'aristocratie, de confession catholique comme celle des maîtres, mais gardant pendant des siècles sa langue et ses coutumes, et le clergé, auquel les princes roumains du voisinage donnèrent des chefs religieux, des évêques, résidant dans leurs fiefs, apanages et châteaux de Transylvanie ; il aurait pu présenter la longue lutte sociale, et instinctivement nationale aussi, qu'ils soutinrent pour s'affranchir des abus et de l'oppression. L'auteur de la Romanie connaît seulement le grand mouvement de 1437 qui, après la défaite des paysans, amena la conclusion d'une ligue entre les privilégiés, qui s'unirent pour combattre les manifestations éventuelles du mécontentement de cette plèbe en grande partie roumaine. Il parle cependant largement du grand rôle joué dans l'histoire de la Hongrie et de la chrétienté entière par Jean de Hunyadi, qui était Valaque par son père aussi bien que par sa mère et qui, dans ses efforts réitérés à l'époque de la conquête turque à Constantinople, s'appuya sur l'organisation des deux principautés roumaines libres de Moldavie et de Valachie. « On s'étonnera peut-être », dit-il ailleurs, « en reconnaissant un Roman dans Jean Corvin, ce preux des preux, cette colonne inébranlable de la chrétienté. » Il croit même que ce régent de Hongrie, père du roi Mathias, était né « en Valaquie, au Banat de Craiova ». Il n'oublie pas de dire que Nicolas Olah, le grand archevêque de Gran et le principal représentant de l'esprit de la Renaissance en Hongrie, était Roumain, et il cite les termes d'un diplôme solennel qui redonnait sa nationalité.

La conquête d'une grande partie de la Transylvanie par Pierre Rares, prince de Moldavie à partir de 1529, trouve sa placé dans le récit. Il croit même que, en 1538, Rares, sur le point d'être attaqué par le Sultan, espéra l'investiture « de la principauté de Transylvanie de la part de Soliman-le-Magnifique ». En même temps, il signale les premières publications roumaines parues en Transylvanie, après 1560, sous l'impulsion de la Réforme religieuse.

Arrivant au grand prince valaque Michel-le-Brave, Vaillant interprète à sa juste valeur le traité qui fut imposé, en 1595, à ce prince et à son voisin de Moldavie par le prince magyar de Transylvanie, Sigismond Bathory, qui espérait, dans son infatuation, pouvoir maintenir ces deux pays dans sa dépendance. La conquête de la Transylvanie par Michel sur André, cousin et successeur de Sigismond, est racontée de la même manière que dans l'ouvrage roumain de Nicolas Balcescu, dont Vaillant fut un des professeurs. .« Il souffrait », dit-il, « de voir ses frères traités en serfs par les conquérants magyars et les étrangers saxons. » Maître des trois principautés, ce Michel avait assez de ce génie civilisateur qui sait conserver les conquêtes, pour constituer en royaume toute l'ancienne Dacie ». Lorsque la trahison des nobles hongrois de Transylvanie et les intrigues de la Cour de Vienne lui font perdre sa conquête, lorsque, réconcilié avec Rodolphe II et vainqueur de Sigismond, rappelé par les siens, il est traîtreusement tué par son camarade, Georges Basta, général aux gages de l'Empereur, Vaillant consacre les lignes suivantes à la mémoire du héros valaque, dont, à l'heure actuelle plus que jamais, le fantôme sanglant hante nos rêves d'avenir : « Ainsi périt à quarante-trois ans, victime d'un lâche assassinat, ce grand homme, qui n'a d'égal parmi ses concitoyens que Jean Corvin et Etienne-le-Grand, qui l'emporta sur le premier par la grandeur de ses vues et le patriotisme de son ambition. Les Ardialiens l'appellent encore leur roi Michel et l'Alexandre-le-Grand. Il avait rendu de trop grands services à l'Empereur pour ne pas être payé d'ingratitude... Michel eut à peine un regret. » Et il emprunte ces paroles à l'écrivain saxon Engel, qui rédigeait son histoire au commencement du XIXe siècle : « Jetons des lauriers sur la tombe de ce grand homme, car lui aussi a aidé à garantir l'Europe de la barbarie des Turcs. Que l'histoire conserve sa mémoire ! Qu'elle dise au monde ce qu'il sut faire de grand avec de si faibles moyens... Qu'elle fasse pressentir à l'Europe ce qu'elle peut attendre du peuple qu'il commandait » !

Arrivant ensuite aux deux grandes victoires qui, en 1603 et 1611, livrèrent la Transylvanie à Radu Serban, successeur de Michel, il croit que, sans une nouvelle trahison des Impériaux, ce prince « eût pu profiter de cette victoire qui faisait trembler la race dominante, afin de réveiller chez la race conquise le sentimentdela liberté et l'appeler à l'union..., d'autant plus facilement que les Romans étaient, alors comme aujourd'hui, les plus nombreux dans cette province ». Pour le XVIIIe siècle, sont mentionnées comme en passant la conquête de la Transylvanie par la Maison d'Autriche, et l'union des Roumains avec la confession catholique de l'Empereur. Celui-ci leur avait promis formellement le maintien de leurs droits nationaux ; mais, ils n'en bénéficièrent jamais, ayant été leurrés et exploités jusqu'aujourd'hui à chaque tournant de la politique autrichienne en Orient.

Vaillant attribue à la littérature roumaine de Transylvanie, fière de l'origine romaine de la nation, le nouvel essor enthousiaste qui saisit les Roumains au XIXe siècle. Il rappelle le rôle joué dans la tentative faite pour réformer l'enseignement roumain par « ce vertueux patriote d'Ardiale, M. Nicoresco » (1833). Ce dernier s'appelait de son vrai nom Moïse Nicoara ; originaire du Banat, il fut, avec Paul Iorgovici, qui visita le Paris de la Révolution, un des rares représentants de l'influence française outre-monts. Pour montrer la situation des Roumains transylvains, Vaillant cite ces lignes du grand publiciste Georges Baritz : « Il est un fait, c'est que la plupart des Romans d'Ardialie ne sont que des colons soumis à la noblesse ; mais il en est un autre, c'est que les Romans ysont au nombre de 1.200.000 (aujourd'hui plus de 4.000.000), tandis que toutes les autres populations ensemble, Hongrois, Szekler, Saxons, Allemands, y sont à peine 900.000. Qu'est-il donc d'étonnant que le servage pèse de préférence sur les plus nombreux? N'en est-il pas ainsi parmi les Magyars ? Que sont ces nombreux villages de serfs privés, comme les Romans, de droit politiques, obligés, comme eux, de travailler cent quatre jours et plus par an au sillon des propriétaires ? Que l'on cherche dans la patrie de long en large et que l'on me dise si ce n'est pas à la presse romane de défendre les serfs et leurs droitsd'homme, puisqu'ils n'en ont pas d'autres, non plus que les Romans... Il serait superflu de fouiller l'histoire et de lire les archives de la noblesse ; tout le monde sait que l'élite de la noblesse d'Ardialie, pour avoir changé de nom et de costume, n'est pas moins d'origine romane et que les persécutions religieuses sont la seule cause qui lui ont fait abjurer sa foi, oublier sa nationalité et renier son nom pour celui de Magyar. Vajda-Hunyad, Fogaras, le Zarand, Kœvar, le comté de Torda sont peuplés de familles nobles romanes qui ne parlent d'autre langue et ne reconnaissent d'autre nationalité que celles que leur ont léguées leurs pères. »

II faut lire aussi les pages où Vaillant raconte son voyage à travers les deux Principautés ; il y fait parler un pâtre de Transylvanie, qui se plaint de la situation des siens, tout, en ayant foi dans un meilleur avenir. « Eh bien ! frère », lui demande notre écrivain : « puisque tu es Roman, ne verrais-tu pas avec plaisir la réunion des trois Principautés ? »

A la fin de ses études, dont le détail a très souvent une forte saveur de naïveté, il constate l'état d'esprit des Roumains en 1840 dans ces termes qui paraissent écrits d'hier : « Les Romans de la Dacie tendent à l'union ; les hommes d'étude et d'inspiration n'ont là d'autre but que de réunir leurs concitoyens par le souvenir d'une même origine et leur espoir de rattacher à l'aide du temps les diverses provinces qui constituaient jadis la Dacie trajane. Il y a en ceci une haute pensée de patriotisme, qui méritera sans doute l'approbation de tous les cœurs généreux. »

Peu de temps après l'apparition du livre de Vaillant, en 1846, un Roumain de Transylvanie, Auguste Trébonius Laurian (ou Lauriani), donnait un Coup d'œil sur l'histoire des Roumains, œuvre très exacte et utile, mais qui fut malheureusement trop peu répandue. Vers cette époque on lisait à Paris, avec l'intérêt que devait inspirer toute action romanesque située dans un pays lointain, un roman de la comtesse Dash, Michel le Moldave. Il est question dans ce récit d'un Michel Cantemir imaginaire, qui revenait de France, avec un ami français, pour réunir les membres du parti de l'indépendance roumaine et devenir, contre les Turcs aussi bien que contre les Polonais envahisseurs, roi de la Dacie unifiée. La comtesse avait passé quelque temps en Moldavie, où elle adopta l'orthodoxie pour devenir la femme de Grégoire Sturdza, fils du prince régnant ; puis les époux se séparèrent ; la jeune femme dut abandonner le pays, où elle essaya cependant de revenir. Sur ses vieux jours, Mme Dash aimait encore à se parer de la belle pelisse moldave que lui avait donnée son ancien mari. Des dessinateurs français traversèrent à cette époque les pays du Danube. Raffet accompagna le voyageur russe Démidoff; son crayon, habile à saisir les caractères distinctifs des vieux soldats de Napoléon, s'arrêta avec complaisance à esquisser les caravanes de paysans roumains traversant les plaines de Bessarabie, les pittoresques types des deux Principautés, les vastes plaines survolées de cigognes, les villes moldaves et va-laques, ressortant avec leurs nombreux petits clochers des vergers et des jardins, les danses naïves du peuple au milieu des foires bondées défoule, et jusqu'aux soldats de la nouvelle armée. Dans d'autres circonstances, que nous ne connaissons pas, Michel Bouquet, futur garde de la galerie du Louvre pendant la révolution de 1848, saisit les mêmes caractères de la nature et de la population roumaine, et il nous a laissé dans ses cahiers des documents d'une haute importance concernant les monuments et les costumes.

Mais celui qui connut mieux la terre et la société de ces pays, qui l'apprécia avec le plus de sens artistique, qui l'aima avec le plus de sincérité et de fidélité, qui mit le plus d'empressement à servir une nation qui avait besoin du concours continuel de tous ses amis, fut Charles Doussault.

Il était venu à Bucarest un peu après 1830, sans qu'on puisse connaître le but de son arrivée. Les nouveauxboïars ne lui disaient rien, sous leurs masques empruntés à l'Occident. Mais, lorsqu'il aperçut les petites églises des faubourgs, avec leurs cimetières ornés de croix sculptées et leurs vieux acacias sous lesquels le prêtre patriarcal apprenait à lire et à écrire aux petits enfants nu-pieds, lorsqu'il lui fut permis d'entrer dans les vastes cours encombrées de marmaille et de volaille, de gravir les escaliers noirs de vieux bois branlant, d'embrasser du haut des balcons aux colonnes délicatement fouillées, le paysage poudré de fleurs blanches au printemps, de prendre part aux soirées où quelque maître de danse en pelisse orientale enseignait son art à de gros garçons gênés et à de belles filles rieuses qui feignaient d'ignorer la présence de l'étranger, il fut saisi, comme artiste, d'un étrange plaisir, et il se prit à noter les différents aspects d'un patriarcalismeaussi riant, de ce monde simple et bon, qu'il appréciait plus que la meilleure société du pays. Allant plus loin, il découvrit des villages d'une originalité charmante sous leurs toits de chaume autour de la fontaine rustique où les jeunes filles venaient puiser, comme aux jours bénis de la Bible, et il entendit l'écho prolongé de ses pas dans les sanctuaires des anciens monastères, où il déchiffrait les inscriptions, tout en copiant, d'une main sûre, les fresques.

« Les églises en Roumanie », dit-il, « sont les seuls monuments qui puissent fixer l'attention de l'artiste et de l'archéologue ; elles sont nombreuses, et quelques-unes peuvent rivaliser avec les plus célèbres productions de l'art grec et byzantin des plus belles époques. Cet art de Bas-Empire revêt dans les Principautés Danubiennes un caractère élégant tout à fait inconnu en Europe, où les artistes et les savants vont bien loin chercher de nouvelles inspirations si difficiles à rencontrer, même sur les bords du Gange ou du Mississipi[12]. »

Ses souvenirs, très précis, parce que le sentiment le plus pur les avait gravés dans sa mémoire, méritaient d'être fixés autrement que par l'image ; s'ils avaient été publiés comme illustration de ses belles esquises[13], ils auraient ajouté le témoignage de l'art à l'éloquent exposé des droits d'un peuple avide de liberté ; mais il fallut d'abord que la révolution de 1848 créât un nouveau lien, plus étroit, entre les Principautés et la France[14] .

Il faut ajouter cependant que les dessins de Doussault avaient paru séparément dès 1847 chez les éditeurs parisiens Vibert et GoupiL[15] et que Billecocq avait demandé à Jules Janin de faire une préface pour l'édition populaire qu'il projetait[16] .

En 1847 déjà, le nombre des étudiants roumains à Paris était si grand qu'ils s'organisèrent dans une société d'éducation et de lecture nationales. La « Bibliothèque Roumaine », installée au numéro 3 de la place de la Sorbonne, chez un de ces jeunes gens, Varnav, comprenait dans son programme des réunions du samedi, dans lesquelles on lisait des pages de l'histoire des Roumains. Un de ses membres, le frère de Michel Kogalniceanu, écrivait ce qui suit : « Bien que les jeunes Roumains se trouvent loin de leur pays, ils ne l'oublient pas un seul moment et ils cherchent à resserrer le plus possible leur fraternité, autant ici même que dans le pays quand ils y retourneront. » Et, plus loin, ce passage empreint de sagesse : « A Paris, nous ne sommes pas venus seulement pour apprendre à parler le français comme un Français, mais pour emprunter aussi les idées et les choses utiles d'une nation aussi éclairée et aussi libre[17]. » Une dame Greceanu, dont le fils venait de mourir, constitue une rente en faveur de la « Bibliothèque » [18].

  1. Voy. Sturdza, Acte si Documente ; sur Bois-le-Comte, Eîllecocq, Le nostre prigioni, tome i, pages 167-170 et page 135.
  2. Le nostre prigioni, tome i, p. 215.
  3. La Principauté de Valachie sous le Hospodar Bibesko par B. ***, ancien agent diplomatique dans le Levant, 2e édition, Bruxelles 1848, pp. 24, 30.
  4. Au premier scrutin avait été élu le vieux Filipesciu, au second Emm. Baleanu. Voir Le nostre prigioni. tome i, pp. 178-9 et La Valachie, etc., p. 121. Alexandre Ghica disait de Billecocq qu’il avait « remis dans le salon un consulat qu’il avait dû ramasser dans la rue »
  5. P. 53. Billecocq se reconnaît presque comme l’auteur du pamphlet intitulé Le nostre prigioni, tome i, pp. 144, 181 ; cf.p.339 etsuiv ; ii, p.167 et suiv. — Voy. la lettre par laquelle Nion est accrédité, dans notre Revista istorica, 1. Cf. Billecocq, loc. cit., p. 103 et suiv. et Le nostre prigioni, tome i, pp 261 — 264.
  6. M. V. Bogrea me signale une Anthologie grecque du même, qui, dédiée à Grégoire Ghica, prince de Moldavie (1853), mentionne aussi (p. XV) « la sollicitude persévé rante et les encouragements du prince Georges Bibesco »,
  7. Une correspondance dans le sens de Bibesco a été, dit-on, insérée dans le National, 3e trimestre de 1842 (Le nostre prigioni, p. 187, note).
  8. « Vous avez été », disait-il à Bibesco, « l’ennemi pas sionné de mon ami le prince Ghica » (Le nostre prigionij terne i, pages 74-75).
  9. Ibid., pages 70, 73-74 et suiv., 115 et suiv., 124 et suiv., 128 et suiv.
  10. Ibid., pages 90 et suiv., 184,
  11. Voy, aussi Le nostre prlgioni, pages 370, 378
  12. L’Illustration, année 1857, p, 39.
  13. L’Illustration, année 1855, p, 7 et suiv,
  14. Il s’agit de l’ Album moldo-valaque de Billecocq, qui, comme on le verra, parut dans l’Illustration de 1849, bien que la préface soit datée de septembre 1847. Voy. Le nostre prigioni, n, pp. 243, 256 et suiv. Cf. le Monde Illustré, année 1874. tome n, p. 257.
  15. Notre revue Floarea Dunarilor, tome H, pp. 227-228,344.
  16. Étoile du Danube, p. 340.
  17. Étoile du Danube, p. 340.
  18. Billecocq, loc. cit., pp. 335-337, 394-397.