Histoire du Bouddha Sâkya-Mouni (Summer)/Deuxième Partie/IV

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Ernest Leroux (Bibliothèque orientale elzévirienne, IIp. 157-171).


IV.

VIEILLESSE, MALADIE ET MORT DU BOUDDHA.


Sâkya-Mouni n’avait ménagé ni ses peines ni ses forces, et l’on peut dire qu’il s’était offert chaque jour en holocauste sur l’autel de la loi. À soixante-dix-neuf ans, les défaillances de la vieillesse atteignirent celui qui, d’un seul mot, opérait des miracles. Les dieux eussent volontiers exempté leur favori des infirmités de l’âge et des angoisses de la mort. Une radieuse apothéose pouvait l’emporter dans toute sa force vers les régions du Nirvâna ; mais une haute moralité exigeait que le Bouddha souffrît tout ce que devaient souffrir les hommes.

Il y avait encore une autre raison : le sage entretenait souvent ses auditeurs des Bouddhas qui l’avaient précédé sur la terre. Ces périodes lointaines s’effaçaient dans les brumes du passé, et l’existence de ces personnages pouvait sembler problématique. Rappeler leur souvenir était une manière habile de rendre plus solides les bases sur lesquelles s’appuyait la doctrine Bouddhique. Tous les Bouddhas étaient tenus de faire exactement la même chose, et les moindres circonstances de leur vie devaient se reproduire avec une exactitude rigoureuse. Les disciples de la main droite ou de la main gauche ayant toujours précédé dans le Nirvâna les Bouddhas auxquels ils étaient attachés, Sâripoutra et Maudgalyâna devaient donc, fatalement, mourir avant leur maître. Dans une sorte d’extase, Sâripoutra avait entrevu l’avenir : il savait qu’avant une semaine écoulée, il ne compterait plus parmi les hommes. Un soir, il remplit, pour la dernière fois, ses fonctions de disciple ; il étendit, avec un soin pieux, la natte et les coussins du sage ; sous la galerie de Djêtavana, témoin de tant d’heures paisibles et de si doux entretiens, il fit ses adieux à Sâkya-Mouni, et demanda la permission de retourner au pays natal, pour prêcher la loi à sa mère. Sept jours après, les restes du disciple étaient apportés avec pompe au monastère. Souriant à l’avenir, Sâripoutra s’était endormi du sommeil suprême, au milieu des siens.

La mort de Maudgalyâna ne fut pas si douce. Le disciple de la main gauche habitait sur le sommet d’une montagne, au fond d’une caverne de rochers.

Les hérétiques surent le découvrir dans ces lieux sauvages, et ils le firent mourir sous le bâton. Son corps fut laissé sur la mousse comme un monceau de chairs informes, dont les corbeaux se hâtèrent de faire disparaître les débris ; pas une relique du pauvre ascète ne fut rapportée au monastère. Lecteur, si vous étiez tenté de vous attendrir, apprenez que jadis le disciple avait eu un père et une mère aveugles, auxquels il prodiguait les soins les plus touchants. Il eut la faiblesse d’épouser une jeune femme frivole, qui s’ennuya bientôt d’avoir à soigner deux infirmes. Sous l’influence de cette créature, Maudgalyâna fit périr les vieillards qui s’attardaient sur la terre. Depuis mille ans, le parricide tournait dans le cercle de la transmigration, sans avoir expié son horrible forfait. Il fallut les souffrances inouïes d’une mort tragique pour qu’il atteignît enfin la délivrance.

En apprenant la double perte éprouvée par la communauté, le sensible Ananda ne put retenir ses larmes. Sâkya le reprit doucement ; il lui rappela qu’en de telles occasions, le chagrin était inutile et contraire aux principes du sage. Soumis à la loi du changement, l’homme doit se tenir prêt à quitter ce qui lui est le plus cher, comme un voyageur toujours disposé à partir.

Le Bouddha se mit en route pour la ville de Vaisali, où il avait donné rendez-vous à ses disciples. À peine arrivé, il tomba malade ; la vie errante était désormais au-dessus de ses forces. Il fit appel à son pouvoir surnaturel, et, par l’effet de sa propre volonté, il entra dans l’état calme, la nature froide[1], qui l’élevait au-dessus de la vie matérielle. Personne ne redoutait moins que lui la souffrance ; mais sa tâche n’était pas achevée, et il avait encore des instructions à donner aux disciples. Leur entrevue avec le maître empruntait aux circonstances un caractère solennel et touchant. Lorsque Sâkya monta les degrés de la chaire, faible, pâle, amaigri, plus semblable à un esprit du monde immortel qu’à un habitant de la terre, un douloureux murmure courut à travers l’assemblée. Dans une improvisation colorée, il annonça, presque gaiement, que la fin du drame serait bientôt arrivée, et que, dans trois mois, ses disciples ne le verraient plus. Des sanglots lui répondirent ; ces rudes poitrines d’ascètes, qui semblaient inaccessibles au chagrin, se soulevaient violemment ; le respect seul comprimait l’explosion de la douleur, et Sâkya-Mouni, plus ému qu’il ne voulait le paraître, s’enfuit pour échapper à ces témoignages d’affection.

Le lendemain matin, accompagné d’Ananda, il gravit une colline qui dominait Vaisali, et envoya des adieux attendris à la cité superbe qu’Adjâtasatrou devait détruire par le fer et le feu. « Vaisali, où je reçus tant de marques de respect et d’amour, Vaisali, où germa la bonne semence, salut pour la dernière fois ! »

Si le religieux avait subjugué toutes les passions, la faculté de sentir et d’aimer lui restait encore malgré lui.

Dans un précédent voyage à Vaisali, le Bouddha avait converti la courtisane Amrapalî, célèbre par ses charmes, son luxe, et le nombre de ses amants. À l’instruction variée qui, dans l’Inde ancienne, était le privilége exclusif des courtisanes, Amrapalî joignait des talents agréables ; sa voix se mariait avec souplesse aux sons des instruments ; elle exécutait admirablement ces danses mimées et lascives, dont les bayadères modernes ont gardé le secret ; personne ne connaissait mieux qu’elle les diverses manières d’émouvoir les hommes. Mais, chez cette femme remarquable, l’instinct maternel était peu développé. Le petit enfant abandonné, recueilli par Bimbisâra, n’était autre que Djivaka, le fils d’Amrapalî. Elle eut aussi une fille qu’elle garda près d’elle, et dressa, avec succès, au culte du dieu de l’amour.

Les idées religieuses n’avaient pas trouvé place dans une carrière si remplie. Après un quart de siècle consacré à la galanterie, l’isolement commençait à se faire autour de la courtisane vieillie. Songer, en ce moment, à donner à la vertu les restes du diable, n’était peut-être pas un sacrifice très-méritoire. Le Bouddha n’en accueillit pas moins le repentir de la pécheresse, comme il avait accueilli celui du parricide Adjâtasatrou.

Amrapalî avait toute la ferveur des jeunes néophytes ; elle crut expier ses fautes passées en offrant son magnifique parc pour l’usage des religieux. Plusieurs fois elle eut l’honneur de recevoir le maître à sa table ; avant de quitter Vaisali, il daigna faire ses adieux à cette brebis, entrée si tardivement au bercail.

En apprenant, de la bouche même de son directeur, qu’il mourrait bientôt, la courtisane fondit en larmes.

Qu’on ne s’étonne pas de la ressemblance de cette légende avec un passage de l’Évangile. Madeleine et Amrapalî éprouvaient toutes deux ce besoin de réhabilitation, qui saisit les plus folles au sein des plus grandes erreurs ; Jésus, comme le Bouddha, était le dernier enthousiasme, la flamme purifiée de ces cœurs qui avaient tant aimé et n’en avaient pas encore fini avec les penchants d’autrefois. Les deux maîtres étendirent une main miséricordieuse sur ces fronts coupables ; la clémence n’est-elle pas le plus doux privilége dont l’exercice soit réservé au sage ?

Les moments étaient précieux, et le Bouddha déployait plus d’activité que jamais. Il traversa l’Inde presque tout entière, faisant halte dans les plus infimes bourgades, et ne se lassant pas de prêcher au peuple les quatre vérités. Il avait convoqué de nouveau ses religieux dans le pays de Pawa. Là, sous un bosquet de manguiers, s’élevait un monastère aussi beau que celui de Djêtavana. L’opulent Chounda, fils d’un orfèvre renommé, avait consacré une partie de sa fortune à cette pieuse fondation. En apprenant l’arrivée du maître, le dévot n’eut rien de plus pressé que de l’inviter à un repas somptueux. Les cuisiniers passèrent la nuit à préparer ce festin, pour lequel on avait mis à contribution toutes les recherches culinaires de l’époque. Les religieux firent honneur à la bonne chère ; ils n’étaient pas habitués à pareille fête ; quant au Bouddha, il mangea seulement d’un plat de porc au riz où les dieux avaient laissé tomber des assaisonnements célestes ; rien de plus délicieux ; mais aucune autre nourriture ne devait plus toucher les lèvres du maître.

La caravane venait à peine de prendre congé du généreux amphitryon lorsque Sâkya fut saisi d’une horrible indigestion.

Que de fois, à ce sujet, les Brahmanes ont essayé de jeter du ridicule sur le Bouddha, et lancé contre lui l’accusation de gourmandise !

C’était avec intention que le sage avait accepté ces souffrances vulgaires. En mangeant le mets indigeste servi chez Chounda, il savait qu’il allait au-devant de la mort ; il voulait, par son exemple, montrer une dernière fois aux hommes les misères du corps, et rabaisser la chair pour exalter l’esprit.

Malgré ses vives souffrances, le Bouddha essaye encore de marcher ; le zèle de l’apostolat l’entraîne ; plus fort que la volonté, le mal terrasse le religieux ; il tombe épuisé sur le gazon, et se tord dans des spasmes douloureux. Ananda lui apporte un verre d’eau, pour rafraîchir ses entrailles desséchées ; il se traîne vers la rivière voisine, et, soutenu par deux disciples, il prend un bain. Au sortir de l’eau, on le couche dans un hamac qu’Ananda a fait suspendre entre deux grands arbres ; leurs rameaux fleuris, agités par la brise, secouent sur le front du malade une poussière embaumée. Né à l’ombre des jardins de Loumbini, le Bouddha veut mourir à l’air libre, sous le feuillage des forêts, au milieu des harmonies de la nature.

La nuit est venue, comme pour voiler cette scène de deuil ; point de torches ni de flambeaux ; les lucioles émaillent le gazon de lueurs verdâtres ; on est à la pleine lune de mai ; l’astre aux rayons froids baigne de clartés mystérieuses cette couche sur laquelle expire le meilleur des hommes. Les disciples se taisent ; qui oserait rompre le silence de cette veillée funèbre ? On n’entend rien, si ce n’est, parfois, dans les jongles, un tigre qui passe, en froissant les roseaux. La reine Kchêma[2] et la religieuse Outpala agitent doucement des éventails de feuilles de palmiers, pour sécher la sueur qui coule sur le visage du maître ; c’est l’unique soulagement qu’on puisse apporter à ses souffrances. Oh Djivaka ! que n’étiez-vous là avec votre science et votre dévouement !

Le mal semble faire trêve un instant ; sur un signe du Bouddha, chacun s’éloigne et le laisse seul avec Ananda. Il s’agit de régler le cérémonial des funérailles. Sâkya descend jusqu’aux plus minutieux détails, et parle de ces choses avec une tranquillité dédaigneuse. Ananda, suffoqué par les larmes, jure d’obéir aux volontés du sage ; puis, s’efforçant de raffermir sa voix, il fait un dernier appel aux lumières qui bientôt vont lui manquer. La pensée des femmes l’a troublé jadis et le trouble toujours. Ce directeur spirituel, trop adoré, dut passer sa vie à se défendre contre les entraînements dont il était la cause. Les religieuses, qui laissaient en paix Sâripoutra et Maudgalyâna, poursuivaient sans cesse Ananda ; il luttait, avec l’énergie d’un saint, contre ces tendresses mystiques, où la tête et les sens deviennent involontairement les complices du cœur, et que le climat de l’Inde rend plus perfides encore. Le Bouddha était le guide, la boussole du religieux ; qui le défendra maintenant ? quelle conduite devra-t-il tenir à l’égard des femmes ?

« Ananda, dit le maître, que les religieux restent dans l’intérieur du monastère, avec la porte close ; les femmes pourront venir rôder aux alentours, et il n’y aura pour eux aucun danger. Les mauvais désirs venant avec la vue, le sage doit éviter d’arrêter ses regards sur une femme. — Oh ! maître, vous l’avez bien dit ! le mieux est de ne jamais regarder les femmes ; mais, quand nous serons obligés de recevoir notre nourriture de leurs mains ? — Vous garderez le silence. Vous seriez plus en sûreté avec une épée tranchante, suspendue sur votre tête, que causant familièrement avec une femme. — Mais, si nous nous taisons toujours, elles nous croiront muets, sourds, imbéciles. — Qu’importe, Ananda ! Voulez-vous un moyen de rassurer votre conscience ? Considérez comme vos mères celles qui sont plus âgées que vous, comme vos sœurs celles qui se rapprochent de votre âge, et comme vos filles celles qui sont plus jeunes que vous ; de cette manière, vous n’aurez rien à redouter de vos rapports avec le sexe. »

Le commerce des femmes n’est donc interdit aux religieux qu’à un seul point de vue : celui auquel la nature a donné tant de force et tant d’attraits ; et il fallait que la question parût bien grave au Bouddha, pour s’y appesantir dans un moment si solennel.

La conférence est terminée ; les religieux sont rappelés, et, devant eux, le maître prononce un magnifique éloge d’Ananda. Pour louer la vertu aimable et l’amitié fidèle, il trouve des accents pleins de grandeur et de simplicité.

Cependant les heures s’écoulent, et les événements se succèdent avec rapidité. À minuit, les princes Mallas, qu’on a été prévenir à Koucinagara, sont introduits avec leurs femmes. Ils éclatent en sanglots ; le malade lui-même les exhorte à se calmer, et les congédie avec des paroles affectueuses.

À une heure du matin, il donne audience à l’hérétique Soubhadra ; il ne veut pas perdre l’occasion de sauver une âme ; ce sera la récolte du soir, la dernière du moissonneur spirituel !

Soubhadra ne s’aperçoit pas qu’il a devant lui un homme qui souffre des douleurs inouïes ; le pédant, vieilli dans les discussions de l’école, demande au maître son avis sur les six grands philosophes, dont les doctrines partageaient les esprits. « Soubhadra, réplique le Bouddha avec douceur, ces questions sont inutiles ; écoutez plutôt la loi que je vais vous prêcher. » Et il convertit à l’instant cet hérétique endurci, qui avait alors cent vingt ans, s’il faut en croire la tradition chinoise.

La nuit s’avance ; les forces de Sâkya sont épuisées ; déjà un froid mortel envahit son corps ; l’âme n’a rien perdu de sa sérénité. « Ne vous désolez pas, dit le malade à ceux qui s’efforcent, en vain, de lui cacher leurs larmes ; je quitte ce monde, mais la Triple corbeille[3] restera pour vous guider, et je serai encore parmi vous. »

Le moment suprême est arrivé. Le Bouddha se dresse sur sa couche ; il étend la main pour bénir les religieux ; et, de ses lèvres défaillantes, s’échappe trois fois le même appel : « Si vous avez des doutes sur le Bouddha, la loi et l’assemblée des fidèles, faites les connaître : je les éclaircirai. » Un silence solennel accueille ces paroles ; personne ne répond. « Je puis donc mourir en paix, mes religieux bien-aimés. Toute chose est périssable et passagère ; efforcez-vous d’acquérir des mérites, sans perdre un instant. »

La pensée dominante du Bouddha devait être la dernière parole qui se retrouvât sur ses lèvres.

Penché sur le sein du maître, Ananda vient de recueillir son dernier souffle. La terre tremble à plusieurs reprises ; les dieux remplissent les airs, et partagent la douleur des hommes.

Le jour va paraître ; la nature s’éveille, et la vie du sage s’éteint !

Dans ces régions tropicales, l’aurore ne précède pas le jour, comme dans l’Occident, et, sans laisser au crépuscule le temps d’annoncer son retour, le soleil bondit à l’horizon. Ses premiers rayons éclairent une scène indescriptible. Hommes et femmes se roulent à terre, s’arrachant les cheveux, et poussant des lamentations désespérées. Leurs cris ne réveilleront pas celui qui dort du sommeil éternel. Le manteau religieux, compagnon de la vie du Bouddha, enveloppe, de ses plis austères, un corps désormais immobile. Sur le pâle visage du saint, les angoisses de la mort ont fait place au calme de la béatitude. Paradis ou Nirvâna, régions sereines, quel que soit le nom qu’on vous donne, vous avez reçu l’âme d’un juste !

  1. En sanskrit cîtibhâva.
  2. Femme de Bimbisâra, qui avait été convertie par le Bouddha et était religieuse de la main droite comme Outpala était religieuse de la main gauche.
  3. La collection des livres sacrés, composée du Vinaya « discipline », des Soûtras « récits légendaires », et de l’Abhidharma « métaphysique. »