Histoire du Canada (Garneau)/Tome I/Livre IV/Chapitre I

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Imprimerie N. Aubin (Ip. 373-438).



LIVRE IV.



CHAPITRE I.




LUTTES DE L’ÉTAT ET DE L’ÉGLISE.

1663–1682.

Le conseil souverain : division au sujet du syndic des habitations. — M. de Mésy suspend les conseillers de l’opposition. — Moyen étrange qu’il veut employer pour les remplacer. Nouveaux membres nommés. — M. de Villeray passe en France pour porter les plaintes contre lui. — Il est révoqué ; sa mort. — M. de Courcelles lui succède. — Arrivée de M. de Tracy, vice-roi, de M. de Courcelles et de M. Talon 1er. intendant, d’un grand nombre d’émigrans et du régiment de Carignan. — La liberté du commerce est accordée à la colonie, sauf certaines réserves. — Guerre contre les Iroquois. — Deux invasions de leurs cantons les forcent à demander la paix. — M. de Tracy repasse en France. — Le projet de franciser les Indiens échoue. — L’intendant suggère de restreindre l’autorité du clergé dans les affaires temporelles. — Travaux et activité prodigieuse de Talon ; impulsion qu’il donne à l’agriculture et au commerce. — Licenciement du régiment de Carignan à condition que les soldats s’établiront dans le pays. — Talon passe en France. — Le gouverneur empêche les Iroquois d’attirer la traite des pays occidentaux à la Nouvelle-York ; et apaise les Indiens prêts à se faire la guerre. — Mortalité effrayante parmi eux. — Talon, revenu en Canada, forme le vaste projet de soumettre à la France tout l’occident de l’Amérique. — Traité du Sault-Ste.-Marie avec les nations occidentales qui reconnaissent la suprématie française. — Fondation de Catarocoui (Kingston). — Le comte de Frontenac remplace M. de Courcelles : ses talens, son caractère. — Discours qu’il fait au conseil souverain. — Lois nombreuses décrétées touchant l’administration de la justice et d’autres objets d’utilité publique. — Suppression de la compagnie des Indes occidentales. — Division entre M. de Frontenac et M. Perrot gouverneur de Montréal ; celui-ci est emprisonné au château St.-Louis. — Le clergé appuie M. Perrot. Le conseil souverain est saisi de l’affaire qui est finalement renvoyée au roi. — M. Duchesneau relève M. Talon. — Querelles avec M. de Pétrée au sujet de la traite de l’eau-de-vie. — Dissensions entre le gouverneur et M. Duchesneau : ils sont rappelés tous deux. — Rivalité de l’Église et du gouvernement. — Arrivée de M. de la Barre qui vient remplacer M. de Frontenac.


Nous avons laissé le gouverneur aux prises avec une partie de son conseil au commencement de l’avant-dernier chapitre. L’opposition que le prêtre de Charny, représentant M. de Pétrée, la Ferté, son beau frère, et d’Auteuil, faisaient à l’élection d’un syndic des habitations, élection recommencée par trois fois, acheva de brouiller tout à fait M. de Mésy et l’évêque.

Le premier, voyant « l’opiniâtreté de la faction », c’est ainsi qu’il s’exprime, demanda l’ajournement du conseil, où il s’était rendu pour recevoir le serment du syndic élu. Mais s’étant ravisé, dans une séance subséquente il procéda à l’accomplissement de cette formalité, malgré les protestations de M. de Charny et des autres membres de l’opposition, auxquels, il fut répondu que la convocation des assemblées publiques n’était pas de la compétence du conseil.

Cette opposition se composait des membres déjà nommés, de Villeray et du procureur général Bourdon. Ils tenaient pour M. de Pétrée, qui se trouvait ainsi avoir la majorité dans le conseil, le gouverneur n’ayant pour lui que le Gardeur et d’Amours. Le peuple était bien aussi pour ce dernier, mais le peuple était sans influence sur ce corps ; de sorte qu’il ne restait plus à M. de Mésy d’autre alternative que de se soumettre à la volonté de son adversaire, ou de se faire une majorité en essayant les chances d’un coup d’état, dernier refuge d’une administration chancelante. Il prit ce dernier parti qui était plus conforme à son caractère, et il suspendit de leurs fonctions tous les membres partisans de M. de Pétrée, donnant pour raison que celui-ci les avait désignés à son choix, parcequ’il les connaissait pour être de ses créatures ; et « qu’ils avaient voulu se rendre les maîtres et sacrifier les intérêts du roi et du public à ceux des particuliers ».

Le roi, soit par défiance des gouverneurs, soit pour captiver la bonne volonté du clergé, soit enfin pour se conformer à l’esprit de la constitution politique du royaume, où le clergé comme corps formait un des pouvoirs de l’État conjointement avec la noblesse et le peuple, avait adjoint à ces mêmes gouverneurs le chef du sacerdoce, toujours si puissant, pour faire, comme nous l’avons déjà dit, la nomination annuelle des membres du conseil. Ce partage d’autorité jetait l’évêque dans l’arêne politique, en même temps qu’il en faisait un égal, ou plutôt un rival et un observateur du chef du gouvernement de la colonie dans l’exercice de l’une des prérogatives les plus importantes de la couronne. Ce système défectueux devait être, et fut en effet, la cause d’une foule de difficultés.


M. de Mésy, en suspendant de sa propre et seule autorité la majorité des membres du conseil, avait violé l’édit constitutif de ce corps ; car s’il n’en pouvait nommer les membres sans le concours de l’évêque, ce concours devait être aussi nécessaire pour les suspendre, et il lui avait été refusé.


Pour remplacer les conseillers interdits, il voulut employer un moyen qui doit nous paraître assez étrange, vu la nature du gouvernement d’alors, mais qui montre combien il désirait obtenir l’appui du peuple, en le faisant intervenir dans les affaires politiques. Il proposa de convoquer une assemblée publique pour procéder, par l’avis des habitans, à la nomination des nouveaux conseillers ; et il motiva cet appel au peuple de manière à faire entendre qu’il avait été induit en erreur lors du premier choix, et que, ne connaissant pas encore assez les hommes et les choses dans la colonie, il avait besoin d’être éclairé par une expression solennelle de l’opinion publique.


Comme on devait s’y attendre, et à cause de la nature de la convocation, et à cause des accusations qu’elle comportait, M. de Pétrée refusa de donner son consentement[1] ; et l’assemblée n’eut pas lieu.

Les choses en restèrent là jusqu’à la fin de l’année des conseillers, c’est-à-dire jusqu’à l’époque où il fallait renouveler leur nomination. Alors, le gouverneur, après avoir fait inviter au conseil M. de Pétrée, qui s’excusa de ne pouvoir s’y rendre, remplaça les membres suspendus par MM. Denis, de la Tesserie et Péronne Demazé. Il révoqua aussi le procureur-général Bourdon, qui était présent, et qui lui nia le droit de le destituer. En effet, l’édit de création du conseil en décrétant la nomination annuelle des membres, gardait le silence sur ce fonctionnaire. Le gouverneur lui ordonna de se retirer, et il nomma sur le champ à sa place M. Chartier de Lotbinière. Le greffier en chef, M. Peuvret, subit le même sort, et eut pour successeur M. Fillion, notaire.

Ces discordes avaient leur contre-coup au dehors ; le public tout en blâmant la violence de M. de Mésy, violence qui l’entraînait au delà des bornes de la légalité, inclinait pour lui cependant contre M. de Pétrée, que la question des dîmes rendait alors très impopulaire. Le clergé au contraire prit la défense de son chef, et les chaires retentirent de nouveau au bruit des disputes politiques.

Pendant ce temps là M. de Villeray était passé en France pour porter devant le roi les accusations de l’évêque, des conseillers suspendus et les siennes propres, contre le gouverneur. Elles furent accueillies par la métropole comme le sont en général celles qui viennent du parti le moins exigeant en fait de liberté dans une colonie.

Les velléités libérales de M. de Mésy, ses appels au principe électif et au peuple, eurent alors leur récompense. Louis XIV dut voir, et il vit en effet, d’un mauvais œil cette conduite de son représentant, qu’il sacrifia sans hésitation et sans regret à la satisfaction du prélat. Ainsi celui-ci triomphait une seconde fois des gouverneurs de la colonie ; mais la disgrâce de M. de Mésy sembla encore plus complète que celle du baron d’Avaugour.

Colbert tira néanmoins pour conclusion de toutes ces querelles, que les laïques ne se soumettraient jamais paisiblement au pouvoir que voulait s’arroger M. de Pétrée dans les affaires temporelles. Il crut donc qu’il fallait prendre de bonnes précautions pour mettre des bornes à la puissance des ecclésiastiques et des missionnaires supposé qu’on vérifiât qu’elle allait trop loin ; et dans cette vue, il songea à choisir pour la colonie des chefs, qui fussent de caractère à ne donner aucune prise sur leur conduite, et à ne pas souffrir qu’on partageât avec eux une autorité, dont il convenait qu’ils fussent seuls revêtus[2].

Cependant le Canada avait été concédé de nouveau à la compagnie des Indes occidentales « en toute seigneurie, propriété et justice » par l’édit du roi du mois de mai 1664. Cette compagnie gigantesque se trouva par cet acte maîtresse de toutes les possessions françaises dans les deux hémisphères. À sa demande, le roi nomma les premiers gouverneurs provinciaux et un vice-roi pour l’Amérique. Alexandre de Prouville, marquis de Tracy, lieutenant-général dans les armées, fut choisi pour remplir ce dernier poste, avec ordre de se rendre d’abord dans les îles du golfe du Mexique, et ensuite en Canada qu’il devait travailler à consolider au dedans et au dehors. C’est pendant qu’il se rendait en Amérique que les plaintes contre M. de Mésy étaient parvenues à la cour. On faisait demander en même temps, pour peupler le pays, des familles de la Normandie, de la Picardie, de l’île de France et des provinces circonvoisines, au lieu de celles du Sud, où il y avait beaucoup de protestans et moins de gens propres à la culture des terres.

Daniel de Rémi, seigneur de Courcelles, fut nommé pour remplacer M. de Mésy, et M. Talon, intendant en Hainaut, M. Robert, qui n’était, comme on l’a dit, jamais venu en Canada. Ils furent chargés conjointement avec le marquis de Tracy d’informer contre le gouverneur révoqué et de lui faire son procès ; mais Dieu, observe le doyen du chapitre de Québec, termina tout heureusement par la pénitence et la mort du coupable, paroles d’une vengeance satisfaite, et qui montrent jusqu’où l’esprit du parti était monté.

Avant d’expirer, M. de Mésy dont ses ennemis ont cherché à outrer tantôt les emportemens et tantôt la faiblesse, écrivit une lettre au vice-roi dont une partie se trouve dans les procès-verbaux du conseil souverain, dans laquelle il proteste que dans tout ce qu’il a fait, il n’a été guidé que par l’intérêt de sa majesté, et le désir d’avancer le bien-être de la colonie. Vous éclaircirez, dit-il, bien mieux que moi les choses que j’aurais pu faire savoir au roi touchant la conduite de M. de Pétrée et des Jésuites dans les affaires temporelles. Je ne sais néanmoins si je ne me serais point trompé en me laissant un peu trop légèrement persuader par les rapports qu’on m’a faits sur leur compte. Je remets toutefois à votre prudence et à vos bons examens le règlement de cette affaire. (Voir la lettre de M. de Mésy, Appendice C.)

Il laissa les rênes du gouvernement jusqu’à l’arrivée de M. de Courcelles à M. de la Potherie, auquel l’on refusa le droit de siéger au conseil, par suite d’une interprêtation fort rigoureuse, ce nous semble, des pouvoirs de délégation du gouverneur défunt.

Pendant que ceci se passait, des commandemens avaient été reçus de la cour afin de faire tous les préparatifs nécessaires pour la guerre que l’on voulait pousser avec vigueur contre les Iroquois. Une levée des habitans du pays fut ordonnée, et le régiment de Carignan, qui venait d’arriver en France de la Hongrie où il s’était beaucoup distingué contre les Turcs, reçut ordre de s’embarquer immédiatement pour l’Amérique.

Le marquis de Tracy arriva à Québec dans le mois de juin (1665), venant de la baie du Mexique, où il avait repris Cayenne sur les Hollandais, et remis plusieurs îles de l’archipel au pouvoir du roi. Il débarqua au milieu des acclamations de la population qui l’accompagna jusqu’à la cathédrale ; l’évêque de Québec vint processionnellement le recevoir à la tête de son clergé sur le parvis, et le conduisit au pied du chœur où un prie-dieu lui avait été préparé. Le pieux vice-roi le refusa et voulut s’agenouiller humblement sur le pavé nu de la basilique. Après le chant du Te Deum, le prélat le reconduisit avec les mêmes honneurs. Toutes les autorités de la colonie allèrent ensuite lui présenter leurs hommages.

Quatre compagnies du régiment de Carignan étaient déjà débarquées ; il en arriva encore de juin à décembre vingt autres avec leur colonel, M. de Salières. Les vaisseaux qui les amenaient, portaient aussi M. de Courcelles et M. Talon, un grand nombre de familles, d’artisans et d’engagés ; des bœufs, des moutons, et les premiers chevaux qu’on ait vu dans le pays. Ce noble animal excitait particulièrement l’admiration des Sauvages, qui s’étonnaient de le voir si traitable et si souple à la volonté de l’homme.

Dès que le vice-roi eut reçu ses renforts, il songea à mettre un terme aux déprédations que continuaient de faire les Iroquois, et à exécuter les ordres de la cour ; mais cette tâche était difficile dans l’état où se trouvait le pays. Il fit élever, pour commencer, trois forts sur la rivière Richelieu qui était la route que suivaient ordinairement ces barbares, et où l’on avait déjà construit quelques ouvrages plusieurs années auparavant ; il les plaça l’un à Sorel, l’autre à Chambly, et le troisième à trois lieues plus loin, et y laissa pour commandans des officiers dont ces lieux tiennent leurs noms. D’autres postes fortifiés furent encore établis peu de temps après à Ste.-Anne et à St.-Jean. Ces petits ouvrages en imposèrent d’abord aux Iroquois, mais ils se frayèrent bientôt de nouvelles routes et l’on put s’apercevoir qu’un bon fort jeté dans le cœur de la confédération, leur eût inspiré une terreur plus durable et plus salutaire, en même temps qu’il eût paralysé leurs mouvemens. Néanmoins cette année-là les récoltes se firent assez tranquillement.

Pendant que le vice-roi prenait ainsi des mesures pour mettre la colonie à l’abri des ennemis, M. Talon, resté à Québec, s’occupait de l’administration intérieure, examinant et appréciant tout, afin d’en faire rapport à Colbert. La mort de M. de Mésy ayant mis fin aux accusations portées contre lui, et débarrassé la nouvelle administration d’une affaire difficile, elle put s’occuper de suite de choses plus utiles pour le pays. L’intendant avait des vues élevées et de l’indépendance dans le caractère : il jugea au premier coup-d’œil de quelle importance le Canada était pour la métropole, et il réclama la liberté du commerce pour les colons qui avaient déjà fait des représentations à cet égard par leur syndic M. Jean Le Mire au conseil souverain (1668). Il insista sur leur émancipation de la compagnie des Indes occidentales qui voulait faire peser sur eux un affreux monopole. Si sa majesté, dit-il dans son rapport du mois d’octobre 1665, veut faire quelque chose du Canada, il me paraît qu’elle ne réussira, qu’en le retirant des mains de la compagnie ; et qu’en y donnant une grande liberté de commerce aux habitans, à l’exclusion des seuls étrangers[3]. Si au contraire elle ne regarde ce pays que comme un lieu propre à la traite des pelleteries et au débit de quelques denrées qui sortent de son royaume, elle n’a qu’à le laisser entre les mains de la compagnie. Mais en ce cas, elle pourrait compter de le perdre ; car sur la première déclaration que cette compagnie y a faite d’abolir toute liberté commerciale, et d’empêcher les habitans de rien importer eux-mêmes de France, même pour leur subsistance, tout le monde a été révolté. Au reste une pareille politique enrichirait, il est vrai la compagnie, mais ruinerait les colons canadiens, et serait par celà même un obstacle à l’établissement du pays.

Ces représentations si sages ne furent pas sans effet. Dès le 8 avril suivant, par un arrêt du conseil du roi, la compagnie abandonna à la colonie la traite des pelleteries avec les Sauvages telle qu’elle lui avait été concédée par l’ancienne société, et lui rendit la liberté du commerce avec la France, se réservant le droit du quart sur les castors, du dixième sur les orignaux et la traite de Tadoussac, mais encore s’obligeant de payer, pour cette réserve, les juges ordinaires, dont, suivant M. Gaudais, la subvention se montait à 48, 950 livres, monnaie d’alors.

Il était grandement temps que cette réforme commerciale s’effectuât. Tout était tombé dans une langueur mortelle. Le conseil souverain avait été obligé de faire réglemens sur réglemens pour satisfaire les habitans qui poussaient de grandes clameurs ; et d’une ordonnance à l’autre le commerce s’était trouvé soumis à un véritable esclavage. Le conseil voulut limiter, par exemple, par un tarif le prix des marchandises dont la compagnie des Indes occidentales avait le monopole, et qui étaient devenues d’une cherté excessive ; tout de suite elles disparurent du marché, et l’on ne pouvait s’en procurer à quelque prix que ce fût. Cet état de choses, qui ne pouvait durer sans remettre en question l’existence de la colonie, cessa dès que le commerce avec les Indigènes et avec la France redevint libre, tant il est vrai que là où il n’y a pas de liberté, il ne peut y avoir de négoce.

Sur la fin de l’année, trois des cinq cantons de la confédération iroquoise envoyèrent des députés avec des présens pour solliciter la paix. Le chef Garakonthié en formait partie ; c’était, comme on sait, un ami des Français. Le marquis de Tracy lui montra beaucoup d’amitié, et la paix fut conclue à des conditions honorables pour les deux parties. Les députés s’en retournèrent dans leur pays chargés de présens. Les Agniers et les Onneyouths étaient restés chez eux. L’on prit immédiatement les moyens d’aller porter la guerre au milieu de ces tribus, pour les châtier de leurs brigandages et les forcer à demander aussi la paix. Deux corps de troupes commandés, l’un par le gouverneur, M. de Courcelles, et l’autre par M. de Sorel, se mirent en marche dans le cours de l’hiver.

Effrayés, les Onneyouths s’empressèrent d’envoyer des ambassadeurs à Québec, pour conjurer l’orage. Ils étaient aussi, dit-on, chargés des pleins pouvoirs des Agniers, dont les bandes continuaient cependant la guerre, et venaient de massacrer encore trois officiers qu’ils avaient surpris, dont un neveu du vice-roi. Malgré cela, la négociation aurait probablement réussi, sans l’insolence barbare d’un chef Agnier qui s’était joint à la députation, et qui étant à table un jour chez le marquis de Tracy, leva le bras en disant que c’était ce bras qui avait tué son neveu. Ce propos excita l’indignation de tous les assistans. Le vice-roi lui répondit qu’il ne tuerait plus personne, et à l’instant même des gardes l’entrainèrent hors de la salle, et il fut étranglé par la main du bourreau. Cette justice qui ne peut être justifiée que par la nécessité où l’on était d’en imposer à ces barbares par la frayeur, ne laissa pas, toute sommaire qu’elle était, que d’avoir un bon effet.

Cependant M. de Courcelles, ignorant ce qui se passait dans le capitale, parvint chez les Agniers après une marche pénible de 700 milles au milieu des forêts et des neiges, se tenant toujours à la tête de ses troupes et portant ses provisions et ses armes comme le dernier des soldats. La milice canadienne qui s’est tant distinguée depuis par sa bravoure, par la patience avec laquelle elle supportait les fatigues, et par la hardiesse de ses expéditions, commence à paraître ici sur la scène du monde. Elle était commandée dans cette campagne par la Vallière, St.-Denis, Giffard et le Gardeur, tous braves gentilshommes.

L’on trouva toutes les bourgades du canton désertes. La plupart des guerriers qui ne s’attendaient pas à une invasion dans cette saison de l’année, étaient à la chasse ; et les femmes, les enfants et les vieillards avaient pris la fuite à la première apparition des Français. De sorte qu’on ne put tirer la vengeance que l’on méditait d’eux ; cependant cette brusque attaque, faite au sein de l’hiver, causa de l’étonnement chez les Iroquois, étonnement que la campagne entreprit contre eux l’été suivant changea en une terreur salutaire.

Le marquis de Tracy quoiqu’âgé de soixante et quelques années, voulut commander lui-même en personne cette nouvelle expédition, forte de 600 soldats de Carignan, de presque tous les habitans capables de porter les armes, puisqu’on y comptait 600 Canadiens, et d’une centaine de Sauvages.

L’armée, retardée dans sa marche par le passage des rivières et les embarras de forêts épaisses qu’on était obligé de traverser, épuisa ses provisions avant d’atteindre l’ennemi ; et sans un bois de Châtaigniers qu’elle rencontra sur son chemin et dont les fruits la sustentèrent, elle allait être obligée de se débander pour trouver de quoi vivre.

Les Agniers n’osèrent pas attendre les Français, qui traversèrent tambour battant, drapeaux déployés, tous leurs villages. Au dernier, ils firent un instant mine de vouloir livrer bataille ; mais à la vue de nos préparatifs pour le combat, le cœur leur manqua et ils prirent la fuite. L’on pilla leurs provisions dans les cabanes et dans les caches sous terre, où l’on savait qu’ils en conservaient de grandes quantités, surtout de maïs ; l’on en emporta ce que l’on put, et le reste fut détruit ainsi que toutes les bourgades du canton qui devinrent la proie des flammes.

Ces pertes abattirent l’orgueil de ces barbares accoutumés depuis longtemps à faire trembler leurs ennemis. Ils vinrent demander humblement la paix à Québec ; et c’était tout ce que l’on voulait : nous n’avions intérêt qu’à maintenir la bonne intelligence entre toutes les nations indiennes. Elle fut signée en 1666 et dura jusqu’en 1684, alors que les Anglais, maîtres depuis quelques années de la Nouvelle-Belgique, commencèrent à faire une concurrence active aux Canadiens dans la traite avec les Indigènes, et à travailler à leur détacher les Iroquois.

M. de Tracy repassa en France l’année suivante (1667) après avoir mis la compagnie des Indes occidentales en possession des droits qui lui avaient été reconnus par l’arrêt du 8 avril 1666. Le gouvernement de cet actif vieillard, aidé de M. Talon, fut marqué par deux événemens qui eurent des conséquences heureuses pour la colonie, savoir : la conclusion de la paix avec la confédération iroquoise, qui laissa jouir le Canada pendant longtemps d’une profonde tranquillité, et lui permit de faire les découvertes les plus brillantes dans l’intérieur du continent, découvertes dont nous parlerons ailleurs ; et l’abolition du monopole que la nouvelle compagnie y avait organisé, et qui avait eu l’effet de nous placer dans la plus funeste servitude.

L’on avait formé à Paris le projet de franciser les Indiens, et M. Talon avait été chargé par la cour d’engager les missionnaires à entreprendre cette œuvre difficile, en instruisant les enfans dans la langue française, et en les façonnant à la manière de vivre des Européens. Toutes les tentatives échouèrent. Le marquis de Tracy fit à cet égard des représentations dont Colbert reconnut la sagesse, et l’on abandonna un projet qui ne présentait en effet que des dangers.

Malgré la réorganisation du conseil souverain auquel furent nommés de nouveau tous les anciens membres suspendus par M. de Mésy, et M. le Barrois, agent de la compagnie des Indes occidentales, et malgré le rétablissement de MM. Bourdon et de Peuvret dans leurs charges respectives de procureur-général et de greffier en chef du conseil, ce qui semblait donner complètement gain de cause au parti de M. de Pétrée, le ministère n’en chercha pas moins à restreindre l’autorité du clergé dans les affaires temporelles, et à suivre les conseils que le gouvernement local lui adressait, lorsqu’ils lui paraissaient dictés par la raison et une prudence éclairée[4].

La religion a joué un grand rôle dans l’établissement du Canada ; et ce serait manquer de justice que de ne pas reconnaître tout ce qu’elle a fait pour lui, même dans les temps les plus critiques. Le missionnaire a marché côte à côte avec le défricheur dans la forêt pour le consoler et l’encourager dans sa rude tâche ; il a suivi et quelquefois devancé le traitant dans ses courses lointaines et aventureuses ; il s’est établi au milieu des tribus les plus reculées pour y annoncer la parole de Dieu, y répandre la civilisation, et on l’a vu tomber héroïquement sous la hache des barbares qui avaient déclaré une guerre mortelle et à ses doctrines et aux nations qui avaient eu le malheur de les recevoir.

Le dévouement du missionnaire catholique a été enfin sans borne dans l’accomplissement de cette tâche sainte ; jamais ce dévouement ne sera surpassé.

Mais si son influence est indispensable au début de la civilisation ; si la religion est nécessaire aux peuples civilisés dont elle est le bien le plus précieux, l’expérience semble prouver aussi que le clergé doit autant que possible se tenir éloigné des affaires et des passions du monde, afin de conserver ce caractère de désintéressement et d’impartialité si nécessaire à ceux qui sont établis pour instruire les hommes sur leurs devoirs moraux, ou pour les juger.

Talon paraît avoir été pénétré de cette vérité, et tout en entourant le clergé de respect et de considération, et tout en inspirant ces sentimens au peuple, il traçait les bornes qui ne devaient pas être dépassées par les ecclésiastiques. Mais il fallut encore une longue expérience, et des collisions souvent répétées pour convaincre la cour de la sagesse de cette politique, la cour, elle, accoutumée à voir ce corps puissant jouer un si grand rôle dans l’État depuis l’origine de la monarchie.

Cependant la paix, qui était rétablie au dedans et au dehors, favorisait l’intendant dans ses projets d’amélioration à la réalisation desquels il travaillait avec une ardeur extraordinaire ; il ne cessait pas de vanter à Colbert tous les avantages qu’on pourrait retirer du pays si on savait les utiliser. La colonie du Canada, écrivait-il encore, peut aider par ses productions à la subsistance des Antilles, et leur devenir un secours assuré si celui de France venait à leur manquer ; elle pourrait leur fournir de la farine, des légumes, du poisson, des bois, des huiles, et d’autres choses qu’on n’a pas encore découvertes.

À mesure qu’elle recevra des accroissemens, elle pourra, par ses peuples naturellement guerriers et disposés à toutes sortes de fatigues, soutenir la partie française de l’Amérique méridionale, si l’ancienne France se trouvait hors d’état de le faire, et cela d’autant plus aisément qu’elle aura elle-même des vaisseaux. Ce n’est pas tout, continuait l’intendant, si son commerce et sa population augmentent, elle tirera de la mère-patrie tout ce qui pourra lui manquer, et par ses importations du royaume elle contribuera à l’accroissement du revenu du roi, et accommodera les producteurs français en achetant le surplus de leurs marchandises.

Au contraire, si la Nouvelle-France n’est pas soutenue, elle tombera entre les mains des Anglais, ou des Hollandais ou des Suédois ; et l’avantage que l’on perdra en perdant cette colonie, n’est pas si peu considérable que la compagnie ne doive convenir que cette année il passe de la nouvelle en l’ancienne France pour près de cinq cent cinquante mille francs de pelleteries.

Par toutes ces raisons, comme par celles qui sont connues dont on ne parle pas, ou qui sont cachées et que le temps fera seul découvrir, l’on doit se convaincre que le Canada est d’une utilité inappréciable.

L’intendant dont tous les actes nous révèlent un homme à vues larges, à connaissances positives, avait l’œil à tout, embrassait tout, donnait de la vie à tout. Entre autres soins, il faisait faire des recherches métallurgiques, En venant de France, il s’était fait débarquer lui-même à Gaspé, où il découvrit du fer. L’année suivante, en 1666, il avait envoyé un ingénieur, M. de la Tesserie, à la baie St.-Paul, lequel rapporta en avoir trouvé une mine très abondante ; il espérait même y trouver du cuivre et peut-être de l’argent. Lorsque M. Talon passa en France, deux ans après, il engagea Colbert à faire continuer ces explorations. M. de la Potardière fut en conséquence envoyé en Canada, où on lui présenta des épreuves de deux mines que l’on venait de découvrir aux environs des Trois-Rivières. Ayant visité les lieux, il déclara qu’il n’était pas possible de voir des mines qui promissent davantage, soit pour la bonté du fer, soit pour l’abondance. Ce fer est en effet supérieur à celui de la Suède.

Talon qui était par dessus tout un homme essentiellement pratique, ne s’en tenait pas à des recherches, à des études, à des rapports. Il fonda ou encouragea une foule d’industries, fit faire de nombreux essais de culture, établit de nouvelles branches de commerce, noua des correspondances avec la France, les Antilles, Madère, et d’autres places dans l’ancien et le nouveau monde, ouvrit des pêches de toutes sortes de poissons dans le St.-Laurent et ses nombreux affluens. La pêche du loup-marin fut encouragée, et bientôt elle produisit de l’huile non seulement pour la consommation du pays, mais encore pour l’exportation en France et dans les Antilles, colonies avec lesquelles il voulait établir un commerce très actif, et où il fit passer du poisson, des pois, du merrain et des planches, le tout cru du pays.

Mais comme la pêche sédentaire devait être nécessairement l’âme de ce négoce, il travailla à en établir une, et pour en assurer le succès, il projeta de former une compagnie qui eût les capitaux suffisans pour la mettre de suite sur un pied solide et étendu, ne doutant point que en peu de temps elle ne fît des profits considérables. La pêche au marsouin blanc, exigeant peu de dépense, devait produire aussi des huiles excellentes pour la manufacture et en très grande quantité. Il fit encore couper des bois de toutes sortes, et entre autres des mâtures, dont il envoya des échantillons à la Rochelle pour servir à la marine.

Outre les grains ordinaires qui avaient été cultivés jusqu’alors, il encouragea la culture des chanvres entièrement négligée aujourd’hui, afin de fournir à la consommation du pays, et aux demandes du commerce extérieur. Une tannerie, la première qu’ait eue le Canada, fut établie près de Québec et eut un plein succès. Enfin sous sa main créatrice tout prit une nouvelle vigueur, et changea complètement de face dans un court espace de temps. Il entrait dans le détail des moindres choses, invitait les habitans chez lui, ou allait les visiter ; il éclairait leur industrie, favorisait leur commerce et encourageait ainsi tout le monde. En 1668, l’on vit onze vaisseaux mouillés dans la rade de Québec, chargés de toutes sortes de marchandises, proportion plus grande relativement à la population, que les 1200 navires qui fréquentent annuellement nos ports aujourd’hui ; c’était le fruit à la fois et de l’impulsion éclairée donnée par Talon, et de la liberté du commerce qui venait d’être accordée à la colonie ; liberté, cependant, qui n’était pas égale en toutes choses, puisqu’une ordonnance du conseil souverain fut passée dans l’année même pour défendre dans la province, dès qu’il y aurait été établi des brasseries, l’entrée des vins et des eaux-de-vie sans un permis du roi. C’était une nouvelle manière de mettre en vigueur les défenses de vendre des boissons fortes aux Indigènes ; manière tyrannique si l’on veut, mais qui devait atteindre sûrement son but.

Cependant, comme l’émigration n’était pas aussi considérable qu’on s’y était attendu, l’on prit le sage parti d’y licencier le beau régiment de Carignan, à condition que les soldats prendraient des terres et s’y établiraient, politique qu’on ne saurait trop louer, sous le rapport militaire surtout, parceque l’on ne combat jamais mieux que lorsque c’est pour défendre son bien. Six compagnies qui étaient repassées en France avec le vice-roi, revinrent à cet effet en Amérique. Les officiers, dont la plupart étaient gentilshommes, obtinrent des seigneuries en concession, dans lesquelles leurs soldats se fixèrent. Ces vieux guerriers de Turenne qui avaient couru les chances et les périls de la guerre ensemble, voulurent partager aussi le même sort dans une nouvelle carrière et dans une nouvelle patrie. Un sentiment d’attachement réciproque continua de subsister entre eux, devenus, les uns seigneurs, les autres censitaires. L’estime contractée sur les champs de bataille s’éteint difficilement. En effet, elle leur survécut et passa à leurs enfans. Ce n’est que de nos jours que cette harmonie a été troublée, depuis qu’on permet à certains spéculateurs étrangers et autres d’élever les rentes de leurs concessions au-dessus des taux usités et d’ajouter de nouvelles charges aux anciennes.

Le régiment de Carignan faisait partie des 4000 hommes de pied envoyés par la France au secours de Léopold, contre les Turcs en 1664, et commandés par les comtes de Coligni et de la Feuillade. À la journée décisive de St.-Gothard, où Montécuculi défit complètement le grand visir Ahmed Kouprouli, les Français repoussèrent les Turcs des bords du Raab, et soutinrent le centre des Allemands, prêt à être enfoncé. De la gauche qu’ils occupaient, ils se portèrent sur ce point, et tombant avec furie sur les janissaires, ils leur arrachèrent une victoire que ceux-ci proclamaient déjà. Par le détail que Montécuculi nous a laissé de cette action, dans ses mémoires, on peut juger à combien peu tient souvent le sort des combats. Il avoue, en effet que, sans la valeur éprouvée des Français et de quelques régimens de l’empereur, qui permit d’opposer l’art et le courage aux efforts de la multitude, l’armée était prise en flanc sur les aîles, et la bataille infailliblement perdue. Les troupes françaises prirent quantité de drapeaux et onze pièces de canon. Les Turcs perdirent 8000 hommes tués ou noyés (Anquetil)[5].

Ce régiment dont descend une grande partie des Canadiens, avait pris part aussi à la guerre de la Fronde et aux sanglans combats d’Étampes et du faubourg St.-Antoine à Paris (1652), pour les royalistes ; de sorte que l’on pouvait compter sur l’attachement et sur la fidélité des colons qu’on tirerait de ses rangs. Plus tard Turenne le commanda encore à l’attaque d’Auxerre.

C’est vers cette année que des affaires de famille, et peut-être quelques difficultés avec le gouverneur, provenant moins de la différence de vues que de la différence de caractère, engagèrent Talon à repasser en France, mais avec l’intention de revenir en Canada. Il se plaignit, dit-on, à la cour des manières de M. de Courcelles à son égard. Ce dernier doué de grands talens administratifs et qui a eu la gloire de gouverner le Canada pendant l’une des périodes les plus intéressantes de son histoire, manquait quelquefois d’activité. L’intendant au contraire concevait et exécutait rapidement, il ne pouvait rester un instant dans l’inaction. Il décidait bien des choses sans en communiquer avec M. de Courcelles, afin d’éviter un retardement préjudiciable au service du roi et au bien de la colonie. L’on conçoit facilement qu’une telle conduite était de nature à déplaire au gouverneur, qui paraît aussi n’avoir pas toujours été d’un commerce égal, et qui de plus n’approuvait pas la politique de ménagemens de l’intendant pour le clergé contre lequel il s’était laissé prévenir, quoiqu’au fond l’opinion de ces deux hommes fût la même sur cette matière. Seulement Talon, placé entre le gouverneur et M. de Pétrée, avait plus de motifs de se comporter avec prudence, chose nécessaire d’ailleurs à la tranquillité du pays et à l’exécution des projets dont nous parlerons plus tard et qu’il méditait déjà. M. de Bouteroue vint remplacer Talon ; c’était un homme savant, poli, gracieux, grand et bien fait de sa personne ; mais il lui était difficile de surpasser, d’égaler même son prédécesseur. Il avait ordre particulièrement de modérer avec sagesse la grande sévérité des confesseurs et de l’évêque, et de maintenir la bonne intelligence entre tous les ecclésiastiques du pays. L’on devine aisément que toutes ces recommandations avaient été inspirées par le mémoire que Talon avait adressé à la cour l’année précédente.

C’est en 1670 que l’on s’aperçut pour la première fois que les cinq nations cherchaient à engager les Outaouais à porter leurs pelleteries chez elles, dans l’intention de les revendre aux Anglais, qui occupaient la Nouvelle-Belgique depuis six ans, et dont ils avaient changé le nom en celui de Nouvelle-York. Cette province avait été découverte en 1609 par Jean Hudson, qui était entré dans la rivière sur laquelle sont bâtis aujourd’hui Albany et New-York la plus grande ville de l’Amérique du Nord. Il céda sa découverte à la Hollande, qui y envoya des colons en 1614, tandis que les Suédois s’établissaient dans la partie méridionale de cette contrée, qui forme à présent la Pennsylvanie. Ces deux nations restèrent en paix avec les Anglais jusque vers 1654. Leurs établissemens commençant alors à se toucher, des difficultés ne tardèrent pas à éclater entre elles. Les Anglais, qui convoitaient depuis longtemps la Nouvelle-Belgique, trouvèrent un prétexte en 1664 pour y envoyer des commissaires et des troupes, qui s’emparèrent de la colonie sans coup-férir, les Hollandais ayant à peine tiré l’épée pour se défendre. Plus amoureux de leur bien-être que sensibles à l’honneur national, ils acceptèrent volontiers un nouvel état de choses qui leur permettait du moins de commercer en paix. L’Angleterre acquit ainsi à peu de frais une belle province, en retour de laquelle elle céda la plantation de Surinam dans le voisinage de la Guyanne. C’est ainsi qu’elle devint notre voisine immédiate dans la vallée du St.-Laurent. M. de Courcelles, qui surveillait la conduite des Sauvages d’un œil vigilant, vit de suite le danger de la démarche des Iroquois. En effet, s’il permettait aux tribus des bords du St.-Laurent et des rivières qui s’y déchargent de porter leurs pelleteries ailleurs, le commerce du Canada, formé alors principalement de cette marchandise, se trouverait anéanti, et, ce qui était aussi essentiel, l’alliance de ces peuples gravement compromise. Il ne balança donc pas un instant à partir pour leurs cantons ; et, afin de leur faire voir qu’on pouvait aller chez eux par eau, et que les obstacles de la communication n’étaient pas tels qu’ils ne pussent être vaincus, soit pour le commerce, soit pour la guerre, il remonta en bateau tous les rapides, de Montréal au lac Ontario. Son voyage eut un plein succès ; mais les fatigues qu’il y avait endurées, altérèrent tellement sa santé, qu’il fut obligé de demander son rappel, afin, disait-il dans sa lettre au ministère, que s’il avait le bonheur de recouvrer ses forces, il pût aller se faire tuer pour le service du roi, comme avaient déjà fait tous ses frères. Il ne repassa en France cependant qu’en 1672.

Le séjour que fit M. Talon à Paris, ne fut pas inutile au Canada. Il s’y occupa activement des intérêts de cette colonie, et surtout des moyens de grossir l’émigration, qui marchait beaucoup trop lentement à son gré. Le roi lui permit d’y envoyer sans délai cinq cents familles. Les Récollets profitèrent de sa présence pour solliciter de la cour la permission de retourner en Canada, dont les Jésuites, comme nous l’avons déjà dit, avaient eu l’adresse de les faire exclure. Ils obtinrent ce qu’ils demandaient avec d’autant plus de facilité qu’ils furent probablement appuyés par lui. En 1669, Talon repartit pour l’Amérique emmenant un grand nombre de familles et quelques Franciscains ; mais après trois mois de la navigation la plus orageuse, le vaisseau qui les portait fût obligé de relâcher à Lisbonne, d’où ayant fait voile pour retourner à la Rochelle, il périt presqu’à la vue du port. L’on ne put sauver qu’une partie des passagers. Talon fut plus heureux l’année suivante ; il débarqua à Québec avec quantité de soldats du régiment de Carignan, qui étaient repassés en France, et qui revenaient pour s’établir dans le pays. (Voir Appendice D.) Les Récollets qui le suivirent furent mis en possession du terrain qu’ils avaient occupé avant leur expulsion. L’édit de leur rétablissement est de l’année 1669.

Jusque là l’on avait été très scrupuleux sur le choix des émigrans destinés pour cette contrée, regardée plutôt comme une mission que comme une colonie. Ce système qui l’avait privée de beaucoup d’habitans, était certainement des plus vicieux ; car l’expérience a démontré que les mœurs des émigrés s’épurent à mesure qu’ils acquièrent de l’aisance, et que la pauvreté et la misère, qui sont les causes déterminantes du relâchement des mœurs dans les classes qui alimentent l’émigration, disparaissant, leurs vices, les quittent également. L’on jugea donc alors à propos de se départir d’une sévérité dont les avantages n’étaient que temporaires, tandis que les inconvéniens étaient irréparables. Le nouveau système permit de trouver des colons en plus grand nombre.

À peu près vers ce temps-ci la paix avec les Indiens fut mise en danger par quelques pillards français qui assassinèrent un chef Iroquois et six Mahingans, pour avoir leurs pelleteries. Lorsque la nouvelle en parvint dans les bourgades des Sauvages assassinés, elles entrèrent en fureur, et menacèrent d’en tirer une vengeance éclatante. Il n’y avait pas un moment à perdre. M. de Courcelles partit sur le champ pour Montréal, où se trouvaient heureusement entre beaucoup d’autres tribus, des gens de ces mêmes villages, il les assembla aussitôt, et après leur avoir démontré la nécessité de rester unis avec nous, il fit venir trois des meurtriers et leur fit casser la tête en leur présence ; il assura en même temps à ces Sauvages que tous les complices du crime subiraient le même sort, si on parvenait à s’en saisir. Des présens leur furent ensuite offerts pour les dédommager des pelleteries volées. Une si prompte justice les apaisa.

Le gouverneur eut encore plusieurs autres affaires à régler avec ses alliés qu’il avait pour politique invariable de maintenir en paix ensemble. Il obligea les cinq cantons et les Outaouais, qui faisaient des courses les uns sur les autres, à poser les armes ; il pacifia également (1671) les Tsonnonthouans et les Pouteouatamis, quoique les premiers n’adhérèrent à sa décision qu’en murmurant. Le règlement de toutes ces difficultés l’occupa jusqu’à la fin de son administration. Les Iroquois chrétiens, étant exposés aux insultes de leurs compatriotes demeurés idolâtres, demandèrent la permission de s’établir parmi les Français. Il les reçut à bras ouverts, comptant avec raison qu’ils formeraient dans la suite une barrière contre les irruptions de leurs anciens compatriotes. Ils furent placés d’abord à la prairie de la Magdelaine, et ensuite au Saul-St.-Louis, où l’on en voit encore quelques restes. Le temps était propice pour faire tous ces arrangemens ; le fléau qui décimait alors les Indigènes les rendait plus conciliants et plus raisonnables. La terrible année de 1670 fut une époque de deuil et de désolation pour eux. Ils furent frappés d’une mortalité effrayante causée par la petite vérole qui enleva des tribus entières, et dépeupla presque complètement le nord du Canada. Les Attikamègues disparurent comme nation. Tadoussac, où l’on voyait au temps de la traite de 1000 à 1200 Sauvages, fut, depuis ce moment, presqu’abandonné. Quelques années après, cette maladie, si funeste à tous les Indiens, fit littéralement un vaste tombeau de la bourgade de Syllery. Quinze cents Sauvages en furent atteints et pas un seul ne guérit (Charlevoix). C’est après ces ravages que le P. Chaumonot rassembla les Hurons qui avaient été épargnés et fonda avec eux le village de Lorette, à 2 lieues de Québec.

Cependant le moment était arrivé où Talon allait réaliser un projet qu’il avait formé lors de sa première intendance en Canada ; et qui consistait à faire passer les vastes contrées de l’Ouest, dont l’on ignorait encore toute l’étendue, sous la suprématie de la France qui ambitionnait l’honneur d’étendre son influence jusqu’aux dernières limites du continent. Il y avait de la grandeur et de la politique dans un pareil dessein, qui témoigne du génie de son auteur. Louis XIV l’avait accueilli avec beaucoup de faveur pendant le séjour de Talon à Paris ; et celui-ci, sûr maintenant de l’appui du roi, ne fut pas plus tôt de retour à Québec qu’il s’occupa des moyens de le mettre à exécution.

L’on a vu dans un autre chapitre que les nombreuses tribus de la grande famille algonquine occupaient une portion considérable du continent à l’est du Mississipi, avec les Hurons, et que tous ces peuples étaient très attachés aux Français dont ils aimaient les mœurs agréables et le caractère chevaleresque, et auxquels ils se regardaient comme redevables du repos dont ils jouissaient. Talon profita adroitement de cette circonstance pour les engager à reconnaître la suprématie du roi et à se mettre sous sa protection. Les missionnaires et les traitans, qui avaient déjà étendu leurs courses fort loin, facilitèrent aussi ses vues, à la réalisation desquelles les premiers reçurent ordre de travailler en étendant leurs prédications[6]. Mais pour ouvrir la négociation qui devait amener un résultat définitif, il fallait trouver une personne propre à remplir officiellement cette mission délicate et difficile avec les tribus occidentales. Personne ne lui parut plus capable qu’un voyageur renommé, Nicolas Perrot, homme assez instruit, de beaucoup d’esprit, et parlant bien la langue de ces peuples parmi lesquels il avait acquis une grande influence. Ce voyageur, ayant reçu ses instructions, partit avec l’ordre de pousser aussi loin que possible ses découvertes ; il visita un grand nombre de peuplades, et pénétra jusque chez les Miâmis, à Chicago, dans le fond du lac Michigan, par lesquels il fut reçu comme l’envoyé d’un grand roi et avec toute l’ostentation que pouvaient mettre ces barbares. Il les invita tous au nom du grand Onnonthio, c’est ainsi que les Indiens désignaient toujours le roi de France, à envoyer des députés pour rencontrer les siens, et délibérer sur les matières importantes qui leur seraient soumises, le printemps suivant, au Sault-Ste.-Marie, au pied du lac Supérieur, où se faisaient alors les assemblées générales de toutes les nations, à cause de la prodigieuse abondance de la pêche qui pouvait nourrir de grandes réunions d’hommes. Tous promirent de se trouver au rendez-vous. M. de St.-Lusson y arriva à la fin de mai 1671, chargé des pleins pouvoirs du roi. Il y trouva les chefs d’une multitude de tribus qui habitaient les bords du lac Supérieur, du lac Huron et le fond de la baie d’Hudson. Le père Allouez fit un discours en langue algonquine, pour expliquer l’objet de l’assemblée, et demander leur acquiescement aux propositions du monarque qui leur faisait offrir sa puissante protection, et dont il exalta la gloire et la magnificence. Les députés s’écrièrent tous qu’ils ne voulaient plus avoir d’autre père que le grand Onnonthio des Français. Alors Perrot creusa un trou dans la terre, et y éleva une croix aux armes de France, pour scéler par ce signe la prise de possession du pays, que M. de St.-Lusson déclara être désormais sous la protection du roi, au bruit de la mousqueterie et aux acclamations de cette foule ignorante qui venait de se donner un maître.

Talon, voyant le succès qui avait couronné cette première entreprise, résolut de ne pas s’arrêter en aussi beau chemin, et fit continuer les découvertes jusqu’au dernier moment de son séjour dans le pays. Les Indiens occidentaux rapportaient qu’il y avait un grand fleuve, nommé Mississipi, à l’est du Canada ; il ne voulut point laisser la colonie sans avoir éclairci ce point important. Le P. Marquette et M. Joliet, de Québec, furent chargés par lui d’aller en faire la recherche ; l’on verra dans le chapitre suivant comment ils s’acquittèrent de cette entreprise.

Nous avons dit que M. de Courcelles avait demandé d’être rappelé ; le roi choisit pour le remplacer, le comte de Frontenac, qui arriva en Canada en 1672, précédé d’une réputation qui fit désirer à Talon de remettre aussi sa charge. Il avait jugé en effet qu’il y aurait de l’imprudence à se commettre avec le nouveau gouverneur dans une colonie trop petite pour donner des occupations séparées à deux hommes qui n’étaient pas d’humeur à dépendre l’un de l’autre, et par conséquent à agir en tout avec ce concert qui exige des concessions réciproques. Il demanda en conséquence sa retraite. Un des derniers actes administratifs de M. de Courcelles fut une convention qu’il conclut avec les Iroquois pour la fondation de Catarocoui, aujourd’hui Kingston. Ces barbares, après une guerre de plusieurs années où les succès avaient été longtemps balancés, venaient de vaincre les Andastes et les Chaouanons, qui furent presqu’entièrement exterminés. Cette victoire les avait gonflés d’orgueil, et l’on ne savait pas où s’arrêterait leur ambition. M. de Courcelles pensa qu’il était temps de se mettre en garde contre les entreprises qu’ils pourraient tenter contre la colonie, n’ayant plus rien pour s’occuper au dehors. Il convoqua dans cette vue une assemblée de leurs chefs à Catarocoui où il se rendit lui-même ; et il leur déclara qu’il allait bâtir un fort pour qu’ils pussent y faire la traite plus commodément avec les Français. Soit qu’ils ne comprissent pas le but du gouverneur, soit qu’ils s’abusassent sur leurs propres forces, ils trouvèrent ce projet très bien imaginé ; mais avant que celui-ci put faire commencer les travaux, arriva, comme on vient de le dire, M. de Frontenac qui comprit de suite l’importance de l’entreprise. Il se transporta de sa personne sur les lieux l’année suivante, et ordonna la construction du fort au confluent de la rivière Catarocoui avec le St.-Laurent. Telle fut l’origine de la ville qui vient d’être temporairement la capitale du Canada.

Le départ de M. de Courcelles qui devait entraîner plus tard celui de Talon fut une perte pour le pays. Les qualités de ce gouverneur n’étaient pas aussi brillantes que celles de son successeur ; mais avec beaucoup d’expérience et de fermeté, il possédait cette sagesse si précieuse aux hommes d’état, qui leur fait prévenir les difficultés. D’une part, en retenant avec une main ferme, mais douce, les prétentions du clergé dans de justes bornes, il avait su se concilier l’appui des missionnaires qui ont rendu de tout temps de si grands services à la colonie, et qui contribuaient alors à faire respecter par les Indiens sa personne et son gouvernement. De l’autre, aucun gouverneur n’a déployé une politique plus habile que la sienne à l’égard de ces peuples, et il est regrettable que plusieurs de ceux qui vinrent après lui, n’aient pas toujours partagé ses vues à cet égard et suivi ses traces. On doit aussi lui tenir compte d’avoir eu le bon esprit de tolérer en général l’espèce d’indépendance que prenait quelquefois M. Talon, dont le génie supérieur ne pouvait jeter que de l’éclat sur son administration. Le caractère particulier de ces deux hommes, l’activité de l’un suppléant à la nonchalance de l’autre, a fait qu’ils ont pu marcher ensemble malgré les brouilles qu’inspirait quelquefois peut-être l’amour-propre blessé, mais que faisaient taire bientôt des idées plus généreuses, la gloire et l’amour de leur patrie. Les regrets des colons accompagnèrent le retour de M. de Courcelles en France.

Cependant le rang, l’influence et la réputation de son successeur leur firent espérer que l’on ne cesserait point de travailler à l’avancement de la colonie avec la même activité, et qu’elle serait toujours l’objet de la même attention de la part du roi. Petit fils d’un chevalier des ordres fort dévoué à la cause de Henri IV dans la guerre de la ligue, le comte (Louis de Buade) de Frontenac avait suivi la carrière de ses ancêtres, et était parvenu au grade de lieutenant-général dans les armées ; il avait l’esprit pénétrant, fertile en ressources et orné par l’étude, mais on lui reproche de l’ambition et de la hauteur ; et l’on remarqua en Canada qu’il était d’autant plus fier pour les grands qu’il était poli et affable pour le peuple, ce qui dut lui faire des ennemis puissans. Extrêmement jaloux du pouvoir, il en usa despotiquement. Il avait appris le métier des armes sous le fameux Maurice, prince d’Orange ; et ayant obtenu le commandement du régiment de Normandie, il avait servi en France, en Allemagne, et en d’autres pays de l’Europe, et avait eu l’honneur d’être désigné, par Turenne, au roi pour commander les secours qu’il envoyait à Candie assiégée par les Turcs[7].

En prenant les rênes du gouvernement, il voulut assembler le conseil souverain d’une manière solennelle ; et contre l’usage ordinaire, il lui adressa un discours que nous reproduirons ici, et dans lequel on reconnaît le soldat qui aime à voir dans le succès des armes la grandeur de sa patrie. Cette harangue est peut-être la première qui ait été prononcée par le représentant du roi dans cette colonie, en pareille circonstance ; et à ce titre, nous avons cru devoir conserver des paroles qui se sont rarement répétées sous le gouvernement français. « Après vous avoir remercié, dit le nouveau gouverneur, de toutes les civilités que j’ai reçues de vous, et vous avoir témoigné la joie que je ressens d’être au milieu de mes conseillers, je vous avouerai que je n’en ai pas une médiocre de ce qu’en vous fesant part des ordres de sa Majesté, j’ai à vous apprendre l’heureux succès de ses armes et à vous annoncer ses victoires.

« Elle désire que vous enrégistriez la déclaration de la guerre qu’elle a faite par mer et par terre contre les Hollandais ; mais vous ne saurez pas plutôt par là qu’ils sont ses ennemis, que je vous dirai qu’ils sont devenus ses sujets, et qu’elle a poussé ses conquêtes avec tant de rapidité qu’en un mois de temps elle s’est assujetti des peuples qui, pendant plus de cent années, avaient résisté à toute la puissance de la maison d’Autriche, lors même qu’elle était dans le plus haut point de sa grandeur et de son élévation.

« Tous ces prodiges qui n’ont presque point d’exemples, doivent augmenter l’amour et la vénération que nous sommes obligés d’avoir pour cet incomparable monarque, que nous voyons être favorisé de Dieu si visiblement, et nous engager à lui donner de plus en plus de grandes preuves de notre obéissance et de notre fidélité.

« Quoique sa Majesté n’a jamais eu lieu de douter de la vôtre, elle m’a commandé néanmoins qu’à mon avénement dans ce pays, je vous fisse prêter un nouveau serment entre mes mains, et que je vous excitasse à vous acquitter du devoir de vos charges avec toute sorte de vigilance et d’intégrité.

« C’est par Injustice que les États les mieux établis se conservent, et ceux qui ne font encore que de naître ont encore plus de besoin qu’on la rende avec exactitude et célérité.

« C’est pourquoi vous devez, messieurs, appliquer tous vos soins à répondre en cela aux intentions de sa Majesté, puisque c’est une des choses qui peuvent le plus contribuer aux progrès de cette colonie dont elle souhaite fort l’accroissement.

« Pour moi j’essaierai de vous en donner l’exemple en ne faisant aucune acception de personne, en protégeant toujours le pauvre et le faible contre ceux qui les voudraient opprimer, et en cherchant avec soin les moyens de procurer l’avantage et la satisfaction de toutes les personnes que je verrai être bien intentionnées pour le bien du pays et pour le service de sa Majesté »[8].

Après ce discours tous les membres du conseil levèrent la main et firent serment.

Le comte de Frontenac trouva la colonie et les nations indiennes dans une paix profonde qui dura plusieurs années. La déclaration de guerre contre la Hollande qu’il fit proclamer en Canada, n’était qu’une pure formalité qui intéressait tout au plus quelques marchands. Il n’avait donc qu’à s’occuper de l’avancement du pays, et du perfectionnement de ses jeunes institutions, qui avaient besoin de beaucoup d’améliorations. L’administration de la justice fut particulièrement l’objet de sa sollicitude ; et en cela il ne fit que suivre les tendances du gouvernement de Louis XIV pour la France elle-même. En homme habile, ce monarque qui avait fait atteindre le plus haut degré de centralisation à la monarchie, qui avait écrasé la puissance pontificale et l’opposition protestante, chercha à couvrir ses usurpations par une administration plus régulière et plus éclairée de la justice. Ainsi l’on a vu de nos jours Napoléon, après avoir renversé la constitution de sa patrie, constitution il est vrai qui menaçait ruine, on l’a vu, dis-je, promulguer un code de lois qui lui a acquis une gloire immortelle.

Le gouverneur tout en marchant sur les traces de son maître, opérait ces changemens avec des formes et des manières si hautaines et si despotiques, que malgré sa grande influence, et sa grande capacité, il se fit des ennemis nombreux et implacables. Si l’on voulait en croire tout ce qu’en disent ses contemporains, l’on serait très en peine de le juger, car sa conduite a été attaquée avec autant de virulence qu’elle a été défendue avec enthousiasme. Nous tâcherons d’éviter ces deux extrêmes, et nous jugerons des actes de cet administrateur par les résultats qu’ils ont eus pour notre patrie.

Quoique M. Talon eût demandé son rappel en même temps que M. de Courcelles, il ne fut relevé qu’en 1675 ; de sorte qu’il resta trois ans avec le nouveau gouverneur auquel il fut sans doute très utile. Il paraît que la bonne intelligence ne cessa pas de régner entre ces deux grands fonctionnaires. Comme l’intendant, le comte de Frontenac étudia et connut bientôt les vrais intérêts de la colonie à la prospérité de laquelle il travailla avec ardeur. Personne ne sut mieux que lui prendre sur les colons et sur les Sauvages cet ascendant si nécessaire pour les retenir dans le devoir et le respect ; et il traitait ses alliés et ses ennemis avec une hauteur mêlée de noblesse qui en imposait aux barbares et leur donnait une haute idée de la France.

Après avoir mis la dernière main aux traités conclus avec ces peuples, et s’être assuré de leurs bonnes dispositions qu’il sut affermir par sa politique, il porta les yeux sur les affaires intérieures du pays. Plusieurs gouverneurs avaient voulu signaler le commencement de leur administration par la promulgation de réglemens pour la bonne conduite des habitans, nommés réglemens de police ; mais qui avaient souvent une bien plus grande portée. Dans le mois de mars 1673, de nouveaux réglemens furent passés par le conseil souverain en 31 articles, dont plusieurs pourraient être encore adoptés aujourd’hui avec avantage. Le premier portait que trois échevins seraient élus à la pluralité des suffrages des habitans de Québec, pour agir comme juges de police et veiller à l’exécution des lois. Trois ans après, ces réglemens subirent une nouvelle révision et furent très-étendus, quelques uns embrassant même les Sauvages qu’ils firent tomber sous l’action des lois françaises pour les offenses criminelles graves. Défense fut pareillement faite aux marchands forains de traiter avec les Indigènes ; et il fut pourvu à ce que le lieutenant général tint deux assemblées de police générale par an, le 15 novembre et le 15 avril, où les principaux habitans de Québec seraient appelés, pour aviser, entre autres choses, aux moyens d’augmenter et d’enrichir la colonie.

En 1674, le roi se rendant enfin aux vœux des Canadiens, supprima totalement la compagnie des Indes occidentales, qui ne remplissait aucune de ses obligations envers le pays, et remboursa aux membres les fonds qu’ils avaient mis dans la société. Il paraît, par l’édit de révocation, que la population des colonies françaises en Afrique et en Amérique, était à cette époque de plus de 45, 000 âmes, et que leur commerce employait environ 100 navires, sans compter sans doute ceux qui étaient engagés dans la pêche de la morue et de la baleine, et dont le nombre était beaucoup plus considérable.

L’absence d’une cour en première instance pour connaître des matières civiles et criminelles entraînant des inconvéniens, le siége de la prévôté et justice ordinaire fut rétabli à Québec, ainsi qu’on l’a rapporté ailleurs, en 1677. Cette amélioration fut suivie l’année d’après de l’introduction de la fameuse ordonnance de 1667 touchant l’administration de la justice. Cette ordonnance, l’un des plus grands bienfaits qui aient été conférés à ce pays sous l’ancien régime, n’y a eu de pendant depuis en matières légales, que le code criminel anglais introduit par la conquête.

L’année 1679 vit paraître, elle, l’important édit concernant les dîmes et les cures fixes dont on a parlé assez au long dans le chapitre sur le gouvernement ecclésiastique ; et une ordonnance non moins intéressante pour la liberté des citoyens, par laquelle il était défendu aux gouverneurs particuliers d’emprisonner personne. Ce droit fut réservé seulement au gouverneur en chef, au lieutenant-général civil et au conseil souverain. Il n’est pas improbable que cette loi salutaire ait été suggérée par ce qui venait de se passer entre M. de Frontenac et M. Perrot, gouverneur de Montréal, et dont nous allons maintenant parler.

Tous les changemens, toutes les améliorations qu’on vient d’énoncer se faisaient au bruit des querelles qui avaient marqué les premiers pas de l’administration de M. de Frontenac. Dès 1673, ce gouverneur était en guerre ouverte avec celui de Montréal, dont le satirique La Hontan disait, que n’ayant que mille écus d’appointemens, il avait trouvé le moyen d’en gagner cinquante mille par son commerce avec les Sauvages en peu d’années. Soit à tort ou à raison, M. de Frontenac crut que M. Perrot n’observait pas les ordonnances et les instructions du roi, et il lui envoya pour lui porter ses commandemens à cet égard un lieutenant de ses gardes. Celui-ci reçut fort mal cet officier, et le fit jeter même en prison.[9] Cette conduite inqualifiable attira sur lui toute la colère du comte déjà prévenu, qui fit aussitôt assembler extraordinairement le conseil souverain pour aviser aux moyens à prendre en présence d’un acte d’insubordination qu’il regardait comme un attentât contre l’autorité royale. Le substitut du procureur-général fut chargé de commencer l’instruction de cette affaire de suite, et de se transporter à Montréal s’il était nécessaire.

Cependant Perrot voyant que l’affaire prenait une tournure plus sérieuse qu’il ne l’avait pensé, était descendu à Québec dans l’espoir peut-être de trouver assez d’influence pour détourner l’orage qui le menaçait ; mais cela ne fit qu’avancer sa disgrâce ; il y fut arrêté au commencement de janvier (1674) et enfermé au château St.-Louis, où il fut détenu plus d’un an prisonnier, refusant de reconnaître l’autorité du gouverneur général et du conseil souverain pour le juger.

Malheureusement cette affaire, déjà assez grave, se compliqua dans le cours de l’hiver par la part qu’y voulurent prendre quelques membres du séminaire de St.-Sulpice, dont l’un, M. l’abbé de Salignac Fénélon, était curé de Montréal. Cette intervention mal avisée ne fit, comme on devait le supposer, qu’augmenter le mal en mêlant le clergé à la querelle. L’abbé Fénélon blâma hautement, dans son sermon du jour de Pâques, la conduite du gouverneur général, qu’il qualifia de tyrannique et de violente ; il ne s’arrêta pas là, il recueillit dans la ville des signatures à une remontrance au roi contre lui. Dans un temps où la liberté était inconnue, cette hardiesse parut un second outrage à M. de Frontenac ; et l’ordre fut donné sur le champ d’assigner le bouillant abbé, qui était peut-être en partie la cause, par ses conseils, de la rébellion de M. Perrot, à venir expliquer sa conduite devant le conseil souverain, et plusieurs de ses collègues à comparaître en témoignage contre lui.

Après avoir fait plusieurs fois défaut, ces messieurs se présentèrent enfin ; mais ce fut pour décliner la juridiction du conseil sur eux, prétendant qu’ils ne pouvaient être jugés ou assignés en témoignage que par leur évêque. L’abbé Fénélon se conduisit surtout avec une grande audace. Il réclama le droit que possédaient les ecclésiastiques en France de parler assis et couverts en présence des conseils souverains, et ajoutant l’action à la parole, il s’avança vers les membres et se couvrit avec un geste de vivacité insultant comme pour braver le comte de Frontenac, qui présidait alors le conseil, et qui après lui avoir fait remarquer avec beaucoup de modération l’inconvenance de sa conduite, le fit retirer dans une salle voisine sous la garde de l’huissier, en attendant que le conseil eût opiné sur ce qu’il y avait à faire dans cette urgence. Ce corps décida tout d’une voix que la prétention de M. l’abbé Fénélon ne pouvait être admise d’autant plus qu’il comparaissait comme accusé. Il fut ramené devant le conseil ; mais persistant à ne pas le reconnaître comme son tribunal légitime, et à refuser de répondre à ses interrogatoires, il fut mis aux arrêts.

La situation des choses en Canada dans le moment, montrait le danger de la doctrine invoquée par les ecclésiastiques de ne reconnaître pour juge légitime que leur évêque. Lorsqu’un violent antagonisme divisait le gouverneur et cet évêque jusqu’au point d’entraîner des voies de fait chez leurs partisans, si chacun des deux rivaux avait eu un tribunal pour juger ses amis et ses créatures, quelle justice, quelle unité aurait-on pu en attendre ? Il est évident qu’il y aurait eu dès lors deux pouvoirs en opposition dans l’État, et que la société aurait été en conséquence bouleversée.

D’un autre côté, comme les offences de M. Perrot et de l’abbé Fénélon étaient personnelles au comte de Frontenac, celui-ci parut exercer un pouvoir exorbitant et dangereux, en cumulant avec ses autres fonctions celles de président du conseil, où il semblait être à la fois dans ce cas-ci accusateur et juge. Il ne faut pas croire néanmoins, comme Charlevoix, qu’il eût usurpé cette présidence ; il l’a remplissait par droit d’office, et conformément à l’usage établi, les gouverneurs en commençant par M. de Tracy ayant les uns après les autres présidé ce corps depuis sa création, et signé les procès-verbaux de ses séances[10].

Cependant M. Perrot persistait toujours obstinément à ne pas reconnaître la compétence du conseil. Dans ses objections il s’en trouva de bien fortes et qui influèrent puissamment sur la décision qui fut adoptée plus tard. Il représenta, entre autres choses, que se trouvant accusé directement par le gouverneur général qui était son ennemi personnel, il ne pouvait consentir à mettre son sort entre les mains d’un tribunal dont ce gouverneur était président ; qu’en outre plusieurs des membres du conseil étaient intéressés à sa perte, en ce que la personne qui avait été nommée pour le remplacer dans le gouvernement de Montréal, leur était étroitement alliée par le sang, et que c’est ce qui expliquait l’acharnement avec lequel ils travaillaient contre lui. Pour ces raisons donc, il récusait nommément M. de Frontenac et tous les autres, membres auxquels il avait fait allusion, et en appelait au conseil d’état à Paris.

Le sulpicien, l’abbé Fénélon, qui souffrait de se voir ainsi traîner devant un tribunal civil, qu’il savait mal disposé contre lui, adopta la même tactique et commença aussi à récuser ses juges. Sa cause devint dès lors commune avec celle de M. Perrot, auquel l’influence du clergé qui commença à se remuer fut fort avantageuse. Nul doute que l’opinion publique n’ait été aussi pour quelque chose dans l’espèce de changement que l’on croit apercevoir alors dans les dispositions de la plupart des membres du conseil et du gouverneur lui-même. Les membres récusés voulurent s’abstenir de siéger ; et le gouverneur fut comme emporté par le torrent. ; car il chercha d’abord à justifier sa présence en prétendant qu’il n’était pas plus intéressé, dans le procès que le roi lui-même dont il était le représentant ; ce qui était plausiblement vrai. Le conseil ne se trouvant plus en nombre après la retraite des membres en question, il en fut nommé d’autres spécialement pour continuer les procédures contre les accusés ; et après plusieurs séances, ne demandant pas mieux que de se débarrasser d’une affaire compliquée, ils firent droit sur les causes de récusation, et ordonnèrent que le tout serait soumis au roi pour sa décision, avec prière, en outre, à sa majesté de faire connaître si le conseil devait continuer d’être ou non présidé à l’avenir par le gouverneur général.

L’année suivante une réponse relative au dernier point fut donnée par Louis XIV dans la déclaration qui régla la question des préséances au conseil. La première et la seconde places y furent réservées au gouverneur et à l’évêque, et la troisième à l’intendant, mais avec la présidence puisqu’on lui en conférât les fonctions, quoiqu’il lui fût défendu d’en prendre le titre, comme pour ménager l’amour propre du comte de Frontenac. De ce moment M. de Pétrée, qui ne paraissait plus depuis longtemps au conseil, commença à y revenir. Dès que quelque nuage s’élevait entré lui et le gouverneur, il avait pour politique de s’abstenir d’assister aux séances de ce corps, où il se faisait remplacer par quelque prêtre vigilant. Aussi quand il commençait à s’absenter pouvait-on prédire en toute assurance quelque nouvel orage.

Quant à M. Perrot et à l’abbé Fénélon qui avaient été la cause principale de tout ce fracas, il paraît que leur affaire, qui avait divisé tout le pays, fut étouffée ; et que l’un alla reprendre son gouvernement et l’autre sa cure. La procédure qui les concernait resta probablement oubliée dans quelque coin du ministère des colonies.

À peine cependant cette difficulté fut-elle terminée qu’il s’en éleva d’autres qui ne finirent, celles-là, que par le rappel de M. de Frontenac et de l’intendant. Un esprit querelleur, rancuneux, intolérant, semblait s’être emparé de tout le monde.

L’éternelle question de la traite de l’eau-de-vie n’avait pas cessé d’agiter sourdement le pays sous l’administration de M. de Courcelles. Ce gouverneur ainsi que l’intendant, M. Talon, étaient favorables à ce négoce exercé parmi les Français seulement ; et même le dernier avait obtenu une lettre du ministère qui le rendait libre entre les colons. Mais l’évêque n’avait rien relâché de sa fermeté ; il avait continué son opposition par des mandemens et des excommunications tout en faisant entendre ses plaintes à la cour. Plus tard, c’est-à-dire à l’époque où nous sommes parvenus, le nouvel intendant, M. Duchesneau, qui s’était déjà brouillé avec le gouverneur, touchant la présidence du conseil et d’autres questions d’administration locale, appuya les plaintes du clergé, peut-être pour s’assurer des bonnes grâces de ce corps influent en épousant ses intérêts, quoiqu’il se déclarât néanmoins contre lui dans la question des dîmes et des cures, réglée par l’ordonnance de 1679.

Le gouverneur, qui avait déjà pris les devans à Paris, répondit que les plaintes de M. de Pétrée étaient mal fondées, que la traite de l’eau-de-vie, restreinte dans de justes bornes, était nécessaire pour s’attacher les Indigènes, et qu’au surplus, le zèle des ecclésiastiques à cet égard « ne servait guère que de prétexte pour persécuter ceux qui les empêchaient de dominer dans le pays et pour solliciter leur révocation ». Il faisait allusion par ces paroles aux gouverneurs déjà rappelés et à lui-même, ne se croyant pas plus à l’abri de ces attaques dissimulées que ses prédécesseurs. Toute fortuite qu’était cette supposition, il y avait bien de l’apparence que cette nouvelle difficulté allait soulever une tempête plus violente encore que toutes celles que l’on avait vues en Canada, à cause surtout de l’irritation qui était restée dans les esprits à la suite des longs démêlés que nous avons rapportés, plus haut.

Pour y mettre fin du coup, Colbert ordonna à M. de Frontenac de convoquer une assemblée de vingt des principaux habitans de la colonie, afin d’avoir leur avis sur ce commerce et sur les conséquences qui en découlaient pour elle. Le résultat de leurs délibérations, favorable à la traite, fut envoyé à Paris. M. de Pétrée, dont cette décision éloignait plus que jamais la réalisation d’un projet qui avait fait l’occupation d’une partie de sa vie, passa exprès en France en 1678 pour en arrêter l’effet. Selon Charlevoix, le roi ayant voulu que l’archevêque de Paris et le P. de la Chaise, confesseur de sa majesté, donnassent leur jugement définitif ; l’un et l’autre après en avoir conféré avec l’évêque de Québec, avaient jugé que la traite de l’eau-de-vie dans les bourgades indiennes devait être défendue sous les peines les plus rigoureuses ; et une ordonnance avait été décrétée pour appuyer ce jugement. Suivant une autre version, celle de l’auteur des mémoires sur la vie de M. de Laval, la cour fatiguée de cette lutte entre l’autorité civile et l’autorité ecclésiastique, aurait reçu le prélat canadien avec beaucoup de froideur ; et après deux ans de vaines sollicitations et de déboires, celui-ci aurait été obligé de revenir dans ce pays sans avoir presque rien obtenu. Le fait est que l’évêque réussit en partie dans ses prétentions, et que l’ordonnance dont parle Charlevoix fut en effet rendue. Mais un demi triomphe était regardé par M. de Pétrée et ses partisans presque comme une défaite, eux qui avaient été jusque là accoutumés à remporter des succès complets, et à renverser tous les obstacles que rencontrait l’Église dans ses volontés.

Ce résultat, d’un autre côté, ne contribua qu’à augmenter l’éloignement du gouverneur général pour M. Duchesneau qui avait appuyé, comme on l’a dit, l’évêque dans cette question. Il se conduisit envers lui comme il faisait envers ceux qu’il regardait comme ses ennemis, avec une grande hauteur. La mésintelligence, s’accrut tous les jours de plus en plus entre eux ; et malgré les recommandations de la cour, les choses en vinrent à tel point qu’il fallut les rappeler en 1682[11].

Le gouverneur quittait la colonie au moment où elle avait le plus de besoin de ses talens. Outre l’incendie du 5 août (1682) qui avait réduit la plus grande partie de Québec en cendres, ruiné le commerce et fait subir des pertes immenses au pays[12], l’on s’attendait à tout instant à avoir les Iroquois sur les bras. L’influence du voisinage des Anglais, commençait à changer les dispositions de la confédération, qui, dans la prévision d’une guerre prochaine, s’appliqua à nous enlever ou à nous rendre inutiles nos alliés. Le colonel Dongan travailla activement à mettre ces barbares dans les intérêts de l’Angleterre, et il avait plusieurs moyens de réussir. L’accroissement qu’avait pris le commerce de cette puissance lui permettait déjà dans ce temps là de vendre ses marchandises aux Sauvages à meilleur marché que les Canadiens, qui malgré la dissolution de la société des Indes occidentales, étaient restés soumis au monopole du fermier du droit appelé le quart des castors et le dixième des orignaux, ainsi que de la traite de Tadoussac. Ce fermier achetait toutes les pelleteries à un prix très modique, à cent soixante pour cent de moins que ne les payaient les Anglais. Il est évident par cela que, puisque ces derniers pouvaient vendre leurs marchandises aux Indiens à beaucoup meilleur compte que nous, et acheter leurs pelleteries à cent ou cent-soixante pour cent de plus, ils devaient s’emparer insensiblement de toute la traite des contrées occidentales.

En outre de ces motifs commerciaux et pécuniaires que les Anglais avaient soin de faire valoir habilement parmi les nations sauvages, et de leur expliquer tous les jours à l’occasion de chaque fait nouveau qui en démontrait la justesse, motifs puissans en effet, qui devaient les rapprocher d’eux, les difficultés fâcheuses survenues entre notre commandant à Michilimakinac et les indigènes, à l’occasion de représailles usées par lui pour venger la mort de quelques uns de ses compatriotes, avaient presque détaché ces peuples de la cause française. Avec d’aussi grands désavantages, il fallait donc une grande habileté dans M. de Frontenac non seulement pour éviter une rupture, mais même pour conserver le commerce de ces nations. En arrivant en Canada il s’était occupé à raffermir l’alliance qui existait avec elles, et à paraliser l’effet de l’influence anglaise ; et ce n’était qu’à force d’adresse et de présens qu’il avait atteint ce but difficile, et pu assurer la paix qui avait duré, comme on l’a déjà dit, tout le temps de son administration. Ce n’est qu’à l’heure de son départ que l’on aperçut des symptômes d’agitation chez les Iroquois qui annonçaient la guerre. Recherchés à la fois par les Français et par les Anglais, qui les obsédaient constamment, ces barbares, naturellement fiers et ambitieux, augmentaient d’audace et élevaient leurs prétentions. Ils n’y mettaient plus de bornes surtout depuis que le gouverneur de la Nouvelle-York s’était mis à flatter leur orgueil, à vanter leurs prouesses, et à leur promettre l’appui de l’Angleterre. En vain le comte de Frontenac eut-il des conférences avec les ambassadeurs des cinq cantons ; avec ceux des Hurons, des Kikapous et des Miâmis, elles n’eurent aucun résultat. Il quitta donc le Canada, comme nous le disions, au moment où nous avions le plus grand besoin de son énergie, et de son expérience, car la guerre était imminente, non une guerre partielle entre les Français et la confédération iroquoise seulement, mais une guerre générale qui allait s’étendre à toutes les nations de l’Ouest et compromettre notre système d’alliances, si essentiel au commerce et à la paix du Canada.

C’est en 1682 que le comte de Frontenac s’embarqua pour la France. Son départ était au fond un nouveau triomphe pour le parti de M. de Pétrée ; mais c’était le dernier. Le rappel presque successif de trois gouverneurs avait suffisamment constaté sa puissance et ses prétentions. L’administration des deux premiers n’avait duré ensemble que quatre ans ; celle de M. de Frontenac en avait duré dix ; ses talens et son influence à la cour avaient seuls pu le maintenir si longtemps dans un poste aussi difficile. Il était parent, nous croyons, de madame de Maintenon, chargée alors de l’éducation des enfans que le roi avait eus de madame de Montespan ; et c’est probablement par son influence qu’il fut nommé de nouveau gouverneur de la Nouvelle-France en 1689, ainsi que nous le verrons plus tard. Les successeurs qu’on lui donna s’étant montrés des administrateurs médiocres, l’on sentit plus que jamais la nécessité de soutenir contre les cabales coloniales les gouverneurs qui travaillaient avec le plus de succès à l’agrandissement de ces importantes possessions. Quoique ses démêlés avec l’intendant fussent la cause immédiate et ostensible de la révocation de M. de Frontenac, il a été facile de se convaincre, en lisant l’histoire de son administration, que le pays était alors divisé en deux grands partis dont le gouverneur et l’évêque étaient les chefs, et qui prenaient pour cette raison les désignations de parti des laïques et de parti des ecclésiastiques. La lutte se continua toujours sous différens prétextes et sous différens noms ; et dans toutes les difficultés de M. de Frontenac, soit avec M. Perrot ou M. Duchesneau, soit avec M. l’abbé de Salignac Fénélon ou M. de Pétrée, l’influence ecclésiastique fut constamment mise en œuvre contre lui. Si cette lutte eût eu pour objet un intérêt purement colonial, l’amélioration politique et matérielle du pays, comme on prétendait qu’elle avait pour fin l’intérêt religieux, nous nous rallierions de bon cœur, comme Canadien, à ceux qui l’encourageaient ; mais comme elle ne produisit que du mal en semant la division partout, qu’elle ne fit que retarder le développement de la colonie en distrayant les habitans de travaux plus essentiels à leur bien être, enfin, qu’elle n’avait pour but que de satisfaire les prétentions plus ou moins raisonnables, plus ou moins exagérées, des chefs de ce nouveau pays sur lequel chacun voulait exercer sa domination, un sentiment de regret est seul permis en présence de ces funestes dissensions.

M. de la Barre vint remplacer le comte de Frontenac comme gouverneur général de la Nouvelle-France. C’était un excellent marin, qui s’était distingué par des faits d’armes glorieux contre les Anglais dans l’archipel du Mexique, où il s’était emparé d’Antigua et de Montserrat, mais qui se montra en Canada un administrateur médiocre, manquant à la fois de cette souplesse qui élude les obstacles, et de cette grandeur qui en impose, nécessaires pour négocier avantageusement avec les Indiens.

La première nouvelle qu’il apprit en mettant le pied à terre, c’est que la guerre était commencée entre les cinq cantons et les Illinois alliés de la France. L’on s’attendait à tout instant à voir paraître les bandes des premiers dans la colonie. Dans ces circonstances, loin d’apaiser les dissensions qui y régnaient encore, et de rallier tous les partis à lui, il se laissa préjuger contre les amis de son prédécesseur, parmi lesquels se trouvaient des hommes habiles et qui justifiaient la réputation de leur chef ; et il ne cacha point ses préventions à leur égard. Cette politique ne pouvait être plus malheureuse. Il rejeta avec une légèreté inconcevable la cause de la guerre sur M. de la Salle qui venait d’achever la découverte du Mississipi. Et pourtant, loin de pouvoir désirer la guerre, ce voyageur célèbre devait la redouter plus que personne, puisque tous ses projets se trouvaient ruinés par elle ; mais ce ne fut là qu’une des moindres erreurs de M. de la Barre. Mais il est temps de revenir sur nos pas pour reprendre la chaîne de nos découvertes dans l’intérieur de l’Amérique, découvertes qui ne sont pas une des moindres parties de la gloire française, et qui n’avaient pas cessé de s’étendre sous l’administration de M. de Frontenac qui les avait encouragées comme M. Talon. Il avait protégé d’une manière spéciale M. la Salle dont il aimait l’esprit hardi et aventureux, et auquel il avait affermé le fort de Catarocoui au pied du lac Ontario en 1675. Ces découvertes en augmentant les possessions des Français, les avaient mis en relation avec un grand nombre de peuples inconnus jusque-là, avaient compliqué leurs alliances, leurs intérêts, et accru par là même les causes de guerre.

  1. « M. l’évêque se refuse à la sommation d’un procureur-général et des conseillers au lieu et place de ceux que le gouverneur prétend être interdits ; que sa conscience, ni son honneur, ni sa fidélité au pouvoir du roi, ne le pouvaient permettre jusqu’à ce que les dits officiers du dit conseil fussent convaincus des crimes dont la dite ordonnance d’interdiction les accuse ». Registre du conseil souverain.
  2. Charlevoix à qui nous empruntons ces dernières paroles, garde le silence sur le sujet réel de la dispute et sur tous les détails que nous venons de donner, qu’il ignorait probablement, et que nous n’avons trouvés, nous, que dans les régistres du conseil souverain déposés aux archives de la province.
  3. Une lettre du conseil souverain à M. Colbert qui se trouve au long dans ses procès-verbaux de 1668, contient entre autres choses la même recommandation.
  4. On peut voir à ce sujet le Mémoire que Talon adressait à Colbert en 1667, et que la Société littéraire et historique a publié en 1840 dans sa Collection de mémoires et relations sur les premiers temps du Canada.
  5. La nouvelle de cette victoire causa une grande joie en France. On y frappa une médaille en mémoire de cet évènement. « On y voit la victoire : elle porte un voile semé de fleurs de Lys, tient une palme d’une main et une couronne de l’autre, et foule aux pieds un turban, des arcs et des flèches, avec cette légende : Germania Servata, et l’exergue, Turcis ad arabonam Casis ». — Brusen de la Martinière.
  6. Relation des Jésuites (P. Dablon 1670-1).
  7. Oraison funèbre du comte de Frontenac prononcée le 19 décembre 1698 par le P. Olivier Goyer, Recollet (Manuscrit, Bibliothèque du Séminaire de Québec.

    Ce panégyrique qui, comme tous les panégyriques, peint celui qui en est l’objet sous les couleurs les plus favorables, est accompagné de notes qui en font une peinture toute contraire, mais dans un langage qui est de nature à détruire l’effet que l’auteur attendait de sa critique.

  8. Régistre du Conseil Souverain, séance du 17 septembre 1673.
  9. Nous tirons tous les détails qui suivent du régistre du conseil souverain déposé aux archives du sécrétariat provincial. Aucun historien que nous sachions ne les a connus.
  10. Régistre du conseil souverain. La formule ordinaire des procès-verbaux contenait ces mots : « Le conseil assemblé auquel présidait haut et puissant seigneur M. de Tracy, ou bien, où présidait M. le gouverneur, etc. La commission de M. Duchesneau comme intendant portait expressément qu’il présiderait au conseil souverain en l’absence du dit sieur de Frontenac ». Les procès-verbaux sont signés par tous les gouverneurs jusqu’à M. de Frontenac inclusivement, qui les a signés jusqu’en septembre, 1675.
  11. Charlevoix rapporte qu’à la suite de la passation de l’ordonnance de 1675 relative au conseil souverain, le comte de Frontenac, outré d’avoir échoué dans ses prétentions, exila sous différens prétextes de sa propre autorité le procureur-général et deux conseillers. Ce fait ne paraît pas correct. Dans les actes qui se trouvent dans le livre des Édits et Ordonnances, c’est le substitut du procureur-général qui agit de 1668 à 1674, auprès de ce conseil ; de 1675 à 1682 et plus tard encore, c’est le procureur général, M. Ruette d’Auteuil, nommé en 1674 par M. de Frontenac lui-même. Cet officier se trouvant constamment inscrit, comme présent, dans les procès-verbaux du conseil entre ces deux époques, n’a donc pu être exilé après 1676 par le gouverneur.
  12. Dans la Basse-Ville qui était bâtie en bois il ne resta qu’une seule maison, celle d’un riche marchand, M. Aubert de Lachenaye, qui « avait l’âme noble et généreuse » dit un contemporain, et, qui aida de son argent ses concitoyens à se rebâtir. Québec a été jusqu’à ce jour ravagé par trois grands incendies : celui dont nous venons de parler ; celui qui éclata lors du bombardement de la ville par les Anglais en 1759, et dans lequel plusieurs centaines de maisons furent brûlées ; et enfin le plus terrible de tous, celui du 28 mai 1845. Dans ce dernier en moins de 8 heures plus de mille maisons (on a dit 1600 ; mais ce nombre est exagéré) et leurs dépendances, trois églises ou chapelles, une halle de marché ; de nombreuses tanneries, brasseries, distilleries ; une grande quantité de magasins, des fonderies, des savonneries, des chantiers de construction de navires, des quais, quelques vaisseaux, &c., devinrent la proie des flammes, et de 10 à 12 mille personnes se trouvèrent sans gite.