Histoire du Canada (Garneau)/Tome III/Livre IX/Chapitre II

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Imprimerie N. Aubin (IIIp. 60-106).



CHAPITRE II.




PRISE D’OSWÉGO ET DE WILLIAM-HENRY.



1756-1757.

Alliances indiennes ; les cantons iroquois protestent de leur neutralité. — Préparatifs militaires. — Bandes canadiennes en campagne tout l’hiver (1755-56) ; destruction du fort Bull et dispersion d’un convoi de 400 bateaux ennemis. — Commencement de désunion entre le gouverneur et le général Montcalm au sujet de l’entreprise sur Oswégo. — Siège de cette place. — La garnison abandonnée du général Webb capitule. — Butin que l’on fait. — Les sauvages tuent un grand nombre de prisonniers ; on ne parvient à les arrêter qu’avec beaucoup de peine. — Les fortifications d’Oswégo sont rasées. — Joie que cette victoire répand en Canada, — Les Anglais suspendent toutes leurs opérations pour le reste de la campagne. — Les Indiens ravagent leurs provinces. — Les Canadiens enlèvent Grenville à 20 lieues de Philadelphie. — Disette en Canada. — Arrivée des Acadiens qui mouraient de faim. — Ils se dispersent dans le pays. — Demande de secours en France. — Augmentation rapide des dépenses. — Montcalm suggère d’attaquer l’Acadie au lieu des forts Édouard et William-Henry. — Pitt monte au timon des affaires en Angleterre ; nouveaux efforts de cette puissance en 1757. — Elle forme et on abandonne en Chemin le dessein de prendre Louisbourg, protégé par la flotte de l’amiral Dubois de la Motthe. — Des bandes canadiennes tiennent la campagne pendant l’hiver ; M. de Rigaud, à la tête de 1,500 hommes, détruit les environs du fort William-Henry. — Les tribus indiennes restent fidèles à la France, qui envoie des secours. — Prise de William-Henry après un siège de 6 jours. — La garnison, forte de 2,400 hommes, met bas les armes. — Les prisonniers sont encore attaqués à l’improviste par les sauvages, qui en massacrent plusieurs, les pillent et les dispersent. — Le fort William-Henry est aussi rasé. — La disette va en augmentant en Canada. — Murmure des troupes. — Les dissensions deviennent plus visibles entre les chefs de la colonie. — Succès variés de la France dans les autres parties du monde. — Elle ne peut envoyer que quelques recrues en Amérique. — L’Angleterre y porte son armée à 50,000 hommes dont 22,000 réguliers, pour la campagne de 1758.




Dans l’hiver M. de Vaudreuil porta son attention sur l’importante affaire des alliances indiennes, surtout celle avec les cinq nations, qui cherchaient à conserver la neutralité et à faire respecter l’intégrité de leur territoire. Il reçut avec une grande distinction la députation nombreuse qu’elles lui envoyèrent, et les assura que son plus grand désir était de rester en bonne intelligence avec elles. Ces délégués satisfaits se retirèrent en renouvelant leurs protestations pacifiques. C’est en partie pour ne pas indisposer ces peuples que le gouverneur fit raser les fortifications d’Oswégo, après que l’on se fût emparé de cette place.

La saison des opérations arrivait, mais l’ennemi qui avait appris à être plus circonspect, ne montrait pas le même empressement pour se mettre en campagne, que l’année précédente. La levée de ses troupes avait éprouvé aussi beaucoup de délais inévitables. Une difficulté d’étiquette vint les accroître. D’après des règles de guerre faites à Londres, les officiers de l’armée régulière devaient avoir la préséance sur ceux de la milice coloniale. Cette distinction causa un mécontentement universel parmi la libre et fière population américaine. Elle repoussa avec dédain l’infériorité que l’on voulait lui imposer, et lord Loudoun fut obligé de donner satisfaction à une exigence qui n’était que légitime. Il laissa subsister l’organisation militaire qu’elle s’était attribuée au commencement de la guerre. En Canada les mêmes difficultés se présentèrent ; mais la sagesse du gouvernement les fit cesser aussitôt. M. de Vaudreuil, qui était l’ami et le protecteur des Canadiens, ne voulut pas que l’on portât la moindre atteinte à leurs droits et à l’usage établi.

Cependant l’inactivité des Anglais, qui étonnait, permit de mettre à exécution un projet né dans l’esprit du gouvernement français dans le temps de la construction d’Oswégo, qu’il avait toujours regardée depuis comme un acte hostile, comme une menace. Le gouverneur ayant cette entreprise à cœur, n’avait fait que l’ajourner l’année précédente ; et dans la prévision de sa réalisation prochaine, les préparatifs étaient faits pour l’exécuter. Des partis avaient été tout l’hiver en campagne, entre Albany et ce fort, afin de détruire les petits postes qu’on y aurait élevés et de harceler sans cesse les communications. Dans le mois de mars M. de Léry, à la tête de 324 hommes, prit un magasin considérable, connu sous le nom de « fort de Bull, » situé entre Schenectady et Oswégo, et défendu par 80 hommes. On y détruisit une immense quantité de poudre, de projectiles et autres munitions de guerre dont la perte retarda beaucoup les mouvements de l’ennemi. Le fort Bull était palissadé et garni de meurtrières. Sa prise offrit ceci de remarquable, que les meurtrières au lieu d’être une protection pour la garnison, servirent au contraire aux assaillans qui s’en emparèrent avant que les premiers pussent s’y placer, et tirèrent par ces ouvertures du dehors en dedans de l’enceinte. Les palissades ayant été coupées à coups de hache, la maison fut prise d’assaut, et tous ceux qui la défendaient furent passés au fil de l’épée.

Dès le petit printemps, M. de Vaudreuil envoya M. de Villiers avec 900 hommes pour observer les environs d’Oswégo et y inquiéter les Anglais. Ce détachement eut plusieurs escarmouches. Le 3 juillet, il attaqua un convoi de 3 à 400 bateaux qui revenait de porter des armes et des vivres dans cette place ; il le dispersa, tua beaucoup de monde, leva des chevelures et fit quantité de prisonniers.[1]

Cependant l’expédition d’Oswégo fut définitivement résolue, et l’armée reçut ordre de faire ses préparatifs pour se mettre en mouvement. C’est alors que le public crut s’apercevoir d’un refroidissement entre le gouverneur et le commandant des troupes. Ces deux chefs s’étaient plus d’abord ; mais la différence de caractère, et des personnes intéressées peut-être à les diviser, les éloignèrent l’un de l’autre. Il n’y eut dans les commencemens que leurs amis intimes qui s’aperçurent de ce changement, qui devait être si funeste dans la suite. Plus tard cette désunion devint apparente pour tout le monde.

Le général Montcalm, par un fatal pressentiment, ne crut jamais au succès de la guerre, comme ses lettres ne le laissent que trop entrevoir ; de là une apathie qui lui aurait fait négliger tout mouvement agresseur, sans M. de Vaudreuil, qui, soit par conviction, soit par politique, ne parut au contraire jamais désespérer, et conçut et fit exécuter les entreprises les plus glorieuses qui aient signalé cette guerre pour les Français. Tel était cependant le progrès des idées de Montcalm dans l’armée, que le gouverneur disait (lettre aux ministres) après la prise d’Oswégo, que s’il se fût arrêté à tous les propos inconsidérés qu’on tenait à ce sujet, il aurait été obligé de renoncer à une entreprise qui devait déranger si profondément tous les plans des généraux anglais. En effet le général Montcalm ne l’approuvait qu’à demi ; il avait des doutes sur le succès et s’en exprima ainsi dans une dépêche : « L’objet qui me fait passer à Frontenac, disait-il, est un projet qui m’a paru assez militaire, si toutes les parties de détail sont assez bien combinées, et je pars sans en être ni assuré ni convaincu. »

Le fort Oswégo, bâti par les Anglais sur la rive droite du lac Ontario pour protéger leur commerce et les établissemens qu’ils voulaient former entre l’Hudson et ce lac, acquérait en temps de guerre une double importance par sa position. Il servait d’un côté à contenir les tribus iroquoises, et il menaçait de l’autre les communications entre l’extrémité inférieure et l’extrémité supérieure du Canada. De plus les Anglais pouvaient, de ce point, attaquer le fort Frontenac et s’emparer du commandement du lac Ontario. Il était donc important de se rendre maître de cette position, et de les rejeter dans la vallée de l’Hudson. C’est ce que le gouvernement français avait senti, et ce que M. de Vaudreuil voulut exécuter.

Ce gouverneur, qui avait dirigé une partie des préparatifs, avait si bien pris ses mesures que l’armée surprit pour ainsi dire les ennemis, que les détachemens, tenus aux environs de ce lieu, avaient empêchés de pousser des reconnaissances au loin. Il avait réuni 3000 hommes à Carillon, et Montcalm s’y était rendu avec ostentation pour attirer leurs regards de ce côté. Tandis qu’ils croyaient encore ce général, qu’ils redoutaient, sur le lac Champlain, celui-ci était revenu soudainement à Montréal ; et 3 jours après, le 21 juillet, il partait pour aller se mettre à la tête des troupes expéditionnaires réunies à Frontenac, sous les soins immédiats de M. de Bourlamarque. M. de Rigaud fut chargé du commandement du camp d’observation formé par M. de Villiers à Niaouré, à 15 lieues d’Oswégo, et qui devait protéger d’abord le débarquement de l’armée sur la rive méridionale du lac, et ensuite former l’avant-garde. Pour ne pas éprouver d’obstacles de la part des Iroquois, une partie de leurs principaux guerriers avait été attirée à Montréal, et une autre à Niagara, où ils servirent d’otages pour la conduite de la confédération. Deux barques de 12 à 16 canons furent mises en croisière devant Oswégo, et une chaîne de découvreurs fut établie entre ce fort et Albany pour intercepter les couriers.

Le général Montcalm arriva à Frontenac le 29 juillet. Le 4 août la première division de l’armée, forte de 2 bataillons et de 4 boucles à feu, s’embarqua et atteignit Niaouré le 6. La seconde ou dernière division y arriva le 8 ; elle était formée d’un bataillon de réguliers et d’un corps de Canadiens, avec plus de 80 bateaux chargés d’artillerie, de bagages et de vivres. Ces troupes réunies formaient environ 3,100 hommes, dont 1,350 réguliers, 1,500 Canadiens et soldats de la colonie, et 250 sauvages.[2] De la baie de Niaouré l’armée, pour dérober sa marche, cheminant de nuit seulement et se retirant le jour dans les bois sur le rivage, après avoir couvert ses bateaux de feuillages épais, alla débarquer, le 10, dans une anse à une demi-lieue de la place qu’on allait attaquer, sous la protection de l’avant-garde, qui avait continué son chemin par terre, et qui investit le lendemain le fort Ontario.

Les ouvrages défensifs d’Oswégo consistaient en trois forts : le fort Oswégo proprement dit, dont les remparts étaient garnis de 18 pièces de canon et 15 mortiers ou obusiers ; le fort Ontario élevé tout récemment au milieu d’un plateau dans l’angle formé par la rive droite de la rivière qui avait donné son nom au principal fort, et le bord du lac, et le fort George situé sur une hauteur à 300 toises de celui d’Oswégo qu’il dominait ; ce dernier n’était qu’un mauvais retranchement en terre garni de pieux, et défendu par quelques pièces de canon. Ces diverses fortifications avaient une garnison d’environ 16 à 17 cents hommes des régimens de Shirley, Pepperrell et Schuyler, noms populaires depuis l’expédition de Louisbourg, et elles étaient commandées par le colonel Mercer.

Les Français ayant établi leur camp dans l’anse où ils étaient débarqués, employèrent les journées des 11 et 12 à percer un chemin dans un bois marécageux jusqu’au fort Ontario, pour le passage des troupes et de l’artillerie. Le colonel de Bourlamarque fut chargé de la direction du siège. La tranchée, ouverte à 90 toises de ce dernier fort, malgré un feu d’artillerie et de mousqueterie très vif des assiégés, reçut six pièces de canon. Le colonel Mercer, qui s’était transporté dans ce fort, ne voulant pas attendre l’assaut, et ayant épuisé ses munitions, fit enclouer les canons et l’évacua. Les Français y entrèrent aussitôt. Mercer envoya alors 370 hommes pour tenir la communication ouverte entre le fort George, où commandait le colonel Schuyler, et le fort Oswégo où il se retira lui-même. Mais M. de Rigaud ayant passé la rivière à la nage avec un corps de Canadiens et de sauvages, le 14 au point du jour, chassa ces troupes et s’établit entre les deux torts, jetant, par ce mouvement hardi, l’intimidation parmi les assiégés et les séparant en deux. Cette manœuvre fut suivie de l’établissement d’une batterie de 9 canons sur le bord de l’escarpement de la rivière, du côté opposé au fort Oswégo, laquelle ouvrant un feu plongeant dans les retranchemens qu’il y avait autour de cette place, frappait les soldats découverts jusqu’aux genoux et leur ôta toute espérance de s’y maintenir. À sept heures du matin le colonel Mercer ayant été tué, quelques heures après les assiégés demandèrent à capituler. La rapidité des travaux du siège, le passage audacieux de la rivière qui leur ôtait toute retraite, la mort de leur commandant, tout contribua à les décider à prendre une résolution que les assiégeans n’osaient pas espérer sitôt, car les Anglais avaient, à peu de distance, un corps de 2,000 hommes sous les ordres du général Webb, que Montcalm s’attendait d’un moment à l’autre à voir paraître, et qu’il s’était préparé, du reste, à bien recevoir. Le colonel Mercer avait écrit à Webb, le 12 à 4 heures du matin, pour l’informer de sa situation et l’appeler à son secours ; mais 2 heures après, la lettre interceptée était remise au général français, qui pressa davantage les travaux du siège. Le général Webb apprit en route, à Wood’s Creek, la capitulation d’Oswégo. Il s’empressa aussitôt d’embarrasser la rivière, et de rebrousser chemin avec une précipitation qui tenait presque de l’épouvante.

La capitulation fut signée à 11 heures du matin. Le colonel Littlehales, qui avait remplacé le colonel Mercer, resta prisonnier avec la garnison des deux forts et les équipages des navires, formant 1,100 soldats, 300 marins et ouvriers, 80 officiers et une centaine de femmes et enfans. Les troupes posèrent les armes. On prit 7 bâtimens de 8 à 18 canons, 200 bateaux, 107 pièces de canon, 14 mortiers, 730 fusils, une immense quantité de munitions de guerre et de bouche, la caisse militaire renfermant 18,000 francs, et 5 drapeaux. Cette belle conquête ne coûta que quelques hommes aux vainqueurs. Les vaincus y perdirent environ 150 tués ou blessés, y compris plusieurs soldats qui voulurent se sauver dans les bois pendant la capitulation, et qui tombèrent sous la hache des Indiens.

Ces barbares, se voyant frustrés du pillage de la place conquise, qu’un assaut leur aurait livrée, voulaient à toute force faire un butin. Ils se jetèrent sur les prisonniers isolés, les pillèrent ou les massacrèrent. Ils envahirent ensuite les hôpitaux et levèrent la chevelure à une partie des malades qu’ils y trouvèrent. Une centaine d’hommes devinrent ainsi leurs victimes, le général Montcalm, à la première alarme, s’était empressé de prendre des mesures pour faire cesser ces sanglans désordres ; mais il ne put réussir qu’avec beaucoup de difficulté, et encore, pour satisfaire ces sauvages excités par la soif du sang qu’ils venaient de verser, il avait été obligé de leur promettre de riches présens. « Il en coûtera au roi 8 à 10 mille livres, écrivit-il au ministre, qui nous conserveront plus que jamais l’affection de ces nations ; et il n’y a rien que je n’eusse accordé plutôt que de faire une démarche contraire à la bonne foi française. »

Toutes les fortifications d’Oswégo furent rasées, suivant les ordres du gouverneur, en présence des chefs iroquois, qui virent tomber avec la satisfaction la plus vive ces forts élevés au milieu de leurs cantons, et qui offusquaient à la fois leur amour-propre national et excitaient leur jalousie. Cette détermination était d’une politique prévoyante et sage, attendu surtout que l’on manquait de forces pour y laisser une garnison suffisante.

L’époque de la moisson appelait déjà depuis quelque temps le retour des Canadiens dans leurs foyers. Le gros de l’armée se rembarqua avec les prisonniers pour retourner en Canada, où la victoire de Montcalm causa une joie universelle, et fut l’occasion de réjouissances publiques. Un Te Deum fut chanté dans les principales églises des villes, où l’on suspendit les drapeaux pris sur l’ennemi comme des trophées propres à entretenir le zèle des habitans. Mais si l’on ajoutait en Canada un grand prix à la conquête que l’on venait de faire, les regrets des Anglais, qui la regardaient comme l’événement le plus désastreux qui put leur arriver, comme un malheur national, montraient qu’on ne l’avait pas exagéré. En effet ils suspendirent aussitôt toutes leurs opérations offensives. Le général Abercromby accusa le général Schuyler de ne pas l’avoir mis au fait de l’état de cette place. Le général Winslow reçut ordre de ne point marcher sur Carillon, et de se retrancher de manière à surveiller la route du lac Champlain et celle d’Oswégo. Le général Webb fut placé au portage de la tête du lac St.-Sacrement avec 1,400 hommes, et sir William Johnson, avec 1000 miliciens, à German Flatts sur la rivière Hudson. L’expédition par la rivière Chaudière fut abandonnée ou changée en course de maraudeurs ; et celle qu’on avait projetée contre le fort Duquesne, fut ajournée à un temps plus heureux. Ces mesures de précautions occupèrent l’ennemi le reste de la campagne.

L’attaque d’Oswégo, dont la conception était due à M. de Vaudreuil et l’exécution au général Montcalm, fit le plus grand honneur à ces deux hommes ; mais le succès qui l’avait couronnée ne rétablit point une amitié franche et cordiale entre eux. Montcalm parut mécontent et morose ; et comme s’il eût regretté une victoire obtenue contre ses prévisions, il écrivit à Paris : « C’est la première fois qu’avec 3,000 hommes et moins d’artillerie qu’eux, on en a assiégé 1,800, qui pouvaient promptement être secourus par 2,000, et qui pouvaient s’opposer à notre débarquement, ayant une supériorité de marine sur le lac Ontario. Le succès a été au-delà de toute attente. La conduite que j’ai tenue à cette occasion, et les dispositions que j’avais arrêtées sont si fort contre les règles ordinaires, que l’audace qui a été mise dans cette entreprise doit passer pour de la témérité en Europe ; aussi je vous supplie, monseigneur, pour toute grâce d’assurer sa majesté que si jamais elle veut, comme je l’espère, m’employer dans ses armées, je me conduirai sur des principes différens. » Il se plaignit encore dans l’automne de plusieurs petits désagrémens que le gouverneur lui aurait fait souffrir ; que lui et M. de Lévis recevaient des lettres et des ordres écrits avec duplicité, et qui feraient retomber le blâme sur eux en cas d’échec ; que les Canadiens n’avaient ni discipline, ni subordination, etc. Les louanges que le gouverneur donnait dans ses dépêches à leur bravoure, avaient excité, à ce qu’il paraît, la jalousie des troupes régulières et de leurs officiers ; et le général Montcalm qui n’aurait pas dédaigné d’être le chef du parti militaire, et qui portait peut-être déjà les yeux sur un poste plus élevé que le sien, devint vis-à-vis de la mère-patrie l’organe d’un système de dénigrement, symptôme lointain de la désorganisation sourde qui s’introduisait déjà dans tous les éléments de l’ancienne monarchie.

Comme nous venons de le dire, la perte d’Oswégo fit suspendre aux Anglais toutes leurs opérations pour le reste de la campagne, tant sur le lac Ontario que du côté de l’Acadie. Sur le lac St.-Sacrement les hostilités se bornèrent à quelques escarmouches jusqu’à l’automne, où les troupes françaises rentrèrent dans l’intérieur pour prendre leurs quartiers d’hiver, laissant quelques centaines d’hommes en garnison à Carillon et à St.-Frédéric sous les ordres de MM. de Lusignan et de Gaspé.

Du côté de l’Ohio, il ne se passa non plus rien de remarquable. Mais les irruptions dévastatrices avaient continué dans la Pennsylvanie, le Maryland et la Virginie. Plus de soixante lieues de pays furent encore abandonnées cette année avec les récoltes et les bestiaux par les habitans, qui s’enfuirent au-delà des Montagnes-Bleues. Les milices américaines, habillées et tatouées à la manière des Indiens, n’avaient pu arrêter qu’un instant ces invasions passagères, mais sanglantes. On eut même des craintes pour la sûreté de la ville de Winchester. Le colonel Washington, qui commandait sur cette frontière, écrivit dans les termes les plus pressans au gouverneur de la Virginie pour lui peindre l’extrême désolation qui y régnait : « Je déclare solennellement, ajoutait-il, que je m’offrirais volontiers en sacrifice à nos barbares ennemis, si cela pouvait contribuer au soulagement du peuple. »

M. Dumas avait fait enlever aussi, dans le mois d’août, le fort Grenville situé seulement à 20 lieues de Philadelphie. Quelque temps auparavant, Washington avait voulu surprendre, avec 3 ou 400 hommes, Astigué, grosse bourgade des Sauvages-Loups ; et il avait déjà réussi à mettre cette tribu en fuite, lorsque, ramenée à la charge par M. de la Rocquetaillade et quelques Canadiens, elle mit à son tour les Anglais en déroute, et les dispersa dans les bois.

Telles furent les opérations militaires de cette année. Tout l’honneur en appartint aux armes françaises. Avec moins de 6,000 hommes on avait paralysé les mouvemens de près de 12,000, rassemblés par l’ennemi entre l’Hudson et le lac Ontario ; et l’on s’était emparé de sa plus forte place de guerre. Pour récompenser le zèle et le courage des troupes, Louis XV promut à un grade supérieur ou décora de la croix de St.-Louis plusieurs officiers de l’armée canadienne.

Il faut dire néanmoins que, si l’on avait lieu d’être satisfait des services de cette armée, la situation intérieure du pays ne permettait guère de se réjouir de ses succès, qui retenaient, il est vrai, la guerre au-delà des frontières, mais qui étaient inutiles pour soulager les maux du peuple. Toute l’attention du gouvernement se portait alors sur la disette qui régnait, et qui était encore plus redoutable que le fer de l’ennemi. Le tableau de la misère et des souffrances qui s’offraient partout dans l’automne, frappait de pressentimens sinistres les hommes les plus résolus. La petite vérole venait de faire des ravages terribles, qui s’étaient étendus aux tribus indiennes. Les Abénaquis, cette nation si brave et si fidèle à la France et au catholicisme, furent presqu’entièrement détruits par le fléau. Il n’en resta que quelques débris, qui s’attachèrent à la cause des Anglais, leurs plus proches voisins. Les récoltes avaient encore manqué, et, sans les vivres trouvés à Oswégo, on ne sait ce que seraient devenus les postes de Frontenac, Niagara et de l’Ohio. L’intendant fut obligé de faire distribuer du pain au peuple des villes chez les boulangers, à qui l’on fournissait de la farine des magasins du roi. Les habitans affamés accouraient en foule et se l’arrachaient à la distribution. Dans le même temps, les bâtimens envoyés à Miramichi pour porter des provisions aux Acadiens, revenaient chargés de ces malheureux, qui périssaient de misère et qui ne demandaient que des armes et la nourriture pour prix de leur dévoûment. Leur arrivée ne fit qu’empirer le mal. On avait plus de combattans que l’on était capable d’en nourrir, et l’on fut obligé de donner de la chair de cheval à ces émigrés. Une partie mourut de la petite vérole, une autre fut acheminée dans quelques seigneuries de Montréal et des Trois-Rivières, où elles fondèrent les paroisses de l’Acadie, St.-Jacques, Nicolet et Bécancour ; le reste traîna une existence misérable dans les villes et dans les campagnes, où il finit par se disperser. Enfin, dans le mois de mai suivant (1757), le mal augmentant toujours, il fallut réduire les habitans de la capitale, depuis quelque temps déjà à la ration, à 4 onces de pain par jour. Tel était déjà à cette époque de la guerre l’état du pays.

On adressa de toutes parts des lettres à la France pour y appeler son attention la plus sérieuse. Le gouverneur, les officiers généraux, l’intendant, tous demandaient des secours pour triompher et de la famine et des ennemis. Le succès de la prochaine campagne dépendra surtout, disait-on, des subsistances qu’on y enverra, car il serait triste que, faute de cette prévoyance, le Canada fût en danger ; toutes les opérations y seront subordonnées. Quant aux renforts de soldats, M. de Vaudreuil demandait 2,000 hommes si l’Angleterre ne faisait pas passer de nouvelles troupes en Amérique, sinon un nombre proportionné à ce qu’elle enverrait. Les réguliers qui restaient à la fin de la campagne, sans compter les troupes de la colonie, ne formaient guère plus de 2,100 bayonnettes.

Ces demandes continuelles effrayaient le gouvernement de la métropole. Engagé dans une fausse route, il voyait ses finances s’abîmer dans la guerre d’Allemagne et d’Italie, où il n’avait rien à gagner, et ses coffres rester vides pour faire face aux dépenses nécessaires à la conservation du Canada et à l’intégrité de ses possessions américaines. Il sentait le vice de sa position, et il n’en pouvait sortir, car le Canada était sacrifié à la politique de la Pompadour. Il chicanait sur chaque article de la dépense coloniale, dont la liquidation était un embarras qui, chaque jour, se dressait devant lui plus menaçant et plus redoutable. C’était un cauchemar qui l’oppressait sans cesse, et qui finit en 59 par épuiser le reste de ses forces. On observait que dans les temps ordinaires le Canada ne coûtait à la France que 10 à 12 cent mille livres par année, et que depuis le commencement des hostilités, cette dépense avait monté graduellement à 6, puis à 7, puis à 8 millions ; que dès 1756 la caisse des colonies se trouvait débitrice, par suite de ces exercices extraordinaires, de 14 millions, dont près de 7 millions en lettres de change payables l’année suivante. L’intendant Bigot mandait que l’armée avait épuisé les magasins de tout à la fin de 56, que les dépenses des postes de l’Ohio iraient jusqu’à 2 ou 3 millions, et que celles de 57 monteraient, pour tout le Canada, à 7 millions au moins. Ces demandes faisaient redouter au ministère un surcroît encore bien plus énorme. Les politiques à vues courtes, les favoris du prince, qui participaient à ses débauches et profitaient de ses prodigalités, s’écriaient que le Canada, ce pays de forêts et de déserts glacés, coûtait infiniment plus qu’il ne valait. On ne voyait qu’une question d’argent, là où se trouvait une question de puissance maritime et de grandeur nationale. La France ou plutôt ses ministres oubliaient jusqu’à l’héroïsme de ses soldats sur cette terre lointaine, pour ne se rappeler que les excès scandaleux des maîtresses royales.

Tout en enjoignant l’économie la plus sévère, la cour ordonna d’envoyer à Québec les renforts et les secours en vivres et en munitions qui avaient été demandés. C’est après cet envoi que l’approvisionnement des armées qui, jusque-là, s’était fait par régie, c’est-à-dire par des employés qui faisaient les achats, fut mis en entreprise (1757), sur les suggestions présentées par Bigot pendant qu’il était en France en 55. Cadet, riche boucher de Québec, devint l’adjudicataire des fournitures de l’armée et de tous les postes pour 9 ans. Ce système qui prévalait en France, et qui était adopté pour prévenir les abus, aurait contribué au contraire à les multiplier de ce côté-ci de l’océan, comme on le verra plus tard.

Cependant le général Montcalm avait suggéré aux ministres, au lieu d’attaquer les forts William-Henry et Edouard dans la prochaine campagne comme l’avait proposé M. de Vaudreuil, deux entreprises qu’il considérait, l’une comme difficile et l’autre comme impossible, de faire plutôt une diversion sur l’Acadie avec une escadre et des troupes de France, auxquelles on joindrait 2,500 Canadiens. Ce projet, qui avait sans doute de l’audace, ne fut point goûté, soit parce que l’on crut le succès inutile ou trop douteux, soit parce qu’il était dangereux, ainsi que le fit observer M. de Lotbinière, de diviser les forces du Canada, déjà si faibles, pour en porter une partie au loin dans un temps où ce pays était toujours sérieusement menacé.

Dans la réponse que reçut le général Montcalm, on lui recommandait particulièrement de faire tout ce qui dépendrait de lui pour ramener la bonne intelligence entre les troupes et les habitans ; et on lui rappelait qu’il était également essentiel de bien traiter les alliés indiens, et de rendre à leur bravoure les témoignages dont ils étaient si jaloux. Les rapports parvenus à Paris sur la conduite des militaires, dont la tendance et les prétentions se manifestaient assez, du reste, dans leurs propres lettres à la cour, firent sans doute motiver ces sages instructions. Quant au projet de M. de Vaudreuil sur les forts William-Henry et Edouard, on n’adopta aucune décision définitive pour le moment.

Pendant que la France ne songeait ainsi qu’à prendre des mesures défensives pour l’Amérique du nord, l’Angleterre, honteuse de ses défaites de la dernière campagne dans les deux mondes, prenait la résolution de les venger dans celle qui allait s’ouvrir. Pour se réhabiliter dans l’opinion publique, le ministère admit dans son sein M. Pitt, devenu fameux sous le nom de lord Chatham, et M. Legge, deux hommes regardés comme les plus illustres citoyens du royaume, et dont l’énergie n’était égalée que par leur intégrité. Il fut décidé aussitôt de pousser la guerre avec la plus grande vigueur. Des escadres et des troupes de renfort considérables furent envoyées en Amérique ; et afin d’empêcher les colonies françaises de recevoir les provisions dont on savait qu’elles avaient un besoin pressant, le parlement anglais passa une loi pour défendre l’exportation des vivres hors des plantations britanniques.

Le bruit se répandit aussi en France qu’il était question à Londres d’attaquer Louisbourg ou le Canada du côté de la mer, et que Pitt voulait obtenir à quelque prix que ce fût, la supériorité dans le Nouveau-Monde ; on ajoutait qu’il devait y envoyer 10 mille hommes, et qu’il triplerait ces forces, s’il le fallait, pour accomplir son dessein. Cela ne fit point changer les résolutions du ministère français au sujet du chiffre de l’envoi de troupes ; et c’est en vain que le maréchal de Belle-isle voulut en représenter le danger dans un mémoire qu’il soumit au conseil d’état : « Il y a plusieurs mois que j’insiste, disait-il, pour que nous fassions passer en Amérique, indépendamment des recrues nécessaires pour compléter les troupes de nos colonies et de nos régimens français, les 4,000 hommes du sieur Fischer !… Il a un corps distingué d’officiers, presque tous gentilshommes, dont la plus grande partie se propose de ne jamais revenir en Europe, non plus que les soldats, ce qui fortifierait beaucoup, pour le présent et l’avenir, les parties de ces colonies où ces troupes seraient destinées… Je crois ne pouvoir trop insister. L’on se repentira peut-être trop tard, ajoutait-il, de ne l’avoir pas fait, lorsqu’il n’y aura plus de remède. Je conviens que la dépense de transport est excessivement chère ; mais je pense qu’il vaudrait encore mieux avoir quelques vaisseaux de ligne de moins et se mettre en toute sûreté pour la conservation des colonies. »

On ne sait quelle influence ce renfort eût exercé sur le résultat des opérations militaires en 59 ; mais il est déplorable de penser que le sort du Canada ait tenu peut-être à la chétive somme que le transport de ces troupes en Amérique aurait coûté ! Le conseil se contenta d’envoyer, pour protéger Louisbourg, une escadre dans les parages du Cap-Breton sous les ordres de M. d’Aubigny, et d’en détacher quelques vaisseaux sous le commandement de M. de Montalais, pour croiser dans le bas du St.-Laurent. L’événement prouva, du moins pour cette année, que cette escadre qui couvrait à la fois Louisbourg et le Canada, était le meilleur secours que l’on pût nous envoyer, si l’on ne pouvait en effet, comme on le disait, en envoyer que d’une sorte.

Dans cette situation, le Canada dut rester sur la défensive pour attendre les événemens, se tenant prêt toutefois à profiter des moindres circonstances favorables qui pourraient se présenter, et ne détachant point ses regards de tous les mouvemens que faisaient ses ennemis.

Par suite du nouveau système adopté par la Grande-Bretagne pour pousser la guerre avec énergie, lord Loudoun assembla à Boston, en janvier 57, les gouverneurs des provinces du Nord, y comprise la Nouvelle-Écosse, afin de s’entendre sur le plan des opérations de la prochaine campagne. Le plan d’attaque suivi en 55 et 56 fut abandonné, et il fut résolu, au lieu de diviser ses forces, de les réunir pour les porter sur un seul point à la fois. Louisbourg qui était le point le plus saillant des possessions françaises sur la mer, dut attirer le premier l’attention des Anglais, qui l’avaient vu élever, comme on l’a rapporté ailleurs, avec une extrême jalousie. Des levées de troupes furent ordonnées dans les différentes provinces, qui s’empressèrent de faire tous les autres préparatifs nécessaires ; et afin que rien du projet ne transpirât au dehors, un embargo fut mis sur les navires qui se trouvaient dans les ports ; et même des parlementaires de Louisbourg qui se trouvaient à Boston y furent retenus. La garde des frontières fut confiée aux milices. Washington commandait toujours celle des Appalaches. Deux ou trois mille réguliers seulement furent laissés en garnison dans le fort William-Henry à la tête du lac St.-Sacrement. Au mois de juillet l’armée anglaise se montait, tel qu’il avait été projeté, à plus de 25,000 hommes, dont près de 15,000 réguliers, sans compter de nombreuses milices armées, qui pouvaient marcher au premier ordre.

Lord Loudoun partit de New-York le 20 juin avec 6,000 hommes de troupes régulières et 90 voiles pour Louisbourg. Il fut rejoint, le 9 juillet, à Halifax par la flotte de l’amiral Holburne et cinq autres mille hommes de vieilles troupes ; ce qui portait l’armée de débarquement à 11,000. Pendant que l’on était encore dans ce port, l’on apprit de différentes sources à la fois que l’amiral Dubois de la Motthe, venant de Brest, était entré dans la rade de Louisbourg, c’était la flotte promise dans l’hiver ; qu’il s’y trouvait alors réunis 17 vaisseaux et 3 frégates, et que la ville était défendue par 6,000 soldats, 3,000 miliciens et 1,300 sauvages. À cette nouvelle, lord Loudoun assembla un conseil de guerre, et il fut convenu d’un commun accord d’abandonner une entreprise qui ne promettait plus aucune chance de succès. En conséquence les troupes de débarquement retournèrent à New-York, et l’amiral Holburne cingla vers Louisbourg avec 15 vaisseaux, 4 frégates et un brûlot. Mais en approchant de cette forteresse, ayant vu l’amiral français donner à sa flotte le signal de lever l’ancre, il se hâta de rentrer à Halifax. Il revint encore en septembre, après avoir reçu un renfort de quatre vaisseaux ; mais à son tour M. de la Motthe plus faible maintenant que son adversaire, ne bougea pas, en obéissance aux ordres positifs de la cour de ne pas risquer la plus belle flotte que la France eût mise sur pied depuis 1703. Peu de temps après une horrible tempête éclata sur la flotte anglaise et la mit dans le danger le plus imminent. Un des vaisseaux fut jeté à la côte et la moitié de l’équipage périt dans les flots, onze autres furent démâtés, d’autres furent obligés de jeter leurs canons à la mer, et tous rentrèrent dans les ports de la Grande-Bretagne dans l’état le plus pitoyable.

Malgré la disette qui régnait en Canada, les hostilités n’avaient pas cessé durant tout l’hiver, dont le froid fut aussi extrêmement rigoureux. Dans le mois de janvier un détachement, sorti du fort William-Henry, fut atteint vers Carillon, et détruit. Dans le mois suivant le général Montcalm forma le projet de détacher 850 hommes pour surprendre ce fort et l’emporter par escalade. Le gouverneur crut devoir porter ce détachement à 1,500 hommes, dont 800 Canadiens, 150 réguliers et 300 Indiens, et en donna le commandement à M. de Rigaud, au grand mécontentement des officiers des troupes et de Montcalm lui-même, qui aurait désiré le voir conférer à M. de Bourlamarque. Ce corps se mit en marche le 23 février, traversa les lacs Champlain et St.-Sacrement, fit 60 lieues la raquette aux pieds, portant ses vivres sur des traîneaux, couchant au milieu des neiges sur des peaux d’ours, à l’abri d’une simple toile. Le 18 mars l’on se trouva près de William-Henry, qu’après avoir reconnu, M. de Rigaud jugea impossible d’enlever d’un coup de main. On résolut cependant de détruire tout ce qu’il y avait à l’extérieur des ouvrages. Ce qui fut exécuté sous le feu de la place, mais avec peu de perte, dans les nuits du 18 au 22. 350 bateaux, 4 brigantins de 10 à 14 canons, et tous les moulin, magasins et maisons qui étaient palissadées, devinrent la proie des flammes. La garnison environnée pour ainsi dire par une mer de feu pendant 4 jours, ne chercha à faire aucune sortie, ni à s’opposer aux dévastations des Français, qui ne laissèrent debout que le corps nu de la place. La retraite de ceux-ci fut marquée par un événement qui s’est renouvelé à l’armée de Bonaparte en Égypte, par une cause peu différente. La blancheur éblouissante de la neige frappa d’une espèce d’ophtalmie le tiers du détachement, que l’on fut obligé de guider par la main le reste de la route. Mais deux jours après leur arrivée, tous les malades avaient recouvré la vue à l’aide de remèdes faciles.

Ces différens succès, et surtout la prise d’Oswégo dans la dernière campagne, maintenaient les tribus indiennes dans l’alliance de la France. La confédération iroquoise, malgré les efforts des Anglais, envoya pour la seconde fois une grande ambassade auprès du gouverneur à Montréal, afin de renouveler ses protestations d’amitié ; et qui fut reçue en présence des députés des Nipissings, des Algonquins, des Poutouatamis et des Outaouais. Ces démonstrations étaient importantes en ce qu’elles tranquillisaient les esprits sur les frontières, qui n’avaient pas encore été sensiblement troublées depuis le commencement de la guerre.

Les secours en hommes que le gouverneur avait demandés en France, et que, par de nouvelles dépêches voyant les préparatifs des Anglais, il avait prié de porter à 5,000 bayonnettes, n’arrivèrent en Canada que partiellement et fort tard. Le 11 juillet on n’avait encore reçu que 600 soldats et très peu de vivres. Il ne débarqua à Québec dans le cours de l’été qu’environ 1,500 hommes. Ces délais jetèrent des entraves dans les opérations. Après avoir envoyé 400 hommes de secours au fort Duquesne, pour la sûreté duquel il avait quelque crainte, M. de Vaudreuil fit acheminer, dès que la saison le permit, des troupes pour garnir la frontière du lac Champlain. M. de Bourlamarque y réunit 2,000 hommes à Carillon. Un bataillon fut stationné à St.-Jean, un second à Chambly ; deux autres gardaient Québec et Montréal. Les Canadiens étaient occupés aux travaux des champs. Sur ces entrefaites la nouvelle du départ de lord Loudoun de New-York pour Louisbourg, détermina les chefs à profiter de l’absence d’une partie des forces de l’ennemi pour réaliser un projet que M. de Vaudreuil méditait depuis quelque temps, à savoir : la conquête du fort William-Henry, dont la situation mettait les Anglais à une petite journée de Carillon, et leur donnait le commandement du lac St.-Sacrement et les moyens de tomber sur nous à l’improviste. Pour se débarrasser d’un voisinage aussi dangereux, il fallait les rejeter sur l’Hudson ; ce que l’on décida d’exécuter sans délai, et sans attendre plus longtemps les renforts et les vivres demandés en Europe.

À l’appel du gouverneur les Canadiens fournirent des soldats et des provisions ; ils sentaient toute l’utilité de cette entreprise. Ils se dénantirent des petites réserves qu’ils avaient faites pour leurs familles, et se réduisirent à vivre de maïs et de légumes. « On ne trouverait chez eux, écrivit le gouverneur à la cour, ni farine, ni lard ; ils se sont exécutés avec autant de générosité que de zèle pour le service du roi. » L’on travailla sans bruit aux préparatifs, et toute l’artillerie était rendue à Carillon à la fin de juillet. En très peu de temps l’armée destinée à l’expédition fut réunie. Elle consistait en 3,000 réguliers, un peu plus de 3,000 Canadiens, et en 16 à 18 cents sauvages de 32 tribus différentes, en tout 7,626 hommes (Bougainville : Documens de Paris). Les succès des bandes qui tenaient la campagne, étaient d’un bon augure. Le lieutenant Marin avait fait des prisonniers et levé des chevelures jusque sous le fort Edouard, dont il provoqua une sortie de 2,000 hommes. M. de Rigaud, avec un détachement de 400 hommes, avait rencontré sur le lac St.-Sacrement le colonel Parker qui le descendait à la tête de 22 berges et de 350 à 400 Américains pour faire une reconnaissance ; il l’attaqua, prit ou coula à fond 20 berges, lui tua ou noya 160 hommes et lui enleva un pareil nombre de prisonniers, dont 5 officiers. Après ces préludes, le général Montcalm donna le signal du départ.

L’avant-garde, composée de grenadiers, de trois brigades canadiennes et de 600 sauvages, formant 2,800 hommes, aux ordres du brigadier de Levis, prit la route de terre et remonta par la rive droite du lac St.-Sacrement, afin de protéger la marche et le débarquement du reste du corps expéditionnaire, qui suivait par eau en bateau avec le matériel du siège. Elle s’ébranla le 30 juillet et le reste de l’armée le 1 août.

Le 2 au soir, le général Montcalm débarqua avec ses troupes sous la protection de l’avant-garde dans une petite baie, à une lieue de William-Henry. L’artillerie n’arriva que le lendemain matin. Le chevalier de Levis s’avança sur le chemin du fort Edouard suivi par le reste de l’armée marchant sur trois colonnes par les montagnes, afin de reconnaître la position des ennemis et empêcher leurs secours d’arriver ; mais la garnison, qui n’était que de 15 cents hommes, avait reçu la veille un renfort de 1,200 soldats, en sorte qu’elle se trouvait composée maintenant de 2,500 hommes environ. L’armée française défila par-derrière la place, et, en l’investissant ainsi que le camp retranché placé sous ses murs et trop fort pour être abordé l’épée à la main, elle appuya sa gauche au lac, à l’endroit où est aujourd’hui Caldwell et où devait débarquer l’artillerie, et sa droite sur les hauteurs du côté du chemin du fort Edouard, sur lequel elle jeta des découvreurs pour être instruite à temps des mouvemens du général Webb, qui était à 5 ou 6 lieues seulement avec 4,000 hommes.

Le colonel de Bourlamarque fut chargé de la direction du siége. Le colonel Monroe commandait le fort.

La tranchée fut ouverte le 4 août à 8 heures du soir à 350 toises, sous un feu de bombes et de boulets qui ne discontinua plus jusqu’au moment de la reddition, sauf quelques courts intervalles. Le lendemain, sur un rapport que le général Webb s’avançait avec 2,000 hommes, le chevalier de Levis eut ordre de marcher à sa rencontre, et Montcalm se préparait à le suivre pour le soutenir, lorsqu’il lui fut remis une lettre trouvée sur un courrier qui venait d’être tué, par laquelle le général Webb mandait au colonel Monroe que, vu la situation du fort Edouard, il ne lui paraissait pas prudent de marcher à son secours, ni de lui envoyer de renfort ; que les Français étaient au nombre de 13,000 ; qu’ils avaient une artillerie considérable, et qu’il lui envoyait ces renseignemens afin qu’il en pût profiter pour obtenir la meilleure capitulation possible, s’il n’était pas capable de tenir jusqu’à l’arrivée des secours demandés d’Albany. L’erreur du général Webb sur le nombre des assiégeans fit précipiter la reddition. Le 6, au point du jour, la batterie de gauche de 8 pièces de canon et un mortier fut démasquée et ouvrit son feu. Celui des assiégés était toujours très vif. Le lendemain une nouvelle batterie commença à tirer. Le général français ayant alors fait suspendre la canonnade, chargea un de ses aides-de-camp, le jeune Bougainville, devenu si célèbre depuis par son voyage autour du monde, d’aller porter au colonel Monroe la lettre du général Webb. Le commandant anglais répondit qu’il était résolu de se défendre jusqu’à la dernière extrémité. À neuf heures le feu recommença aux acclamations des Indiens, qui poussaient de grands cris lorsque les projectiles frappaient les murailles des assiégés. Vers le soir ceux-ci firent une sortie avec 500 hommes pour s’ouvrir une communication avec le fort Edouard mais M. de Villiers avec la compagnie franche et les sauvages les repoussa, après leur avoir tué une cinquantaine d’hommes et fait quelques prisonniers. Une troisième batterie fut commencée le 8. Dans l’après-midi l’on vit briller des armes sur le haut d’une montagne voisine et paraître des soldats ; en même temps des troupes en bataille et beaucoup de mouvement furent observés dans le camp retranché du fort. Le rappel fut aussitôt battu ; mais, après quelques coups de fusils, les soldats de la montagne rentrèrent dans le bois et disparurent, et le 9 au matin la place arbora le drapeau blanc et demanda à capituler. Les conférences ne furent pas longues. Il fut convenu que la garnison du fort et du camp au nombre de 2,372 hommes, sortirait avec les honneurs de la guerre, et se retirerait dans son pays avec armes et bagages et une pièce de canon ; qu’elle ne servirait point de 18 mois contre les Français et leurs alliés, et que les Français et les sauvages retenus prisonniers dans les colonies anglaises, seraient renvoyés à Carillon dans les 4 mois. Le défaut de vivres fut la raison qui empêcha d’insister pour que la garnison restât prisonnière de guerre.

On trouva dans le fort William-Henry 42 bouches à feu, une immense quantité de munitions de guerre, des vivres pour nourrir l’armée six semaines, et dans la rade plusieurs petits bâtimens. La perte des Français fut de cinquante et quelques hommes, celle des assiégés d’environ 200.

La capitulation fut accompagnée, comme celle d’Oswégo, d’un événement toujours très regrettable, mais qu’il était presqu’impossible de prévenir entièrement, du moins aux yeux de ceux qui connaissent quelles étaient les mœurs indépendantes des sauvages. Les Anglais, du reste, furent en partie eux-mêmes la cause de ce qui leur arriva, ayant négligé, comme M. de Bougainville, d’après les ordres de son général, les en avait priés, de jeter leurs boissons afin d’empêcher les Indiens de s’enivrer lorsqu’ils entreraient dans la place.

La garnison devait se retirer au fort Edouard. Le chevalier de Levis la fit partir le lendemain matin escortée par un détachement de troupes réglées, et tous les interprètes des guerriers indiens. Elle n’eut pas fait une demi-lieue que ceux-ci, mécontens de la capitulation qui les avait privés du pillage comme l’année précédente, et excités par les Abénaquis qui en voulaient aux Anglais, prirent par les bois et tombèrent sur les prisonniers à l’improviste, en tuèrent quelques-uns, en dépouillèrent un grand nombre et emmenèrent le reste avec eux. L’escorte fit tout ce qu’elle put pour arrêter ces barbares, et eut même des soldats tués et blessés. Aussitôt qu’il fut informé de ce qui se passait, le général Montcalm accourut avec presque tous les officiers. Il arracha aux sauvages tous les Anglais qu’il trouva entre leurs mains, fit rentrer une partie de ceux qui s’en étaient échappés, dans le fort, et en fit revenir d’autres qui ne pouvaient gagner leur destination sans danger. Environ 600 de ces soldats qui s’étaient dispersés dans les bois, continuèrent d’arriver pendant plusieurs jours au fort Edouard, nus, sans armes et épuisés de faim et de fatigues. Les sauvages en emmenèrent 200 à Montréal, que le gouverneur retira de leurs mains en payant pour eux de fortes rançons. 500 étaient rentrés dans le fort William-Henry ; le général Montcalm leur ayant fait donner des habits, les renvoya dans leur pays sous la protection d’une puissante escorte, après avoir témoigné tout son regret de ce qui était arrivé. Tel est le tableau exact de ce qui s’est passé dans cette malheureuse circonstance, qui laissa un vif ressentiment dans le cœur des Anglais. Néanmoins les prisonniers eux-mêmes ont rendu cette justice aux vainqueurs, qu’ils avaient fait tout ce que l’on pouvait attendre d’eux pour arrêter le mal.

Le fort William-Henry fut rasé ainsi que le camp retranché, et le 16 août l’armée se rembarqua sur 250 barges pour Carillon. Sans la nécessité de renvoyer les sauvages dans leurs tribus et les Canadiens chez eux pour faire la moisson, on eut pu inquiéter le fort Edouard. Les Américains étaient si persuadés en effet que c’était le dessein des Français, que toutes les milices, infanterie, cavalerie et artillerie, furent mises en réquisition jusqu’au fond du Massachusetts, et que les habitans, à l’ouest de la rivière Connecticut, eurent ordre de briser leurs voitures à roues et de faire rentrer leurs bestiaux. Il est inconcevable, remarque Hutchinson, que 4 ou 5 mille hommes aient pu causer tant d’alarmes. Cette crainte n’était pas sans fondement, car les instructions du gouverneur à Montcalm portaient qu’après la prise de William-Henry il irait attaquer le fort Edouard ; mais la crainte de manquer de vivres, la nécessité de renvoyer les Canadiens pour faire les récoltes et les difficultés de réduire cette place, défendue par une garnison nombreuse et à portée de recevoir de prompts secours, avaient empêché ce général de s’engager dans cette entreprise, résolution qui fut ensuite la cause de difficultés fort graves entre lui et M. de Vaudreuil. Au reste, la question des subsistances étant la plus importante pour le Canada, où la disette allait en augmentant, le trophée le plus agréable que l’on trouva dans la nouvelle conquête, fut 3,000 quarts de farine et de lard qu’on apporta en triomphe à Carillon.

Après cette campagne l’armée se retira dans ses lignes jusque dans l’automne, qu’elle alla prendre ses quartiers d’hiver dans l’intérieur du pays.

La récolte y avait entièrement manqué. Il y avait des paroisses qui avaient à peine recueilli de quoi faire les semailles. Les blés qui avaient la plus belle apparence sur pied, ne rendirent aucun aliment à cause de la grande quantité de pluie qui était tombée dans le milieu de l’été. Le peuple des villes était déjà, comme on l’a dit, réduit à 4 onces de pain par jour depuis le mois de mai. L’on craignit dans l’automne qu’il n’en manquât totalement dès le mois de janvier (1758). 200 quarts de farine furent mis en réserve pour la nourriture des malades dans les hôpitaux jusqu’au mois de mai. Les maisons religieuses, furent réduites à une demi-livre de pain par tête par jour ; et il fut proposé de fournir aux habitans des villes une livre de bœuf, cheval ou morue en outre du quarteron de pain jugé insuffisant. 12 à 1,500 chevaux furent achetés par l’intendant pour la nourriture. N’ayant rien à donner aux troupes, on les répandit dans les campagnes pour être nourries par les habitans, que l’on supposait encore les mieux pourvus dans la disette générale. À la fin de septembre le chevalier de Levis ayant reçu ordre de réduire la ration des garnisons, fut informé que les soldats murmuraient ; il fit rassembler les grenadiers et les réprimanda sur l’insubordination qui se manifestait parmi les troupes, insubordination qui était, du reste, excitée, à ce qu’il paraît, par les habitans et les soldats de la colonie. Il leur dit que le roi les avait envoyés pour défendre cette contrée non seulement par les armes, mais encore en supportant toutes les privations que les circonstances demanderaient ; qu’il fallait se regarder comme dans une ville assiégée privée de tout secours, que c’étaient aux grenadiers à donner l’exemple, et qu’il ferait punir toute marque de désobéissance avec la plus grande sévérité. Les murmures cessèrent pendant quelque temps. Mais dans le mois de décembre la ration ayant été de nouveau réduite, et les soldats obligés de manger du cheval, la garnison de Montréal refusa d’en recevoir. M. de Levis les harangua de nouveau. Il leur ordonna de se conformer aux ordres, et leur dit que si après la distribution ils avaient quelque représentation à faire, il les écouterait volontiers ; ils obéirent. Après avoir reçu leurs rations, les soldats motivèrent leurs plaintes avec leur franchise habituelle, disant pour conclusion que la chair de cheval formait une mauvaise nourriture, que toutes les privations retombaient sur eux, que les habitans ne se privaient de rien, et qu’ils ne pensaient pas que la disette fût aussi grande qu’on le disait.

M. de Levis répondit à tous leurs griefs. Il observa, entre autres choses, qu’ils avaient été mal informés de l’état de la colonie ; qu’il y avait long-temps que le peuple à Québec ne mangeait pas de pain ; que tous les officiers de Québec et de Montréal n’en avaient qu’un quarteron par jour ; qu’il y avait 2,000 Acadiens qui n’avaient pour toute nourriture que de la morue et du cheval ; et qu’ils n’ignoraient pas que les troupes avaient mangé de ce dernier aliment au siège de Prague ; enfin, que les généraux étaient toujours occupés du soin de leur procurer le plus de bien-être possible, etc. Ce discours parut satisfaire les mutins, qui se retirèrent dans leurs casernes et ne firent plus de représentation.

Au commencement d’avril suivant, l’on fut obligé de réduire encore la ration des habitans de Québec, et de la fixer à 2 onces de pain et à 8 onces de lard et de morue par jour. On voyait des hommes tomber de défaillance dans les rues faute de nourriture.

Tandis que le pays était ainsi en proie à une détresse que semblait aggraver encore l’incertitude de l’avenir, les chefs étaient divisés par des dissensions et des jalousies malheureuses. Un antagonisme sourd existait toujours entre les Canadiens et les Français, provenant en partie de la supériorité que l’homme de la métropole s’arroge sur l’homme de la colonie. Ce mal n’était pas propre seulement au Canada. Les annales des provinces anglaises de cette époque sont pleines des mêmes querelles occasionnées par la même cause. Le général Montcalm se plaignait avec amertume que l’on cherchait à le déprécier et à lui faire perdre de sa considération ; que le gouverneur n’était occupé que du soin de diminuer la part que les troupes de terre et lui avaient au succès, etc. Chaque année, chaque victoire semblait accroître son mécontentement. Une inquiétude jalouse, une ambition non satisfaite tenaient son âme sans cesse ouverte à toutes les interprétations de la malveillance. Les efforts qu’il faisait pour flatter le soldat et captiver la popularité des Canadiens, au milieu desquels il prenait l’air « d’un tribun du peuple,» comme il le disait lui-même, tandis qu’il les dépréciait dans ses dépêches, porteraient cependant à croire qu’il nourrissait d’autres vues que celles de faire reconnaître ce que le pays devait à ses talens et au courage de ses troupes, car les dépêches du gouverneur rendaient à cet égard pleine justice et au général et aux soldats. Mais Montcalm et ses partisans cachaient soigneusement ces vues, s’ils en avaient de telles, se bornant, en attendant, à faire perdre à M, de Vaudreuil, par leurs propos et leurs allusions, la confiance du soldat, des habitans et des Indiens eux-mêmes, à qui il eut certainement été cher, s’ils avaient pu pénétrer les sentimens qui l’animaient pour eux, et que l’on trouve consignés partout dans sa correspondance officielle.

Ces dissensions occupaient moins cependant les ministres à Paris, que les moyens de soulager les maux que l’on souffrait en Canada, et d’y avoir des forces capables de résister à toutes celles des Anglais, qui avaient ordonné dans l’hiver un accroissement de préparatifs beaucoup plus formidables encore que ceux des années précédentes. Les dépenses de la colonie pour 57 avaient de beaucoup dépassé les exercices ; les lettres de change tirées sur le trésor en France, avaient monté à 12 millions 340 mille francs. La rumeur publique signalait des abus, des dilapidations considérables ; mais le silence des chefs et des autres officiers civils et militaires, les préoccupations du ministère, la vivacité de la guerre ne permettaient point de faire faire une investigation pour le présent. L’on se borna à des recommandations d’économie et de retranchement auxquelles les besoins croissans de la guerre ne permettaient pas de se conformer. On avait prié avec instance d’envoyer des vivres. Le nouveau ministre, M. de Moras, se hâta d’expédier 16,000 quintaux de farine et 12 tonneaux de blé, indépendamment des approvisionnemens que le munitionnaire Cadet avait demandés, savoir : 66,000 quintaux de farine. L’ordre fut transmis en même temps de tirer des vivres de l’Ohio, des Illinois et de la Louisiane. Les secours de France n’arrivèrent que fort tard malgré leur départ hâtif, et en petite quantité, la plupart des navires qui les portaient ayant été enlevés en mer par les ennemis et les corsaires. Ils ne commencèrent à paraître que vers la fin de mai. Ce retard avait très inquiété le gouverneur, qui, appréhendant quelque malheur, avait successivement expédié trois bâtimens en France depuis l’ouverture de la navigation pour presser l’envoi. Le 16 juin il n’y avait encore d’arrivées qu’une frégate et une vingtaine de navires avec 12,000 quarts de farine.

Quant aux secours en troupes, il ne fut pas possible à la métropole d’en faire passer en Canada. Malgré sa bonne volonté, le maréchal de Belle-Isle, qui prit à cette époque le portefeuille de la guerre, ne put y envoyer que quelques mauvaises recrues pour compléter les bataillons à 40 hommes par compagnie, et encore n’en arriva-t-il que trois ou quatre cents dans le cours de l’été. La France avait éprouvé des vicissitudes dans la campagne de 57. Alternativement victorieuse et vaincue en Europe, elle avait été heureuse en Amérique et malheureuse dans les Indes orientales. Les efforts qu’elle avait faits pour obtenir la supériorité sur terre et sur mer, dirigés par l’esprit capricieux de madame Pompadour, qui, à tout moment, changeait les généraux et les ministres sans égard à leurs talens ni à leurs succès, avaient épuisé ses forces en détruisant leur harmonie et leur unité. Il fallut se résigner, pour la campagne suivante, à laisser prendre aux Anglais dans le Nouveau-Monde une supériorité numérique double de celle qu’elle avait déjà depuis le commencement de la guerre. Le 1 mai 1758, il n’y avait en Canada que 8 bataillons de troupes de ligne formant seulement 3,781 hommes, qui s’étaient recrutés dans le pays afin de remplir leurs vides. Les troupes de la marine et des colonies, maintenues de la même manière à leur chiffre de l’année précédente, comptaient 2,000 hommes, en tout moins de 6,000 réguliers pour défendre 500 lieues de frontière. Il était évident que les Canadiens devaient former la majorité d’une armée capable de s’opposer avec quelque chance de succès aux forces accablantes des ennemis.

D’un autre côté, les échecs des Anglais en Amérique, compensés par leurs victoires dans les Indes, ne firent que les exciter à faire de plus grands efforts pour écraser par la force seule du nombre les héroïques défenseurs du Canada. Cela paraissait d’autant plus facile que leurs finances étaient dans l’état le plus florissant, et que leur supériorité sur l’océan n’était plus contestée. La prise d’Oswégo et de William-Henry en assurant la suprématie des lacs Ontario et St.-Sacrement aux Français, avait rendu la situation de leurs adversaires dans ce continent moins bonne après quatre années de lutte qu’elle était en 53. Le génie de lord Chatham, devenu enfin maître des conseils de la Grande-Bretagne, jugea que le moment était arrivé de trancher la question de rivalité entre les deux peuples dans le Nouveau-Monde, et d’y dominer seul, ne prévoyant point sans doute les grands événemens de 1775. Il proposa des mesures qui devaient finir par la destruction de la puissance française sur cette portion du globe. Il augmenta rapidement les armées de terre et de mer de sa nation, et remplaça lord Loudoun par le général Abercromby à la tête de l’armée américaine. Il envoya un nouveau renfort de 12,000 hommes de troupes réglées sous les ordres du général Amherst ; et invita toutes les colonies à armer des corps aussi nombreux que la population pourrait le permettre. En peu de temps le nouveau général en chef se trouva à la tête de 50,000 hommes dont 22,000 réguliers, outre des milices nombreuses non comprises dans ce chiffre, et qui portèrent, dit-on, les combattans armés dans les provinces anglaises à plus de 80,000 hommes. C’était, certes, rendre un hommage éclatant à la bravoure française, et reconnaître la détermination invincible des défenseurs du Canada, dont ces forces immenses dépassaient de beaucoup le chiffre de la population entière.

C’est avec cette disproportion de soldats que les deux parties belligérantes allaient commencer la campagne de 1758.

  1. Lettre de M. de Montcalm au ministre, du 20 juillet 1756. Il dit que l’avantage aurait été plus considérable si les sauvages n’avaient pas attaqué trop tôt. Lettre de M. de Vaudreuil, du 30 août. La plupart des historiens américains ne parlent point de cette surprise. Smollett rapporte que les Anglais étaient commandés par le colonel Bradstreet, qu’ils défirent complètement leurs assaillans après un combat de trois heures, et firent 70 prisonniers. Mais le grave et savant Sismondi, parlant de Smollett, observe qu’il n’a écrit en général que sur des rapports de gazette et qu’il mérite peu de croyance.
  2. Les auteurs américains disent 5000. Nous donnons les chiffres officiels.